Épîtres, satires, chansons, épigrammes, et autres pièces de vers/5

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SATIRE III.

CONTRE LA PARESSE. — (1818)


 : D’un ton grave et hardi, débutai-je pour rire ?
Non, ce fut tout de bon que je promis d’écrire.
Sans trop soigner mon style, ou rechercher mes mots,
J’effraierai les méchants, et me rirai des sots ;
Je poursuivrai partout le vice et la folie :
À ce noble dessein ma parole me lie.
L’on dira : « D’où vient donc un silence si long,[1]
« Après un si grand bruit, un repos si profond ?
« Fi du poète qui si longtems se repose. »
Lecteur, de ce repos veux-tu savoir la cause ?
Depuis cinq ou six mois, je cherche maint sujet,
Où je puisse exercer ma verve, vain projet :
La Paresse[2] irritée affaiblit mon langage,
Ralentit mon ardeur, amollit mon courage,
Épanche la langueur sur chacun de mes sens :
Pour la vaincre, je fais des efforts impuissans :
Contre elle vainement je cherche à tenir ferme :
De son pouvoir sur moi je ne puis voir le terme.
Oh ! quand de ce combat sortirai-je vainqueur ?
Quand reprendrai-je, enfin, ma force et ma vigueur ?

La Paresse, aujourd’hui, me joue un tour de Basque
Si donc je la dévoile, ou plutôt, la démasque ;
Si j’expose au grand jour ses procédés pervers,
Et si je la poursuis dans ses replis divers,
Qu’est-ce, sinon punir et venger une injure ?
Comme la vanité, l’avarice, l’usure,
La nommer par son nom, c’est assez la punir :
Commençons donc, d’abord, par la bien définir.
Je demande et réponds ; Qu’est-ce que la paresse ?
Une indigne langueur, une lâche mollesse,
Qui fait qu’on ne fait rien, quand on doit travailler,
Ou qu’on dort mollement, quand on devrait veiller ;
Quand on est bien-portant, fait qu’on se dit malade ;
Fait, enfin, que l’on fait comme faisait Vervade.
Le sommeil au corps las redonne la vigueur,
Dissipe la fatigue, et chasse la langueur,
Lorsque pour le besoin sobrement on en use ;
Mais c’est tout le contraire, alors qu’on en abuse.
Tel peut, pour sa santé, dormir toute la nuit ;
Mais qui dort en plein jour et s’abuse et se nuit,
Fait tort à son pays, fait tort à sa famille ;
Et Sommeur ferait mieux rester dans sa coquille,
Qu’à midi, se montrer, en se frottant les yeux,
Semblant ne savoir pas combien font deux fois deux :
Son voisin s’enrichit, tandis qu’il se repose :
De son peu de succès sa cagnardise est cause :
D’où vient, jusqu’à présent, voit-on languir Dormard ?
C’est que, journellement, il se lève trop tard.

« Pourquoi ne pas dormir, lorsqu’on n’a rien à faire ?
C’est là du fainéant le prétexte ordinaire.
« C’est pour passer le temps. » Non, c’est pour le tuer :
À savoir l’employer il faut s’habituer.
Le temps passe assez vite : écoutez tout le monde :
« Qu’est-ce le temps, » dit-on ? « une vapeur, une onde,
« Qui s’écoule, et qu’on voit disparaître à l’instant ;
« L’éclair, qui naît et meurt, presque au même moment,
« Et dont à peine on a pu sentir la présence. »
Par la bonté des Dieux, la terre en abondance
Pour le besoin de l’homme, ou son plaisir, produit
Mainte herbe, mainte fleur, mainte plante, maint fruit :
Sans offenser le Ciel on peut en faire usage ;
S’en priver volontiers même serait peu sage ;
Car il faut distinguer l’usage de l’abus,
Et les plaisirs permis, des plaisirs défendus :
Bien user, c’est sagesse ; abuser, c’est folie.
Malheur au siècle où naît un perfide génie,
Qui du système humain changeant l’ordre et la loi,
Des dons de la nature intervertit l’emploi ;
Sur un dépôt sacré porte une main coupable,
Ou donne au genre-humain un conseil exécrable.
L’un de la canne à sucre a fait couler le rhum ;
Un autre du pavot a tiré l’opium :
L’un ou l’autre poison, en produisant l’ivresse,
Ou fait naître, ou nourrit, ou mûrit la paresse.
L’opium engourdit le Turc et le Persan,
Le Tartare et l’Indou, l’Arabe et le Birman.

Le rhum, en nos climats, fait d’horribles ravages,
Et, sous tous les rapports, cause d’affreux dommages :
Que de jeunes gens morts, pour en avoir trop pris !
Combien d’autres n’auront jamais les cheveux gris,
Si, malgré tant d’avis, de malheureux exemples,
Ils en prennent encore à mesures trop amples.
Ou qui, souvent, de jour, de nuit, se répétant,
Font que chez eux l’ivresse est un état constant,
Reconnu, dès l’abord, à leur simple apparence
Omettant, si l’on veut, le surcroît de dépense
Qu’un acharné buveur apporte en sa maison,
De lui, de plus en plus, s’éloigne la raison ;
De jour en jour, à tout il se rend moins habile ;
Et dans le monde, enfin, devient plus qu’inutile.
En effet, l’homme gris, du matin jusqu’au soir,
Pourrait-il proprement remplir quelque devoir,
Exercer quelque emploi ; se tirer avec gloire
D’un travail exigeant du sens, de la mémoire ?
Non, n’ayant plus, alors, ni les membres dispos,
Ni le cerveau rassis, ni l’esprit en repos,
Il est nul, incapable. En un mot, un ivrogne,
S’il est tel d’habitude, et, surtout, sans vergogne,
Doit être, tôt ou tard, éconduit, bafoué,
Et peut-être, de plus, sur la scène joué,
En butte à tous les traits de l’esprit satirique.
Pour servir la Paresse encore, en Amérique,
Viziliputzili[3] fit croître le tabac.
L’indolent Méxicain, juché dans son hamac,

(De notre campagnard modèle et prototype,)
Avalant, à longs traits, par un tube, une pipe,
La vapeur et l’esprit d’un suc assoupissant,
S’enivrait de fumée, et s’endormait content.
La pipe, au Canada, produit un grand dommage ;
Y tient trop souvent place et d’étude et d’ouvrage.
Passez-vous par les champs, dans le temps des moissons,
Vous entendez, partout : « Allumons ! allumons ! »
Aussitôt fait que dit ; mais pendant qu’on allume,
Et qu’on fume, le fer refroidit sur l’enclume.
Chez notre laboureur, cinquante fois le jour,
Et le sac à tabac et la pipe ont leur tour :
Il fume, en se levant, fume, quand il se couche ;
En un mot, à toujours une pipe à la bouche,
Comme n’ayant, du tout, affaire qu’à fumer.
C’est aimer un peu trop à flairer, à humer
La fumée, à son dam : car le feu de la pipe,
Tombant sur une paille, une feuille, une ripe,
Allume un incendie affreux, et très souvent,
D’un riche agriculteur fait un homme indigent.
Naguère, à Tabager advint malheur étrange :
« Allons, » dit-il, un jour, « visiter notre grange,
« Et voir, un peu, jusqu’où se monte notre bien. »
(C’était un jour de fête, il ne s’y faisait rien.)

Sa grange, de froment contient six mille gerbes ;
Son orge, son aveine et ses pois sont superbes :
Il tressaille de joie, en contemplant le tout.
« Je vais, enfin, remplir mon coffre, pour le coup ;
« À mille individus je puis fournir des vivres ;
« Le beau bled, cet hiver, vaudra bien quinze livres ;
« Et douze cents minots, si je ne me méprends,
« Si je sais bien compter, font dix-huit mille francs ; »
Dit-il, en crayonnant sur un morceau de brique ;
(Tabager connaissait, un peu, l’arithmétique,)
« Mille minots de pois feront deux mille écus ;
« Mon orge me vaudra, j’en suis sûr, encor plus ;
« Oui, je surpasserai mon voisin Latulipe.
Ce disant, il aveint son briquet et sa pipe,
Et sa pierre et son tondre, et bat, et s’asseyant ;
Il compte, il rêve, il fume, et s’endort, en fumant.
Mais la pipe allumée, échappant de sa bouche,
Se vide sur le foin, qui lui servait de couche :
Il s’éveille en sursaut, et voyant tout flambant,
Il se lève, bondit, et se sauve, en criant :
« À l’incendie ! au feu ! » C’est inutile peine :
Son orge, son froment, ses pois et son aveine,
Et sa grange, tout brûlé, et l’homme, en un moment,
Voit sa gloire en fumée, et sa richesse au vent :
Tout est, en un instant, consumé par la flâmme.
La paresse, souvent, du corps passe dans l’âme :
Tel n’est pas paresseux pour orner sa maison,
Arroser son jardin, recueillir sa moisson :

Cultiver son esprit ?… Ah ! c’est une autre chose ;
On ne peut s’y résoudre, on le craint, on ne l’ose :
On est fier d’un verger, d’un champ, d’un palefroi,
D’un chien : de son esprit, nullement. Loin de moi
Le dessein de parler contre l’agriculture ;
Cet art est le premier qui fut dans la nature :
Il fait jaunir les champs, fait fleurir les jardins ;
Il embellit la terre, et nourrit les humain,
Enrichit le pays, entretient le commerce :
Honneur, donc, et profit à quiconque l’exerce.
Mais devons-nous toujours soumettre l’âme au corps ;
Négliger le dedans, pour parer le dehors ;
Mettre avant l’infini[4] le moment ? J’aime à croire
Que l’âme, après la mort, gardera la mémoire
De tout ce qu’ici bas, l’homme connut, apprit ;
Que si, sur terre, il a cultivé son esprit,
Son esprit saura plus que si, par indolence,
Il eût, avec son corps, croupi dans l’ignorance.
Oh ! combien ce pays renferme d’ignorans,
Qu’on aurait pu compter au nombre des sa vans,
S’ils n’eussent un peu trop écouté la Paresse,
Et s’ils se fussent moins plongés dans la mollesse !
Combien, au lieu de lire, écrire, ou travailler,
Passent le temps à rire, ou jouer, ou bâiller !
À l’exemple voisin des dix-huit républiques,[5]
Vit-on jamais, ici, des corps académiques ?

Privé d’un tel secours, ce qu’on apprit, enfant,
On l’oublie et le perd, souvent, en vieillissant ;
Surtout, quand, à cet âge, étudiant par force,
On n’a pu du savoir attraper que l’écorce.
Quand se réveilleront tous nos esprits cagnards ?
Quand étudierons-nous la nature et les arts ?
La paresse nous fait mal parler notre langue :
Combien peu, débitant la plus courte harangue,
Savent garder et l’ordre, et le vrai sens des mots ;
Commencer et finir chaque phrase à propos ?
Très souvent, au milieu d’une phrase française,
Nous plaçons, sans façon, une tournure anglaise :
Presentment, indictment, impeachment, foreman,
Sheriff, writ, verdict, bill, roast-beef, warrant, watchman.
Nous écorchons l’oreille, avec ces mots barbares,
Et rendons nos discours un peu plus que bizarres.
C’est trop souvent le cas, à la chambre, au barreau.
Mais, voulez-vous entendre un langage nouveau ?
Un langage ! que dis-je ? un jargon pitoyable,
Un patois ridicule autant que détestable,
Déshonneur de Québec et du nom québécois,
Lisez certain journal, nommé le Vieux-gaulois.
Là, de mainte chimère, en style amphigourique,
Un esprit de travers sottement alambique ;
Semble moins s’adresser, dans ses grossiers propos,
À des Français polis, qu’à de lourds Visigoths.

Comme sot en pensers, ignorant en grammaire,
Il est barbare autant qu’il est visionnaire
Et chez les Illinois allant chercher ses mets,
Déroute le lecteur, qui dit : Nescio vos.[6]
Au lieu de disputer, chez lui, l’on se chicane,
Et la fumée, en l’air, se transforme en boucane ;
Un meuble de ménage est appelé butin,
Et jardinages sont les produits d’un jardin.
Je n’aimerais point voir, aux feuilles canadoises,[7]
Des mots trop recherchés, des phrases trop courtoises
Mais je m’indigne à droit, en lisant des écrits,
D’où la langue, le goût, la raison sont proscrits.
Pour croître, entretenir, préserver l’ignorance,
La Paresse produit la triste insouciance :
Cet être, à l’air nigaud, aux regards stupéfaits ;
Du présent, du futur, ne s’occupe jamais.
L’insouciant voit tout, entend tout, sans rien dire,
Et même, d’un bon-mot jamais il n’a su rire :
En tous temps, en tous lieux, il se tient toujours coi,
Et tout ce qu’il sait dire est : « Que m’importe, à moi. »
Il verrait l’incendie aux coins de sa patrie ;
Ou son père, ou sa mère, ou sa femme périe ;
Les villes, les moissons, les vergers embrasés ;
La moitié des humains sous leurs toits écrasés ;

L’autre moitié criant, pleurant, mourante, ou morte,
Ladre, il serait muet, ou dirait : « Que m’importe ? »
Des froids indifférens ici le nombre est grand,
Et semble, qui pis est, aller toujours croissant.
Ailleurs, l’indifférence est fruit de la détresse ;
Elle est, dans ce pays, fille de la Paresse :
Qui dit indifférent dit encor paresseux.
Peut-être, je devrais faire un récit affreux
Des malheurs qu’ont produits et la mère et la fille,
Et tous les alliés de la triste famille,
En tous lieux, en tous temps, et dans tous les états ;
Mais, si je commençais, je ne finirais pas :
Tant de ces maux divers la mesure est immense.
De la Paresse encor naquit la négligence,
Le tort de différer du jour au lendemain,
Ou plutôt, de remettre, et sans terme et sans fin.
Mal m’en prit à moi-même : un matois que je nomme
Courailleur, me devait une assez forte somme ;
Assez forte, s’entend, pour mon petit avoir :
Il m’offre de payer ce qu’il me peut devoir,
Instamment : moi, nigaud, dépourvu de sagesse,
Par sotte vanité, je lui dis : « Rien ne presse ;
« J’ai quelque chose à dire au voisin Beauverger ;
« Demain, cela se peut aussi bien arranger. »
Le lendemain, assez tard dans l’après-dinée,
Je vais chez Courailleur, la mine enfarinée :[8]

« C’est monsieur Courailleur que vous désirez voir ?
« Il est sorti, monsieur ; probablement, ce soir,
« Vous lui pourrez parler ; » me dit la ménagère.
Je réponds : « J’attendrai ; je n’ai pas grande affaire. »
J’attendis, en effet, et croquai le marmot ;
Tout honteux de n’avoir pas pris mon homme au mot ;
Et soupçonnant, dès lors, ce que j’appris ensuite,
Que pour ne point payer, il avait pris la fuite.
Eh ! combien diraient d’eux ce que je dis de moi !
Passe encor, quand on n’est négligent que pour soi.
Négliger pour autrui, c’est se rendre coupable.
Qui pourrait, en effet, ne pas croire blâmable
L’homme qui, volontiers, s’est pris, chargé d’un soin,
Duquel, par négligence, il ne s’occupe point ?
Combien de médecins, procureurs, ou notaires,
Qui, pour négligemment avoir fait leurs affaires,
Pourraient être accusés des malheureux décès,
Des altercations, des ruineux procès,
Qu’avec étonnement, tous les jours, on contemple ?
Je pourrais en citer maint déplorable exemple ;
Mais je sens en moi-même une molle lenteur,
Qui me rend presque aussi paresseux que P… r ;
De la Paresse, enfin, les vengeances indignes.
Mais j’allais oublier deux paresseux insignes :
Par un mot déjà vieux, l’un s’appelle musard ;
Et l’autre est l’importun, l’ennuyeux babillard,
Qui, de ne faire rien recherchant le prétexte,
D’un auteur inconnu vous commente le texte ;

Cherche, comme un furet, partout, à qui parler,
Rend malade quiconque il peut appateler ;
Dont la langue, en un mot, incessamment frétille,
S’il ne rencontre à qui pouvoir conter vétille.
Au regard vagabond, à l’abord effaré,
Un babillard, feignant d’être un homme affairé,
Vous fait croire, parfois, que, lorsque, dans la rue,
Sur vous, sans préalable, il se jette et se rue,
Vous saisit par le bras, ou vous prend au collet,
C’est qu’il se sent pour vous l’amour le plus complet,
Un égard qu’il refuse à l’ami plus vulgaire.
Mais si vous n’êtes point à son dessein contraire,
De ses propos sans fin vous serez assommé,
Et, sinon mort, mourant, par l’ennui consumé.
Quoiqu’il ne fasse rien, ne dise rien qui vaille,
Du fâcheux babillard la langue, au moins, travaille ;
Et je l’aime encor mieux que cet homme niais,
Qui voulant travailler, ne travaille jamais ;
Sur lui-même, toujours, se plie et se replie ;
S’il eut en vue un plan, risiblement l’oublie,
Pour voir battre des chats, ouïr un fol entretien.
Pendant que le musard perd son temps, la nuit vient :
À la barque arrivé trop tard pour le passage,
Par un plus long chemin il retourne au village ;
Voit toujours, trop tardif, ses projets ruinés ;
De partout se retire avec un pied de nez.

  1. Cette pièce ne fut publiée dans l’Aurore que six mois après la précédente.
  2. On voit que la paresse est ici personnifiée, comme elle l’est partout où j’emploie un P capital.
  3. Principale divinité des Méxicains. Quelques auteurs écrivent Vizliputzli ; d’autres, Viziliputzli ; d’autres, enfin, Vizilipuzili. J’ai choisi l’orthographe qui convenait à mon vers.
  4. L’infini en durée, ou l’éternité.
  5. À l’époque de la composition de cette satire, l’Union américaine ne comprenait que dix-huit États : elle se compose aujourd’hui de vingt-trois ou vingt-quatre.
  6. Mot pour mot : Je ne vous connais pas.
  7. Les premiers écrivains français qui ont parlé du Canada disent Canadois, Canadoise, au lieu de Canadien, Canadienne : du moins j’ai trouvé ces mots dans la Géographie de GUILLAUME DELISLE.
  8. On dit ordinairement, la gueule enfarinée : j’ai cru pouvoir substituer mine à gueule ; cette dernière expression m’ayant paru trop basse, surtout en parlant de moi-même.