Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 336-341).

XII

À UN ABSENT

Inania regna

Dans un canton fertile et riche en paysages,
Vous possédez, cher comte, un manoir des grands âges,
Un de ces vieux châteaux, illustrés d’un blason,
Que chaque voyageur salue à l’horizon,
Et qui semblent porter sur leurs fières tourelles
De leurs maîtres anciens les ombres solennelles !
Vous avez des forêts aux carrefours ombreux,
Où se bercent au vent, touffus, mêlés entre eux,
Les bouleaux et les pins et les chênes superbes !
Vous avez, magnifique à la saison des gerbes,

Une plaine au soleil, dont, pendant tout un jour,
Le plus rude arpenteur ne ferait pas le tour.
Nombreux sont vos troupeaux, nombreuses sont vos fermes ;
Vous avez des jardins aux fleurs de tous les germes ;
Vous avez des coteaux où, plantés par milliers,
Vos ceps donnent un vin connu dans les celliers.
Mais que vous sert, hélas ! tant de magnificence ?
Le manoir est fermé, triste de votre absence.
Du maître qui l’oublie accusant l’abandon,
Le seuil en est couvert de ronce et de chardon.
La tour de vos aïeux s’écroule pierre à pierre ;
Au dedans, au dehors, tout est deuil et poussière !
Dans l’alcôve assombrie où fut votre berceau,
La paisible araignée achève son réseau.
Dans le jardin, témoin de vos jeunes folies,
Les roses du printemps s’effeuillent non cueillies.
L’eau tarit ; l’arbre meurt ; livrés à tout hasard,
Vos champs sont cultivés sans mesure et sans art ;
D’avides laboureurs aux terres surmenées
Arrachent dans un an le fruit de dix années ;
Le reste s’accomplit en quelques soins grossiers.
Vous le dirai-je enfin ? vos libres tenanciers,
Disposant à leur gré du bien de vos ancêtres,
Finiront un matin par s’en croire les maîtres !

Pourquoi cet abandon, ce long délaissement ?
Seul possesseur du droit que votre oubli dément,
Loin du champ, loin du parc, du jardin, du toit sombre,
Quel charme vous retient depuis des jours sans nombre ?
Ce charme, on le connaît ; bien d’autres s’y sont pris :
Ce charme tout-puissant, on l’appelle Paris.
Paris, le rendez-vous des foules idolâtres ;
Paris a les bazars, Paris a les théâtres ;
Il a les salons d’or, où janvier de retour
De chaque sombre nuit fait un radieux jour ;
Des triomphes de l’art il a toute l’ivresse ;
Enfin, la joie immense… et l’immense détresse !

Oui certes, l’Opéra, j’y consens, est à voir ;
Il est doux, quand son lustre, ardent soleil du soir,
Éclaire sur trois rangs, le long des galeries,
Les femmes au sein nu chargé de pierreries,
Quand la scène procède à ses enchantements,
Il est doux d’écouter, parmi les instruments,
À travers les parfums et les clartés du lustre,
La voix de la chanteuse et du ténor illustre !
Mais, par un tiède soir de la belle saison,
Quand la lune apparaît, suave, à l’horizon,
Qu’elle vient éclairer, mystérieuse et pure,

Un vivant paysage et non une peinture,
N’est-il pas doux aussi d’être deux, et d’aller,
Et d’entendre les bois frémir, les eaux couler,
Et le divin chanteur des forêts et des plaines
Mêler sa voix sonore aux strophes des fontaines ?
Les boulevards sont beaux, couverts de promeneurs ;
Mais des prés où descend la troupe des faneurs ;
Mais un riche vignoble, alors que les vendanges
Y mènent les garçons et les filles des granges ;
Mais une aire au soleil où l’on bat les épis,
Un vieux chêne entouré de grands bœufs assoupis,
Le vermeil horizon qu’un soir d’octobre enflamme,
Ne disent-ils donc rien ? rien aux sens, rien à l’âme ?
Et l’auguste tableau de la terre et des cieux
Ne mérite-t-il pas un regard de nos yeux ?

Vous ne le savez pas : votre errante pensée
Fuit ailleurs, au hasard des choses dispersée.
Avril naît, juin s’écoule, et tous les plus beaux mois ;
Aucun ne vous retrouve à l’ombre de vos bois.
L’un moissonne en chantant vos blés, l’autre les sème ;
Que vous fait tout cela ? Vous n’y songez pas même.
Tandis que tel pauvre homme, au temps des gazons verts,
S’arrête à votre grille, et regarde à travers,

Et qu’au bonheur du maître il songe avec envie,
Paris vous tient, Paris absorbe votre vie.
Dans cette Babylone où tout est confondu,
Vous marchez, vous allez, flot dans les flots perdu,
Plus chétif, plus léger qu’au vent un brin de chaume !
Vous qui seriez ici le roi dans son royaume ;
Vous qui pourriez, le cœur et l’esprit satisfaits,
Y remplir tous vos jours d’œuvres et de bienfaits,
Vous préférez, obscur, inutile, frivole,
Vivre au gré du caprice et du temps qui s’envole !

Ah ! ce n’est pas ainsi que vécurent jadis
Les hommes grands et forts dont vous êtes le fils,
Ceux de qui vous tenez, avec d’autres exemples,
Des biens tels que pas un n’en reçut de plus amples.
Chefs de leurs tenanciers, ils restaient au manoir ;
Mieux renseignés que vous du droit et du devoir,
Ils donnaient à leur vie, autrement occupée,
Deux sévères blasons : la charrue et l’épée !
Durant les temps de paix, sans honte et sans chagrin,
Ils allaient défrichant, fécondant leur terrain,
Y versant les sueurs de leurs têtes altières.
Fallait-il agrandir ou garder les frontières ?
Avaient-ils entendu le signal des clairons ?

Suivis de leurs vassaux, laboureurs, bûcherons,
Bergers, qu’ils dominaient du cœur et de la taille,
Ils partaient, ils couraient de bataille en bataille,
Voyaient fuir devant eux l’Anglais ou le Germain ;
Puis, de leurs nobles toits reprenant le chemin,
Ils venaient de nouveau, contents de cette gloire,
Guider sur le sillon l’attelage aratoire !

— Imitez ces leçons : fidèle aux vieilles mœurs,
Regagnez le séjour qui les eut pour seigneurs.
Un des pires fléaux dont s’afflige la terre,
C’est cet ingrat oubli du chef héréditaire.
À vos durs laboureurs avant l’aube levés,
À ces fils de vos champs, ce que vous leur devez,
Ce n’est pas seulement le salaire et l’ouvrage,
C’est votre exemple encore, appui de leur courage.
Ne différez donc plus ; regagnez le manoir ;
Revenez ! qu’il tressaille, heureux de vous revoir ;
Arrachez de son seuil la broussaille et le lierre ;
Rendez à ses lambris l’air pur et la lumière ;
Relevez du perron les pilastres couchés ;
Réjouissez les cœurs de vos dons épanchés ;
Et, quoi qu’on en ait dit, faites enfin connaître
Que le meilleur ami, c’est quelquefois le maître !