Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 318-323).

VIII

LETTRE D’INTRODUCTION

au comte nestor de ***.

Homme heureux, qui régnez, comme un chef des vieux jours,
Sur une ample vallée où le Rhône en son cours
Serpente, et que son flot, bienfaisant ou néfaste,
Fertilise souvent et quelquefois dévaste ;
Homme heureux, qui rangez sous vos paisibles lois
Un peuple d’ouvriers de différents emplois ;
Les uns, sur un terrain profond, dur à combattre,
Conduisant les grands bœufs attelés quatre à quatre,
Les autres variant avec art les couleurs
Du parterre embaumé dont ils nomment les fleurs ;

Tous fervents au travail, tous dociles au maître,
Tous joyeux de servir sous le sceptre de hêtre
Que porte un chef clément et sévère à la fois,
Qui sait être fermier comme d’autres sont rois :
Souffrez qu’à votre seuil hospitalier j’amène
Un client que séduit le renom du domaine,
Et qui, sollicitant vos lares protecteurs,
Aspire à prendre place entre vos serviteurs.

Aux rustiques travaux ce postulant modeste
N’est pas un homme neuf à toute vie agreste :
Né d’une humble famille, entre Bourge et Nevers,
De bonne heure il connut les bois, les sillons verts,
Les tranquilles douceurs d’une maison champêtre.
Son tort, à dix-huit ans, fut de les méconnaître.
Ah ! dans ce temps funeste aux antiques vertus,
Ce tort et ce malheur, que d’autres les ont eus !
Combien, fuyant la glèbe et les sueurs fertiles,
Se laissèrent surprendre au mirage des villes ;
Et trouvèrent au loin, déçus dans leurs efforts.
L’inutile regret, si ce n’est le remords !

Paris, le grand Paris, cette ville qu’on nomme

Paris, comme autrefois les peuples disaient Rome,
Du pensif Berrichon fascinait les esprits ;
À l’horizon sans cesse il revoyait Paris :
Le jour à son travail, la nuit durant ses veilles,
Un démon lui montrait ce foyer de merveilles,
Cet amoncellement de faciles trésors,
Ce spectacle si riche — à le voir du dehors.
Le ciel du doux pays, à la saison nouvelle,
En vain l’enveloppait de son rayon fidèle ;
Les blés autour de lui poussaient comme autrefois ;
En vain l’eau de la source, en vain l’oiseau des bois,
Et l’aubépine en fleur, l’accrochant par sa veste,
Lui disaient : « Ne pars pas ! reste parmi nous, reste ! »
Il partit, il voulut voir, au bout du chemin,
Son rêve, et le toucher de son avide main.
La cité le reçut, cœur troublé de démence ;
Atome, il se perdit dans cette mer immense ;
Lui si faible et si vain, si pauvre et si petit,
Sans même l’entrevoir, le monstre l’engloutit.
C’est leur histoire, hélas ! leur histoire commune
À tous ces beaux chercheurs de gloire et de fortune,
À tous ces paysans du village évadés,
Qui vont jouer leur vie en quatre coups de dés ;
La ville impitoyable aussitôt s’en empare ;

La machine cruelle, infatigable, avare,
Les attire, les plonge en ses mille ressorts ;
Elle flétrit leur âme, elle brise leur corps,
Prend tout en eux, vertus, santé, vigueur de l’âge,
Et ne leur laisse rien, pas même le courage
De repartir un jour, dans un dernier haillon,
Pour la terre où fleurit le paternel sillon !
Enfin, comme trente ans, autour de la grand’ville,
Sonnaient pour lui, jeune homme au front déjà sénile,
Paul Robin (c’est le nom de mon humble héros),
L’œil terne, la main vide, amaigri jusqu’aux os,
Se retrouva du moins cette force dernière
D’abandonner l’arène ingrate et meurtrière.
Son cœur se retourna vers le ciel du Berry ;
Il voulut vous revoir, champs qui l’aviez nourri !
Il vous revit, coteaux, vallons, verte étendue !…
Ses parents étaient morts, sa ferme était vendue ;
Ses amis d’autrefois, cherchés de seuil en seuil,
Pour un pâle inconnu n’avaient qu’un froid accueil,
Que faire ? Esprit flottant, âme encore indécise,
Il marchait au hasard, quand, témoin de la crise,
J’osai vous adresser ce naufragé du sort,
Comme un souffle indulgent pousse une voile au port !

Vous donc, qui dans vos champs, secourable domaine,
Distribuez la tâche à toute force humaine,
Vous, chef hospitalier d’un peuple travailleur,
Accueillez ce passant et rendez-le meilleur :
Qu’il retrouve chez vous le bon sens de la ferme,
Le guéret, où chacun peut voir son pain qui germe,
Et cet air pur des champs en qui tout refleurit,
La jeunesse du corps et celle de l’esprit !
Quand revient au bercail la brebis égarée,
Le Pasteur lui sourit et fête sa rentrée.
Imitons le berger du saint livre ; accueillons
Tout fils de laboureur qui retourne aux sillons.

De ce nouveau venu, pâle et débile encore,
Quel emploi ferez-vous, ô maître ? Je l’ignore.
Dans le riant parterre où vous errez le soir,
Ira-t-il sur vos fleurs épancher l’arrosoir ?
Pâtre, conduira-t-il sur vos collines vertes
La brebis douce et lente ou les chèvres alertes ?
Saura-t-il, en vos bois de frênes et d’ormeaux,
Retrancher avec art le luxe des rameaux ;
Ou bien, sur des terrains à glèbe grasse et forte,
Pousser habilement les bœufs ? Que vous importe,
Pourvu qu’un malheureux, de ses songes guéri,

Vous doive la sagesse et le pain et l’abri,
Et qu’une voix de plus, désormais consolée,
Bénisse votre nom dans l’heureuse vallée !