Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Devoir du critique


Devoir du critique

Il ne doit pas exister deux poids et deux mesures en critique, elle doit être égale pour tous les écrivains ; mais si une œuvre mérite une attention spéciale et sollicite une étude plus sévère, c’est celle qui, par un succès éclatant de scandale et de curiosité malsaine, peut fausser le jugement public et corrompre les mœurs. Depuis un quart de siècle, un homme, se prétendant novateur et rénovateur de la littérature moderne, se moque, sous le titre de roman scientifique, de tous les savants et inocule à la société, sous les noms pompeux de naturalisme, d’évolution naturaliste, de document humain, d’observation expérimentale des lois de l’hérédité, etc., les erreurs scientifiques les plus grotesques et l’immoralité la plus dangereuse. Le public ne s’est jamais passionné pour les admirables découvertes et les merveilleuses études du docteur Lucas, de Ribot, de Claude Bernard, dont il a tiré, en dénaturant la signification de leurs termes scientifiques, son évolutionnisme expérimental, son esthétique littéraire, sous l’étiquette de naturalisme. Signaler ce fait : des maîtres de la science pillés par Zola, non seulement négligés et inconnus de la foule, mais leur spoliateur, affublé de leur bagage scientifique, tiré à cent cinquante mille exemplaires et lu par des millions de lecteurs, n’est-ce pas prouver jusqu’à l’évidence que ces lecteurs sont attirés par une autre amorce que celle de la science : celle de l’érotisme. Le naturalisme est le jésuitisme de l’érotisme, l’hypocrisie de l’immoralité.

Si l’amour de la science, c’est-à-dire de la vérité, guidait le choix et les préférences de cette foule qui la dédaigne et même l’ignore, loin de rechercher les miasmes littéraires qui se dégagent des œuvres pestilentielles de Zola, elle les proscrirait comme un danger social et une honte publique.

Quand on voit Claude Bernard, ce découvreur génial de la science expérimentale, hésiter devant le problème des phénomènes métaphysiques et s’arrêter, anxieux, dans un doute interrogatif, on se demande quelle plaisanterie a voulu faire, ou quelle insanité orgueilleuse a commise Zola, en se donnant comme le continuateur, le perfectionneur de l’immortel savant. Claude Bernard revu, corrigé, augmenté et perfectionné par Zola ! Qui le croirait ? Lui, lisez, Roman expérimental, p. 24 : « J’en suis donc arrivé à ce point : le roman expérimental est une conséquence de l’évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s’appuie sur la chimie et la physique ; il substitue à l’étude de l’homme abstrait, de l’homme métaphysique, l’étude de l’homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie… Tel est le but, telle est la morale, dans la physiologie et dans la médecine expérimentales : se rendre maître de la vie pour la diriger… Ce rêve du physiologiste et du médecin expérimentateur est aussi celui du romancier qui applique à l’étude naturelle et sociale de l’homme la méthode expérimentale. Notre but est le leur ; nous voulons, nous aussi, être les maîtres des phénomènes des éléments intellectuels et personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des moralistes expérimentateurs, montrant par l’expérience de quelle façon se comporte une passion dans un milieu social. Le jour où nous tiendrons le mécanisme de cette passion, on pourra la traiter et la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffensive possible. Et voilà où se trouvent l’utilité pratique et la haute morale de nos œuvres naturalistes, qui expérimentent sur l’homme, qui démontent et remontent pièce à pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l’influence des milieux. »

J’ai cité textuellement tout ce passage, parce que là est toute la genèse synthétique, esthétique et étique de la méthode expérimentale de Zola ; pour un peu j’allais dire tout le prestigieux venin de sa littérature. Le docteur Ferdas, élève distingué de Claude Bernard, dans sa brochure : la Physiologie expérimentale et le Roman expérimental, p. 16, répond en ces termes à cette adaptation d’une science rigoureuse aux fantaisies naturalistes d’un romancier : « Ainsi, voilà qui est bien net, le roman expérimental continuant et complétant la physiologie, il est désormais du devoir de M. Béclard, l’éminent professeur de physiologie de la Faculté de médecine ; de M. Laborde, le chef des travaux physiologiques ; de MM. Duval, Ch. Richer, etc., de demander sans retard au ministre de l’Instruction publique la création d’une chaire de roman expérimental à l’école de médecine de Paris ; Zola est naturellement désigné à l’avance pour s’y asseoir magistralement. Le professeur naturaliste, entouré d’une foule studieuse de jeunes élèves, avides de continuer et de compléter leurs notions de physiologie, leur expliquera tout le parti physiologique qu’on peut tirer de ces trucs littéraires, — se faire coller un œil de verre quelque part pour surprendre son monde. — « Coupeau avait rendu tripes et boyaux, il y en avait plein la chambre, le lit en était emplâtré, le tapis également et jusqu’à la commode qui se trouvait éclaboussée. — Dites donc, espèce de Borgia, donnez-moi de la jaune, de votre pissat d’âne premier numéro. » — Il est impossible de ne pas constater que le pontife du naturalisme finit par atteindre les dernières hauteurs du ridicule empesé. Ébloui et grisé par les belles pages de Claude Bernard, où il ne voit que des mots sans en comprendre le sens, Zola se lance lui-même dans des appréciations scientifiques. Ici, il me devient sincèrement pénible d’étaler tant de naïveté et d’ignorance. — « Quand Claude Bernard parle des vérités restreintes et précaires de la science biologique, on peut bien confesser que les vérités de la science de l’homme, au point de vue intellectuel et passionel (?) sont plus précaires et plus restreintes encore. » — « Ne pas savoir que science biologique veut dire science de la vie, et que par conséquent ce mot renferme la science de l’homme à tous les points de vue ! Je m’arrête ici ; je pourrais plonger plus avant le scalpel dans le roman morbide de Zola, mais il deviendrait malsain d’y fouiller plus longtemps. Il y a des gens qui fabriquent du chocolat avec de la brique pilée, d’autres qui font du lait avec de la cervelle de cheval ; tous ces industriels gagnent de l’argent. Zola, lui, triture les feuillets d’un livre de Claude Bernard, il les graisse avec sa prose spéciale et il débite le tout avec une étiquette aussi baroque que vide de sens ; cela lui a déjà, dit-on, pas mal rapporté… »

J’ai tenu à reproduire cette appréciation d’un homme du métier, élève du plus grand physiologiste des temps modernes ; il pouvait mieux que personne stigmatiser ce singe de Claude Bernard, qui essaye de justifier la forme et l’esprit de ses élucubrations littéraires en se proclamant son disciple et son continuateur. Je reviendrai plus loin à cette question, en exposant sa méthode scientifique, mais il était nécessaire, avant d’aborder l’auteur, de déposer sa carte d’introduction à la porte de sa biographie.

Cette profession de foi s’imposait, je la devais à mes lecteurs, à mes futurs biographiés, ensuite et surtout à celui qui ouvre ces études biographiques et littéraires. Critique passionné, il a l’attaque violente et la riposte virulente. Il fallait, même dans son intérêt, l’avertir de la franchise et de la loyauté de mes intentions et de mon but. Maintenant s’il se fâche, c’est son affaire, il prouvera que son naturel est aussi naturaliste que ses livres, et qu’il a plus en souci de défendre sa marchandise que d’entendre la vérité. Au reste, si cette étude égratigne légèrement sa vanité, il aura de quoi s’en consoler, car elle lui rendra en publicité ce qu’elle emprunte, malgré lui, à sa superbe modestie.

J’ai la conviction que ma critique, aussi osée et indiscrète qu’elle lui paraisse, sera encore plus modérée et plus pondérée que la sienne. J’ai suivi à cette intention, d’aussi près que j’ai pu, ce qu’il a écrit dans les Documents littéraires, p. 338 : « Le critique doit pénétrer profondément dans le cœur et dans l’âme de l’écrivain, » et dans Mes haines, p. 64 : « Que les œuvres de l’esprit, dans leurs diverses manifestations, suivent constamment l’état de santé ou de maladie du corps. C’est une véritable question littéraire. » Je crois bien que c’est une question littéraire importante : mens sana, in corpore sano ; on pourrait même affirmer qu’elle est capitale : la santé de l’esprit procède certes de celle du corps. Combien ne trouve-t-on pas, dans les livres, de maladies littéraires qui ne peuvent s’expliquer et ne se comprennent que par les maladies physiques des écrivains ; heureux encore les lecteurs quand elles ne sont ni contagieuses ni épidémiques et qu’ils n’ont pas à en redouter le virus ou à en subir la communication ! Un livre malade et contaminé, quand il est tiré à cent cinquante mille exemplaires, inocule, règle générale, son mal à un million de lecteurs ; il est d’autant plus dangereux que, loin d’effrayer celui qu’il frappe, il provoque et attire sa curiosité et la pimente de toutes les séductions affriolantes de la passion et du vice ; c’est un foyer permanent de putréfaction et de destruction. Où veux-je en venir, en signalant ce mal moral, produit par le mal physique de l’auteur ? À ceci, que l’écrivain qui conserve assez de sens moral pour avoir conscience des maladies de son esprit, doit veiller à sa plume et n’oublier jamais qu’il est responsable de la santé et de la vie de ceux qui liront son livre.

Étudier l’homme d’après son physique, son moral, ses goûts, dans ses tendances psychologiques, analyser son œuvre, d’après sa méthode expérimentale, dans ses fatalités scientifiques et littéraires, tel est mon but, n’hésitant pas à avouer « que je me sens une sorte de sympathie pour l’auteur qui m’attire à lui par son audace, mais cette sympathie inavouée m’irrite davantage contre son œuvre. Je suis désespéré de voir tant de force, de talent, de vigueur si mal employés. Je le condamne pour être ce qu’il est et pour n’être pas ce qu’il pouvait être… » (Mes Haines, p. 55.)