Épîtres (Voltaire)/Épître 84

(Redirigé depuis Épître 84)
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 10 (p. 360-362).


ÉPÎTRE LXXXIV.


AU ROI DE PRUSSE[1].


Blaise Pascal a tort, il en faut convenir ;
Ce pieux misanthrope, Héraclite sublime,
Qui pense qu’ici-bas tout est misère et crime,
Dans ses tristes accès ose nous maintenir
Qu’un roi que l’on amuse, et même un roi qu’on aime,
Dès qu’il n’est plus environné,
Dès qu’il est réduit à lui-même,
Est de tous les mortels le plus infortuné[2].
Il est le plus heureux s’il s’occupe et s’il pense.
Vous le prouvez très-bien ; car, loin de votre cour,
En hibou fort souvent renfermé tout le jour,
Vous percez d’un œil d’aigle en cet abîme immense
Que la philosophie offre à nos faibles yeux ;
Et votre esprit laborieux,
Qui sait tout observer, tout orner, tout connaître,
Qui se connaît lui-même, et qui n’en vaut que mieux,

Par ce mâle exercice augmente encor son être.
Travailler est le lot et l’honneur d’un mortel.
Le repos est, dit-on, le partage du ciel.
Je n’en crois rien du tout : quel bien imaginaire
D’être les bras croisés pendant l’éternité ?
Est-ce dans le néant qu’est la félicité ?
Dieu serait malheurcux s’il n’avait rien à faire ;
Il est d’autant plus Dieu qu’il est plus agissant.
Toujours, ainsi que vous, il produit quelque ouvrage :
On prétend qu’il fait plus, on dit qu’il se repent.
Il préside au scrutin qui, dans le Vatican,
Met sur un front ridé la coiffe à triple étage.
Du prisonnier Mahmoud il vous fait un sultan,
Il mûrit à Moka, dans le sable arabique[3],
Ce café nécessaire aux pays des frimas ;
Il met la fièvre en nos climats,
Et le remède en Amérique.
Il a rendu l’humain séjour
De la variété le mobile théâtre ;
Il se plut à pétrir d’incarnat et d’albâtre
Les charmes arrondis du sein de Pompadour,
Tandis qu’il vous étend un noir luisant d’ébène
Sur le nez aplati d’une dame africaine,
Qui ressemble à la nuit comme l’autre au beau jour.
Dieu se joue à son gré de la race mortelle ;
Il fait vivre cent ans le Normand Fontenelle,
Et trousse à trente-neuf mon dévot de Pascal.
Il a deux gros tonneaux d’où le bien et le mal
Descendent en pluie éternelle
Sur cent mondes divers et sur chaque animal.
Les sots, les gens d’esprit, et les fous, et les sages,
Chacun reçoit sa dose, et le tout est égal.
On prétend que de Dieu les rois sont les images.
Les Anglais pensent autrement ;
Ils disent en plein parlement
Qu’un roi n’est pas plus dieu que le pape infaillible.
Mais il est pourtant très-plausible
Que ces puissants du siècle un peu trop adorés,
À la faiblesse humaine ainsi que nous livrés,

Ressemblent en un point à notre commun maître :
C’est qu’ils font comme lui le mal et le bien-être ;
Ils ont les deux tonneaux. Bouchez-moi pour jamais
Le tonneau des dégoûts, des chagrins, des caprices,
Dont on voit tant de cours s’abreuver à longs traits :
Répandez de pures délices
Sur votre peu d’élus à vos banquets admis ;
Que leurs fronts soient sereins, que leurs cœurs soient unis ;
Au feu de votre esprit que notre esprit s’éclaire ;
Que sans empressement nous cherchions à vous plaire ;
Qu’en dépit de la majesté,
Notre agréable Liberté,
Compagne du Plaisir, mère de la Saillie,
Assaisonne avec volupté
Les ragoûts de votre ambrosie.
Les honneurs rendent vain, le plaisir rend heureux.
Versez les douceurs de la vie
Sur votre Olympe sablonneux,
Et que le bon tonneau soit à jamais sans lie[4].



  1. Cette pièce est de 1751. On l’a imprimée souvent avec le titre des Deux Tonneaux. (K.) — C’est sous ce titre, les Deux Tonneaux, qu’elle est imprimée dans la Bigarrure, tome XX, page 46, qui est du commencement de 1753. (B.)
  2. Voyez les Pensées de Pascal, Ire part., art. vii, no 1.
  3. Ce vers et les trois suivants sont cités dans l’article Fièvre du Dictionnaire philosophique.
  4. Le bon tonneau fut loin de rester sans lie ; et Voltaire abandonnait bientôt après l’Olympe sablonneux du Brandebourg. (G. A.)