Épodes (Horace, Leconte de Lisle)/16
Traduction Leconte de Lisle, 1873
Voici qu’une autre génération est dévorée par
les guerres civiles, et Roma elle-même croule sous
ses propres efforts. Elle, que n’avaient pu détruire
ni les Marses ses voisins, ni la puissance Étrusque
du menaçant Porsenna, ni la force rivale de
Capua, ni le terrible Spartacus, ni l’Allobrox infidèle et changeant, ni la jeunesse aux yeux bleus
de la farouche Germania, ni Hannibal en horreur à nos pères, c’est nous, génération impie, au sang
maudit, qui la détruisons, et les bêtes sauvages
posséderont de nouveau cette terre ! Hélas ! le
Barbare victorieux foulera nos cendres, et la Ville
retentira du pied de ses chevaux, et, dans son
insolence, il dispersera aux vents et au soleil les
os de Quirinus ! Peut-être, tous, ou du moins les
meilleurs, cherchez-vous à échapper à ces maux
funestes ? Il n’est point de résolution préférable à
celle des Phocæens fuyant leur ville maudite,
leurs champs et leurs Lares, et leurs temples
abandonnés aux sangliers et aux loups rapaces.
Il faut aller là où nos pieds nous porteront, là
où nous appellera le Notus ou l’Africain impétueux.
Cela vous plaît-il ainsi, ou quelqu’un
a-t-il mieux à conseiller ? Ne tardons pas à monter
sur nos nefs, sous d’heureux auspices. Mais
jurons que nous ne pourrons revenir que lorsque les rochers flotteront, détachés du fond des flots.
Que nos voiles soient tournées vers nos demeures,
quand le Padus lavera les sommets du Matinum,
quand le haut Appenninus plongera sous la mer,
quand un amour prodigieux accouplera par un
désir monstrueux les tigres et les biches et prostituera la colombe au milan, quand les troupeaux
crédules ne craindront plus les lions farouches,
et quand le bouc sans poils aimera les flots
amers ! Après ces paroles et celles qui pourront
interdire un heureux retour, que toute la cité
maudite parte, du moins la meilleure portion
d’un troupeau indocile, et que le reste, lâche et
désespéré, languisse en des foyers déshonorés !
Vous, en qui est la vertu, dédaignez les lamentations efféminées et volez loin des rivages
Étrusques. L’Océanus qui entoure le monde nous
attend. Cherchons les campagnes, les heureuses campagnes, et les îles fortunées où la terre non
labourée produit Cérès chaque année, où fleurit
la vigne non émondée, où le bourgeon germe et
ne trompe jamais, où la figue brune orne le
figuier, où le miel coule du chêne creux, où la
source transparente bondit dans son cours murmurant. Là, les chèvres viennent d’elles-mêmes pour
qu’on les traie, et les brebis dociles apportent
leurs pleines mamelles ; la contagion n’y attaque
point les troupeaux, et nul astre brûlant ne les
consume ; l’ours n’y gronde point le soir autour
des bergeries, et la vipère qui se dresse n’y soulève pas la terre. Que de choses nous admirerons, heureux ! Jamais l’humide Eurus ne creuse
le sol de ses pluies ; les grasses semences ne
sont point brûlées dans les sillons desséchés, tant
le roi des Dieux y tempère l’une et l’autre saison.
La nef Argo n’approcha point de ce lieu à l’aide de l’aviron ; jamais l’impudique Colchidienne n’y
posa le pied ; les matelots Sidoniens n’y tournèrent point leurs antennes, ni les patients compagnons d’Ulyssès. Jupiter a réservé ces rivages
aux races pieuses, quand il souilla d’airain l’âge
d’or. Après l’airain il fit les siècles de fer auxquels, selon ma prophétie, les hommes pieux
échapperont par une fuite heureuse.