Épitres
Traduction par Collectif dont C.-L.-F. Panckoucke.
Texte établi par Charles-Louis-Fleury PanckouckeC.L.F. Panckoucke (2p. 265-269).

ÉPITRE XIV. A SON MÉTAYER.

Honnête esclave , à qui j’ai confié le soin de mes bois et du petit domaine dont la solitude me rend à moi-même, et que tu dédaignes, parce que le village n'a que cinq feux, et qu'il envoie seulement à Varia cinq bons pères de famille; essayons, à l'envi l'un de l'autre, d'arracher les ronces nuisibles, moi de mon cœur, toi de mon champ, et voyons lequel vaudra le mieux d'Horace ou de sa terre. Quoique je sois retenu à Rome par la pieuse douleur de Lamia, qui regrette son frère mort, et ne peut se consoler, cependant ma pensée, mes désirs me transportent dans ma douce retraite, et je brûle de rompre les barrières qui m'empêchent d'aller la revoir.

Je dis que le bonheur est aux champs; tu crois qu'on le trouve à la ville. Dès qu'on préfère la condition d'un autre, on prend la sienne en aversion. Le campagnard, le citadin, sont injustes tous deux en accusant le lieu qu'ils habitent, et qui est innocent de leurs chagrins; la faute est à leur propre cœur, qui ne peut se fuir lui-même.

Quand tu vivais à la ville, tu faisais des vœux secrets pour aller habiter la campagne, maintenant, devenu campagnard, tu désires la ville, et les bains, et les jeux.

Pour moi, tu sais que je suis fidèle à moi-même, et tu me vois quitter les champs avec tristesse, toutes les fois que de maudites affaires me traînent à Rome. Nous ne sommes pas habitués, toi et moi, à voir de même ; aussi n'avons-nous pas les mêmes goûts : car les lieux que tu regardes comme d'affreux et d'inhabitables déserts, ceux qui pensent comme moi les trouvent charmants, et ils ne peuvent souffrir les endroits dont tu admires la beauté. Ce sont les lieux de débauche, ce sont les cabarets, je le vois bien, qui te font regretter la ville ; et, de plus, c'est qu'on ferait produire à ce petit coin de terre que tu cultives du poivre et de l'encens, avant d'y faire venir du raisin; c'est encore qu'il n'y a point dans le voisinage de taverne où tu puisses aller boire ; qu'il n’y vient point de joueuse de flûte libertine qui te fasse sauter et retomber pesamment sur la terre. Au lieu de ces plaisirs, il te faut remuer des champs qui depuis longtemps n'ont pas été entamés par le soc ; soigner le bœuf détaché de la charrue, et lui préparer une ample nourriture. Il te vient encore un surcroît d'ouvrage dont ta paresse se plaint, lorsqu'il tombe une pluie qui forme un torrent, et que tu es obligé de faire une digne pour l'empêcher d'inonder la prairie.

Apprends maintenant pourquoi nous ne sommes pas du même avis. Moi, qui m'habillais autrefois d'étoffes fines et légères, qui me plaisais à soigner, à parfumer mes cheveux; moi que tu as connu buvant le Falerne dès le milieu du jour, et jouissant des bonnes grâces de l'avide Cynare, sans lui faire le moindre présent, je préfère aujourd'hui un repas court et léger, ou le sommeil sur l'herbe, au bord d'un ruisseau. Je ne rougis pas des plaisirs et des jeux de mon jeune âge ; mais je rougirais de ne pas savoir y renoncer. Ici, personne ne me jette un regard oblique, et ne veut porter atteinte à mon bonheur ; aucune haine obscure, aucune morsure secrète ne l'empoisonne. Seulement, je fais rire mes voisins de ma maladresse, lorsqu'ils me voient essayer de remuer la terre ou de fendre des pierres.

Tu préférerais d'être à la ville, parmi les esclaves, à ronger avec eux le pain qu'on leur distribue chaque jour ; tu te jettes dans leur nombre de toute l'ardeur de tes vœux; et mon rusé laquais voudrait être à ta place, occupé de soigner les bois, les troupeaux, le jardin.

Le bœuf paresseux désire de porter la selle ; le cheval, de tirer la charrue.

Mon avis, c'est que chacun fasse de bonne grâce le métier qu'il sait faire.