Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 327-332).

X

À UN HABITANT DE LA RUE DU BAC

Paris était plongé dans l’ombre et le brouillard ;
Paris, en plein avril, toussait comme un vieillard.
Triste, il voyait, depuis des semaines entières,
Son printemps qui pleurait par toutes les gouttières.
Tous deux, — car, en ce temps qui se perd déjà loin,
Du même étroit foyer nous partagions le coin, —
Tous deux, au boulevard ne voulant plus descendre,
Nous écoutions la pluie et regardions la cendre.
Et toi, plus que jamais farouche ce jour-là :
« Beau printemps, disais-tu, le printemps que voilà ! »
Puis, mêlant tes propos d’un rire amer et sombre :
« Des êtres sont, pourtant, et des êtres sans nombre,

Qui passent comme nous dans ce brouillard maudit
Une saison partout si belle… à ce qu’on dit !
À peine pourront-ils, au bout de la semaine,
Une fois, suivre ailleurs l’instinct qui les emmène,
Aller voir au dehors, sous quelque pan du ciel,
Voir… que sais-je ? un jardin tout artificiel,
Dont les coteaux, peuplés d’étranges maisonnettes,
Invitent les passants aux plaisirs déshonnêtes !
Le vrai champ, le vrai ciel, profond et généreux,
Les vrais et purs coteaux ne sont pas faits pour eux.
Jamais l’air du matin n’a, d’une aile vivace,
Épousseté l’ennui qui s’incruste à leur face ;
Jamais le jeune vent des forêts et des monts
N’a, de sa vertu saine, embaumé leurs poumons !
Soit que l’été renaisse ou que l’hiver s’endorme,
Ils tournent à jamais dans leur ville uniforme.
Il leur faut, chaque jour, par un même chemin,
Voir les mêmes passants, faces de parchemin ;
Toujours mêmes quartiers, ennuyeux à connaître ;
Toujours même écriteau sous la même fenêtre ;
Le long des boulevards de cohue étouffés,
Toujours même étalage aux portes des cafés ;
Et, si par quelque étude on cherche à se distraire,
Mêmes livres toujours aux vitres du libraire !…

« Combien de ces reclus que tient le sort geôlier,
Ceux-ci dans le comptoir, ceux-là dans l’atelier ;
Misérables ressorts d’une machine immense
Dont l’œuvre, chaque jour, s’achève et recommence !
Est-ce vivre ? est-ce avoir, dans le trésor commun,
La part d’espace et d’air que Dieu fit pour chacun ?…
S’il n’a reçu le jour sous quelque toit rustique,
L’homme aura-t-il, d’ailleurs, une foi domestique ?
Sentira-t-il jamais en lui se déployer
L’amour de ces vertus qui germent au foyer ?
Et vos noms immortels, ô famille ! ô patrie !
Toucheront-ils son âme avant l’heure flétrie ?
Trois fois heureux les fils de ces vieilles maisons
Où mènent des sentiers frayés dans les gazons !
Ils habitent le nid cher à toute une race :
Là, tout garde à leurs yeux une pieuse trace ;
À leur ample foyer quand ils veillent le soir,
Les ombres des aïeux près d’eux viennent s’asseoir.
Ce fauteuil, ce bahut, cette tapisserie,
De fantômes aimés peuplent la rêverie.
Ces livres, alignés sur deux rayons de bois.
Sont ceux que les parents usèrent sous leurs doigts ;
À l’angle du salon cette horloge dressée
Leur a compté les jours de sa voix cadencée.

Rien de trop : point de faste et point d’hôte moqueur.
Plus le meuble est fané, plus il vaut pour le cœur !

» Qu’il en est autrement des foyers de la ville !
Ici, chaque maison n’est qu’une auberge vile,
Qu’un taudis encombré d’hôtes toujours changeants.
On y vit au milieu d’un tourbillon de gens.
Ces murs ne disent rien au cœur, à la mémoire.
D’équivoques odeurs sortent de chaque armoire. —
Qui, dans ce lit banal, avant moi s’est couché ?
Ce velours, ce satin, par qui fut-il taché ? —
Puis, après deux saisons, s’il faut que l’on en sorte,
Ce lieu devenu saint, où votre mère est morte,
Où vous avez reçu l’enfant qui vous est né,
Par quels hôtes impurs sera-t-il profané ?…

» Fuyons !… je le voudrais ; à chaque vent qui passe,
Au nuage, à l’oiseau, je demande l’espace ;
Un envieux destin, me fermant l’horizon,
Resserre chaque jour les murs de ma prison !
Croirais-tu que jamais, sinon par les poëtes,
Je n’ai connu les bois et leurs calmes retraites ?
Croirais-tu, déjà vieux, que j’ignore comment
Le pain qui me nourrit pousse avec le froment ?

Je sais qu’un laboureur se sert d’une charrue ;
Mais l’image à mes yeux en est seule apparue !
La vigne donne un jus qui fait, dit-on, le vin ;
C’est toute ma science, et j’ai trente ans demain !… »

Ainsi, baissant le front, et tandis que la pluie
Tombait, tombait encor d’un ciel chargé de suie,
Tu prolongeais sans fin ton gémissant discours !
Les clochers, depuis lors, ont sonné bien des jours.
Eh bien, si ta tristesse est aujourd’hui la même,
Brise tes nœuds, ami ! tente un effort suprême ;
Le sort, qui depuis peu me traite avec douceur,
D’un vallon fortuné m’a rendu possesseur.
J’ai des ceps alignés sur une verte pente,
J’ai dans une prairie un ruisseau qui serpente,
J’ai sous de larges toits, peuplés de nids chantants,
Un tranquille foyer : c’est là que je t’attends.
Ô pâle citadin, viens ! d’une faux novice
Tu pourras, si tu veux, essayer le service ;
Tu pourras, dans le pré qui descend du coteau,
Durcir tes blanches mains au manche du râteau,
Ou te faire enseigner, pour une œuvre diverse,
L’office du sarcloir, l’usage de la herse.
Comment germe le grain, comment tombent les blés,

Tous ces secrets profonds te seront révélés.
Viens ; tu refleuriras dans ta sève première ;
Tu vivras de parfums, de brises, de lumière ;
Tu passeras tes nuits dans l’herbe des forêts !…
Une chambre chez moi fait pourtant ses apprêts :
Petite chambre saine, au mur de couleur fauve,
Où tes yeux, au matin, du fond de ton alcôve,
Verront, à peine ouverts, l’heureux tableau des champs,
Les troupeaux en chemin, les bouviers chevauchants,
Ou quelque jeune femme en jupon de futaine,
Qui va remplir sa cruche et monte à la fontaine !