Épaves (Prudhomme)/L’Artiste

Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Artiste.

ÉpavesAlphonse Lemerre. (p. 17-18).


L’ARTISTE


À Maurice Albert.


Imaginer, c’est faire à son gré toutes choses,
Affranchir les effets de la lenteur des causes,
Ne plus subir son sort, mais, le pouvant choisir,
Voir enfin le bonheur naître du seul désir !
Maître et dispensateur du temps et de l’espace,
C’est hâter ce qui tarde, arrêter ce qui passe,
Et dans un ciel intime embrasé de soleils
Étendre à l’infini des horizons vermeils.
Imaginer enfin, c’est jouir sans mélange,
C’est laver l’Idéal éclaboussé de fange,
C’est parfaire la vie, en embellir le lieu,

C’est rebâtir le monde avec plus d’art que Dieu !
Mais qu’aisément ce monde improvisé s’écroule !
Il est fait de nuée, il flotte et se déroule
Si frêle !… Vienne au cœur une secousse, un bruit,
Un rien, tout se dissout et le charme est détruit :
Nous voyons s’abîmer notre opulent royaume,
Et son peuple inventé s’enfuir, léger fantôme.
Alors remonte en nous tout le réel impur :
Cette vase émergeant souille nos lacs d’azur,
Des coups de vent brutaux en rompent la surface,
Le rivage enchanteur se dissipe et s’efface,
Et, vaine ombre engloutie avec ce vain décor,
Des rêves a sombré la flotte aux poupes d’or.
Heureux qui peut soustraire aux tempêtes du monde
Pour la clouer en soi sa vision profonde !
Surtout heureux l’artiste ! Il pense avec vigueur
Et pose devant lui les songes de son cœur :
Un marbre, un bout de toile en est dépositaire.
Il ne veut pas devoir tous ses biens à la terre,
Mais, pliant la nature aux formes de son choix,
Il a le beau dans l’âme et l’âme à fleur des doigts.