L’existence d’Émile Zola a été, en somme, douce et heureuse, sauf la déchirure de l’affaire Dreyfus, et les années de pauvreté du début. Notre auteur a supporté allègrement les privations et les inquiétudes de l’apprentissage littéraire ; au cours de l’affaire tourmentée, il s’est montré très calme, très maître de soi, il a même dû ressentir alors des émotions fortes, au charme âpre, quelque chose de la volonté de Napoléon impassible, au milieu du carnage d’Eylau.
Il n’a pas été écrasé par des deuils affreux et imprévus : la perte affligeante de sa bonne mère est survenue à une époque normale. Il n’a pas été secoué par de grandes crises de cœur. L’amour physique, qui le préoccupait surtout, lui a été favorable, même dans ses dernières années. L’argent, dès la trentième année, lui est venu. Il était, ce qui est le
cas de nombre d’auteurs, toujours anxieux, douteur, et mécontent des œuvres qu’il avait patiemment préparées et laborieusement achevées, mais cela durait peu. Il a été de bonne heure reconnu chef de groupe, puis d’école, ce qui lui plaisait, bien qu’il n’en convînt pas. Les adulations
l’ont, durant toute sa vie, escorté. Il a été aussi accueilli avec des
huées et des injures, mais cela fait contraste, et constitue l’agréable
symphonie de la célébrité. L’affaire Dreyfus lui a donné la sensation,
inconnue jusqu’alors, de la popularité, de la foule, de la lutte sur la
place publique, qu’il semblait, par ses œuvres, par sa vie de cénobite,
par son défaut d’expérience de la tribune, par son éloignement des
candidatures et des comités politiques, destiné à toujours ignorer. Enfin,
il a été favorisé surtout parce qu’il a passionnément aimé le travail.
L’homme n’est heureux que par la passion, même quand il en souffre. Comme
la discipline, le jeûne et les pénitences, pour l’ascète fanatique, ce fut
sa grande, peut-être son unique joie, ce travail, qu’il abordait avec
une sorte de frisson religieux, et pendant lequel, comme un prêtre très
croyant, à l’autel, il officiait, il communiait, il s’absorbait dans une
béatitude infinie.
Aussi, toujours comme l’homme de Dieu, qui ne manque en toute circonstance
d’invoquer, de bénir et de glorifier la divinité qu’il sert, il a saisi
toute occasion de célébrer les louanges du Travail. L’un de ces hymnes
de reconnaissance les plus éclatants est contenu dans le discours qu’il
prononça, le samedi 23 mai 1893, à l’Association des Étudiants de Paris,
dont il présidait la fête.
Après le compliment de rigueur à la Jeunesse, il salua la Science et la
définit :
La Science, dit-il fortement, aurait donc promis le bonheur, et
aboutirait à la faillite ? (C’était à l’époque où Brunetière avait
lancé son fameux blasphème de la banqueroute de la science). Non !
ripostait Zola avec conviction et avec justesse, la science a-t-elle
promis le bonheur ? Je ne le crois pas. Elle a promis, la vérité !
Et comme on avait parlé du bonheur de se reposer dans la certitude d’une
foi, avec l’impétuosité d’un apôtre convertissant, prêchant un évangile
nouveau, il lança ce magnifique appel au Travail, comparable au divin
appel de Renan à la Beauté, dans la prière sur l’Acropole :
Et alors pourquoi ne serions-nous pas modestes, pourquoi
n’accomplirions-nous pas la tâche individuelle que chacun de nous
vient remplir, sans nous révolter, sans céder à l’orgueil du Moi, qui
ne veut pas rentrer dans le rang ? Dès qu’on a accepté cette tâche, et
qu’on s’en acquitte, il me semble que le calme doit se produire, même
chez les plus torturés.
C’est à ceux qui souffrent du mystère que je m’adresse fraternellement
en leur conseillant d’occuper leur existence de quelque labeur énorme,
dont il serait bon même qu’ils ne vissent pas le bout. Et le balancier
qui leur permettra de marcher droit, c’est la distraction de toutes
les heures, le grain jeté en terre, et, en face, le pain quotidien
dans la satisfaction du devoir accompli.
Sans doute cela ne résout aucun des problèmes métaphysiques. Il n’y a
là qu’un moyen empirique de vivre la vie d’une façon honnête, et à peu
près tranquille ; mais n’est-ce donc rien que de se donner une bonne
santé morale et physique, et d’échapper aux dangers du rêve en
résolvant le plus de travail possible sur cette terre !
Je me suis toujours méfié de la chimère, je l’avoue. Rien n’est moins
sain pour les peuples que de rester dans la légende, et de croire
qu’il suffit de rêver la force pour être fort. Nous avons bien vu à
quoi cela mène, à quels affreux désastres.
On dit au peuple de regarder en haut, de croire à une puissance
supérieure, de s’exalter dans l’idéal. Non ! non ! C’est là un langage
qui, pour moi, semble impie. Le seul peuple fort est le peuple qui
travaille, car le travail donne le courage et la foi. Pour vaincre,
il est nécessaire que les arsenaux soient pleins, que l’armée soit
ensuite confiante en ses chefs, et en elle-même. Tout cela s’acquiert,
il n’y faut que du vouloir et de la méthode.
Le prochain siècle est au travail, et ne voit-on pas déjà dans le
socialisme montant s’ébaucher la loi sociale du travail pour tous, du
travail régulateur et pacificateur.
Je vais finir en vous proposant, moi aussi, une loi, en vous suppliant
d’avoir la foi au Travail. Travaillez, jeunes gens. Je sais tout ce
qu’un tel conseil semble avoir de banal. Il n’est pas de distributions
de prix où il ne tombe parmi l’indifférence des élèves, mais je vous
demande d’y réfléchir, et je me permets, moi qui n’ai été qu’un
travailleur, de vous dire tout le bienfait que j’ai retiré de la
longue besogne dont l’effort remplit ma vie entière. J’ai eu de rudes
débuts ; j’ai connu la misère et la désespérance. Plus tard j’ai vécu
dans la lutte ; j’y vis encore, discuté, nié, abreuvé d’outrages. Eh
bien ! je n’ai eu qu’une foi et qu’une force, le travail. Ce qui m’a
soutenu, c’est l’immense labeur que je m’étais imposé. En face de moi,
j’avais toujours le but vers lequel je marchais, et cela suffisait
à me remettre debout, à me donner le courage de marcher quand même,
lorsque la vie mauvaise m’avait abattu.
Le travail dont je parle, c’est le travail réglé, la tâche
quotidienne, et le devoir qu’on s’est fait d’avancer d’un pas chaque
jour dans son œuvre. Que de fois, le matin, je me suis assis à ma
table, la tête perdue, la bouche amère, torturé par quelques grandes
douleurs physiques ou morales, et chaque fois, malgré les révoltes de
ma souffrance, après les premières minutes d’agonie, ma tâche m’a été
un soulagement et un réconfort.
Toujours je suis sorti consolé de ma besogne quotidienne, le cœur
brisé peut-être, mais debout encore. Le travail, Messieurs, mais
songez donc qu’il est l’unique loi du monde, le grand régulateur ;
la vie n’a pas d’autre sens, pas d’autre raison d’être. Nous
n’apparaissons chacun que pour donner notre somme de labeur et
disparaître !
On ne peut définir la vie autrement que par ce mouvement de
communications qu’elle reçoit et qu’elle lègue.
On remarquera la déclaration patriotique contenue dans ce passage du
beau discours de Zola. À rapprocher de ce qui a été dit plus haut dans
l’analyse de la Débâcle. À noter aussi que, dans les trois Évangiles
même dans Vérité, dont le sujet est l’affaire Dreyfus transposée, il
n’y a pas une phrase, pas un mot, qui puissent passer pour une négation
du sentiment patriotique, même pas un dédain envers l’armée, pas une
flatterie aux anti-militaristes.
Zola a renouvelé son hommage au Travail à une fête de félibres, donnée à
Sceaux, en invoquant la gaieté, qui est la force de la vie.
La gaieté, c’est l’allègement de tout l’être, c’est l’esprit clair,
la main prompte, le courage aisé, la besogne facile, les heures
satisfaites, même lorsqu’elles sont mauvaises, c’est un flot qui monte
du sol nourricier, qui est la sève de tous nos actes. C’est la santé,
le don de nous-même, la vie acceptée dans l’unique joie d’être et
d’agir. Vivre, et en être heureux, il n’est pas d’autre sagesse pour
être. J’en parle, du reste, Messieurs, dans le grand regret d’un homme
qui n’a guère la réputation d’être gai. J’en parle comme un souffrant
parle de la guérison. Je voudrais ardemment que la jeunesse qui pousse
fût gaie et bien portante. Je n’aurais même que l’excuse d’avoir
beaucoup travaillé, avec la passion des forces de la vie. Oui, j’ai
aimé la vie, si noire que je l’ai peinte. Et quelles montagnes ne
soulèverait-on pas, si, avec la foi et le travail, on apportait la
gaieté !…
Cet appel à la gaieté, c’était aussi le souhait de Renan, lorsqu’il
préconisait, aux dîners celtiques, la bonne humeur, cette bienfaisante
disposition, parfois innée, mais qu’il est besoin souvent aussi d’acquérir,
et qu’il est sage de développer, d’entretenir. Ces deux fragments de
discours affirment le tempérament optimiste et confiant de ce Zola, dont
on a voulu faire un misanthrope, toujours penché vers les désespérances,
et sans cesse hanté par le spectacle du laid, par la représentation du mal.
Malgré ses sentiments d’indépendance, et ses goûts d’isolement, son
horreur des cohues, des cérémonies, des banquets, des réceptions et des
milieux mondains, malgré son dédain, peut-être moins réel qu’il ne le
prétendait, des présidences, des honneurs officiels et des dignités, Zola
accepta parfaitement d’être, à un moment donné, nommé président de cette
société des Gens de Lettres à l’écart de laquelle il s’était si longtemps
tenu. Alphonse Daudet et Ludovic Halévy y furent ses parrains. Il
s’acquitta avec sa ponctualité ordinaire de ses fonctions présidentielles.
Il entrait même si bien dans la peau du personnage, chargé de veiller
avaricieusement sur les intérêts de la société, qu’il lui arriva de
prononcer, sans sourciller, des sentences qui devaient le blesser dans
ses sentiments humanitaires, dans ses tendances vers un socialisme
éducateur et généreux. Ainsi, je dus un jour comparaître devant lui, comme
sociétaire, à la suite d’une infraction aux règlements. J’avais laissé
reproduire, par le journal le Parti ouvrier, un de mes articles, et
cet organe socialiste n’avait pas de traité avec les Gens de Lettres.
Je refusais de donner mon pouvoir à l’avoué de la Société, et de laisser
poursuivre ce journal en justice. Zola m’appliqua sans hésiter la pénalité
au maximum, pour les infractions de ce genre, cinq cents francs d’amende,
bien que je fusse un ami personnel de longue date, et qu’au fond il dût
approuver le cadeau que j’avais fait à ce journal populaire, et peu
millionnaire, de mes articles reproduits dans un but de propagande
républicaine. Mais il défendait strictement les intérêts financiers de
la Société qui l’avait mis à sa tête.
Il accepta pareillement, avec grande satisfaction, la Croix de la Légion
d’honneur (14 juillet 1888), puis la rosette d’officier.
Enfin, et ceci peut paraître plus surprenant, il voulut être de l’Académie,
et plusieurs fois il se présenta, sans succès, apportant à cette
tentative l’opiniâtreté qu’il mettait dans toutes ses entreprises. Il a
motivé sa résolution dans une lettre écrite au moment où les journaux
ébruitèrent la nouvelle de sa décoration, décidée par le ministre Édouard
Lockroy. Personne, dans son entourage, n’était averti ; quelques-uns de
ses intimes s’étonnèrent, peut-être plus qu’il ne l’avait pensé, de cette
soumission à une récompense gouvernementale. Auprès de l’un d’eux, il s’en
excusa, en donnant ses raisons par la curieuse lettre suivante qui fait
prévoir sa candidature, lors d’une prochaine vacance académique :
Oui, mon cher ami, mandait-il en juillet 1888, j’ai accepté, après de
longues réflexions, que j’écrirai sans doute un jour, car je les crois
intéressantes pour le petit peuple des lettres, et cette acceptation
va plus loin que la croix, elle va à toutes les récompenses, jusqu’à
l’Académie. Si l’Académie s’offre jamais à moi comme la décoration
s’est offerte, c’est-à-dire si un groupe d’académiciens veulent voter
pour moi et me demandent de poser ma candidature, je la poserai,
simplement, en dehors de tout métier de candidat. Je crois cela bon,
et cela ne serait d’ailleurs que le résultat logique du premier pas
que je viens de faire…
Il n’allait pas tarder à faire le second, et même une suite de faux pas
devait caractériser cette persistance à vouloir entrer à l’Institut, qui
n’eut d’égale que celle des gardiens à lui en refuser la porte.
Il précisa son désir dans une lettre adressée au rédacteur en chef du
Figaro, lors d’une élection où il avait Paul Bourget pour concurrent. Il
expliqua sa conduite, en même temps qu’il exprimait de nobles sentiments
de confraternité :
Paris, le 4 février 1893.
Mon cher Magnard,
Je n’entends barrer la route à personne. Rassurez-vous donc sur le
sort de Bourget, que j’aime beaucoup. Je le prie ici publiquement de
poser sa candidature au prochain fauteuil, sans s’inquiéter de moi.
Battu pour battu, il me sera doux de l’être par lui.
Mais, en vérité, pour faire de la place aux autres, il m’est
impossible de renoncer à toute une ligne de conduite que je crois
digne, et que d’ailleurs les faits m’imposent.
Ma situation est simple.
Du moment qu’il y a une Académie en France, je dois en être. Je me
suis présenté, et je ne puis pas reconnaître que j’ai tort de l’avoir
fait. Tant que je me présente, je ne suis pas battu. C’est pourquoi je
me présenterai toujours.
Quant aux quelques amis littéraires, que je suis heureux et fier de
posséder à l’Académie, et que je gêne, dites-vous, ils sauront garder
toute la liberté de leur conscience, j’en suis convaincu. Je ne leur
ai jamais rien demandé, et la première chose que je leur demanderai
sera de voter pour Bourget, le jour où il se présentera.
Cordialement à vous.
Il apporta, dans cette poursuite d’un siège académique, un acharnement,
qui suscita sans doute des résistances sérieuses, plus tenaces qu’on
aurait dû s’y attendre. D’ordinaire, l’Académie, après un stage plus ou
moins prolongé, finit par s’amadouer et accorde à la persévérance, qui est
pour elle le plus flatteur des hommages, ce qu’elle avait cru tout d’abord
devoir refuser à l’impatience, à la présomption, et même au talent trop
sûr de lui-même. Ce fut comme un duel. Zola finit, son insistance étant
devenue agressive, par décourager plusieurs des académiciens qui le
soutenaient. Il perdait des voix à chaque candidature nouvelle. Un jour,
il y avait trois fauteuils vacants. Zola hardiment se porta à tous. Il
subit un échec triple. Il persista dans son intention de braver de nouveau
l’hostilité de l’Illustre Compagnie. Voici la déclaration nette et franche
qu’il publia après ce retentissant insuccès :
Je savais que je ne serais pas élu. Que ferai-je maintenant ? La
question ne se pose pas pour moi, ou plutôt elle est résolue d’avance.
Tout à l’heure j’écrirai au secrétaire perpétuel de l’Académie
française que je reste candidat au fauteuil d’Ernest Renan, et que je
pose ma candidature au fauteuil de John Lemoinne.
Je reste candidat, et je serai candidat toujours. De mon lit de mort,
s’il y avait alors une vacance à l’Académie, j’enverrais encore une
lettre de candidature. Vous savez, en effet, quelle est la position
que j’ai prise. Je considère que puisqu’il y a une Académie je dois
en être. C’est pour cela que je me suis présenté. Que l’on m’approuve
ou que l’on me blâme, il n’en reste pas moins ce fait : j’ai engagé la
lutte. L’ayant engagée, je ne puis pas être battu. Or, me retirer
serait reconnaître ma défaite. Voilà pourquoi je ne me retirerai pas.
L’Académie sera donc officiellement avisée de ma candidature toutes
les fois qu’elle aura à remplacer un de ses membres.
Zola avait contre lui des préventions et des coalitions. On lui reprochait
d’abord la crudité de certains passages de ses livres, l’argot de
l’Assommoir, la Mouquette montrait trop sa lune dans Germinal. Ce
n’était pas toutefois une cause absolue d’exclusion. L’Académie avait eu
dans son sein des auteurs qui ne reculaient pas devant le terme propre,
lequel est d’ailleurs presque toujours le contraire. S’il eût vécu, Zola
aurait triomphé certainement de cette répugnance. Est-ce que l’Académie ne
vient pas de recevoir, et très justement, le poète puissant et le
talentueux auteur qu’est Jean Richepin ? Cependant, la Chanson des Gueux
contient des sonorités et des verdeurs dont Zola n’eut pas le monopole.
La Débâcle et la fausse interprétation donnée à ce livre, où l’on a
voulu voir un dénigrement de l’armée, et un mépris de la valeur française,
qui n’étaient pas un instant en cause, valurent à l’auteur des animosités
invincibles. Ses attaques littéraires, ses succès, l’ostentation avec
laquelle il énumérait les tirages de ses livres lui avaient attiré des
jalousies d’auteurs aux éditions moins multipliées. Son peu de respect
religieux, le nom de Jésus-Christ donné assez maladroitement à son rustre
venteux ne furent pas sans lui nuire. Enfin, parmi les causes de ses
insuccès répétés, le perpétuel candidat, faisant son examen de conscience
et se remémorant ses dédains d’antan, aurait pu comprendre cette phrase
fâcheuse écrite dans les Romanciers naturalistes, étude sur Balzac :
Pourtant la gloriole pousse encore nos écrivains à se parer d’elle
(l’Académie) comme on se pare d’un ruban. Elle n’est plus qu’une
vanité. Elle croulera le jour où tous les esprits virils refuseront
d’entrer dans une compagnie dont Molière et Balzac n’ont pas fait
partie…
Un sage dicton veut qu’on ne crie jamais, à portée d’une source :
« Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ! » car la soif peut venir, et c’est
un engagement téméraire et regrettable quand on ne veut pas le tenir par
la suite, surtout quand c’est la fontaine elle-même qui dispose de son eau,
ne laissant se désaltérer que ceux qui lui conviennent.
Zola eut aussi un instant l’idée d’être candidat aux élections
législatives. On lui offrit un siège dans le cinquième arrondissement
de Paris, circonscription de M. de Lanessan, devenue vacante par sa
nomination en Indochine, et il fut sur le point d’accepter. Il hésita
cependant. On chercha à l’entraîner. Il finit par décliner l’offre, en ajoutant qu’il avait beaucoup de besogne en cours, et qu’il ne se sentait
point alors de taille à faire un député. Il réservait toutefois l’avenir,
en disant que plus tard, si on lui offrait un siège de Sénateur, il serait
probablement disposé à l’accepter. A défaut de l’Académie, aujourd’hui la
Chambre et le Sénat lui fussent devenus d’un accès facile. Mais la mort
n’a pas permis que ces ambitions avouables et justifiées fussent
satisfaites.
Les goûts, les plaisirs, les manies de Zola ne prêtent guère à l’anecdote
et à la curiosité. On sait qu’il fuyait le monde, qu’il n’allait au
théâtre que professionnellement, et qu’en somme il a toute sa vie eu les
habitudes et le train de vie d’un bourgeois. Il était assez gros mangeur.
Il se mit cependant au régime sec, très rude à soutenir, lorsque, avec sa
force de volonté coutumière, il entreprit de combattre l’obésité. Il n’eut
aucune aventure galante intéressante. On ne lui connut que sa liaison
rappelant les amours des patriarches. Il était casanier en tout. Il aimait
beaucoup les animaux. Durant son séjour à Londres, il visita avec émotion,
et ce fut le monument qui peut-être l’intéressa la plus, le cimetière des
chiens aménagé et entretenu par la duchesse d’York.
Il aimait beaucoup les chiens. Il écrivait à Henry Céard, de Médan, le 5
juin 1889 :
… J’ai toutes les peines du monde à avoir l’âme calme. Mon pauvre
petit Fanfan est mort, dimanche, à la suite d’une crise affreuse.
Depuis six mois, je le faisais manger et boire, et je le soignais
comme un enfant. Ce n’était qu’un chien, et sa mort m’a bouleversé.
J’en suis resté tout frissonnant…
Il éprouva une douleur vive, quand il perdit, étant en exil, un petit
chien qu’il aimait, Perlinpinpin, mort du désespoir de ne plus revoir son
maître.
Il écrivit, à ce propos, à Mlle Adrienne Neyrat, directrice du journal
l’Ami des Bêtes, la touchante lettre suivante :
Mademoiselle,
Je vous envoie toute ma sympathie pour l’œuvre de tendresse que vous
avez entreprise, en faveur de nos petites sœurs, les bêtes.
Et puisque vous désirez quelques lignes de moi, je veux vous dire
qu’une des heures les plus cruelles, au milieu des heures abominables
que je viens de passer, a été celle où j’ai appris la mort brusque,
loin de moi, du petit compagnon fidèle qui, pendant neuf ans, ne
m’avait pas quitté.
Le soir où je dus partir pour l’exil, je ne rentrai pas chez moi,
et je ne puis même pas me souvenir si, le matin, en sortant, j’avais
pris mon petit chien dans mes bras, pour le baiser comme à l’habitude.
Lui ai-je dit adieu ? Cela n’est pas certain. J’en avais gardé la
tristesse. Ma femme m’écrivait qu’il me cherchait partout, qu’il
perdait de sa joie, qu’il la suivait pas à pas, d’un air de détresse
infinie.
Et il est mort en coup de foudre.
Il m’a semblé que mon départ l’avait tué ; j’en ai pleuré comme un
enfant, j’en suis resté frissonnant d’angoisse, à ce point qu’il m’est
impossible encore de songer à lui, sans en être ému aux larmes. Quand
je suis revenu, tout un coin de la maison m’a paru vide. Et, de mes
sacrifices, la mort de mon chien, en mon absence, a été un des plus
durs.
Ces choses sont ridicules, je le sais, et si je vous conte cette
histoire, Mademoiselle, c’est que je suis sûr de trouver en vous une
âme tendre aux bêtes, qui ne rira pas trop.
Fraternellement,
ÉMILE ZOLA.
Zola était très fier de sa qualité de membre de la Société protectrice des
animaux.
Il écrivait à ce sujet, en 1899, de Londres :
Un des moments les plus heureux de ma vie a été celui-ci : en ma
qualité de délégué du gouvernement à une assemblée générale de la
Société protectrice des Animaux, j’ai accroché une médaille d’or à la
poitrine d’une rougissante bergère, une petite Bourguignonne de seize
ans, qui s’appelait Mlle Camelin, et qui, au péril de sa vie, avait
tué en combat singulier un loup affamé, sauvant ainsi son troupeau…
Zola a de tout temps pratiqué l’amitié. Il se plaisait à diriger, à
commander ses amis, mais il leur vouait une affection solide et sincère.
Il a été le centre de plusieurs réunions d’intimes, comme nous l’avons
dit : Baille, Cézanne, Marius Roux. Voilà le premier groupe, celui des
Provençaux, des condisciples de sa jeunesse, des premiers confidents de
ses rêves, de ses essais. Puis, vinrent les peintres impressionnistes
et coloristes, Manet, Guillemet, Pissarro, parmi lesquels se trouvait
Cézanne, l’ami de l’adolescence. Ensuite ce fut le groupe de Médan : Guy
de Maupassant, Hennique, Huysmans, Céard et le fidèle Paul Alexis, les
co-auteurs des Soirées de Médan. Le développement pris par cette étude
m’a empêché de décrire ce cénacle, sur lequel je possède de nombreux
documents, ayant été l’ami de plusieurs d’entre eux, de Maupassant et de
Paul Alexis entre autres, pour ne citer que les morts. Si la brièveté de
l’existence me le permet, je consacrerai un nouveau volume au « groupe de
Médan » .
Vinrent ensuite les compagnons de l’époque combative, les défenseurs de
Dreyfus. Il convient de mentionner également le petit groupe des intimes,
des amis personnels, comme Georges Charpentier, Desmoulins, Alfred Bruneau,
et le groupe des jeunes gens de la dernière heure, Saint-Georges de
Bouhélier, Maurice Leblond, Paul Brulat, etc., etc., tous pieux gardiens
de la gloire du maître. M. Maurice Leblond, dont le mariage vient d’être
célébré (14 octobre 1908), devait épouser sa fille Denise.
Parmi les amis et admirateurs de toute la vie de Zola, il est bon de citer
au premier rang, surtout parce que, poète lyrique, auteur dramatique et
critique, ayant vécu, travaillé, grandi, en dehors du naturalisme, il
semblait devoir être plutôt éloigné de l’auteur de Germinal, mon vieux
camarade du Parnasse, Catulle Mendès.
Au banquet donné au Chalet des Îles, au Bois de Boulogne, le 20 janvier
1893, à l’occasion de la publication du Docteur Pascal, qui terminait
la série des Rougon-Macquart, après le toast d’Émile Zola, remerciant la
presse et son éditeur Charpentier, disant : « Cette fête est celle de notre
amitié, qui dure depuis un quart de siècle, et qu’aucun nuage n’assombrit
jamais, sans qu’aucun traité nous ait liés, l’amitié seule nous a unis et
l’amitié est le meilleur des contrats… » Catulle Mendès se leva et salua
en ces termes le héros de la cordiale cérémonie :
Je lève mon verre, cher et illustre maître, pour fêter le jour où
s’achève votre œuvre énorme, bientôt suivie certainement de tant
d’œuvres encore, universelle et juste gloire.
Réjouissez-vous, cher et illustre ami, car, plein de force géniale
pour de nouvelles réalisations, vous avez édifié déjà un monument
colossal qui, après avoir stupéfié d’abord, puis courbé à l’admiration
les hommes de notre âge, sera l’étonnement encore, mais surtout
l’enthousiasme des hommes de tout temps. Et, tout en réservant, —vous
m’y autorisez, —mon intime prédilection pour la Poésie, émerveillement
suprême, tout en gardant la plus haute ferveur de mon culte pour celui
qui n’est plus et ne mourra jamais, je salue en vous l’une des plus
solides, des plus magnifiques, des plus rayonnantes gloires de la
France moderne !
Cet hommage d’un artiste et d’un journaliste comme Catulle Mendès compense
et efface bien d’absurdes et haineuses diatribes.
Un petit incident a terminé cette fête de la littérature moderne.
Un militaire, le général Jung, s’est levé, après plusieurs orateurs, et a
dit simplement, en buvant à Zola :
— « Je souhaite de toute mon âme que mon illustre ami, après la Débâcle,
nous donne le Triomphe. »
Zola a répondu en souriant :
— « Général, cela dépend de vous ! »
Ni Zola, ni personne de ceux qui lui survivent ne devaient voir se
réaliser ce double vœu littéraire et patriotique.
Le 28 septembre 1902, un dimanche soir, Zola et sa femme étaient revenus
de Médan pour s’installer à Paris, dans leur appartement de la rue de
Bruxelles, n° 2 bis. C’était la rentrée hivernale d’usage. M. et Mme Zola
se couchèrent de bonne heure. Ils faisaient chambre commune.
Des travaux de réparation étaient urgents dans l’appartement. Il convenait,
notamment, de remettre en état un tuyau de chute du cabinet de toilette.
Des ouvriers avaient été commandés. Les plombiers devaient venir, le
lendemain, commencer le travail. Ils se présentèrent, comme il avait été
convenu, le lundi matin, à huit heures. Il fallait passer par la chambre à
coucher pour pénétrer dans le cabinet de toilette. On frappa à la porte.
Personne ne répondit. Alarmés, les domestiques enfoncèrent la porte. On
trouva Émile Zola, à terre, au pied du lit, sans connaissance, au milieu
de déjections et de vomissements. Mme Zola gisait, inanimée, sur le lit.
On ouvrit les fenêtres, on courut à la recherche d’un médecin. Il en vint
deux. Ils pratiquèrent la traction rythmique de la langue et essayèrent
d’obtenir la respiration artificielle. Le pouls de Mme Zola était
perceptible. Zola, lui, demeurait inerte. On ne put, malgré ces soins,
que constater la mort du grand romancier. Après trois heures de secours,
Mme Zola reprit connaissance. On la transporta dans une maison de santé,
à Neuilly, chez le docteur Defant. Elle se rétablit assez promptement.
L’enquête à laquelle il fut procédé par le commissaire de police du
quartier Saint-Georges, puis par le docteur Vibert, médecin légiste, et
l’analyse du sang, faite par M. Girard, expert-chimiste du Laboratoire
municipal, permirent d’attribuer la mort à un empoisonnement par l’oxyde
de carbone.
On apprit bientôt, de la bouche même de Mme Zola, quelques particularités
sur la nuit au cours de laquelle s’était produite la catastrophe. Zola,
se sentant indisposé, sous l’oppression de l’asphyxie, s’était levé vers
trois heures du matin, cherchant de l’air, voulant probablement ouvrir la
fenêtre. Il était déjà étourdi par les gaz délétères. Il a dû glisser,
vacillant, sans forces, puis il est tombé sur le tapis, au pied du lit.
L’oxyde de carbone était accumulé dans les parties basses de la pièce.
Zola ne put se relever, sa femme, restée sur le lit, au-dessus de la
couche d’air vicié, a échappé à l’asphyxie totale.
Dans le premier moment de la stupeur générale, on crut à un drame intime,
à un suicide. Il pouvait s’être produit des querelles domestiques,
ayant exaspéré ou désespéré les deux époux. Peut-être avaient-ils pris,
disait-on, la sinistre résolution de périr ensemble ? D’autres prétendaient
que Zola était découragé, annihilé par les batailles subies, et par les
suites, désastreuses pour lui, de l’affaire Dreyfus. Enfin, on insinuait
qu’il était inquiet pour l’avenir, qu’il voyait diminuer la vente de ses
ouvrages, et qu’il se trouvait sur le point de connaître la gêne. Il était
dans la nécessité de restreindre son train de vie, de chercher de nouveaux
travaux productifs, et le dégoût d’une existence tiraillée et amoindrie
l’aurait poussé à envisager, comme une délivrance, la mort volontaire.
Aucune de ces hypothèses ne se trouva vérifiée. Le rapport du commissaire
de police Cornette avait donné quelque créance aux bruits de suicide : ce
magistrat, mal renseigné, en procédant aux premières constatations, avait
dit, dans son procès-verbal :
Il n’y a pas de calorifère allumé, pas d’odeur de gaz. On croit à un
empoisonnement accidentel par médicaments. Deux petits chiens, qui
étaient dans la chambre, ne sont pas morts.
L’enquête médico-légale et l’autopsie firent tomber ces suppositions,
et la mort d’Émile Zola fut reconnue purement accidentelle, due à
des émanations d’oxyde de carbone provenant, par suite de vices de
construction, de la cheminée, où, dans la journée, pour combattre
l’humidité de la chambre, le domestique avait fait du feu avec des
« boulets » . La combustion lente de ces boulets sous la cendre a dû dégager,
dans une cheminée en mauvais état, des gaz qui se sont accumulés et
répandus par la chambre, la nuit venue, les fenêtres, comme les portes,
étant closes.
La mort absurde ayant fait son œuvre détestable, l’enquête close, les
suppositions malveillantes arrêtées, on s’occupa des obsèques du grand
écrivain. Elles furent civiles, imposantes et sans qu’aucun incident les
troublât. Une compagnie du 28e de ligne, sous les ordres d’un capitaine,
rendit les honneurs funèbres militaires, le défunt étant officier de la
Légion d’honneur.
Les funérailles eurent lieu le dimanche 5 octobre, à une heure précise. Le
cortège partit de la maison mortuaire, rue de Bruxelles. Le corbillard de
deuxième classe était couvert de fleurs, de couronnes, avec inscriptions.
Les cordons du poêle étaient tenus par MM. Abel Hermant, président de la
Société des Gens de Lettres, Ludovic Halévy, président de la Société des
Auteurs dramatiques, Georges Charpentier et Alfred Bruneau. Le deuil était
conduit par les amis personnels de Zola, parmi lesquels figurait, inaperçu
d’ailleurs, l’ex-capitaine Alfred Dreyfus. Puis venait le ministre de
l’Instruction publique, M. Chaumié, et le directeur des Beaux-Arts, M.
Henry Roujon.
L’inhumation eut lieu au cimetière du Nord (Montmartre). Des discours
furent prononcés par MM. le ministre Chaumié, Abel Hermant et Anatole
France. Le parcours étant très court de la rue de Bruxelles au cimetière
Montmartre, le cortège ne put que difficilement se développer. Il y eut,
à la sortie du cimetière, quelques bousculades sans importance.
Je ne saurais mieux terminer cette étude impartiale et consciencieuse
sur Émile Zola qu’en reproduisant trois intéressantes appréciations sur
l’Homme et sur l’œuvre, méritant d’être conservées, dans un travail
documentaire comme celui-ci.
La première émane d’un jeune chef d’école, poète, philosophe, romancier
et dont les œuvres dramatiques, la Victoire, le Roi sans Couronne, la
Tragédie Royale, dénotent une haute préoccupation artistique, en même
temps qu’elles manifestent des tendances esthétiques qui paraissent
opposées à celles de Zola, mais ce n’est là qu’une apparence. Ceux qui se
refusent à voir et à sentir la grande idéalité de Zola admettront-ils le témoignage spontané et enthousiaste d’un écrivain de vingt ans ?
Voici ce qu’écrivait, le 1er octobre 1896, Saint-Georges de Bouhélier, et
l’on comprendra pourquoi je me borne à cette simple citation, sans plus
amples épithètes louangeuses, en sa dédicace de lHiver en Méditation ou
les Passe-temps de Clarisse, ouvrage précieux et intensif, publié à la
Librairie du « Mercure de France » :
À Émile Zola.
Maître,
Bien que votre harmonieux génie ait conquis l’attention du monde,
il n’est sans doute point chimérique de le supposer méconnu, car vos
labeurs sollicitaient des gloires diverses. Vous êtes le plus illustre
auteur contemporain, mais il ne semble pas qu’un seul homme vous lise.
Les suffrages de tant de nations ne vous en attirent pas l’estime,
et l’admiration populaire contribue encore à votre isolement. Nul n’a
subi autant d’attaques. Les noires calomnies de la haine et les basses
diatribes de l’envie vous ont tour à tour accablé, en sorte que,
malgré vos travaux d’une solidité admirable, le public se refuse
encore à vous en reconnaître les dons.
Cependant de quelle force n’êtes-vous pas anobli ! Quelle beauté dans
vos ouvrages ! la Terre, Germinal, les colossales fresques ! Cela se
déroule comme de vives contrées, avec le sol et le site mêmes,
villages, végétations, héros. Les campagnes de houilles et les
blanches prairies, voilà des lieux que vous sûtes embellir. Vous les
avez dotés d’un rythme et vos paysans resplendissent, semblablement
à Œdipe, Télémaque. Sur les étendues de vos paysages on dirait que
roulent des herbages réels, des orges et des roses en torrents. Vos
fleuves, vos précipices, vos usines et la nuée du ciel, tout cela
demeure pathétique. Je connais des régions plus belles, sans en
pressentir que pare cette pureté. Des pires scènes dont vous désirâtes
que nous fussions les spectateurs, j’aime le sage et noble équilibre.
Ce qui distingue votre univers, c’est la paix de son innocence et
sa puissante vitalité. Magnifiquement, l’antique Pan y palpite.
L’insufflation des sèves soulève sa poitrine large.
Ainsi, j’ai éprouvé la pudeur de votre œuvre, quand l’épaisseur du
crépuscule fatiguait ma maison d’hiver. Mélancoliquement à l’abri,
je me recueillis avec amertume, et quoique mes méditations ne soient
peut-être pas sans vertus, je leur en croirai davantage encore si
l’offrande que je vous en fais, vous assure, Monsieur, de l’admiration
en laquelle vous tient un jeune homme.
SAINT-GEORGES DE BOUHÉLIER.
1er octobre 1896.
La seconde opinion est d’Anatole France, revenu sur d’anciennes
préventions, et effaçant des critiques dont on a beaucoup usé, pour le
mettre en contradiction avec lui-même, et pour accabler la mémoire de
Zola. C’est un extrait du discours juste et élevé, oraison funèbre laïque
et simple, prononcé devant le cercueil de l’illustre écrivain :
Messieurs,
… L’œuvre littéraire de Zola est immense.
Vous venez d’entendre le président de la Société des gens de lettres
la rappeler, dans un langage excellent, à votre admiration. Vous
avez entendu le ministre de l’Instruction publique en développer
éloquemment le sens intellectuel et moral.
Permettez qu’à mon tour je la considère un moment devant vous.
Messieurs, lorsqu’on la voyait s’élever pierre par pierre, cette
œuvre, on en mesurait la grandeur avec surprise. On admirait, on
s’étonnait, on louait, on blâmait. Louanges et blâmes étaient poussés
avec une égale véhémence. On fit parfois au puissant écrivain (je le
sais par moi-même) des reproches sincères, et pourtant injustes. Les
invectives et les apologies s’entremêlaient.
Et l’œuvre allait grandissant toujours.
Aujourd’hui qu’on en découvre dans son entier la forme colossale, on
reconnaît aussi l’esprit dont elle est pleine. C’est un esprit de
bonté.
Zola était bon. Il avait la candeur et la simplicité des grandes âmes.
Il était profondément moral. Il a peint le vice d’une main rude et
vertueuse. Son pessimisme apparent, une sombre humeur répandue sur
plus d’une de ses pages cachent mal un optimisme réel, une foi
obstinée au progrès de l’intelligence et de la justice. Dans ses
romans, qui sont des études sociales, il poursuivit d’une haine
vigoureuse une société oisive, frivole, une aristocratie basse et
nuisible ; il combattit le mal du temps : la puissance de l’argent.
Démocrate, il ne flatta jamais le peuple, et il s’efforça de lui
montrer les servitudes de l’ignorance, les dangers de l’alcool qui le
livre, imbécile et sans défense, à toutes les oppressions, à toutes
les misères, à toutes les hontes. Il combattit le mal social partout
où il le rencontra. Telles furent ses haines. Dans ses derniers
livres, il montra tout entier son amour fervent de l’humanité. Il
s’efforça de deviner et de prévoir une société meilleure.
Il voulait que, sur la terre, sans cesse un plus grand nombre d’hommes
fussent appelés au bonheur. Il espérait en la pensée, en la science.
Il attendait, de la force nouvelle de la machine, l’affranchissement
progressif de l’humanité laborieuse.
Ce réaliste sincère était un ardent idéaliste. Son œuvre n’est
comparable en grandeur qu’à celle de Tolstoï. Ce sont deux vastes
cités idéales élevées par la lyre aux deux extrémités de la pensée
européenne. Elles sont toutes deux généreuses et pacifiques. Mais
celle de Tolstoï est la cité de la résignation. Celle de Zola est la
cité du travail.
L’autre est un éloge, écrit au lendemain même de la mort de celui à qui
l’on reprochait la Débâcle, comme livre anti-patriote, presque comme un
crime de lèse-patrie. Le nom des signataires de ces lignes est intéressant
à retenir : ce sont les frères Paul et Victor Margueritte, les fils pieux
du général de la charge héroïque, frappé à mort en criant à ses cavaliers
décimés : « En avant ! pour la France et pour le Drapeau ! » Ces deux fils de
soldat ne sauraient être accusés de mépriser l’armée et d’approuver un
insulteur de la Patrie. À cette injuste attaque, à cette calomnieuse
dénonciation, qui ne devrait trouver créance qu’auprès de ceux qui n’ont
pas lu la Débâcle, venant après la déclaration de l’écrivain militaire
et patriote Alfred Duquet, le témoignage des frères Margueritte n’est-il
pas décisif, et ne doit-il pas anéantir enfin cette légende absurde de
la Débâcle, livre anti-français :
… Certes, Émile Zola se passe d’une caution comme la nôtre.
Nous tenons à honneur, pourtant, de l’apporter au maître disparu.
Se rappelle-t-on quelles clameurs indignées ont accueilli
la Débâcle ? Zola, à entendre des patriotes d’excellents sentiments,
mais qui sans doute n’avaient pas lu, ou pas réfléchi, ou pas remonté
aux sources, Zola souillait l’uniforme français, calomniait l’armée,
vilipendait la France.
Hélas !
Nous aussi, après lui, nous avons voulu repasser par ce sanglant
chemin de 1870, jalonné de nos morts. Nous aussi, après lui, nous
avons retourné cette triste terre rouge, pèleriné à ces champs de
bataille qui virent l’écroulement d’un empire et le chancellement
d’une nation. Et nous pûmes nous convaincre, en contrôlant historiens,
faits, détails, souvenirs, témoins, de quelle scrupuleuse vérité, de
quelle exacte et sévère documentation témoignait, pour le romancier
méconnu, ce livre douloureux, mais probe : la Débâcle.
La postérité appréciera plus justement, plus loyalement que beaucoup
d’entre nos contemporains, admirateurs et contempteurs, l’œuvre
littéraire de Zola. Elle s’occupera un peu moins de l’auteur de J’accuse
et un peu plus du romancier historien de la Fortune des Rougon, du
psychologue et du paysagiste de la Page d’Amour, du robuste peintre de
la vie ouvrière dans Germinal et Travail.
Nous pouvons, cependant, porter déjà un jugement, moins partial, moins
passionné, dégagé des mesquines préoccupations de l’actualité et de la
polémique, sur cet écrivain génial qui, avec Victor Hugo, Balzac et Renan,
personnifiera les lettres françaises au XIXe siècle.
Un tri se fera dans le nombre considérable des écrits de Zola. C’est forcé,
et la postérité ne recueille jamais tout ce que laisse après lui un grand
producteur. Déjà on n’accepte que sous bénéfice d’inventaire l’héritage de
Balzac et d’Hugo.
Une sélection se fera dans l’ensemble des Rougon-Macquart. L’Assommoir,
Germinal, Nana, la Terre, dont la vogue, à leur apparition, fut
considérable, conserveront leur retentissante notoriété. Ce sont des
livres qu’il faudra avoir lus. Par contre, Son Excellence Eugène Rougon,
la Conquête de Plassans, l’Argent, Pot-Bouille, le Ventre de Paris, le
Bonheur des Dames, et œuvres analogues, perdront de l’intérêt, au moins
aux yeux du grand public. Les descriptions et les longueurs feront
négliger les belles qualités de couleur et de style de ces ouvrages, au
caractère technique et presque didactique. Mais, comme cela est arrivé
pour Balzac, dont Eugénie Grandet, la Cousine Bette et d’autres études
d’une humanité profonde et d’une psychologie éternelle ont gardé toute
leur fraîcheur, toute leur vigueur native, ce sont les œuvres de
demi-teinte et de facture douce, comme Une Page d’amour, l’œuvre, et
la Joie de vivre, qui seront, tant qu’il y aura une langue française,
lus, relus et admirés. Enfin, la Débâcle, tableau d’histoire, épopée
douloureuse et véridique, mieux comprise, plus justement jugée, demeurera
l’œuvre maîtresse du génial et puissant écrivain.
Le gouvernement de la République vient de donner à la dé pouille de Zola,
non sans quelque résistance, la sépulture glorieuse du Panthéon. On
peut répéter, à propos de cet hommage national, ce que Zola disait de
l’Académie française, et déclarer que, « puisque la France reconnaissante a
un temple où elle reçoit les ossements des grands hommes », la place de ce
grand ouvrier de lettres, qui fut aussi un grand artiste, s’y trouvait
indiquée. Du moment qu’il existe un Panthéon, Zola devait y être. Sa
place est dans la glorieuse nécropole où reposent les célèbres citoyens,
hommes d’action ou hommes de pensée, qui ont illustré la nation. Sans
doute, l’intention de la plupart de ceux qui ont réclamé et obtenu ce
posthume triomphe visait moins l’homme de lettres, le romancier des
Rougon-Macquart, que l’homme départi, l’auteur de la lettre J’accuse,
le défenseur de Dreyfus. On peut regretter cette interprétation. Mais
qu’importe cette satisfaction d’un instant, et cette équivoque destinée à
s’effacer dans l’apaisement du temps ? Qui donc, dans les rangs, encore
invisibles, inconnaissables, des admirateurs qui nous suivront, se
préoccupera de l’intervention de Zola dans un procès d’espionnage,
autrement que comme d’un épisode de sa vie, d’une anecdote ? Est-ce qu’on
se souvient aujourd’hui que Balzac s’est fait l’avocat officieux d’un
assassin, nommé Peytel, réputé, lui aussi, innocent ? La postérité
pourra-t-elle s’intéresser au procès oublié, confus, inexplicable presque,
de ce militaire, condamné et innocenté sans grandes preuves décisives,
dans les deux cas, qui fut le client de Zola ?
Le public, qui acclame aujourd’hui l’entrée solennelle d’Émile Zola dans
les caveaux majestueux du Panthéon, ne constitue pas, dans sa majorité du
moins, sa vraie clientèle, celle pour laquelle il a écrit ses magnifiques poèmes en prose. Heureusement pour la gloire et pour la sécurité des
restes de l’immortel écrivain.
Il est bon, pour la vraie et durable gloire de Zola, que ce ne soit pas
seulement au défenseur de Dreyfus que les honneurs du Panthéon soient
attribués. Assurément, il sera impossible que l’on oublie complètement la
participation de l’auteur des Rougon-Macquart à la réhabilitation de ce
condamné. Libre à ceux de nos descendants que l’Affaire intéressera encore,
et ils seront de plus en plus clairsemés, des érudits, des curieux
d’histoire, des fanatiques israélites et des militaires cléricaux, de
continuer à glorifier ou à maudire Zola de son intervention et de son
apostolat. La postérité se désintéressera de ces querelles, déjà moins
enflammées, alors éteintes. Actuellement, ceux qui ont été les adversaires
de Zola dans la bataille pour et contre l’innocence du capitaine, ceux qui
n’ont été ni persuadés par les écrits de Zola, ni convaincus par les
arrêts de la Cour de cassation, mais qui se sont inclinés devant les
décisions de la justice, devant le doute même, résultant de tous ces longs
débats, doute qui doit, juridiquement et humainement, profiter à l’accusé,
peuvent, sans palinodie, comme sans faiblesse, rendre hommage au grand
écrivain et approuver la translation de ses restes au Panthéon. Victor
Hugo devient son voisin de sépulture glorieuse. Est-ce qu’il n’y a pas,
dans ce voisinage, ce rapprochement des deux grands noms de l’histoire
littéraire contemporaine, un enseignement et une éclatante affirmation ?
Victor Hugo a-t-il récolté l’unanimité des acclamations, et, pour la
totalité de son œuvre, ne saurait-on trouver des réserves ? N’y a-t-il pas
des gens, logiques et sincères, qui, tout en admirant le poète, l’auteur
dramatique, l’homme de lettres, blâment et maudissent le tribun, l’exilé,
le pamphlétaire et l’homme d’action ? Tout ce qui est sorti de la plume de
l’auteur des Feuilles d’automne et des Contemplations semble-t-il
louable et excellent à tout le monde ? Est-ce que les serviteurs du régime
impérial et leurs descendants peuvent se pâmer devant les Châtiments et
honorer celui qui a écrit Napoléon-le-Petit ? L’Expiation, qui nous a
fait détester et combattre l’empire, sur les bancs du collège, à nous les
premiers pionniers de la République de 1870, fut à l’œuvre de Victor Hugo
ce que J’accuse ! est pour Zola. La violence avec laquelle l’empire fut
attaqué, dans ces ouvrages politiques de l’auteur de Notre-Dame-de-Paris,
a-t-il empêché les partisans du régime aboli d’admettre, comme un honneur
légitime, l’entrée de la dépouille du Juvénal des Châtiments au
Panthéon ? Il doit en être de même pour Zola. Quant à ceux qui, à l’heure
présente, ont été surtout disposés à honorer l’auteur de J’accuse ! ils
doivent, pour maintenir et confirmer la gloire de ce grand esprit, ne pas
isoler cet ouvrage des autres écrits de l’auteur.
Admirer Émile Zola et le glorifier uniquement parce qu’il a défendu
Dreyfus est une sottise, mais contester son génie et mépriser son
magnifique labeur, parce qu’il a écrit un regrettable plaidoyer, serait
une absurdité pire et une monstrueuse négation.
Si l’on prenait, une à une, dans un examen à part, les œuvres des
grands morts devant qui, déjà, se sont ouverts les caveaux nationaux,
trouverait-on tout également irréprochable, tout pareillement admirable ?
Il est bien des pages, dans Voltaire et dans Rousseau, dont la citation
serait sévère aussi pour ces illustres défunts. Comme Clemenceau l’a
fortement dit pour les hommes de la Révolution, rien n’étant parfait ni
absolu dans l’histoire des sociétés comme dans la vie des individus, la
Patrie reconnaissante doit accepter et honorer ses grands hommes, en bloc.
Paris, 1908.