ÉpîtresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 263-265).


ÉPÎTRE II[1].

1669.

À M. L’ABBÉ DES ROCHES[2].

CONTRE LES PROCÈS.


À quoi bon réveiller mes Muses endormies,
Pour tracer aux auteurs des règles ennemies[3]?
Penses-tu qu’aucun d’eux veuille subir mes lois,
Ni suivre une raison qui parle par ma voix ?
Ô le plaisant docteur, qui, sur les pas d’Horace,
Vient prêcher, diront-ils, la réforme au Parnasse !

Nos écrits sont mauvais ; les siens valent-ils mieux ?
J’entends déjà d’ici Liniére furieux
Qui m’appelle au combat sans prendre un plus long terme.
De l’encre, du papier ! dit-il ; qu’on nous enferme !
Voyons qui de nous deux, plus aisé dans ses vers,
Aura plus tôt rempli la page et le revers.
Moi donc, qui suis peu fait à ce genre d’escrime,
Je le laisse tout seul verser rime sur rime,
Et, souvent de dépit contre moi s’exerçant,
Punir de mes défauts le papier innocent.
Mais toi, qui ne crains point qu’un rimeur te noircisse,
Que fais-tu cependant seul en ton bénéfice ?
Attends-tu qu’un fermier, payant, quoiqu’un peu tard,
De ton bien pour le moins daigne te faire paît ?
Vas-tu, grand défenseur des droits de ton église,
De tes moines mutins réprimer l’entreprise ?
Crois-moi, dût Auzanet[4] t’assurer du succès.
Abbé, n’entreprends point même un juste procès.
N’imite point ces fous dont la sotte avarice
Va de ses revenus engraisser la justice ;
Qui, toujours assignant, et toujours assignés,
Souvent demeurent gueux de vingt procès gagnés.
Soutenons bien nos droits ; sot est celui qui donne.
C’est ainsi devers Caen que tout Normand raisonne.
Ce sont là les leçons dont un père manceau
Instruit son fils novice au sortir du berceau.
Mais pour toi, qui, nourri bien en deçà de l’Oise,
As sucé la vertu picarde et champenoise,
Non, non, tu n’iras point, ardent bénéficier,

Faire enrouer pour toi Corbin[5] ni Le Mazier[6].
Toutefois si jamais quelque ardeur bilieuse
Allumoit dans ton cœur l’humeur litigieuse,
Consulte-moi d’abord, et, pour la réprimer,
Retiens bien la leçon que je te vais rimer.
Un jour, dit un auteur[7], n’importe en quel chapitre,
Deux voyageurs à jeun rencontrèrent une huître.
Tous deux la contestoient, lorsque dans leur chemin
La justice passa, la balance à la main.
Devant elle à grand bruit ils expliquent la chose.
Tous deux avec dépens veulent gagner leur cause.
La justice, pesant ce droit litigieux,
Demande l’huître, l’ouvre, et l’avale à leurs yeux,
Et par ce bel arrêt, terminant la bataille :
« Tenez ; voilà, dit-elle à chacun, une écaille ;
Des sottises d’autrui nous vivons au palais.
Messieurs, l’huître étoit bonne. Adieu. Vivez en paix. »

  1. Cette épître, quoique fort courte, démontre l’antipathie qu’inspirait à cette époque l’esprit de chicane. C’est la même pensée qui a dicté à Racine sa comédie des Plaideurs, à La Fontaine sa fable de l’Huître et les Plaideurs que nous retrouvons d’ailleurs à la fin de cette épître.
  2. Jean-François-Armand-Fumée des Roches possédait le revenu de plusieurs abbayes en vertu de droits assez obscurs, qui donnèrent lieu à de nombreux procès ; c’est sans doute pour cela que cette épître lui est dédiée.
  3. Boileau fait ici allusion à son Art poétique, auquel il travaillait alors.
  4. Auzanet, célèbre avocat au Parlement de Paris, jouissait d’un grand crédit, par l’expérience et la sagesse de ses conseils, qui lui valut le titre honorifique de Conseiller d’État. Il a laissé des ouvrages de jurisprudence fort estimés. Il mourut en 1683 dans un âge fort avancé.
  5. Corbin, célèbre avocat qui criait beaucoup en parlant et s’enrouait souvent.
  6. Le Mazier, autre avocat du Parlement, qui faisait également grand bruit et grande fortune au barreau.
  7. La Fontaine a heureusement remplacé la figure allégorique de la justice par le juge lui-même, Perrin-Dandin ; son récit d’ailleurs est bien plus animé :

    Celui qui le premier a pu l’apercevoir

    En sera le gobeur ; l’autre le verra faire.

    — Si par là l’on juge l’affaire,

    Reprit son compagnon, j’ai l’œil bon, Dieu merci.

    — Je ne l’ai pas mauvais aussi,

    Dit l’autre, et je l’ai vue avant vous sur vie.

    — Eh bien ! vous l’avez vue, et moi je l’ai sentie.