Épisodes de la guerre en Lorraine. — Les sièges de Toul et de Verdun

Épisodes de la guerre en Lorraine. — Les sièges de Toul et de Verdun
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 96 (p. 443-458).
LA
GUERRE EN LORRAINE

LES SIEGES DE TOUL ET DE VERDUN.

La guerre de sièges qu’une partie de la population française a soutenue contre l’artillerie prussienne avec des moyens de défense insuffisans, uniquement pour l’honneur du drapeau, sans aucun espoir de succès, mérite d’être racontée en détail, d’après des documens authentiques. C’est dans ces circonstances difficiles que s’est le mieux montrée chez les habitans la résolution de se défendre, la volonté de résister jusqu’à la dernière limite des ressources, de partager les souffrances et les sacrifices de l’armée. Il y a eu là des actes de dévoûment individuel et d’énergie collective qui honorent trop notre pays pour qu’on les oublie ou qu’on les passe sous silence. Nous n’en tirerons pas vanité, nous nous rappellerons que sur d’autres points ni le sentiment du devoir, ni le patriotisme n’ont été assez forts pour empêcher de nombreuses défaillances ; mais nous aurons rendu à de bons citoyens une justice méritée et trouvé dans le souvenir de ce qu’ils ont volontairement souffert pour la patrie la seule consolation qui convienne à des vaincus. La lutte de 1870 ne nous a pas seulement révélé tout ce que cachait de corruption et de faiblesse notre apparente prospérité, nos désastres ne nous parlent pas seulement de nos fautes ; quelques vertus sont nées de nos malheurs mêmes, ont fleuri au milieu de nos ruines, et nous défendent de désespérer de l’avenir.

La Lorraine, par sa position géographique, par le grand nombre de places fortes qu’elle renferme, était destinée plus qu’aucune province à supporter une lutte que la supériorité de l’artillerie prussienne et le caractère impitoyable de la guerre rendaient d’avance aussi périlleuse qu’inutile. On ne lui reprochera pas d’avoir manqué à ce qu’elle devait à la France. La seule de ses huit forteresses qui pût opposer à l’ennemi une résistance efficace a été livrée aux Allemands par le maréchal Bazaine ; les sept autres se sont défendues jusqu’au bout avec une extrême vigueur. Longwy, qui avait reçu en vingt-quatre heures 7,000 projectiles, dont les casemates s’effondraient, ne capitula qu’à la veille de l’armistice, après avoir essuyé neuf jours de bombardement. Bitche tenait encore au moment où la paix fut signée ; les Prussiens le possèdent en vertu du traité sans l’avoir jamais pris par la force. Les défenseurs de Phalsbourg avaient mangé leur dernier morceau de pain lorsqu’ils ouvrirent leurs portes ; les rues brûlées de Thionville et de Montmédy disent assez tout ce que la population y a souffert avant de se rendre. On voudrait raconter aujourd’hui avec quel dévoûment les deux citadelles lorraines les plus mal placées, les plus exposées au feu de l’ennemi, Toul et Verdun, ont supporté un siège assez long pour étonner l’Allemagne, et dépasser les espérances des militaires français.


I

Toul, situé en seconde ligne, derrière Metz et Strasbourg, à plus de vingt lieues de la frontière, s’attendait encore moins que ces deux places fortes à une attaque prochaine. On s’y préparait si peu à se défendre que le gouvernement, en prévision d’une guerre offensive, se proposait d’y réunir une partie des réserves de l’armée. On y envoyait 400 lits, un matériel d’ambulance considérable, trois batteries d’artillerie à pied, deux compagnies de pontonniers, un équipage de pont, un dépôt d’infanterie et cinq dépôts de cavalerie. Les soldats devaient s’y exercer en lieu sûr, loin de la présence de l’ennemi, jusqu’au jour où les nécessités de la campagne exigeraient d’eux un service actif. Quelques heures de combat dissipèrent toutes ces illusions. Dès le 6 août, après les deux défaites de Forbach et de Reichshofen, il s’agissait non plus d’envahir l’Allemagne, mais de subir la guerre chez soi, de préserver notre territoire envahi. Dans ces conditions nouvelles, même lorsque la ligne des Vosges était désertée avant d’avoir été défendue, l’armée française, au lieu de se concentrer sous les murs de Metz, aurait pu occuper une position très forte et arrêter l’invasion en s’établissant dans la forêt de Haye, entre Nancy et Toul, en couronnant les hauteurs escarpées et boisées qui séparent le bassin de la Moselle du bassin de la Meuse, en couvrant le chemin de fer de l’Est pour maintenir ses communications avec Paris. Ce projet, qui eût peut-être épargné de grands malheurs à la France, traversa un instant la pensée hésitante de l’empereur pour être rejeté presque aussitôt que conçu. Le général Changarnier en a parlé à la tribune comme d’une conception heureuse trop facilement abandonnée ; le maréchal Bazaine, dans un entretien confidentiel avec la maire de Metz, en regrettait aussi l’abandon, qu’il attribuait à un intérêt dynastique.

Le général de Failly, qui se repliait dans le plus grand désordre sans avoir combattu, fut appelé de Mirecourt à Toul, probablement pour opérer en avant de cette dernière place la concentration à laquelle on songeait et pour donner la main à l’armée de Metz ; mais il régnait alors une telle confusion et une telle incertitude au quartier impérial que, le jour même où le commandant du 5e corps recevait des instructions en ce sens, le télégraphe lui en apportait de contraires quelques heures après. « Vous avez reçu ce matin l’ordre de vous diriger vers Toul, lui écrivait le 12 août le major-général ; l’empereur annule cet ordre, et vous prescrit de vous diriger vers Paris en suivant la route qui vous paraîtra la plus convenable. » Une nouvelle dépêche contredisant les deux précédentes l’envoyait au camp de Châlons, d’où il devait marcher sur Sedan. Le 6e corps, de son côté, ne recevait pas d’instructions plus précises que le 5e ; appelé d’abord de Châlons à Nancy, puis renvoyé de Nancy à Châlons et définitivement rappelé à Metz, il arrivait incomplet à sa dernière destination, après avoir laissé sur les routes une partie de sa cavalerie et de ses canons. A peine une résolution était-elle prise, qu’une résolution opposée en détruisait l’effet. La retraite du général de Failly et l’immobilité de l’armée autour de Metz découvraient la place de Toul, où rien n’avait été préparé pour la défense. On eût pu créer à l’ennemi des obstacles sérieux en avant de la ville, si l’on avait fait sauter le tunnel de Foug et détruit à Fontenoy le pont du chemin de fer, comme le demandait le lieutenant-colonel du génie Michon. Des fourneaux de mines furent établis sur ces deux points, mais on ne devait les allumer que si l’empereur en donnait l’ordre. Les Prussiens arrivaient, l’ordre n’arriva jamais. Le pont ne fut détruit que cinq mois après par une tentative hardie des corps francs qui coûta à la Lorraine dix millions de contributions et causa la ruine du malheureux village de Fontenoy, froidement et systématiquement brûlé, suivant l’usage prussien, pour punir les habitans d’un fait de guerre auquel aucun d’eux n’avait pris part.

Dès que la retraite du 5e corps fut résolue, le gouvernement considéra la place de Toul comme sacrifiée, comme destinée à succomber aussitôt que l’ennemi l’attaquerait sérieusement. On ne songea plus qu’à diminuer le butin du vainqueur en faisant sortir de la ville la plus grande partie des réserves qu’on y avait rassemblées, l’équipage de pont, les compagnies de pontonniers, les batteries d’artillerie, quatre dépôts de cavalerie sur cinq ; on n’y laissa qu’une garnison d’environ 2,600 hommes, parmi lesquels on comptait à peine 200 soldats exercés. C’étaient des fantassins de la garde mobile, vêtus d’uniformes disparates, et qui maniaient le chassepot depuis quelques jours seulement, des artilleurs qui n’avaient jamais touché un canon, que commandaient des médecins, des notaires, des ingénieurs civils, des industriels, — des gardes nationaux qui n’avaient reçu que depuis trois jours leurs fusils à piston ; c’étaient le dépôt du 4e régiment de cuirassiers et celui du 63e de ligne, composé de conscrits. Les 30 gendarmes des brigades de l’arrondissement formaient la troupe la plus solide et la plus aguerrie. À ces jeunes soldats, on donnait des chefs improvisés ; le commandant Huck, ancien chef d’escadron de cuirassiers, venait de prendre le commandement de la place, et l’officier du génie qui devait y organiser la résistance n’y arrivait que la veille de l’apparition de l’ennemi.

Voilà les seuls moyens de défense que pouvait opposer aux Allemands une ville fort mal placée d’ailleurs pour résister aux effets de l’artillerie moderne. A la distance de 600, de 700, de 1,200 et de 1,500 mètres, s’étendent autour de Toul des collines qui dominent les remparts ; une de ces hauteurs, le mont Saint-Michel, s’élève à 185 mètres au-dessus du pavé de la place. Cette situation paraissait si dangereuse que la construction d’une ceinture de forts était depuis longtemps décidée en principe ; mais les travaux de Metz absorbaient presque tous les fonds réservés aux villes de guerre de l’est, et rien de ce qu’on projetait n’avait été entrepris au moment où on commença la campagne. En 1870, les fortifications de Toul se réduisaient à une enceinte bastionnée construite d’après les dessins de Vauban, avec un chemin couvert et quelques dehors. Dans ces conditions, on estimait que la place ne tiendrait pas plus de deux jours. Les Prussiens, connaissant aussi bien que nous tout ce qui manquait à la garnison pour qu’elle pût se défendre, pressés d’ailleurs de s’emparer de la ligne du chemin de fer, tentèrent sans perdre de temps d’emporter la position par un coup-de vigueur. Le 14 août, pendant que nos batteries d’artillerie de campagne se retiraient. vers le camp de Châlons, un parlementaire allemand sommait la place de se rendre, et le 16 à midi, après deux nouvelles sommations demeurées sans résultat, l’artillerie prussienne établie vers la Croix de Metz, à mi-côte du mont Saint-Michel et près du village de Dommartin, ouvrait un feu nourri sur la porte de Metz et sur les quartiers avoisinans. En même temps la division Franseçky, composée du contingent d’Anhalt-Dessau, s’approchait des glacis à l’abri des haies, disposait des tirailleurs dans les jardins, et engageait avec la garnison, avec la garde nationale qui s’était portée tout entière sur le rempart, un vif combat de mousqueterie. Les obus allemands allumèrent ce jour-là de nombreux incendies : on réussit à en étouffer 22, mais un magasin à fourrages et l’hôtel du receveur particulier des finances furent entièrement consumés ; la cathédrale reçut des projectiles, et le drapeau de la convention de Genève déployé sur l’hôpital ne préserva point ce dernier édifice. Jusqu’à cinq heures du soir, les Prussiens manœuvrèrent autour de la place cherchant un point faible, espérant que la garnison allait capituler ; leur artillerie s’était, pendant la lutte, rapprochée des remparts, comme pour intimider la population et porter des coups décisifs.

Après cinq heures de combat, il fallut bien reconnaître qu’on ne surprendrait ni la vigilance ni le courage des défenseurs. Notre artillerie avait répondu vigoureusement aux pièces prussiennes, et nos chassepots faisaient dans les rangs ennemis des trouées meurtrières. 40 cadavres et 80 fusils à aiguille furent trouvés dans les jardins qui entourent la ville ; beaucoup de morts avaient été emportés. On n’évalue pas à moins de 600 ou de 700 hommes le nombre des Allemands mis hors de combat dans cette journée. Des ambulances prussiennes furent établies aux environs de Toul et jusqu’à Nancy pour recueillir les blessés ; un parlementaire demanda qu’on voulût bien recevoir et soigner à l’hôpital de la ville dix-sept d’entre eux qui n’auraient pu sans danger être transportés plus loin. Les Prussiens, dans cette première attaque, ne comptaient que sur un simulacre de résistance ; ils s’attendaient même à un succès si facile, que des officiers, en s’éloignant de Nancy le matin, avaient offert aux habitans chez lesquels ils logeaient de se charger de leurs lettres pour Toul et promis de les remettre le soir même. On aurait pu leur répondre ce que disait en 1792 un Français des environs de Verdun au domestique de Goethe en lui apportant à tout hasard une missive pour Paris, où l’armée de Brunswick se flattait d’entrer sans coup férir : « voilà une lettre qui n’arrivera pas à son adresse. » La confiance était si générale dans l’armée allemande que, le lendemain du combat, le 17 août, à sept heures du matin, on vit arriver à la porte de Moselle un cavalier ennemi qui tenait un cheval en main ; on le laissa s’approcher, le pont-levis s’abaissa pour le faire entrer et se referma sur lui. C’était l’ordonnance d’un officier qui arrivait de Nancy ; son maître lui avait donné rendez-vous à Toul, il croyait la ville prise, y entrait en vainqueur, et, à son grand étonnement, s’y trouva prisonnier.

En résistant avec plus d’énergie que les Prussiens ne l’avaient pensé, la petite forteresse nous rendait le service de retarder la marche des troupes allemandes vers l’intérieur de la France. Le canon de ses remparts, qui battait en même temps la route de Paris et la ligne du chemin de fer, obligeait l’ennemi à de longs détours par des chemins difficiles. Tant que Toul résistait, une des clés de la maison, pour employer l’expression de M. de Bismarck, restait entre nos mains. Sans la libre disposition de la voie ferrée, l’armée d’invasion ne pouvait recevoir rapidement ni vivres ni munitions. On comprend alors combien il importait aux généraux allemands de supprimer cet obstacle ; le temps pressait : à peine avaient-ils échoué par la force qu’ils essayèrent de négocier. Le 18 août, un parlementaire demanda le libre passage des troupes prussiennes sous les murs de la ville, et promit en échange qu’elles s’abstiendraient de tout acte d’hostilité. Cette convention, qui eût épargné à Toul les douleurs d’un siège aux dépens de la France, qui eût sacrifié l’intérêt de la défense nationale à l’intérêt particulier des habitans, fut rejetée sans hésitation par le commandant de place, assuré de répondre par son refus au sentiment public. Un convoi ennemi ayant tenté néanmoins de s’engager sur la voie ferrée pendant la nuit, on le reçut à coups de fusil, et l’on s’empara d’une voiture de vivres.

A dater de cette époque commence le blocus de la place, blocus qui ne met un terme ni au bombardement ni aux tentatives de négociation. Les Prussiens établissent, à la distance de 2,000 ou de 2,500 mètres du rempart, des postes de 30 ou de 40 hommes, assez rapprochés pour se donner la main ; ils les relient entre eux par de nombreuses vedettes, ils les relèvent, ils les soutiennent au besoin, en occupant tout autour de la cité, en arrière de leur première ligne, les villages de Fontenoy, de Bruley, de Pagney, d’Écrouves, de Chaudeney et de Gye. Leur but est d’isoler les habitans de Toul du reste de la France, de ne leur laisser aucun espoir d’être secourus, afin de les intimider plus facilement le jour où on les attaquera, ou de les séduire, si on le peut, par la perspective d’une capitulation avantageuse. La terreur et la ruse, voilà les deux armes de guerre dont les Allemands se servent, pendant toute la campagne, avec une habileté fort différente de la candeur naïve que l’ignorance française leur attribuait. Tantôt durs et menaçans, tantôt prodigues de promesses et d’offres séduisantes, au fond uniquement occupés de brusquer les choses et d’obtenir un succès rapide, ils emploient quelquefois dans la même journée, pour arriver à leurs fins, la diplomatie et le canon.

Le 23 août, par exemple, un nouveau parlementaire sommait la place de se rendre, et, sur le refus du commandant, l’artillerie prussienne mettait en batteries cinquante pièces de campagne. Comme à Strasbourg, comme partout, ce ne sont pas les remparts que l’ennemi attaque ; il dirige son feu sur la ville même, afin d’effrayer les habitans ; puis, quand beaucoup de maisons ont été atteintes, quand un vaste magasin brûle et que le moment psychologique paraît arrivé, le feu cesse tout à coup, les assiégeans arborent le drapeau blanc, et des officiers, porteurs des propositions les plus favorables, demandent à franchir les ponts-levis. Ils comptent pour réussir sur le brusque contraste du mal qu’ils viennent de faire et des conditions avantageuses qu’ils proposent. Pourvu qu’on capitule, c’est-à-dire pourvu qu’ils obtiennent tout de suite le libre passage de leurs troupes et de leurs trains de chemin de fer près des murs de la ville, ils se montrent coulans sur les termes de la capitulation : le commandant de place lui-même les dictera, on laissera sortir la garnison avec armes et bagages ; on va jusqu’à faire entendre que les habitans seront indemnisés des dégâts causés par les obus. L’énergique officier qui commandait Toul devina le piège qu’on lui tendait. L’insistance des Prussiens, le caractère inusité de leurs propositions, indiquaient assez le prix qu’ils attachaient à la reddition de la forteresse. Quel dommage ! s’écria l’un des deux parlementaires, lorsqu’il apprit le refus du commandant de place. Il était difficile de croire que cette exclamation lui fût arrachée par un sentiment d’humanité : il pensait sans doute beaucoup moins aux futures souffrances de Toul qu’à la déception de ses chefs et aux obstacles que la résistance de la place opposerait longtemps encore à la marche des armées prussiennes. Il essaya encore sans plus de succès d’ébranler le courage des assiégés en annonçant que le maréchal Bazaine était coupé de l’empereur et enfermé dans Metz. « Vous êtes braves, dit-il en se retirant, vos soldats sont effrayans dans le combat, mais vous êtes trop peu nombreux. » A peine était-il rentré au camp prussien que, pour ne laisser aucun doute sur leurs dispositions, les ennemis recommencèrent leur feu. La diplomatie ayant terminé son œuvre, le canon reprenait la parole et foudroyait cette ville qu’on affectait de vouloir arracher à la destruction. Vaines tentatives ! La force ne réussissait pas mieux que la ruse. Vers le soir, les Prussiens comprirent l’inutilité de leurs attaques, et l’artillerie de campagne, détachée de l’armée du prince royal, rejoignit en toute hâte le gros des forces ennemies.

Il ne reste plus aux Allemands qu’à continuer et à resserrer le blocus en attendant les pièces de siège qu’ils font venir de Marsal. Leur vigilance n’empêche point cependant quelques nouvelles de pénétrer dans la ville ; mais ce ne sont, hélas ! que de fausses nouvelles, propagées, comme cela est arrivé si souvent pendant cette campagne, par la vanité et la crédulité nationales. Avant la triste expérience de 1870, les Français n’acceptaient qu’avec une peine infinie l’idée d’une défaite de leurs armes ; ils se croyaient naïvement invincibles et s’irritaient même qu’on en doutât. La foule traitait avec défiance, presque en ennemis, ceux qui se hasardaient à exprimer quelques craintes ou qui accueillaient sans protestation l’annonce de nos revers. On voulait des succès, on les attendait comme s’ils nous étaient dus, et la vérité se faisait jour difficilement à travers les illusions du public. S’agissait-il au contraire d’une rumeur favorable à notre cause, si invraisemblable et si extravagante qu’elle fût, il se trouvait aussitôt des messagers pour la répandre et des milliers de gens pour y croire. Toul a connu cette maladie des villes assiégées, qui espèrent à chaque instant la délivrance, qui voient déjà l’ennemi battre en retraite et entendent le canon d’une armée de secours. Un jour on annonçait aux habitans qu’on voyait poindre à l’horizon les pantalons rouges des régimens français ; un autre jour, que le maréchal de Mac-Mahon venait de remporter une victoire à Joinville, d’opérer sa jonction avec le maréchal Bazaine et de faire prisonnier le prince royal de Prusse. Les nouvellistes ne rajeunissaient guère leurs inventions ; c’était déjà par le même mensonge qu’on avait causé une fausse joie à la population parisienne au commencement de la campagne. La réalité démentait bientôt ces espérances ; à peine Toul avait-il cru à un succès de nos armes qu’on y apprenait, par une communication prussienne, le désastre de Sedan.

Le 7 septembre, les pièces de siège que les Prussiens avaient demandées arrivèrent de Marsal. En entendant derrière le mont Saint-Michel de nombreuses détonations, on crut d’abord dans la place à l’arrivée d’un corps français ; c’étaient nos ennemis qui essayaient le tir et la portée des canons qu’ils nous avaient enlevés. Quand ils eurent terminé ces essais, ils se mirent en batterie à 1,500 mètres des remparts, abrités par des accidens de terrain, dissimulés même par un rideau d’arbres aux yeux de la vigie qui les observait du haut de la cathédrale. De là ils font pleuvoir à dessein, par-dessus les remparts qu’ils évitent de toucher, une grêle d’obus sur les habitations. En neuf heures de bombardement, ils ont brûlé trois maisons, allumé de nombreux incendies, traversé plusieurs bâtimens du toit à la cave, tué deux bourgeois qui travaillaient à éteindre le feu. Ils espéraient encore par la terreur obtenir la capitulation de la ville. Le gouverneur prussien de Nancy avait déjà pris la route de Toul avec l’espoir d’y entrer immédiatement. Cet officier ne se retira que vers le soir, après avoir vainement attendu l’apparition du drapeau parlementaire sur la tour de la cathédrale.

Depuis ce moment, les Prussiens ne comptent plus uniquement sur le succès de quelque surprise ; c’est un siège en règle qu’ils entreprennent, en accumulant une masse énorme d’artillerie. Ils accablent de projectiles une partie des remparts, afin d’éteindre le feu du petit nombre de pièces qui leur répondent. Leurs batteries placées en arrière de la crête des collines, abritées par des épaulemens, cachées à la vue des assiégés, dominent et écrasent l’artillerie de la place. Celle-ci répond vigoureusement, tant qu’elle peut répondre ; mais que faire contre des coups tirés de si près, dans une position si favorable, et avec une telle précision qu’ils atteignent l’embrasure des pièces et en mettent les servans hors de combat ? Une grande brèche est ouverte dans la façade de la caserne d’infanterie, l’hôpital est criblé d’obus, les malades fuient de chambre en chambre ; une amputation commencée est interrompue deux fois par l’explosion des projectiles dans deux salles successives et ne peut se terminer que dans les caves. Afin d’entretenir parmi les habitans de perpétuelles inquiétudes, des bombes lancées de demi-heure en demi-heure pendant le jour, de quart d’heure en quart d’heure pendant la nuit, balaient les rues et éclatent sur les maisons. On espère aussi les amener à capituler, comme on l’a essayé à Strasbourg, en mutilant le principal édifice de la ville, l’église qui fait leur orgueil et qui parle à l’étranger de leur ancienne gloire. Le 18 septembre, à cinq heures du soir, sans provocation, sans motif apparent, une canonnade furieuse dirigée avec intention contre le portail de la cathédrale y fit tomber cinq cents obus, ébrécha l’élégante balustrade qui couronne l’une des tours, et joncha le parvis de fragmens de sculptures. Est-ce dans le même espoir ou par un odieux sentiment de vengeance que les assiégeans canonnaient quelques jours plus tard la façade monumentale de l’hôtel de ville ? Que de mutilations ont été ainsi accomplies de sang-froid pendant cette guerre, sans produire d’autres résultats que d’irriter les courages, d’exaspérer la résistance et de laisser dans les cœurs des germes de haine ineffaçables ! La Prusse ne se justifiera pas d’avoir détruit sans nécessité, sans l’ombre d’un profit pour sa cause, tant de vies innocentes et déshonoré tant de monumens. Les ruines qu’elle a semées sur son passage n’ont servi qu’à prouver le néant de ses prétentions civilisatrices et le mensonge de sa philosophie humanitaire. Autrefois, les actes de destruction n’étaient qu’un accident ; on les attribuait aux emportemens de la lutte, à la brutalité du soldat. En 1870, la destruction est devenue systématique ; on a détruit avec méthode pour semer la terreur et hâter la victoire. Est-ce là ce qu’on appelle en Allemagne travailler au progrès des idées et régénérer les peuples ? Dieu préserve le reste de l’Europe d’être civilisé à ce prix, et de connaître les bienfaits de la mission providentielle que s’attribuent les Allemands !

Le siège de Toul durait depuis quarante jours ; sur ce point unique les communications rapides étaient interrompues entre l’Allemagne et les troupes qui commençaient à investir Paris. Pressé d’en finir, de prendre possession de la ligne principale du chemin de fer de l’Est, pour accélérer le transport des munitions, de l’artillerie, des réserves, le roi de Prusse ordonna au grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, qui occupait Reims, de marcher sur Toul avec un corps de troupes et de s’emparer à tout prix de la petite forteresse. En exécution de ces ordres, le 23 septembre, 15,000 hommes entouraient la place, et 93 pièces de gros calibre, soutenues par une réserve de 21 canons, la battaient en brèche. Dès cinq heures du matin, les batteries prussiennes croisaient leurs feux sur les remparts et sur les maisons, incendiaient en partie les faubourgs de Saint-Mansuy et de Saint-Epvre, brûlaient les habitations éparses au milieu des jardins et entouraient la ville d’une ceinture de flammes. En quelques heures, la demi-lune qui couvre la porte de France recevait des milliers de projectiles, un obus y brisait les chaînes du pont-levis et faisait tomber le tablier ; ailleurs, dans une maison enflammée, une jeune fille était coupée en deux, des éclats atteignaient une femme et un enfant. L’artillerie de la place, écrasée par des feux convergens et plongeans auxquels elle ne pouvait répondre, subissait des pertes cruelles ; 30 artilleurs tombaient autour des pièces, grièvement ou mortellement atteints. Toute résistance paraissait désormais impossible ; prolonger la lutte, c’était condamner la ville à une ruine certaine, faire verser beaucoup de sang pour n’obtenir d’autre résultat que de retarder de quelques heures un dénoûment inévitable. Cependant le brave officier qui commandait la place ne parlait pas de se rendre ; il ne se décidait à arborer le drapeau blanc qu’après une démarche du maire et du conseil municipal, sur l’avis unanime du conseil de défense. Il fallut se soumettre au nouveau code militaire inauguré par les Prussiens et subir les dures conditions de la capitulation de Sedan. Le temps n’était plus où les garnisons qui avaient fait leur devoir jusqu’au bout obtenaient du vainqueur le droit de sortir de la place avec les honneurs de la guerre, en emportant leurs armes dans leurs foyers. L’humiliation presque sans exemple que l’empereur avait acceptée pour son armée, à laquelle n’eût jamais souscrit ni son oncle, ni aucun général de la première république, ni aucun prince de la maison de France, devenait maintenant le texte légal de toutes les conventions proposées par l’ennemi. La garnison de Toul fut désarmée comme l’avaient été les troupes françaises à Sedan, et emmenée prisonnière en Allemagne. On obtint seulement, comme témoignage d’estime pour la courageuse conduite des habitans, que les gardes mobiles originaires de la ville pourraient y demeurer sur parole.

En résumé, la petite forteresse avait bien mérité de la patrie, ainsi que le reconnaissait un décret du gouvernement, confirmé par l’assemblée nationale. Toul, abandonné à ses propres ressources, avec un système de fortifications incomplet et défectueux, avec une faible garnison dépourvue d’expérience et d’instruction militaires, séparé de la France, averti néanmoins de nos désastres par les communications prussiennes, et ne pouvant compter sur aucun secours, avait repoussé une attaque de vive force en infligeant à l’ennemi des pertes considérables, résisté à sept sommations accompagnées tantôt de menaces, tantôt d’offres séduisantes, subi quatre bombardemens, forcé l’ennemi à déployer sous ses murs 15,000 combattans et à mettre en batterie pour le réduire cent quatorze pièces de siège. Presque toutes les maisons de la ville portaient la trace des bombes et des obus, dix-huit bâtimens particuliers ou appartenant à l’état tombaient en ruines. A ce prix, on avait gardé la route de Paris et retardé de plusieurs jours la marche des convois prussiens.


II

Il serait fastidieux de raconter longuement, après les péripéties du siège de Toul, les incidens analogues du siège de Verdun. Partout l’armée prussienne opéra de même ; partout aussi en Lorraine les villes assiégées opposèrent une égale résistance aux attaques dont elles furent l’objet. La position de Verdun, situé dans une plaine, dominé de tous côtés par des hauteurs d’où l’artillerie moderne peut foudroyer la ville, n’était pas plus facile à défendre que celle de Toul. En y arrivant le 16 août, l’empereur parut surpris qu’on n’eût pas couronné de forts les collines environnantes, et exprima la crainte qu’une place aussi mal fortifiée fût hors d’état de soutenir un siège. Il eût mieux valu y penser avant de déclarer la guerre. A peine la lutte était-elle commencée qu’on s’apercevait partout de ce qui nous manquait pour la soutenir. Si l’empereur eût été moins occupé alors de son propre salut, il eût pu remarquer aussi l’insuffisance de la garnison de Verdun et y laisser derrière lui la brigade de chasseurs d’Afrique ou tout au moins le bataillon de grenadiers de la garde qui lui servaient d’escorte. Abandonnée à elle-même, la place ne renfermait que des forces trop peu nombreuses pour garder son vaste périmètre et servir les cent quatre-vingts pièces de ses remparts. Il ne s’y trouvait d’ailleurs qu’une poignée de soldats exercés ; 2 bataillons de dépôt d’infanterie, 1 escadron de dépôt de cavalerie, 2 bataillons de gardes mobiles, 1 bataillon de gardes nationaux armés depuis quinze jours à peine de fusils à tabatière, 2 batteries d’artillerie de campagne, des artilleurs improvisés dans la garde mobile et dans la garde nationale, voilà le modeste effectif dont le commandant supérieur de la place disposait au commencement du siège. On ne s’attendait pas, du reste, à être attaqué. On avait d’abord compté sur une marche victorieuse du maréchal Bazaine, qui eût trouvé à Verdun d’immenses approvisionnemens envoyés à sa rencontre ; plus tard, on croyait à un plan concerté entre le commandant en chef de l’armée du Rhin et le maréchal de Mac-Mahon pour écraser les Prussiens en les prenant entre deux feux, — on savait vaguement que des gardes forestiers traversaient les lignes ennemies au milieu des plus grandes difficultés, et mettaient en communication les deux maréchaux. Une bataille décisive paraissait imminente, lorsque, le 24 août, les Allemands tentèrent une de ces surprises qu’ils avaient déjà essayées à Toul, afin d’obtenir par un coup d’audace la prompte reddition de la ville.

Dès neuf heures et demie du matin des masses d’infanterie sortaient des bois, s’éparpillaient dans la plaine en tirailleurs, s’embusquaient derrière les haies, s’établissaient dans les maisons des faubourgs et dirigeaient leurs feux sur la place. Rien n’avait annoncé l’approche des Allemands : nous étions surpris encore, comme nous l’avions si souvent été depuis l’ouverture de la campagne ; mais au premier signal soldats et gardes nationaux avaient couru à leur poste sur les remparts. Leur artillerie canonna les batteries allemandes qui prenaient position, avec une grande rapidité et une grande sûreté de mouvemens, à 2 kilomètres de la place. Dès ce premier jour la population civile, associée au péril de l’armée, éprouvait des pertes cruelles ; six gardes nationaux tombaient frappés mortellement au bastion Saint-Victor, un vieillard était tué dans la rue par un éclat d’obus, dix-sept projectiles pénétraient dans le séminaire transformé en ambulance, protégé par le drapeau de la convention de Genève, et y faisaient deux victimes. De son côté l’ennemi, en se montrant plus que d’habitude, s’exposait au feu des remparts, qui, en peu de temps, mettait hors de combat près de 600 hommes.

L’attaque de vive force sur laquelle on avait compté, comme à Toul, pour surprendre la garnison et décider par un coup d’audace la ville à se rendre, échouait évidemment ; il ne restait plus aux Allemands qu’à battre en retraite devant une résistance à laquelle leurs officiers s’attendaient si peu qu’ils se vantaient dans les villages voisins de pouvoir déjeuner à Verdun le 24 août. Pendant la plus grande partie de la nuit, on vit des feux allumés sur les hauteurs ; vers trois heures du matin, ces feux s’éteignirent, et le roulement lointain des voitures annonça le départ des troupes ennemies. C’était le prince George de Saxe qui avec 6,000 soldats, soutenus par une puissante réserve et quarante pièces de canon, avait tenté à tout hasard d’emporter en passant la place de Verdun.

Dans les derniers jours du mois d’août, quelques expéditions heureuses entretenaient et fortifiaient le courage des habitans ; les francs-tireurs surprenaient aux environs des convois et des groupes de soldats allemands qu’ils ramenaient dans la ville. On attendait d’ailleurs avec la confiance naturelle aux Français l’annonce de quelque victoire. Cette illusion dura peu ; dès le 2 septembre, un jeune convoyeur qui rentrait à Verdun après avoir accompagné l’armée française annonçait le désastre de Sedan. On refusait d’y croire, tant la nouvelle paraissait terrible et invraisemblable, lorsqu’un parlementaire allemand la confirma en venant proposer au commandant supérieur de la place les conditions toutes préparées d’une capitulation que le gouvernement prussien considérait comme inévitable. Nos ennemis ne perdaient pas de temps ; après avoir pris notre armée, ils espéraient du même coup faire tomber nos places fortes par la simple annonce de nos revers. Un vigoureux officier d’Afrique, le général Marmier, frère du célèbre voyageur, qui commandait Verdun pendant une maladie du général Guérin de Waldersbach, refusa énergiquement de se rendre. Les jours suivans arrivèrent en grand nombre aux portes de la ville des prisonniers français qui s’étaient évadés sous la blouse du paysan des Ardennes. Plus de 2,000 hommes, parmi lesquels on comptait heureusement des artilleurs, vinrent ainsi renforcer la garnison.

Aussitôt les travaux de défense furent activement poussés, on établit des blindages au-dessus des pièces de rempart, on fit des terrassemens, on rasa les maisons d’un florissant faubourg afin de dégager les abords de la place. On connaissait les points faibles de l’enceinte, et l’on craignait toujours quelque surprise nocturne. Ce fut même, dit-on, le principal souci du commandant en chef. Il s’attendit pendant longtemps à une attaque de vive force et ne négligea rien pour la repousser. On ne savait point alors à Verdun, plus tard on ne sut pas davantage à Paris, que tant de précautions ne sont pas nécessaires à l’intérieur des villes, que l’Allemagne ne monte point à l’assaut, et qu’au lieu d’exposer ses soldats dans des combats meurtriers, elle se borne à bombarder les maisons et les remparts sans se piquer de la vaine gloire de paraître sur la brèche.

En attendant que le bombardement commençât, les Prussiens accomplissaient au mois d’octobre un exploit non moins glorieux. Ils n’admettaient point, on le sait, qu’il fût permis à la population civile de défendre sa patrie et ses foyers ; ils punissaient de mort toute tentative de résistance, et au besoin même la moindre participation des habitans aux événemens de la guerre. Un notable du village de Charny, à 9 kilomètres de Verdun, en fit la cruelle expérience. Son seul crime était d’avoir prêté ou laissé prendre son cheval pour qu’on allât demander main-forte à la garnison de la place contre une cantinière et des soldats prussiens qui dévastaient le moulin de Charny. Il est vrai que trois jours après, dans ce même village, deux officiers de dragons allemands, attablés dans une maison, avaient été surpris et tués par des francs-tireurs. M. Violard, le propriétaire du cheval incriminé, était demeuré complètement étranger à ce drame. Ce n’était pas lui, ce n’étaient même pas des habitans de Charny qui avaient prévenu les francs-tireurs de la présence des Prussiens, on ne l’en accusait pas, on l’accusait simplement d’avoir fourni une monture quelques jours auparavant pour aller chercher des gendarmes français à Verdun. Cette seule charge relevée contre lui suffit pour le faire condamner. Il fallait une victime, on voulait venger la mort des deux officiers prussiens et remplir de terreur la population, M. Violard fut désigné ; après avoir emprisonné le maire, l’adjoint et plusieurs notables de Charny, on ne trouva que lui contre lequel on pût échafauder l’apparence d’une accusation. On fit semblant de le juger, on se livra à une enquête, on le soumit à de nombreux interrogatoires, on entoura sa condamnation du mensonge d’un appareil juridique, et quand la lugubre comédie du jugement fut terminée, quand la méthodique Allemagne eût rassuré sa conscience par l’hypocrisie des formes employées, elle fit fusiller sans merci l’infortuné prisonnier. « M. Violard, disait le texte du jugement, avait manifesté de mauvaises intentions à l’égard de l’armée allemande et par conséquent mérité la mort. » Il eût été plus simple de dire que, deux officiers de marque ayant été tués dans le village de Charny, on choisissait une victime expiatoire parmi les notables du pays.

Après une violente canonnade, qui sembla n’avoir d’autre but que d’essayer la portée des pièces de siège, l’ennemi se rapprocha de la place au commencement d’octobre et resserra le blocus. Des sentinelles gardaient toutes les hauteurs, surveillaient les chemins, et ne laissaient personne traverser les lignes prussiennes. On ne permettait même pas aux cultivateurs de travailler dans les champs ; quelques-uns de ceux qui essayèrent de violer la consigne reçurent des coups de fusil. On raconte cependant l’odyssée d’un paysan qui parvint à franchir le cordon de sentinelles en se faisant accompagner jusqu’à une certaine distance par sa petite fille, — qui, tantôt se détournant, tantôt revenant sur ses pas, parcourut environ deux cent soixante lieues pour éviter les postes prussiens, pénétra dans Paris pendant le blocus, y apporta à M. X. Marmier des dépêches du général, réussit à en sortir et même à rentrer dans Verdun.

Malgré les précautions prises par l’ennemi pour empêcher toute communication entre la place et les villages voisins, le bruit se répandait à Verdun que d’énormes pièces d’artillerie et de longs convois de munitions arrivaient chaque jour au camp prussien. On prévoyait une attaque, ce fut un bombardement qu’on eut à subir. Les scènes de Strasbourg et de Toul se reproduisirent alors. Les bombes allumaient l’incendie, et chaque fois qu’on essayait d’éteindre le feu, des projectiles dirigés avec persistance sur le même point éclataient au milieu des travailleurs sans les décourager. Pendant cinquante-six heures quatre-vingts pièces de gros calibre vomirent ainsi sur la ville près de 22,000 obus. Trente bâtimens étaient brûlés, plus de cent maisons détruites ; il ne restait de la citadelle que des pans de murailles noircis et percés à jour. Quoiqu’une partie des habitans se fût réfugiée et eût vécu dans les caves, la population civile comptait plusieurs victimes : 66 soldats, presque tous artilleurs, avaient été mis hors de combat. Ce fut une consolation d’apprendre que l’ennemi, de son côté, avait éprouvé des pertes, et que les batteries prussiennes de la côte Saint-Michel, envoyant maladroitement leurs projectiles par-dessus la place, avaient tué à Glorieux des soldats et des officiers prussiens.

Quand le bombardement fut terminé, un parlementaire ennemi se présenta pour demander un échange de prisonniers. Le général Guérin de Waldersbach écrivit aussitôt au commandant des troupes prussiennes avec l’indignation d’un vieux soldat peu préparé aux scènes lamentables qu’il venait d’avoir sous les yeux. « Je profite de cette lettre, disait-il, pour vous exprimer le sentiment qui pénètre chez moi sur la manière dont vous avez attaqué la ville de Verdun ; j’avais pensé jusqu’à ce jour que la guerre entre la Prusse et la France devait être un duel entre les deux armées, et j’étais loin de m’imaginer que des habitans inoffensifs, des femmes et des enfans, verraient leur fortune et leur vie si injustement engagées dans la lutte. Si vous pensez, général, que cette manière d’agir de votre part, que je me dispense de qualifier, peut contribuer en quoi que ce soit à hâter la reddition de la place, vous êtes dans une profonde erreur ; car ce que les habitans ont souffert jusqu’à ce jour n’a contribué, vous pouvez me croire, qu’à augmenter chez eux l’abnégation que commandent leur position et leurs sentimens patriotiques. Ni la pluie des bombes et des boulets, ni les privations auxquelles la garde nationale et l’armée peuvent être exposées ne les empêcheront de faire leur devoir jusqu’au dernier moment. » Ainsi pensaient en effet les habitans ; le maire de la ville remercia le jour même le commandant supérieur de la place d’avoir si bien exprimé les sentimens de tous.

On s’attendait à un nouveau bombardement ; pour le prévenir et pour épargner à la ville de cruelles épreuves, le général Guérin de Waldersbach prescrivit deux sorties où il se proposait de détruire les travaux de siège de l’ennemi. La première eut lieu dans la nuit du 17 au 18 octobre, la seconde dans la nuit du 27 au 28 du même mois. Toutes deux réussirent, quoique la seconde fût chèrement achetée par une lutte sanglante au village de Thierville. On surprit les Prussiens endormis près de leurs pièces, on bouleversa leurs ouvrages, on tua des artilleurs, on ramena des prisonniers, on encloua des canons. A qui persuadera-t-on que de telles entreprises n’aient pas été possibles autour de Metz et autour de Paris ?

La place de Verdun aurait tenu quelque temps encore après le bombardement, si la nouvelle de la capitulation de Metz n’eût rendu désormais tous les efforts inutiles. En quelques jours les Prussiens allaient accumuler sur les bords de la Meuse une artillerie écrasante, et en quelques heures, de tous les points élevés qu’ils occupaient, foudroyer la ville. Les habitans ne demandaient pas néanmoins qu’on renonçât à la lutte, ils étaient prêts à tous les sacrifices ; mais le général Guérin de Waldersbach voulut leur épargner des souffrances sans résultats, obtenir surtout, lorsqu’il en était temps encore, des conditions qu’on lui eût refusées sur les ruines de la place. Il capitula donc, le 7 novembre, devant 15,000 ennemis, 2,000 artilleurs et 140 pièces de gros calibre, mais en stipulant par une clause expresse, qui n’avait été acceptée ni à Toul ni à Strasbourg, que tout le matériel de guerre contenu dans la ville, les canons, les chevaux, les équipages de l’armée, les munitions, les approvisionnemens de toute espèce, seraient rendus à la France après la conclusion de la paix. Aujourd’hui encore nos pièces restent sur les remparts, nos fusils dans les arsenaux, nos poudres dans les magasins ; nous retrouverons après le départ de l’ennemi ce que la guerre ne nous avait enlevé que pour un temps. Ailleurs l’Allemagne a tout pris, emporté ce qui lui convenait, vendu ce qu’elle ne pouvait emporter, vidé les casernes et tous les établissemens militaires, arraché jusqu’aux serrures des portes, jusqu’aux ferremens des fenêtres, jusqu’aux anneaux scellés dans les murs.

Valait-il mieux prolonger la lutte et tout détruire avant de se rendre, afin de ne laisser à l’adversaire aucun butin ? Valait-il mieux tout sauver, ainsi que le fit le général Guérin de Waldersbach ? Les juges militaires en décideront ; à eux seuls de prononcer sur ce qu’exige le respect de la loi, sur ce que commande le devoir du soldat. On a simplement voulu rappeler ici la communauté d’efforts des habitans et de la garnison, l’énergie avec laquelle chacun s’est défendu, tant que les chefs ont jugé utile de continuer la défense, le dévoûment de la population, qui n’a refusé aucun sacrifice, qui était prête à en accepter de nouveaux, qui se résignait d’avance au plus terrible des bombardemens, à la ruine, à la mort, lorsque la capitulation fut signée. Au milieu des épreuves qu’elle traverse, la Lorraine conserve le droit de se dire qu’elle n’est point restée au-dessous de ce que la France attendait de son patriotisme, et que, si la fortune lui est aujourd’hui contraire, son courage, sa patience, sa dignité dans le malheur méritaient un meilleur sort.


A. MÉZIÈRES.