Épitres (Horace, Leconte de Lisle)/I/16

1er siècle av. J.-C.
Traduction Leconte de Lisle, 1873
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Épitre XVI. — À QUINTIUS.


Pour que tu n’aies pas à me demander, excellent Quintius, si ma terre nourrit son maître de ses moissons, si elle l’enrichit de ses olives, de ses fruits, de ses prairies, de ses ormeaux enlacés de vignes, — je vais t’en décrire longuement l’aspect et la situation.

Imagine-toi des montagnes qui se toucheraient, si elles n’étaient séparées par une sombre vallée, mais de façon que le soleil levant en éclaire le côté droit et en échauffe le côté gauche quand il s’éloigne sur son char qui fuit. Tu en louerais la température. Que dirais-tu de voir les buissons bienveillants porter de rouges cornouilles et des prunes ? Le chêne et l’yeuse prodiguent leurs glands au troupeau et leur ombre à leur maître. Tu croirais qu’on a transporté ici les feuillages de Tarentus. Une source qui mérite de donner son nom au ruisseau qu’elle forme, plus fraîche et plus pure que l’Hébrus qui baigne la Thraca, y coule, bonne pour la tête et bonne pour l’estomac malades. Telles sont les douces et, si tu m’en crois, les charmantes retraites qui, aux jours de septembre, te gardent ton ami en bonne santé.

Toi, tu vis bien, si tu tiens à être tel qu’on te dit. Nous disons tous, et Roma tout entière, que tu es heureux : mais je crains que, sur toi, tu n’en croies les autres plus que toi-même et que tu ne penses qu’on soit heureux hors de la sagesse et de la vertu. Je crains, quand le peuple vante ta bonne mine et ta santé, que tu ne dissimules ta fièvre à l’heure de manger et que le frisson ne saisisse tes mains encore grasses du repas. La mauvaise honte des insensés cache leurs plaies non guéries. Si quelqu’un vante les guerres que tu as faites sur terre et sur mer, s’il caresse tes oreilles par ces vaines paroles : Le peuple souhaite-t-il plus ton salut que tu ne désires le sien ? Qu’il nous laisse dans ce doute, celui qui veille sur toi et sur la Ville, Jupiter ! tu peux reconnaître les louanges d’Augustus. Quand tu permets qu’on t’appelle sage et irréprochable, réponds-tu, dis-le-moi, à ton propre nom ? Sans doute, je suis charmé d’être dit sage et homme de bien, ainsi que toi ; mais qui donne aujourd’hui peut, demain, ôter, s’il le veut ; de même, le peuple accorde les faisceaux à un indigne et les lui retire aussi. — « Rends, c’est mon bien, » dit-il. Je les rends et m’en vais tristement. Si ce même peuple crie que je suis un voleur et un impudique, et m’accuse d’avoir serré d’un lacet le cou de mon père, serai-je mordu par ces outrages immérités et changerai-je de couleur ? La fausse louange ne réjouit et l’outrage injuste n’épouvante que celui qui est déjà souillé et corrompu. L’homme de bien, quel est-il ? C’est celui qui observe les sénatus-consultes, les lois, et les arrêts, dont le jugement tranche de nombreux et graves procès, dont la caution et le témoignage sont décisifs dans les affaires. Mais ce même homme est tenu par toute sa maison et tout son voisinage pour un coquin hypocrite couvert d’une belle peau. Si un esclave me dit : « Je n’ai ni volé, ni pris la fuite ; » je réponds : « Tu as ta récompense : tu ne seras point déchiré par les lanières. » — « Je n’ai tué personne. » — « Les corbeaux ne te manderont point sur la croix. » — « Je suis honnête et sage. » — « Tout le Sabinum le nie. Le loup rusé craint la fosse ; l’épervier craint les filets suspects, et le milan, l’hameçon caché. Les bons détestent de faillir, par amour pour la vertu ; mais toi, tu n’es retenu que par la peur du châtiment. Si tu espérais te cacher, tu confondrais le sacré et le profane. Sur mille mesures de fèves si tu m’en enlèves une, ma perte est peu de chose, mais non ton crime. »

Cet homme de bien, que tout le Forum et tout le tribunal contemplent, toutes les fois qu’il sacrifie aux Dieux un porc ou un bœuf, tandis qu’il crie haut, bien haut : Père Janus ! Apollo ! dit, ne faisant que remuer les lèvres, de peur d’être entendu : « Belle Laverna, accorde-moi de tromper, fais que je semble juste et pur, cache mes méfaits dans la nuit, et couvre mes vols d’un nuage ! » Est-il meilleur qu’un esclave et plus libre, cet avare qui se baisse dans les carrefours pour ramasser un as fixé au sol ? Je ne vois pas cela. Car celui qui désire craint aussi ; or celui qui vit dans la crainte, pour moi, ne sera jamais libre. Il a perdu ses armes, il a déserté le poste de la vertu, celui qui travaille et se tue à augmenter sans cesse sa richesse. Lorsque tu peux vendre un captif, ne le tue pas : il servira utilement. Qu’il travaille durement, faisant paître et labourant ; qu’il navigue et soit marchand, subissant les tempêtes et les hivers sur mer ; qu’il s’occupe du marché ; qu’il porte le blé et les autres provisions. Le sage homme de bien osera dire : « Pentheus, roi des Thébains, quelle peine, quel indigne traitement me feras-tu subir ? » — « J’enlèverai tes biens. » — Mes troupeaux, mes terres, mes meubles, mon argent ! tu peux les prendre. » — « Je te soumettrai à un cruel gardien, pieds et mains enchaînés. » — « Un Dieu, dès que je le voudrai, me délivrera. » Je pense qu’il veut dire : « Je mourrai. » La mort est le dernier terme des choses.