Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 373-378).

XVIII

L’USINE

à m. j. s.

1860

Au versant d’un coteau, seul parmi les ombrages,
Je les lisais hier, ces éloquentes pages
Où ta plume, abordant les rudes vérités,
Raconte les travaux du peuple des cités,
Où se dévoile à tous, dans tes sombres peintures,
L’enfer des ateliers et des manufactures ! —
Dans ce gouffre sans fond, le volume à la main,
Pas à pas je suivais ton lugubre chemin,
M’étonnant d’y trouver, cœur pensif qui frissonne,
Tant de hideux secrets que pas un ne soupçonne !

Tel est d’un crayon sûr l’industrieux pouvoir,
Ce qu’il peint à l’esprit, l’œil même croit le voir :
Je voyais donc se perdre et s’agiter dans l’ombre
Tout un peuple fiévreux de travailleurs sans nombre.
Pour qui le Dieu clément semble, hélas ! n’avoir fait
Ni l’azur ni les fleurs, inutile bienfait.
Race morne et proscrite, engeance condamnée ! —
Avec toi, j’assistais à leur âpre journée :
Je les voyais sortir, sitôt que le jour luit,
Des obscurs galetas, des antres où, la nuit,
Le vieillard et l’enfant, et l’homme et sa femelle
Sur un grabat commun croupissent pêle-mêle.
Où vont-ils à travers les sombres carrefours ?
Harassé dès l’aurore et marchant à pas lourds,
Où va le père ? Il va, dans une infecte usine,
Mettre en jeu quelque énorme et hurlante machine ;
Haletant, nu, sinistre, alourdi de stupeur,
Il va vivre, s’il peut, au sein d’une vapeur
Qui ronge les poumons et dessèche la gorge,
Nourrir une fournaise, attiser une forge,
Soulever des marteaux, pousser un balancier,
User sa chair saignante à des engins d’acier,
Heureux si ce métal qui vous happe et vous broie
Ne l’attire lui-même et n’avale sa proie !…

Où va la mère, sombre et hâtive en chemin ?
Reprendre aussi la tâche et le joug inhumain ;
Dans une étroite chambre où l’on manque d’haleine,
Elle va jusqu’au soir tordre un fil, une laine,
Tresser, battre, carder, assouplir un tissu,
Exécuter sans fin l’ordre une fois reçu,
Et songer, tout le jour, à sa triste mansarde
Où pleure un nouveau-né que personne ne garde !
Où va, de son côté, le petit de douze ans ?
Recommencer à jeun des travaux épuisants ;
Dans un air ténébreux et chargé de blasphèmes,
Faire un métier mortel pour les hommes eux-mêmes ;
Il va, pour quelques sous qui lui sont disputés,
Subir tant de rigueurs, tant de brutalités,
Que l’enfant, au sortir de ce fatal repaire,
Regagne un jour le toit, plus flétri que son père.
Et l’aïeul, où va-t-il ? Ne parlons point d’aïeux.
Les hommes de trente ans sont ici les plus vieux !
Seigneur, Seigneur, enfin, loin de toute famille,
Sous sa pâleur malsaine, où va la jeune fille ?
Est-ce pour ces métiers où se jaunit le front,
Est-ce pour cette vie où l’âme se corrompt,
Est-ce pour cette honte et pour cette torture
Que vous mîtes au jour la frêle créature ?…

Elle sort aujourd’hui pure encor, — mais ce soir
L’ange qui la gardait n’osera plus la voir !

Ils rentrent donc, la nuit, au lieu qui les rassemble :
Sont-ils heureux du moins de se revoir ensemble ?
Non ; l’époux, bien avant d’atteindre la maison,
A, dans quelque taverne, égaré sa raison.
Il revient, le cœur plein de lie et de querelle.
« D’où sors-tu ? dit la femme élevant sa voix grêle ;
Car, aux durs traitements d’un régime oppresseur,
Elle-même a perdu ses instincts de douceur. —
Misérable, est-ce là ce que tu nous rapportes ?
Combien, sur ton passage, as-tu cogné de portes ?
— Tais-toi ! réplique-t-il, tais-toi, si tu ne veux
Que j’arrache à ton front ce reste de cheveux… »
Et la rixe écumante aussitôt se déchaîne,
Et les rugissements et les coups et la haine
S’entre-choquent dans l’air ; et tandis qu’au dedans
La discorde sévit, hurle, grince des dents,
Souvent la nuit d’hiver, dans le taudis infâme,
Ajoute aux attentats de l’homme et de la femme :
Il neige, le vent siffle ; et, dans le tourbillon,
Un enfant meurt de froid sous son dernier haillon !

Tel est, sévère esprit, dans ta prose nouvelle,
Un exemple des mœurs que ton pinceau révèle :
Chaos dont nul rayon n’éclaire la noirceur ;
Formidables tableaux, qui font que le penseur
Hésite, ballotté de problème en problème,
Et qui de l’homme heureux glacent le bonheur même !

Afin que cette empreinte en moi se grave mieux,
Sur un de tes feuillets j’avais fermé les yeux :
Quand je les ai rouverts, j’ai vu, changeant de scène,
Un groupe de fermiers qui traversaient la plaine.
Troupe heureuse ! Autour d’eux, la campagne et les bois
Riaient, et les oiseaux chantaient à pleine voix.
Le chef de la tribu, grave et doux patriarche,
S’avançait au milieu, ferme encore en sa marche ;
À sa droite, une femme au front pur, à l’air sain,
Allait, portant un fils qui pendait à son sein.
Deux autres folâtraient sur la verte pelouse.
Enfin, jeune et robuste, à côté de l’épouse,
Un homme cheminait et lui montrait du doigt
Le verger tout en fleurs d’où s’élevait leur toit.

Te voilà bien, disais-je, en ton plus vrai domaine,
Te voilà bien chez toi, noble famille humaine,

Vieille race d’Adam, que, dès le premier jour,
Dieu mit dans un jardin de délice et d’amour !
Qu’irais-tu faire ailleurs, prise par une amorce ?
Tu possèdes ici tes vertus et ta force.
C’est ici que les fils connaissent les aïeux,
Que le père est vaillant, que l’enfant est joyeux,
Et que la femme, heureuse, attentive et fidèle,
Peut répondre au berceau quand le berceau l’appelle !