Épîtres (Boileau)/Préface aux trois Épîtres suivantes

ÉpîtresImprimerie généraleVolumes 1 et 2 (p. 317-321).


PRÉFACE

COMPOSÉE EN 1695, ET PUBLIÉE À LA TÊTE DES TROIS DERNIÈRES ÉPITRES.


Je ne sais si les trois nouvelles épîtres que je donne ici au public auront beaucoup d’approbateurs ; mais je sais bien que mes censeurs y trouveront abondamment de quoi exercer leur critique : car tout y est extrêmement hasardé. Dans le premier de ces trois ouvrages, sous prétexte de faire le procès à mes derniers vers, je fais moi-même mon éloge, et n’oublie rien de ce qui peut être dit à mon avantage ; dans le second, je m’entretiens avec mon jardinier de choses très-basses et très-petites ; et dans le troisième, je décide hautement du plus grand et du plus important point de la religion, je veux dire de l’amour de Dieu. J’ouvre donc un beau champ à ces censeurs, pour attaquer en moi et le poëte orgueilleux, et le villageois grossier, et le théologien téméraire. Quelque fortes pourtant que soient leurs attaques, je doute qu’elles ébranlent la ferme résolution que j’ai prise il y a longtemps de ne rien répondre, au moins sur le ton sérieux, à tout ce qu’ils écriront contre moi.

À quoi bon en effet perdre inutilement du papier ? Si mes épitres sont mauvaises, tout ce que je dirai ne les fera pas trouver bonnes ; et si elles sont bonnes, tout ce qu’ils diront ne les fera pas trouver mauvaises. Le public n’est pas un juge que l’on puisse corriger, ni qui se règle par les passions d’autrui. Tout ce bruit, tous ces écrits qui se font ordinairement contre des ouvrages où l’on court, ne servent qu’à y faire encore plus courir, et à en mieux marquer le mérite. Il est de l’essence d’un bon livre d’avoir des censeurs ; et la plus disgrâce qui puisse arriver à un écrit qu’on met au jour, ce n’est pas que beaucoup de gens en disent du mal, c’est que personne n’en dise rien.

Je me garderai donc bien de trouver mauvais qu’on attaque mes trois épitres. Ce qu’il y a de certain, c’est que je les ai fort travaillées, et principalement celle de l’amour de Dieu, que j’ai retouchée plus d’une fois, et où j’avoue que j’ai employé tout le peu que je puis avoir d’esprit et de lumières. J’avois dessein d’abord de la donner toute seule, les deux autres me paroissant trop frivoles pour être présentées au grand jour de l’impression avec un ouvrage si sérieux ; mais des amis très-sensés m’ont fait comprendre que ces deux épitres, quoique dans le style enjoué, étoient pourtant des épitres morales, où il n’étoit rien enseigné que de vertueux ; qu’ainsi étant liées avec l’autre, bien loin de lui nuire, elles pourroient même faire une diversité agréable ; et que d’ailleurs beaucoup d’honnêtes gens souhaitant de les avoir toutes trois ensemble, je ne pouvois pas avec bienséance me dispenser de leur donner une si légère satisfaction. Je me suis rendu à ce sentiment, et on les trouvera rassemblées ici dans un même cahier. Cependant comme il y a des gens de piété qui peut-être ne se soucieront guère de lire les entretiens que je puis avoir avec mon jardinier et avec mes vers, il est bon de les avertir qu’il y a ordre de leur distribuer à part la dernière, savoir celle qui traite de l’amour de Dieu ; et que non-seulement je ne trouverai pas étrange qu’ils ne lisent que celle-là, mais que je me sens quelquefois moi-même en des dispositions d’esprit où je voudrois de bon cœur n’avoir de ma vie composé que ce seul ouvrage, qui vraisemblablement sera la dernière pièce de poésie qu’on aura de moi ; mon génie pour les vers commençant à s’épuiser, et mes emplois historiques ne me laissant guère le temps de m’appliquer à chercher et à ramasser des rimes.

Voilà ce que j’avois à dire aux lecteurs. Avant néanmoins que de finir cette préface, il ne sera pas hors de propos, ce me semble, de rassurer des personnes timides, qui, n’ayant pas une fort grande idée de ma capacité en matière de théologie, douteront peut-être que tout ce que j’avance en mon épitre soit fort infaillible, et appréhenderont qu’en voulant les conduire je ne les égare. Afin donc qu’elles marchent sûrement, je leur dirai, vanité à part, que j’ai lu plusieurs fois cette épître à un fort grand nombre de docteurs de Sorbonne, de pères de l’Oratoire et de jésuites très-célèbres, qui tous y ont applaudi, et en ont trouvé la doctrine très-saine et très-pure ; que beaucoup de prélats illustres à qui je l’ai récitée en ont jugé comme eux ; que Mgr  l’évêque de Meaux[1], c’est-à-dire une des plus grandes lumières qui aient éclairé l’Église dans les derniers siècles, a eu longtemps mon ouvrage entre les mains, et qu’après l’avoir lu et relu plusieurs fois, il m’a non-seulement donné son approbation, mais a trouvé bon que je publiasse à tout le monde qu’il me la donnoit ; enfin, que, pour mettre le comble à ma gloire, ce saint archevêque[2] dans le diocèse duquel j’ai le bonheur de me trouver, ce grand prélat, dis-je, aussi éminent en doctrines et en vertus qu’en dignité et en naissance, que le plus grand roi de l’univers, par un choix visiblement inspiré du ciel, a donné à la ville capitale de son royaume, pour assurer l’innocence et pour détruire l’erreur, Mgr  l’archevêque de Paris, en un mot, a bien daigné aussi examiner soigneusement mon épitre, et a eu même la bonté de me donner sur plus d’un endroit des conseils que j’ai suivis ; et m’a enfin accordé aussi son approbation, avec des éloges dont je suis également ravi et confus.

Au reste, comme il y a des gens qui ont publié que mon épître n’étoit qu’une vaine déclamation qui n’attaquoit rien de réel, ni qu’aucun homme eût jamais avancé ; je veux bien, pour l’intérêt de la vérité, mettre ici la proposition que j’y combats, dans la langue et dans les termes qu’on la soutient en plus d’un école. La voici : « Attritio ex gehennæ metu sufficit, etiam sine ulla Dei dilectione, et sine ullo ad Deum offensum respectu ; quia talis honesta et supernaturalis est[3]. » C’est cette proposition que j’attaque et que je soutiens fausse, abominable, et plus contraire à la vraie religion que le luthéranisme ni le calvinisme. Cependant je ne crois pas qu’on puisse nier qu’on ne l’ait encore soutenue depuis peu, et qu’on ne l’ait même insérée dans quelques catéchismes en des mots fort approcbans des termes latins que je viens de rapporter.

  1. Jacques-Bénigne Bossuet. Bossuet écrivait, en 1695, à l’abbé Renaudot : « Si je me fusse trouvé ici quand vous m’avez honoré de votre visite, je vous aurois proposé le pèlerinage d’Auteuil, avec M. L’abbé Boileau, pour aller entendre de la bouche inspirée de M. Despréaux l’hymne céleste de l’Amour de Dieu. C’est pour mercredi. Je vous invite à dîner… Après nous irons, je vous en conjure. »
  2. Louis-Antoine de Noailles, cardinal, archevêque de Paris.
  3. C’est-à-dire : « L’attrition qui résulte de la crainte de l’enfer suffit, même sans aucun amour de Dieu, et sans aucun rapport à ce Dieu qu’on a offensé ; une telle attrition suffit, parce qu’elle est honnête et surnaturelle. »