Épîtres (Voltaire)/Épître 57

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 311-313).


ÉPÎTRE LVII.


AU ROI DE PRUSSE FRÉDÉRIC LE GRAND,
EN RÉPONSE À UNE LETTRE DONT IL HONORA L’AUTEUR,
À SON AVÉNEMENT À LA COURONNE.


1740[1]


Quoi ! vous êtes monarque, et vous m’aimez encore !
Quoi ! le premier moment de cette heureuse aurore
Qui promet à la terre un jour si lumineux,
Marqué par vos bontés, met le comble à mes vœux !
Ô cœur toujours sensible ! âme toujours égale !
Vos mains du trône à moi remplissent l’intervalle[2].

Citoyen couronné, des préjugés vainqueur,
Vous m’écrivez en homme, et parlez à mon cœur.
Cet écrit vertueux, ces divins caractères,
Du bonheur des humains sont les gages sincères.
Ah, prince ! ah, digne espoir de nos cœurs captivés !
Ah ! régnez à jamais comme vous écrivez.
Poursuivez, remplissez des vœux si magnanimes :
Tout roi jure aux autels de réprimer les crimes ;
Et vous, plus digne roi, vous jurez dans mes mains
De protéger les arts, et d’aimer les humains.
Et toi[3] dont la vertu brilla persécutée.
Toi qui prouvas un Dieu, mais qu’on nommait athée,
Martyr de la raison, que l’Envie en fureur
Chassa de son pays par les mains de l’erreur,
Reviens, il n’est plus rien qu’un philosophe craigne ;
Socrate est sur le trône, et la Vérité règne.
Cet or qu’on entassait, ce pur sang des États,
Qui leur donne la mort en ne circulant pas,
Répandu par ses mains, au gré de sa prudence,
Va ranimer la vie, et porter l’abondance.
La sanglante injustice expire sous ses pieds :
Déjà les rois voisins sont tous ses alliés ;
Ses sujets sont ses fils, l’honnête homme est son frère :
Ses mains portent l’olive, et s’arment pour la guerre.
Il ne recherche point ces énormes soldats,
Ce superbe appareil, inutile aux combats,
Fardeaux embarrassants, colosses de la guerre,
Enlevés[4], à prix d’or, aux deux bouts de la terre ;
Il veut dans ses guerriers le zèle et la valeur,

Et, sans les mesurer, juge d’eux par le cœur[5].
Ainsi pense le juste, ainsi règne le sage.
Mais il faut au grand homme un plus heureux partage :
Consulter la prudence, et suivre l’équité,
Ce n’est encor qu’un pas vers l’immortalité.
Qui n’est que juste est dur ; qui n’est que sage est triste :
Dans d’autres sentiments l’héroïsme consiste.
Le conquérant est craint, le sage est estimé ;
Mais le bienfaisant charme, et lui seul est aimé ;
Lui seul est vraiment roi ; sa gloire est toujours pure ;
Son nom parvient sans tache à la race future.
À qui se fait chérir faut-il d’autres exploits ?
Trajan, non loin du Gange, enchaîna trente rois :
À peine a-t-il un nom fameux par la victoire :
Connu par ses bienfaits, sa bonté fait sa gloire.
Jérusalem conquise, et ses murs abattus,
N’ont point éternisé le grand nom de Titus ;
Il fut aimé : voilà sa grandeur véritable.
Ô vous qui l’imitez, vous, son rival aimable,
Effacez le héros dont vous suivez les pas :
Titus perdit un jour, et vous n’en perdrez pas.



  1. Dans le Mercure de France, de septembre 1748, on trouve une traduction latine de cette épître. (B.)

    — Voyez, dans la Correspondance avec le roi de Prusse, les lettres de Frédéric des 6 et 12 juin 1740.

  2. Variante :
    Vos mains du trône à moi franchissent l’intervalle ;
    Et, philosophe roi, méprisant la grandeur,
    Vous m’écrivez en homme, et parlez à mon cœur.
    Vous savez qu’Apollon, le dieu de la lumière,
    N’a pas toujours du ciel éclairé la carrière :
    Dans un champêtre asile il passa d’heureux jours ;
    Les arts qu’il y fit naître y furent ses amours ;
    Il chanta la vertu. Sa divine harmonie
    Polit des Phrygiens le sauvage génie ;
    Solide en ses discours, sublime en ses chansons,
    Du grand art de penser il donna des leçons.
    Ce fut le siècle d’or ; car, malgré l’ignorance,
    L’âge d’or en effet est le siècle où l’on pense.
    Un pasteur étranger, attiré vers ces bords,
    Du dieu de l’harmonie entendit les accords ;
    À ses sons enchanteurs il accorda sa lyre ;
    Le dieu, qui l’approuva, prit le soin de l’instruire
    Mais le dieu se cachait, et le simple étranger
    Ne connut, n’admira, n’aima que le berger.
    Phébus quitta bientôt ces agréables plaines,
    Du char de la lumière il prit en main les rênes ;
    Mais le jour que sa course éclaira l’univers,
    Au lieu de se coucher dans le palais des mers,
    Déposant ses rayons et sa grandeur suprême,
    Il apparut encore à l’étranger qui l’aime,
    Lui parla de son art, art peu connu des dieux.
    Et ne l’oublia point en remontant aux cieux.
    Je suis cet étranger, ce pasteur solitaire ;
    Mais quel est l’Apollon qui m’échauffe et m’éclaire ?
    C’est à vous de le dire, ô vous qui l’admirez,
    Peuples qu’il rend heureux, sujets qui l’adorez,
    À l’Europe étonnée annoncez votre maître.
    Les vertus, les talents, les plaisirs, vont renaître ;
    Les sages de la terre, appelés à sa voix,
    Accourent pour l’entendre, et reçoivent ses lois.
    Et toi, dont la vertu, etc.
    — Frédéric, n’étant que prince royal, avait passé quelques années dans une campagne qu’il avait ornée, et où il s’était perfectionné dans la connaissance des beaux-arts. C’est à quoi Voltaire fait allusion dans le sixième vers de cette variante. (B.)
  3. Le professeur Volf, persécuté comme athée par les théologiens de l’université de Hall, chassé par Frédéric II sous peine d’être pendu, et fait chancelier de la même université à l’avénement de Frédéric III. (Note de Voltaire, 1748.)
  4. Un de ces soldats, qu’on nommait Petit-Jean, avait été acheté vingt-quatre mille livres, (Id., 1748).
  5. Variante :
    Et, sans les mesurer, juge d’eux par le cœur.
    Il est héros en tout, puisqu’en tout il est juste ;
    Il sait qu’aux yeux du sage on a ce titre auguste
    Par des soins bienfaisants plus que par des exploits.
    Trajan, etc.