Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 308-313).

VI

TERRE À VENDRE

à dumas fils.

Hoc erat in votis.

Un jour que nous errions, tous deux, aux boulevards,
Où vers toi se tournaient tant d’avides regards,
« Cherchez-moi, disais-tu, sous votre ciel que j’aime,
Et non loin des sillons cultivés par vous-même,
Un rustique domaine, où, désertant Paris,
Tôt ou tard, j’aille enfin recueillir mes esprits !
Choisissez au hasard ; soit villa, soit chaumière,
Il n’importe ; pourvu qu’une chaude lumière
Baigne de toutes parts les champs et la maison,
Et que l’on puisse voir, au prochain horizon,

La mer, chère toujours à mon œil comme au vôtre,
Cette mer où jadis, tant de fois, l’un et l’autre,
Nous allions, aux fraîcheurs du soir, nous ranimer,
Payant le batelier pour nous laisser ramer ! »

Ainsi, près du Gymnase, où l’affiche ordinaire
Annonçait pour le soir ton drame centenaire,
Tu me parlais, ami dès longtemps éprouvé.
Eh bien, selon tes vœux, ce champ, je l’ai trouvé !
En voici le tableau que j’apporte à son maître,
Car, avant d’acheter, il est bon de connaître.
Primo, la vaste mer en forme l’horizon.
On la voit largement du toit de la maison ;
Et de là, mon ami, comme d’un promontoire,
Tu pourras chaque jour l’admirer dans sa gloire.
Secundo, la demeure, au penchant du coteau,
N’est pas une chaumière et n’est pas un château.
C’est un de ces logis de forme bien française,
Comme on en bâtissait du temps de Louis Seize,
Dont le bon possesseur à l’heureux invité
Vante moins les grands airs que la commodité.
Si tu ne la jugeais pas assez solennelle,
Tu pourrais l’enrichir d’une tour ou d’une aile,
Où ta main placerait, sous un jour fait pour eux,

Les auteurs de ton goût, que je crois peu nombreux,
Et ces rares tableaux, collections choisies,
Que le juif, à prix d’or, cède à tes fantaisies.

Quelques arbres anciens, ignorant les hivers,
Ombragent ce logis ; groupe aimable et divers,
Peupliers d’Italie où la vigne s’accroche,
Lentisques d’Orient, pins sortis de la roche ;
Tu sais, ce pin sonore, aux accents continus,
Que le divin Maro nomme arguta pinus !

Quant au sol de labour, il dort encore en friche,
Et tu ferais ailleurs une moisson plus riche.
Je dis plus : sous un ciel qui devrait le sécher,
Il garde l’eau qu’il boit ; mais on peut l’étancher ;
Et, parmi les beaux-arts appris dans ton jeune âge,
Tu n’as pas, que je pense, oublié le drainage.

Que ferais-je valoir encor ? Les alentours
De plaisirs variés occuperaient tes jours :
Sur un plateau qui touche à ce riant domaine,
Un village est assis, d’origine romaine.
Dignes de ce berceau, les filles de l’endroit
S’écartent rarement, dit-on, du sentier droit.

Afin d’encourager ces jeunes âmes fières,
Tu fonderais un prix et ferais des rosières !
Je te signale encor sur le coteau voisin
Une tour à créneaux, vrai donjon sarrasin
Qui date du bon temps. Cette pierre entamée,
Parmi nous, à vrai dire, est assez mal famée.
En vain l’œil d’un artiste à cent détails heureux
S’y complaît ; son abord glace les gens peureux.
Ces murs, s’il faut les croire, ont vu jadis un drame
Terrible ; on se prépare, on affermit son âme ;
Aucun d’eux, par malheur, ne peut le raconter.
Il te coûterait peu, Dumas, de l’inventer.
Pour un public restreint tu daignerais l’écrire ;
Et l’hiver, quand, le soir, la peur se mêle au rire,
Cette tragique histoire aux tableaux émouvants,
Tu la ferais jouer — entre deux paravents !

Pittoresque vallon, ciel pur, mer vaste et belle,
Tel est, près de mon champ, le site qui t’appelle :
Des lieux moins enchantés souvent t’ont fait courir.
Vas-tu venir bientôt, pressé de l’acquérir ?…
Ah ! quand on a conquis, maître sitôt illustre,
Ce radieux domaine éclairé par le lustre,
Qu’on entend chaque soir, à ses drames nouveaux,

L’unanime concert des mains et des bravos,
Rarement du triomphe on brise l’habitude
Pour chercher le silence et l’humble solitude !
Un César détrompé qui de l’empire sort
Et va mettre, à Saint-Just, les horloges d’accord,
Ou bêcher, à Salone, un carré de légumes,
Prouve un détachement en dehors des coutumes.
Ce rude effort demande une âpre volonté.
C’est ce que tu sauras quand tu l’auras tenté.
D’ailleurs, te parlerai-je un langage sincère ?
Bien plus que tu ne crois, Paris t’est nécessaire :
Ce foyer de rayons, ce lieu fascinateur,
Ce splendide Paris est un grand corrupteur ;
On y respire un air plein de subtile flamme,
Qui, très-bon pour l’esprit, est fort mauvais pour l’âme ;
Des pouvoirs de ce monde aucun ne vaut le sien
Pour amollir un cœur même stoïcien.
Si Caton le visite, il perd de sa sagesse ;
Et, quand je dis Caton, je dis aussi Lucrèce !
Quiconque dans ses murs s’est longtemps attardé,
S’y croyant possesseur, lui-même est possédé.
Il ne comprendra plus, tant son Paris l’enivre,
Que, loin du boulevard, un homme puisse vivre ;
Que, privé du Gymnase, on respire le soir,

Et qu’ayant vu le Louvre il reste mieux à voir !
La nature au dehors en vain le redemande ;
En vain le vrai soleil, les fleurs, la verte lande,
L’errante liberté des vallons et des bois,
À leurs enchantements l’invitent à la fois :
Citadin saturé de voluptés factices,
Il a perdu le goût des plus simples délices ;
Il ne discerne plus le vrai d’avec le faux ;
Jusque dans ses travers et ses pires défauts,
Il chérit son idole et la sert en esclave ;
Il est, sous cette main qui lui serre l’entrave,
Il est semblable à l’homme enivré pour toujours
Par la magicienne aux funestes amours.
S’il proteste, elle rit, elle est la souveraine !
Pour dénouer les fleurs dont elle fait sa chaîne,
Il faudrait le courage, il faudrait la vertu
Que seuls ont les héros ou les saints… L’auras-tu ?