Épîtres (Voltaire)/Épître 103

Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 397-402).


ÉPÎTRE CIII.


À BOILEAU,
OU MON TESTAMENT[1].


(1769)


ZoBoileau, correct auteur de quelques bons écrits,
Zoïle de Quinault, et flatteur de Louis,
Mais oracle du goût dans cet art difficile
Où s’égayait Horace, où travaillait Virgile,
Dans la cour du Palais je naquis ton voisin :
De ton siècle brillant mes yeux virent la fin ;

Siècle de grands talents bien plus que de lumière,
Dont Corneille, en bronchant, sut ouvrir la carrière.
Je vis le jardinier de ta maison d’Auteuil,
Qui chez toi, pour rimer, planta le chèvre-feuil[2].
Chez ton neveu Dongois[3] je passai mon enfance ;
Bon bourgeois qui se crut un homme d’importance.
Je veux récrire un mot sur tes sots ennemis,
À l’hôtel Rambouillet[4] contre toi réunis,
Qui voulaient, pour loyer de tes rimes sincères,
Couronné de lauriers t’envoyer aux galères.
Ces petits beaux esprits craignaient la vérité,
Et du sel de tes vers la piquante âcreté.
Louis avait du goût, Louis aimait la gloire :
Il voulut que ta muse assurât sa mémoire ;
Et, satirique heureux, par ton prince avoué,
Tu pus censurer tout, pourvu qu’il fût loué.
Bientôt les courtisans, ces singes de leur maître,
Surent tes vers par cœur, et crurent s’y connaître.
On admira dans toi jusqu’au style un peu dur
Dont tu défiguras le vainqueur de Namur[5],
Et sur l’amour de Dieu ta triste psalmodie[6]
Du haineux janséniste en son temps applaudie ;
Et l’Équivoque même, enfant plus ténébreux,
D’un père sans vigueur avorton malheureux.

Des muses dans ce temps, au pied du trône assises,
On aimait les talents, on passait les sottises.
Un maudit Écossais, chassé de son pays,
Vint changer tout en France, et gâta nos esprits.
L’Espoir trompeur et vain, l’Avarice au teint blême,
Sous l’abbé Terrasson[7] calculant son système,
Répandaient à grands flots leurs papiers imposteurs,
Vidaient nos coffres-forts, et corrompaient nos mœurs ;
Plus de goût, plus d’esprit : la sombre arithmétique[8]
Succéda dans Paris à ton art poétique.
Le duc et le prélat, le guerrier, le docteur,
Lisaient pour tous écrits des billets au porteur.
On passa du Permesse au rivage du Gange,
Et le sacré vallon fut la place du change.
Le ciel nous envoya, dans ces temps corrompus,
Le sage et doux pasteur des brebis de Fréjus,
Économe sensé, renfermé dans lui-même,
Et qui n’affecta rien que le pouvoir suprême.
La France était blessée : il laissa ce grand corps
Reprendre un nouveau sang, raffermir ses ressorts,
Se rétablir lui-même en vivant de régime.
Mais si Fleury fut sage, il n’eut rien de sublime ;
Il fut loin d’imiter la grandeur des Colberts :
Il négligeait les arts, il aimait peu les vers.
Pardon si contre moi son ombre s’en irrite,
Mais il fut en secret jaloux de tout mérite.
Je l’ai vu refuser, poliment inhumain,
Une place à Racine[9], à Crébillon du pain.
Tout empira depuis. Deux partis fanatiques,
De la droite raison rivaux évangéliques,
Et des dons de l’esprit dévots persécuteurs,

S’acharnaient à l’envi sur les pauvres auteurs.
Du faubourg Saint-Médard les dogues aboyèrent,
Et les renards d’Ignace avec eux se glissèrent,
J’ai vu ces factions, semblables aux brigands
Rassemblés dans un bois pour voler les passants ;
Et, combattant entre eux pour diviser leur proie,
De leur guerre intestine ils m’ont donné la joie.
J’ai vu l’un des partis de mon pays chassé,
Maudit comme les Juifs, et comme eux dispersé ;
L’autre, plus méprisé, tombant dans la poussière
Avec Guyon[10], Fréron, Nonotte, et Sorinière.
Mais parmi ces faquins l’un sur l’autre expirants,
Au milieu des billets exigés des mourants,
Dans cet amas confus d’opprobre et de misère,
Qui distingue mon siècle et fait son caractère,
Quels chants pouvaient former les enfants des neuf Sœurs ?
Sous un ciel orageux, dans ces temps destructeurs,
Des chantres de nos bois les voix sont étouffées :
Au siècle des Midas on ne voit point d’Orphées.
Tel qui dans l’art d’écrire eût pu te défier,
Va compter dix pour cent chez Rabot le banquier :
De dépit et de honte il a brisé sa lyre.
Ce temps est, réponds-tu, très-bon pour la satire.
Mais quoi ! puis-je en mes vers, aiguisant un bon mot,
Affliger sans raison l’amour-propre d’un sot ;
Des Cotins de mon temps poursuivre la racaille,
Et railler un Coger dont tout Paris se raille ?
Non, ma muse m’appelle à de plus hauts emplois.
À chanter la vertu j’ai consacré ma voix.
Vainqueur des préjugés que l’imbécile encense,
J’ose aux persécuteurs prêcher la tolérance ;
Je dis au riche avare : « Assiste l’indigent ; »
Au ministre des lois : « Protège l’innocent ; »
Au docteur tonsuré : « Sois humble et charitable.
Et garde-toi surtout de damner ton semblable. »
Malgré soixante hivers, escortés de seize ans[11],

Je fais au monde encore entendre mes accents.
Du fond de mes déserts, aux malheureux propice,
Pour Sirven[12] opprimé je demande justice :
Je l’obtiendrai sans doute ; et cette même main,
Qui ranima la veuve et vengea l’orphelin,
Soutiendra jusqu’au bout la famille éplorée
Qu’un vil juge a proscrite, et non déshonorée.
Ainsi je fais trembler, dans mes derniers moments,
Et les pédants jaloux, et les petits tyrans.
J’ose agir sans rien craindre, ainsi que j’ose écrire.
Je fais le bien que j’aime, et voilà ma satire.
Je vous ai confondus, vils calomniateurs,
Détestables cagots, infâmes délateurs ;
Je vais mourir content. Le siècle qui doit naître
De vos traits empestés me vengera peut-être.
Oui, déjà Saint-Lambert[13], en bravant vos clameurs,
Sur ma tombe qui s’ouvre a répandu des fleurs ;
Aux sons harmonieux de son luth noble et tendre,
Mes mânes consolés chez les morts vont descendre.
Nous nous verrons, Boileau : tu me présenteras
Chapelain, Scudéri, Perrin, Pradon, Coras.
Je pourrais t’amener, enchaînés sur mes traces[14],
Nos Zoïles honteux, successeurs des Garasses[15].
Minos entre eux et moi va bientôt prononcer :
Des serpents d’Alecton nous les verrons fesser :
Mais je veux avec toi baiser dans l’Élysée
La main qui nous peignit l’épouse de Thésée.
J’embrasserai Quinault, en dusses-tu crever ;

Et si ton goût sévère a pu désapprouver
Du brillant Torquato le séduisant ouvrage[16],
Entre Homère et Virgile il aura mon hommage.
Tandis que j’ai vécu, l’on m’a vu hautement
Aux badauds effarés dire mon sentiment ;
Je veux le dire encor dans ces royaumes sombres :
S’ils ont des préjugés, j’en guérirai les ombres.
À table avec Vendôme, et Chapelle, et Chaulieu,
M’enivrant du nectar qu’on boit en ce beau lieu,
Secondé de Ninon, dont je fus légataire,
J’adoucirai les traits de ton humeur austère.
Partons : dépêche-toi, curé de mon hameau,
Viens de ton eau bénite asperger mon caveau[17].



  1. Voltaire parle de cette épître dans sa lettre à d’Argental, du 12 mars 1769. Clément de Dijon y répondit par une pièce intitulée Boileau à Voltaire. C’est à cette réponse que Voltaire fait allusion dans le quatrième vers de son Épître à Horace (épître cxiv.)

    L’Épître à Boileau, l’Épître à l’auteur du livre des Trois Imposteurs, qui suit, et L’Épître à Saint-Lambert, cv, furent réunies, et intitulées les Trois Épîtres : il paraît qu’une édition fautive en fut donnée à Paris. C’est sous le même titre qu’elles sont à la fin du tome VI de l’Évangile du jour. Dans cette réimpression une note fut ajoutée à l’Épître à Saint-Lambert ; voyez page 407. (B.)

  2.  : Antoine, gouverneur de mon jardin d’Auteuil,
    Qui diriges chez moi l’if et le chèvre-feuil.
    La maison était fort vilaine, et le jardin aussi. (Note de Voltaire, 1769.)

    — Les deux vers que Voltaire cite dans cette note sont les premiers de l’épître XI de Boileau à son jardinier ; et, en les citant, Voltaire a sans doute voulu faire voir que ce n’était pas lui qui avait pris la licence d’écrire chèvre-feuil. (B.)

  3. Boileau a dit quelque part : M. Dongois, mon illustre neveu. C’était un greffier du parlement, qui demeurait dans la cour du Palais avec toute la famille de Boileau. (Note de Voltaire, 1774.)
  4. L’hôtel Rambouillet se déchaîna longtemps contre Boileau, qui avait accablé dans ses satires Chapelain, très-estimé et très-recherché dans cette maison, mauvais poëte, à la vérité, mais homme fort savant, et, ce qui est étonnant, bon critique ; Cotin, non moins plat poëte, et de plus plat prédicateur, mais homme de lettres et aimable dans la société ; d’autres encore, dont aucun ne lui avait donné le moindre sujet de plainte. Il n’en est pas de même de notre auteur : il n’a jamais rendu ridicules que ceux qui l’ont attaqué ; et en cela il a très-bien fait, et nous l’exhortons à continuer. (Id., 1773.)
  5. Ce vers est déjà dans le Temple du Goût ; voyez tome VIII, page 578.
  6. Variante :
    Et sur l’amour de Dieu l’ennuyeuse homélie
    Qu’enfanta tristement l’hiver de ton génie.
  7. L’abbé Terrasson, traducteur de Diodore de Sicile, philosophe et savant, mais entêté du système de Law. Il fit imprimer, le 21 juin 1720, une brochure dans laquelle il démontrait que les billets de banque étaient forts préférables à l’argent, parce que le billet avait un prix invariable. Les colporteurs qui débitaient sa brochure criaient en même temps un arrêt qui réduisait les billets à moitié. Il fut ruiné par ce système même qu’il avait tant prêché. Ce fut lui qui, dans le temps où l’on remboursait en papier toutes les rentes, proposa à Law de rembourser la religion catholique. Law lui répondit que l’Église n’était pas si sotte, et qu’il lui fallait de l’argent comptant. (Note de Voltaire, 1773.)
  8. Variante :
    … La triste arithmétique.
  9. Louis Racine, fils du grand Racine. (Id., 1773.)
  10. Guyon, auteur de plusieurs livres, comme de l’Oracle des philosophes. Fréron est connu ; Nonotte est, ainsi que Fréron, un ex-jésuite et un folliculaire ; Sorinière, nous ne savons quel est cet auteur. (Note de Voltaire, 1773.)
  11. L’auteur aurait dû dire dix-sept, mais apparemment dix-sept aurait gâté le vers. (Id., 1773.)
  12. Sirven est cet homme si innocent et si connu dont M. de Voltaire prit la défense. Les juges l’avaient condamné, lui et sa femme, au dernier supplice. Le procureur fiscal de cette juridiction, nommé Trinquet, donna les conclusions suivantes : « Je requiers que l’accusé, duement atteint et convaincu de parricide, soit banni pour dix ans. » Ce Trinquet était ivre sans doute quand il conclut ainsi ; mais les juges ! Et c’est de pareils imbéciles barbares que dépend la vie des hommes ! À la fin M. de Voltaire est venu à bout de faire rendre justice à cette famille. (Note de Voltaire, 1773.)
  13. M. de Saint-Lambert, dans son excellent poëme des quatre Saisons, (Id., 1769.)
  14. Variante :
    Nonotte et Jean Fréron, successeurs des Garasses,
    De chardons couronnés, paraîtront sur mes traces.
  15. Garasse, jésuite fameux par l’excès de ses bêtises et de ses fureurs. Il fut le délateur et le calomniateur de Théophile, auquel il pensa en coûter la vie, dans un temps où il y avait beaucoup de juges aussi absurdes que Garasse. (Note de Voltaire, 1773.)
  16. La Jérusalem délivrée du Tasse.
  17. Variante :
    … Asperger mon tombeau.