Épitres
Traduction par Collectif dont C.-L.-F. Panckoucke.
Texte établi par Charles-Louis-Fleury PanckouckeC.L.F. Panckoucke (2p. 275-281).

ÉPITRE XVI. A QUINCTIUS.

Quel est mon domaine ? nourrit-il son maître de ses moissons ? l'enrichit-il d'olives, de fruits, de fourrages, ou de vignes mariées à l'ormeau ? Pour vous épargner toutes ces questions, je vais, cher Quinctius, vous tracer en détail et le plan et la position de ma campagne. Figurez-vous une chaîne de montagnes, entrecoupée seulement par une vallée pleine de fraîcheur; à droite, le soleil l'éclaire à son lever; à gauche, il la colore de ses mourantes clartés. Si le climat est délicieux, il n'est pas moins fertile. Les buissons mêmes sont chargés de prunes ou de cornouilles ; les chênes et les hêtres offrent au troupeau une abondante nourriture, au maître un ombrage épais. On croirait que l'on y a transporté toute la verdure de Tarente. Une fontaine, j'ai presque dit une rivière, plus fraîche, plus pure que les ondes dont l'Hèbre, en serpentant, arrose la Thrace, roule ses flots merveilleux pour les maux de tête et les douleurs d'estomac. Voilà l'agréable et délicieuse retraite qui protége votre ami contre les malignes influences de septembre.

Pour vous, vous vivez en sage, occupé à justifier votre réputation. A Rome, depuis longtemps, tout le monde vante votre bonheur ; mais n'allez pas vous en rapporter aux autres plus qu'à vous-même, ni placer le bonheur autre part que dans la sagesse et la vertu. Si le peuple vous répète que vous êtes sain et bien portant, peut-être irez-vous, au moment du repas, cacher la fièvre qui vous consume, jusqu'à ce que votre main tremblante trahisse le secret de votre mal. Les sots, par une mauvaise honte, enveniment leurs plaies en les cachant. Si l'on vantait vos exploits et sur terre et sur mer, si vos oreilles étonnées étaient chatouillées de ces douces paroles : « Puisse Jupiter, qui veille sur Rome et sur vous, nous laisser toujours douter si le salut du peuple vous est plus cher qu'au peuple votre salut ! » vous y auriez bientôt reconnu les louanges d'Auguste.

Eh bien, lorsque vous acceptez le titre d'homme sage, d'homme irréprochable, ce titre, en conscience, le méritez-vous ? « J'aime à m'entendre appeler sage et vertueux. » Et moi aussi je l'aime. Mais ce peuple, qui aujourd'hui nous donne ces titres, demain, si tel est son caprice, nous les ôtera : « Abdique, dit-il, c'est mon bien. » J'abdique, et triste je me retire. Mais que le peuple, en me poursuivant, crie: Au voleur ! au débauché ! qu'il m'accuse d'avoir étranglé mon frère, me laisserai-je émouvoir à ces calomnies ? changerai-je de couleur ? A des outrages, à des honneurs non mérités, qui peut se laisser effrayer ou séduire ? qui, sinon l'esprit faible et malade ? Quel est donc l'homme de bien ? c'est celui qui se soumet aux décrets du sénat, aux lois, à la justice; celui dont l'équité termine de nombreux, d'importants procès; dont le nom seul est une garantie pour nos intérêts, dont le témoignage décide d'une cause. Mais au fond, et sous cette enveloppe brillante, toutes les familles, tous les voisins, aperçoivent la laideur de son âme. « Je n'ai pas volé, je n'ai point pris la fuite, me dit un esclave. — Tu n'auras pas les étrivières: ce sera là ta récompense. — Je n'ai tué personne. — Suspendu à un gibet, ton corps ne servira pas de pâture aux corbeaux. — Je suis donc laborieux et économe. — A Sabinum, on ne le croit pas. N'ai-je pas vu, en effet, le loup prudent éviter le piége qui lui est tendu, l'épervier, les lacs perfides; et le milan, l'appât caché. Dans l'homme de bien, la haine du vice, c'est l'amour de la vertu; pour toi, la crainte du châtiment fait ton innocence: espère l'impunité, et, dès lors, pour toi rien ne sera sacré. Sur mille mesures de fèves, si tu ne m'en dérobes qu'une, moindre est mon dommage, et non ton crime.

Cet homme de bien, dont le Forum et tous les tribunaux admirent la justice. immole-t-il aux dieux un porc ou un bœuf; d'abord, priant à haute voix, il s'écrie : « Janus, Apollon ! » puis, craignant d'être entendu, du bout des lèvres, il murmure cette prière : « Belle Laverne, fais que je trompe tous les yeux ; qu'on me croie la justice et la sainteté même ! Étends sur mes fourberies un nuage épais, sur mes crimes une nuit impénétrable. »

Eh ! quoi ! vaut-il mieux qu'un esclave, est-il plus libre, l'avare qui se baisse pour ramasser dans les carrefours le sou qu'y a cloué la malice des enfants ? je ne le crois pas. Désirer, c'est craindre: or, qui vit dans la crainte ne vivra jamais libre. Lâche soldat, il a livré ses armes, il a abandonné le poste de la vertu, celui qui sans cesse travaille et se tue à grossir sa fortune. Quand vous pouvez vendre un captif, vendez-le, ne le tuez pas ; ce vous sera un serviteur utile. Endurci à la peine, il fera paître vos troupeaux, labourera vos champs, et, marchand intrépide, affrontera, au milieu de l'hiver, les tempêtes de l'Océan, pour transporter dans Rome du blé et d'autres denrées. L'homme de bien, l'homme sage a un autre langage. « Penthée, roi de Thèbes, dira-t-il, quelles peines, quels traitements me feras-tu subir ? — Je t'enlèverai tes biens. — Je comprends : troupeaux, domaines, meubles, argent, soit. — Chargé de chaînes, je te tiendrai sous la garde d'un impitoyable geôlier. — Jupiter, quand je le voudrai, brisera mes fers. — Ce qui veut dire sans doute : Je mourrai. La mort est le terme où tout finit.