Épisodes d’Histoire parlementaire

ÉPISODES
D’HISTOIRE PARLEMENTAIRE

DE LA PRÉROGATIVE ROYALE
ET DE L’HÉRÉDITÉ DE LA PAIRIE EN ANGLETERRE.


Un conflit inattendu, et qui pourrait avoir les plus graves conséquences, vient d’éclater en Angleterre, entre la couronne et la chambre des lords ; nous voulons parler de la question des pairies viagères. Dans ce pays-ci, nous sommes devenus étrangers à ce genre de controverse ; il n’y a plus de place en France pour des conflits d’autorité, puisque l’autorité y est une et indivisible. C’est donc seulement à titre d’étude historique que nous nous proposons d’exposer la question qui a soulevé de si vifs et de si intéressans débats dans le parlement anglais. Nous voudrions aussi en présenter l’issue comme un grand exemple de modération et de sagesse qui ne doit être perdu pour aucun pays. Nous ne pouvons nous empêcher de croire qu’en France, par exemple, si un pareil conflit s’était engagé autrefois entre la couronne et un des autres pouvoirs législatifs, il aurait été de part et d’autre poussé aux dernières extrémités, tandis que nous voyons en Angleterre les deux pouvoirs s’arrêter au plus fort de la lutte, et chercher d’un commun accord une transaction.

En cette matière, il n’y a du reste aucune analogie à établir entre les deux pays ; il n’y aurait au contraire à constater que des différences. Ces différences sont nées et se sont développées avec l’histoire même des deux peuples. En France, où les classes moyennes et populaires se sont presque constamment unies avec la royauté contre la féodalité et la noblesse, il n’y a ni culte ni respect pour l’aristocratie, qui elle-même n’y est plus qu’un mythe. En Angleterre, l’aristocratie est historiquement associée à la conquête de toutes les libertés nationales; ce sont les barons qui, au XIIIe siècle, ont arraché au roi Jean la grande charte, cette fontaine et cette origine de la constitution, et au XVIIe siècle, à la dernière révolution, ce sont aussi les nobles qui ont assuré le triomphe de la religion protestante, ce palladium de la nationalité anglaise. C’est ce qui fait qu’aujourd’hui encore, en Angleterre, l’aristocratie est si fortement enracinée, même dans l’esprit populaire; elle fait partie de la constitution, elle est un élément historique, elle est un établissement national.

Nous voyons que dans les débats du parlement on a plusieurs fois représenté l’abolition de l’hérédité de la pairie comme la cause principale de la décadence et de la chute de l’aristocratie française. Toutefois, et quoi qu’en aient pu dire les plus grands écrivains et orateurs monarchiques à l’époque où ce changement s’accomplit, on peut affirmer que l’institution aristocratique en France était déjà perdue quand on lui enleva le principe héréditaire, et qu’elle avait été mortellement atteinte quand le droit d’ainesse avait été aboli. Avec le partage égal des biens et la division infinie des fortunes, que serait devenue une pairie héréditaire à la seconde génération? Cela est si vrai que la cause première, la cause véritable de cette création d’une pairie viagère qui vient de mettre aux prises en Angleterre la couronne et les lords, a été la question d’argent. Le nouveau pair nommé par la reine, pour sa vie durant, était sir James Parke, le chef d’une des grandes cours du royaume. Sa nomination avait pour but de renforcer dans la chambre des lords l’élément judiciaire, dont l’insuffisance était notoire. Des adjonctions de ce genre étaient réclamées depuis longtemps; mais comme il y a rarement des juges ou des légistes ayant leur fortune faite et assez riches pour fonder des majorais et les transmettre à leurs enfans, le cercle des nominations se trouvait assez restreint. Le gouvernement avait cru trouver une solution à cette difficulté en conférant à des juges une pairie sans titre héréditaire, et c’est de là qu’est née toute cette controverse.

La chambre des lords est non-seulement un des corps politiques du royaume, elle en est aussi la plus haute cour judiciaire, la cour d’appel. Cette situation constitue une de ces anomalies comme on ne peut en rencontrer qu’en Angleterre. Il y a plusieurs siècles, et à peu près jusqu’à l’époque de la restauration de Charles II, la couronne appelait les principaux juges du royaume à siéger comme comité consultant de la chambre des lords, et ce comité rendait des décisions qui étaient ensuite promulguées au nom de la chambre elle-même. Peu à peu cette coutume tomba en désuétude, les juges cessèrent d’être convoqués; cependant la chambre des lords retint sa juridiction, et resta cour suprême d’appel. Théoriquement, chaque pair, même le plus étranger à la connaissance de la loi, est membre de cette cour, qui est la chambre elle-même, et a le droit d’y siéger; mais en fait pas un seul, en dehors des lords Jurisconsultes, qu’on appelle law lords, ne se permet jamais de se mêler ni aux débats ni au jugement. La cour se trouve donc réduite à quatre ou trois, ou seulement deux juges, habituellement très avancés en âge; mais comme elle est censée représenter la chambre, on lui adjoint chaque jour deux lords laïques, ainsi qu’on les appelle, qui siègent successivement, par rotation. Les séances se tiennent pendant le jour; les appelans viennent plaider devant deux ou trois majestueuses perruques, et les lords laïques prennent un livre, ou dorment, ou se promènent, mais jamais ne s’occupent de ce qui se passe. Si la cause dure plus d’une séance, les deux lords supplémentaires n’en sont pas moins remplacés le lendemain par deux autres qui ne savent pas de quoi il s’agit. Voilà la manière dont s’administre la justice à son degré le plus élevé.

Il y a longtemps déjà que cet état de la cour suprême est l’objet des plaintes les plus vives, et cependant l’empire de la chose établie est si fort dans ce pays, qu’aucun gouvernement n’osait toucher aux privilèges de la chambre des lords. Il y a quelques années seulement, on avait distrait de la juridiction d’appel des lords les cours ecclésiastiques, les colonies et l’Inde, pour les transférer au conseil privé.

En ce moment donc, les appels en dernier ressort sont décidés par deux ou trois juges. Il n’y a actuellement dans la chambre haute que cinq lords légistes : lord Lyndhurst, qui a quatre-vingt-quatre ans; lord Brougham, qui en a soixante-dix-neuf; lord Campbell, qui en a soixante-dix-huit; lord Saint-Léonard, qui est à peu près dans les mêmes conditions, et le lord chancelier, le plus jeune de tous, car il n’est pas encore septuagénaire. Il arrive donc quelquefois que les juges ne sont que deux à siéger, et s’ils ne sont pas d’accord, il n’y a pas de décision possible. Une autre anomalie, c’est qu’il y a quelquefois appel d’un juge siégeant dans sa cour au même juge siégeant dans la chambre des lords, et qu’en sa double capacité le chancelier, par exemple, se trouve avoir à confirmer ou à casser un arrêt qu’il avait rendu lui-même. Un autre inconvénient encore, c’est que la chambre des lords ne siège que la moitié de l’année, et que pendant l’autre moitié il n’y a pas de cour d’appel.

Il était devenu absolument nécessaire de remédier à ces abus, mais le remède n’était pas facile à trouver. Il fallait une infusion de sang nouveau, de sang étranger; mais pour renforcer l’élément judiciaire de la chambre, on ne pouvait prendre au dehors que des juges. Or les juges n’étaient pas assez riches pour créer une dynastie, et plus d’une fois on en avait vu refuser la pairie pour ne pas laisser à leurs descendans des honneurs trop lourds à porter.

Constituer aux nouveaux pairs des majorais aux frais de l’état, c’eût été s’engager dans une voie sans limites. Le trésor est déjà grevé de charges considérables de cette nature. Ainsi les lords chanceliers ont non-seulement une pension de retraite de 100,000 francs, mais cette pension est réversible sur la tête de deux générations. Il est d’usage aussi de récompenser par des dons nationaux les grands services militaires; il en a été ainsi pour Marlborough, Nelson, Wellington, et pour plusieurs généraux qui avaient fait la guerre dans l’Inde et ont été appelés dans la chambre des lords. On se trouvait donc dans cette alternative, ou de créer des pairs avec des pensions, ou de créer des pairs trop pauvres pour soutenir leur rang.

Ce fut alors que le gouvernement eut recours à l’expédient de créer une pairie viagère, et sir James Parke fut fait lord Wensleydale pour sa vie durant. L’intention d’établir un précédent était d’autant plus claire que le nouveau lord n’avait pas de fils et n’était plus d’âge à en avoir, et que par conséquent on aurait pu lui donner une pairie héréditaire avec le même résultat. Il était donc permis de croire que cet acte de la prérogative royale n’était qu’un premier pas dans une voie nouvelle, que le précédent, une fois établi pour des circonstances exceptionnelles et justifiables, pourrait être détourné de son origine et converti en une arme dangereuse pour la constitution, et que cette faculté de créer un nombre indéterminé de pairs et de modifier les majorités dans une des branches de la législature pourrait devenir, entre les mains de ministres corrompus, un instrument de despotisme et de faction. La pairie héréditaire se prépara à la résistance.

Dès le premier jour de la session et dans la discussion de l’adresse, le chef de l’opposition dans la chambre posa nettement la question de prérogative : « Je ne terminerai pas, dit lord Derby, sans dire quelques mots d’un sujet qui est de la plus haute importance constitutionnelle. Nous avons appris que S. M. avait reçu le conseil de conférer la pairie à une personne éminente, mais en donnant à cette pairie le caractère viager. Comme cette personne n’a point de fils et vraisemblablement n’est point destinée à en avoir, cette innovation ne peut avoir d’autre but que de faire un essai de la prérogative royale. Or, sans entrer ici dans la question constitutionnelle, je dirai qu’il y a trois ou quatre cents ans que la prérogative royale n’a été exercée dans ce sens, et que ses plus ardens soutiens n’ont jamais songé, dans cet intervalle, à en conseiller un pareil exercice... J’espère que ce n’est pas moi qui serai chargé de soulever cette question, et que cette tâche sera confiée à des hommes plus versés que moi dans la science du droit constitutionnel, d’autant qu’il importe que dans de pareilles circonstances la discussion soit exempte de tout soupçon d’esprit de parti... »

On savait en effet que l’initiative de la discussion serait prise par les légistes de la chambre des lords. Un fait curieux et qui prouverait au besoin avec quelle facilité s’acquiert l’esprit de corps, c’est que dans cette affaire ceux qui se sont montrés les plus jaloux des privilèges de la pairie ne sont pas les nobles d’ancienne date et ceux qui avaient hérité de leurs titres à travers une longue suite d’aïeux, mais bien les derniers venus, les pairs de création contemporaine, en un mot les parvenus. On comprend bien que nous ne donnons à cette expression aucun sens blessant, car ce qui fait au contraire la supériorité et la durée de l’aristocratie anglaise, c’est qu’elle a soin de se croiser et de se renouveler en absorbant successivement et en s’assimilant toutes les forces vives de la nation. Quelque humbles qu’en soient les commencemens, tout arbre qui pousse, qui grandit et se fait sa place au soleil, vient prendre rang dans cette forêt séculaire à l’ombre de laquelle s’alimente et se perpétue la tradition. Ce sont donc, disons-nous, des parvenus qui se sont mis à la tête de cette campagne aristocratique ; ce sont lord Lyndhurst, lord Campbell, lord Brougham, lord Saint-Léonard, tous de modeste origine, fils de leurs œuvres et les premiers de leur nom.

Lord Campbell, ayant rencontré quelque temps avant l’ouverture de la session le lord chancelier et lui ayant parlé de cette affaire de la pairie, lui avait dit : « Je vous préviens que j’en ferai du tapage. » Ce ne fut point lui cependant qui fut chargé, si l’on nous permet l’expression, d’attacher le grelot ; ce fut un homme occupant une place encore plus élevée dans le monde politique et parlementaire, qui a été longtemps et reste encore le modèle de l’éloquence sénatoriale, et qui semble avoir conservé jusqu’à sa quatre-vingt-cinquième année toute la plénitude de ses brillantes facultés, nous voulons dire lord Lyndhurst.

Il y avait deux manières d’envisager la question : au point de vue légal, et au point de vue constitutionnel. Le gouvernement avait sans doute cru que les lords ne considéreraient que la légalité de la mesure, et le lord chancelier, qui l’avait conseillée, n’avait aucun doute sur ce point. Aussi commença-t-il par décliner la compétence de la chambre et déclarer que la couronne passerait outre. Les opposans eux-mêmes étaient partagés sur la question ; lord Lyndhurst, lord Brougham, lord Campbell, la déclaraient douteuse ; il n’y eut que lord Saint-Léonard qui dès le commencement déclara hardiment que la mesure était aussi contraire à la lettre qu’à l’esprit de la loi, et plus tard ses collègues se rallièrent à son avis.

Mais ce n’était là que le côté secondaire de la question. La création d’une pairie viagère pouvait être conforme à la loi, et n’en être pas moins contraire à la constitution. Si, dans la jurisprudence anglaise, la loi civile ne s’applique que selon la lettre, il n’en saurait être de même pour le droit politique. Il ne faut jamais oublier que la constitution anglaise, par bonheur pour elle, n’est pas une constitution écrite. Elle n’est pas éclose, un beau matin, dans le cerveau d’un philosophe, ni sortie des élucubrations d’une douzaine de législateurs mis en loge pour la procréer. C’est une collection de traditions et de coutumes plutôt que de lois proprement dites, traditions et coutumes consacrées de distance en distance par quelques actes mémorables qui sont comme les assises de la constitution, et sur lesquelles les générations successives superposent à leur tour leurs nouveaux droits et leurs nouvelles conquêtes. La constitution anglaise n’est donc pas une loi écrite sur table rase ; c’est un être collectif, un ensemble moral. Demandez à un Anglais de vous montrer la constitution de son pays, il vous répondra : « Ce n’est pas dans un livre; c’est la tradition, c’est la coutume. C’est l’usage tel qu’il est pratiqué depuis plusieurs siècles, et particulièrement depuis 1688, qui est l’époque à laquelle les grands principes constitutionnels ont été établis et réglés en dernier lieu. »

Ces courtes observations ne seront peut-être point sans utilité pour faciliter l’intelligence de la discussion engagée dans la chambre des lords; autrement on pourrait s’étonner de voir les premiers jurisconsultes et les premiers hommes politiques de l’Angleterre ne faire remonter qu’à trois cents ans l’origine de cette constitution, qui s’est constamment développée avec l’histoire. Tout ce qu’ils veulent dire, c’est que l’usage établi sans exception depuis trois cents ans est virtuellement devenu la loi constitutionnelle, et que toute dérogation à cet usage, même pour retourner à un usage antérieur, doit être sanctionnée par tous les pouvoirs ensemble pour être constitutionnelle. C’est pourquoi lord Lyndhurst disait :

« Le point que j’entreprends d’établir, c’est qu’il n’y a dans l’histoire de ce pays depuis quatre cents ans aucun exemple d’un particulier élevé à la pairie à titre viager. Quiconque a étudié notre constitution et les principes sur lesquels elle est fondée doit savoir qu’un de ces principes est le long usage, lex et consuetudo parliamenti. C’est là une des bases de notre constitution. Retourner au-delà de quatre cents ans pour rechercher trois, ou quatre, ou six exemples dans lesquels la couronne a ainsi usé de sa prérogative, avant que la constitution fût formée, avant qu’elle eût reçu une forme régulière, et prendre ces précédens pour base d’un changement dans la composition d’une des chambres du parlement, c’est ce que je prétends être une violation flagrante des principes de la constitution...

« Ces précédens remontent à une époque où la constitution n’était ni comprise ni formée. Il n’y en a pas un seul depuis le règne de Charles Ier, où la constitution commença à revêtir une forme distincte, ni depuis l’époque de la révolution, où elle prit sa forme définitive…

« Quelles seront les conséquences de cette création de pairies viagères? Vous les verrez se renouveler de temps en temps, vous finirez par vous y habituer, et un jour cette chambre se trouvera divisée en deux catégories : celle des pairs héréditaires et celle des pairs à vie. Une des grandes barrières mises à la création illimitée de nouveaux pairs, c’est l’hérédité. Personne n’oserait aujourd’hui abuser de cette prérogative; mais si on laisse maintenant nommer à des pairies viagères quelques légistes, qui empêchera plus tard un ministre sans scrupule, nous en avons eu et nous pouvons en avoir encore, d’user de ce précédent pour en abuser? On dira qu’il ne faut pas se priver d’une chose utile dans la seule crainte qu’on n’en abuse. Je n’accepte pas cet argument, et je dis qu’il ne faut concéder aucun privilège susceptible d’abus, à moins qu’un intérêt supérieur ne l’exige...

« Milords, dans nos relations avec nos alliés, nous sommes-nous donc tellement épris de leur sénat que nous le regardions comme supérieur à cette chambre en énergie et en indépendance? Il y a à peine quelques semaines, je lisais un article du Moniteur, venu de haute source, sur le défaut d’initiative et de patriotisme de cet illustre corps qu’on appelle le sénat. Je n’ai quant à moi aucune disposition à réduire cette chambre aux proportions du sénat de France, et je crois que son caractère héréditaire est un de ses plus grands avantages. Le principe de l’hérédité fait partie intégrante de notre constitution; c’est un privilège que nous partageons avec la couronne, et par notre accord mutuel nous formons une barrière contre toutes les attaques dont la constitution pourrait être l’objet. Brisez ce principe, renversez cette barrière, et bien hardi celui qui osera en prévoir les conséquences. »

Lord Campbell soutient la même thèse constitutionnelle que son illustre collègue : « Nous n’avons pas dans ce pays, dit-il, d’autorité écrite, nous ne pouvons en appeler à des livres de loi copiés mécaniquement les uns des autres; notre guide, c’est l’usage, c’est la pratique delà constitution... »

Mais de tous les pairs d’Angleterre, celui qui entra le plus dans le vif de la question, celui qui maintint avec le plus de fierté, le plus d’énergie et le plus d’éloquence les privilèges de son ordre, fut le chef du parti conservateur, qui est en même temps le chef d’une des plus illustres familles de l’aristocratie britannique. Nous devons faire connaître les principaux passages de son discours.

« Je ne puis, dit lord Derby, garder le silence dans une pareille occasion, ayant l’honneur d’être l’organe de ce grand parti conservateur qui ne répond jamais mieux à sa mission que lorsqu’il défend la constitution contre des empiétemens violens, qu’ils viennent soit de la couronne, soit du peuple. Je ne saurais garder le silence, ayant moi-même l’honneur d’être le quatorzième représentant d’un comté héréditaire qui depuis quatre cents ans a sa place dans cette chambre, quand je vois les privilèges de la pairie attaqués par un acte qui n’a pas l’ombre d’un précédent depuis le temps où le premier de mes ancêtres est venu siéger ici...

« Je le déclare franchement, je n’ai aucun respect pour des prérogatives de la couronne qui remonteraient au-delà de l’année 1688... On prétend que pour être illégal, un acte doit être positivement défendu, que sans cela il peut être inconstitutionnel, mais très légal. Cela ne vaut pas la peine d’être discuté. Je vous défie de répondre à ces deux propositions : d’abord de prouver qu’il y a eu un seul précédent de ce genre depuis quatre cents ans, ensuite de nier qu’une pareille mesure soit de nature à modifier gravement la composition de cette chambre...

« Si vous permettez une fois à un ministre de créer seulement une pairie à vie, et de la tenir suspendue comme un appât sur la tête des héritiers du sang pour prix de futurs services, je dis que le caractère héréditaire de cette chambre est perdu, que sa place dans la législature est perdue, que son indépendance est perdue, et que vous feriez mieux d’abdiquer tout de suite et d’en passer par toutes les lois qu’il plaira à la chambre des communes de vous dicter. Ce ne sont pas là des craintes chimériques. Je ne fais que poser un cas qui devra nécessairement se présenter, où, au milieu des luttes de partis, un ministre sans scrupule, ou seulement un ministre faible, voulant se créer ou se conserver une majorité dans l’autre chambre, se fera le serviteur des plus basses passions pour obtenir un nouveau bail de pouvoir... Du jour où vous aurez fait cette concession, vous aurez signé l’arrêt de mort de la pairie. Ce ne sera peut-être pas l’année prochaine, ni dans cinq ans; mais une fois le principe admis, ma conviction est que l’aristocratie héréditaire, qui est le soutien de la monarchie héréditaire, sera ébranlée dans ses fondemens. Et si ce spectacle nous est à nous-mêmes épargné, nos fils assisteront à la chute de cette monarchie, que les vertus de la personne royale pourront encore sauver pour un temps, mais qui tombera dès la première fois que le souverain sera devenu suspect ou impopulaire... Soyez-en sûrs, entre une chambre héréditaire, par conséquent indépendante de la couronne, et une chambre élective, il n’y a pas de milieu. En dehors de ces deux bases, votre œuvre vous tombera, en pièces dans les mains. J’espère que ni nous ni nos enfans ne verrons le temps où ce grand pays dégénérera en république, quelque succès que puisse avoir ailleurs cette forme de gouvernement. Mon désir est de voir subsister une monarchie héréditaire avec la balance des trois pouvoirs. Quant à moi, jamais je ne consentirai, sans lutter jusqu’à la fin, à laisser inonder la chambre des lords par des fournées. Jamais je n’abandonnerai volontairement le droit inhérent à toute assemblée législative, celui d’être le juge de ses privilèges et l’interprète de ses lois... »

Nous avons cru devoir reproduire ce débat avec quelque étendue, parce que les principes constitutionnels anglais y sont illustrés par des exemples. On peut voir par là ce qui distingue et a toujours distingué la constitution anglaise de toutes les constitutions françaises. En Angleterre, la constitution s’améliore, se perfectionne; en France, elle naît parfaite. C’est pourquoi la France a toujours fait et fera toujours des révolutions. Si, pendant que tout change et se modifie, pendant que les mœurs se transforment et que la société marche, si la loi reste immobile, alors elle n’est plus qu’une barrière, et la violence qui la renverse devient légitime. Le monde avance toujours, et c’est l’immobilité qui est révolutionnaire. Tant que la France voudra faire des constitutions éternelles, immuables, et les faire parfaites au lieu de perfectibles, elle les verra successivement renverser par des révolutions, soit d’en bas, soit d’en haut, soit de la barricade, soit du trône. Le caractère des Anglais au contraire, c’est de ne jamais embrasser une abstraction, c’est d’être avant tout nationaux, réalistes. Tout dernièrement, un de leurs nouveaux recueils périodiques s’annonçait par un programme où nous avons saisi cette déclaration tout indigène : « En notre qualité d’Anglais, nous avons une confiance illimitée dans les bases du caractère national, — sa modération et sa véracité, sa ferme perception de la réalité, son respect pour la loi et pour le droit, sa ténacité historique, son aversion pour la politique a priori et pour les révolutions qui n’ont d’autre origine que des données spéculatives. »

S’ils sont peu portés à l’abstraction, les Anglais ne le sont pas plus à la logique, et ils savent que la logique, poussée à l’excès, mène droit à l’absurde. C’est pourquoi nous voyons les lords traiter fort légèrement l’argument de légalité dont se couvraient les conseillers de la couronne. Quand même cet usage extraordinaire de la prérogative royale eût été strictement légal, cela ne faisait pas qu’il fût sensé ou raisonnable. Toutes les prérogatives, tous les privilèges, tous les droits, ne se conservent que par la discrétion, et quand on veut en forcer les ressorts, on les brise. La couronne a le droit de veto sur toutes les lois votées par les chambres; légalement, elle peut en user autant qu’elle voudra, et cependant il n’y a pas d’exemple qu’elle en ait usé. La chambre des lords peut rejeter toutes les lois que lui envoie la chambre des communes, sa mission est même de contrôler et de tempérer l’autre branche de la législature; cependant il y a peu d’exemples qu’elle use de son droit, et elle n’en use que quand elle se sent suffisamment soutenue par l’opinion. Lors du bill de réforme, quand elle a vu qu’une plus longue résistance était dangereuse, elle a cédé, et ceux des pairs qui n’ont pas voulu céder se sont absentés. Dans ces derniers temps, nous ne connaissons que le bill d’émancipation des Juifs que les lords aient refusé aux communes, et ils l’ont rejeté parce qu’ils savaient bien que l’opinion populaire n’en serait pas violemment émue.

Tout pouvoir peut donc faire des actes très légaux et en même temps très déraisonnables. Il n’y a pas de loi qui empêche la couronne de spéculer sur les fonds publics, et le roi ou la reine de jouer à la Bourse. La reine d’Angleterre, au lieu de créer un pair à vie, pouvait créer d’un coup cent pairs héréditaires. Elle aurait pu faire une révolution, mais elle n’en aurait pas moins été dans son droit légal. Comme le disait encore lord Lyndhurst, la reine peut donner la pairie à tout un régiment des gardes, elle peut aussi nommer lord chancelier, c’est-à-dire chef de la justice, un de ses chambellans; ce sera conforme à la loi et contraire à la constitution.

La lutte de prérogatives était, comme on le voit, résolument engagée, et ce premier débat se termina par la défaite du gouvernement. La motion de lord Lyndhurst, qui avait pour objet de faire examiner les titres par la chambre constituée en comité de privilèges, fut adoptée à une majorité de trente-trois voix.

Le gouvernement crut que les lords allaient se trouver embarrassés de leur victoire, et qu’ils n’oseraient pas la poursuivre; mais il avait affaire à d’anciens avocats, à des légistes tenaces qui n’étaient pas disposés à rester en chemin. Quand la discussion fut reprise, il se passa dans la chambre une scène assez comique. Le comité fit comparaître devant lui le gardien des archives de la Tour de Londres, qui eut à donner lecture des actes par lesquels d’anciens rois, tels que Richard II, Henri V, Henri VI avaient créé des pairies viagères. Ces actes étaient en latin et en latin du temps, et la lecture qui en fut faite à haute voix finit par donner à la chambre une certaine envie de rire. Il fut donc convenu que les pièces seraient traduites et distribuées, et la discussion fut ajournée.

Dans l’intervalle, il fut fait plusieurs tentatives de transaction. Les lords disaient au gouvernement : « Faites de votre pairie viagère une pairie héréditaire, et nous serons tous d’accord;» mais c’eût été reconnaître que la couronne avait enfreint les limites de sa prérogative, et le ministère ne voulait point faire cette amende honorable. D’un autre côté, lord Glenelg proposa de référer la question aux juges d’Angleterre, c’est-à-dire aux chefs des hautes cours, qui sont, si nous ne nous trompons, au nombre de quinze; mais les juges ne pouvaient décider que la question légale, la question constitutionnelle n’était pas de leur ressort. C’est ce que répliquait lord Campbell en apportant à l’appui de son opinion celle de tous les grands commentateurs de la constitution, selon lesquels le parlement suis propriis legibus et consuetudinibus subsistat. La proposition fut donc rejetée, et lord Lyndhurst à son tour, abordant de front la difficulté, proposa de déclarer formellement que les lettres patentes de la couronne ne donnaient point au pair nouvellement nommé le droit de siéger dans la chambre des lords. Après avoir récapitulé tous ses argumens, lord Lyndhurst termina en disant :

« Je rappellerai que ce que j’ai voulu surtout établir, c’est que le long usage est la base et le principe de notre constitution. C’est là-dessus que repose tout notre système. Voyez la succession au trône, elle ne suit pas les règles ordinaires de l’hérédité, elle dépend entièrement de l’usage longtemps continué. Les privilèges du parlement reposent sur la même base. La constitution reconnaît trois états : la couronne, les lords, les communes, unis entre eux, mais indépendans les uns des autres, produisant l’harmonie par l’équilibre. Peut-on un seul instant prétendre qu’un de ces pouvoirs ait le droit, en vertu de son propre arbitre, de modifier aucun des deux autres et de détruire cet équilibre? Alors que devient la constitution?... Il a été dit par les plus grands hommes d’état de l’Angleterre que c’est la jalousie et non la confiance qui doit être le principe de la constitution. La jalousie est le principe régulateur de toutes nos institutions... »

Malgré les efforts du gouvernement, la motion fut adoptée à 33 voix de majorité. Le conflit était allé plus loin que personne ne l’attendait sans doute dans l’origine; la question avait été posée par oui et par non, et les lords avaient résolument répondu : Non.

Mais c’est ici que la scène change, et qu’à la chaleur du combat nous voyons tout à coup succéder le calme de la réflexion. La couronne et la pairie, se trouvant face à face, se souviennent que leur premier intérêt est de rester unies, qu’elles représentent spécialement les principes d’ordre, d’autorité, de conservation, et que, par le temps qui court et avec les idées qui soufflent dans l’air, il n’est pas bon pour les pouvoirs établis de donner l’exemple des luttes intestines. Nous voulons montrer comment le ton de la discussion change subitement, car c’est un vrai coup de théâtre.

La motion de lord Lyndhurst avait encore à passer par une épreuve. Quand la chambre se réunit de nouveau, lord Granville vint déclarer que le gouvernement avait résolu de ne pas résister plus longtemps au vœu évident de la majorité, et il ajouta : « Je ne dirai pas un seul mot de plus, ni pour justifier la conduite du gouvernement ni pour attaquer la décision de la chambre; mais vous devez comprendre l’extrême difficulté de notre position. D’un côté, sa majesté a été assurée qu’elle avait le droit d’exercer sa prérogative; de l’autre côté, la chambre, sur l’avis des principaux interprètes de la loi, a déclaré que la prérogative royale avait été dépassée. Tout ce que je puis affirmer au nom du gouvernement de sa majesté, c’est que si on lui donne le temps nécessaire, il cherchera une solution avec un esprit exempt de toute passion, et il espère que la chambre sera dans les mêmes dispositions. » A son tour, lord Derby s’empressa de protester de la bonne volonté de la majorité, et il ajouta : « On voudra bien reconnaître que la chambre s’est trouvée dans une position où elle n’avait pas d’alternative. Le débat lui a été imposé par un acte irréfléchi du gouvernement... (Ici lord Granville interrompit l’orateur pour dire : Ne parlons pas du passé.) Nous n’avions pas cherché le conflit, nous y avons été entraînés. La sanction de ce premier acte aurait établi le droit pour toujours; nous étions forcés de choisir entre les droits de la chambre et la prérogative de la couronne; nous n’avions pas d’alternative... Maintenant, je puis donner au gouvernement, en mon nom et au nom de mes amis, l’assurance que nous sommes prêts à chercher une solution avec le plus entier dégagement de tout esprit de parti. »

La couronne avait capitulé, ce fut le tour de la pairie. Les lords comprenaient bien qu’ils n’avaient pas remporté une victoire gratuite; l’hérédité était sauvée, mais la cour d’appel restait sur le terrain. Quand la question de prérogative eut été écartée, celle de l’insuffisance judiciaire de la chambre resta seule en évidence, et l’on se trouva ainsi reporté à l’origine du différend. La position n’était pas défendable, et les lords n’essayèrent même pas de la défendre; ce fut lord Derby lui-même qui proposa la nomination d’un comité pour examiner la manière dont l’élément judiciaire de la chambre pourrait être amélioré et fortifié.

Plusieurs systèmes sont en présence. L’un consisterait à rétablir la cour suprême telle qu’elle était autrefois, en appelant les juges à siéger dans la chambre et à rendre des arrêts en son nom, mais sans prendre part aux fonctions législatives. Un autre serait de créer un banc des juges, comme il y a déjà un banc des évêques; les principales cours de justice seraient ainsi représentées dans la chambre comme les principaux sièges épiscopaux, sans hérédité. Un autre enfin serait de créer pour les juges des pairies viagères, comme on l’avait voulu faire pour lord Wensleydale; mais ces nominations, au lieu d’être faites par la seule prérogative de la couronne, le seraient par un acte du parlement, qui en même temps en limiterait le nombre. Dans tous les cas, et quel que soit le système adopté, il reste un fait acquis : c’est la réforme de la juridiction des lords, qui était devenue un scandale et un sujet d’animadversion publique.

Si nous nous sommes occupé de cette question qui peut sembler exclusivement anglaise, c’est qu’elle nous a paru présenter de l’intérêt pour tous les pays où l’on s’occupe d’études constitutionnelles. On peut apprendre, par ce qui vient de se passer en Angleterre, comment se maintiennent et se perpétuent les institutions, même les plus compliquées. On a vu la couronne et la chambre des lords s’arrêter au moment où le conflit allait devenir dangereux, et chercher d’un commun accord un terrain de transaction. Ce qui n’est pas moins frappant et moins instructif, c’est de voir la chambre des communes s’abstenir de toute intervention dans le débat. Cette réserve a été si complètement observée, qu’un membre de la chambre ayant essayé l’autre jour de soulever la question, il ne s’est trouvé personne ni pour l’appuyer, ni pour lui répondre, et sa motion est tombée dans l’eau au milieu des rires.

Il n’y a rien de plus vrai que le vieil axiome : quid leges sine moribus? Un pays qui ne tient ni à ses institutions ni à son gouvernement trouve toujours, quand il le veut, un article quatorze ou un texte douteux sur le droit d’aller et de venir, ou de se réunir, ou de manger sur la place publique, en un mot un prétexte quelconque pour faire une révolution en vingt-quatre heures. Des droits politiques ne peuvent pas être absolus, et quand on les fait chauffer comme des machines à vapeur jusqu’à leur dernière puissance, on est sûr de les faire sauter; mais quand les lois reposent sur les mœurs, toutes les classes sont intéressées à les préserver, non-seulement de toute violence extérieure, mais encore de leurs propres excès. Les forces diverses et variées à l’infini qui composent un peuple libre, au lieu de s’entre-détruire et de s’entre-dévorer, cherchent à grandir et à se développer ensemble en respectant leurs mutuelles limites, et c’est ainsi que des institutions véritablement nationales descendent d’âge en âge jusqu’à la postérité la plus reculée.


JOHN LEMOINNE.