Thérèse Raquin ne fut pas un succès. Seuls quelques lecteurs, épris d’art nouveau, cherchant une lecture mixte entre les feuilletons abracadabrants, alors très en vogue, de Ponson du Terrail, et les affadissantes narrations de George Sand vieillie et d’Octave Feuillet, jeune vieillot, s’intéressèrent à ce drame de la conscience, à cette évocation du remords, où se combinaient l’intensité psychologique et la violence dramatique du roman criminel.
Les Rougon-Macquart étaient déjà en préparation lorsque Zola écrivit Thérèse Raquin. On pourrait même faire rentrer ce roman dans la fameuse série. Il suffirait, pour justifier, d’après le plan de l’auteur, ce rattachement, de donner à Thérèse ou à Laurent une parenté quelconque avec les descendants névrosés d’Adélaïde Fouque. La partie psychologique s’y trouve, sans doute, moins développée que dans les romans subséquents, mais déjà se manifeste la préoccupation de la description minutieuse des milieux, et aussi l’étude d’organismes maladifs et de tempéraments dégénérés. Thérèse Raquin rentre dans le cadre des Rougon-Macquart, plus peut-être que le Rêve et Une Page d’Amour. Mais l’auteur n’avait pas, à cette époque, entrepris de composer un « cycle » moderne, ni de combiner des compartiments d’aventures et de descriptions, dans lesquels il ferait figurer des personnages appartenant à une même famille, et procédant d’une hérédité morbide commune.
Avant d’étudier cette vaste composition au plan arrêté d’avance, il convient de mentionner les faits de l’existence de l’auteur, durant ces années mouvementées, pour lui peu favorables au travail littéraire et aux gains par la plume. Ce sont les années qui vont de la fin de l’empire à l’invasion et aux convulsions qui accompagnèrent la venue au monde de la République.
Jusqu’à la veille de la guerre de 1870, Émile Zola vécut au quartier latin. Les domiciles occupés par lui, dans ses années de début, furent modestes et nombreux. Pour ceux qui recherchent ces détails anecdotiques, je vais énumérer ces logis d’étudiant pauvre.
Il convient de rappeler le domicile initial, celui où il est d’usage de
placer une plaque commémorative apprenant aux passants, qui daignent lever
la tête, que là est né, en telle année, tel homme célèbre : c’est donc
à Paris, 10 bis, rue Saint-Joseph, 2e arrondissement, dans la maison
aujourd’hui occupée par la Librairie Illustrée (J. Tallandier), que se
trouve le premier logement de Zola, ou du moins celui de ses parents.
Viennent ensuite les logis échelonnés d’Aix, dont l’importance diminue
avec la fortune de la famille : cours Saint-Anne, puis impasse Sylvacanne
(ancienne habitation de la famille Thiers), la villa du Pont-de-Béraud,
dans la banlieue d’Aix, après la mort du père, François Zola : retour en
ville, rue Bellegarde, puis, de là, rue Roux-Alphérau, ensuite la cour des
Minimes, et enfin deux petites chambres dans une ruelle, rue Mazarine,
dernière habitation des Zola, à Aix.
À Paris, il loge d’abord à l’hôtel meublé, 63, rue Monsieur-le-Prince,
—puis il est pensionnaire au lycée Saint-Louis, —de là il va rue
Saint-Jacques, 241, rue Saint-Victor, 35 ; il occupe ces logements avec sa
mère. En 1860, il loge seul rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, n° 21, rue
Soufflot, n° 11, impasse Saint-Dominique, n° 7, rue de la Pépinière, à
Montrouge, rue des Feuillantines, n° 7, rue Saint-Jacques, 278, boulevard
Montparnasse, 142, rue de Vaugirard, 10.
Ce fut son dernier logement sur la rive gauche. Il allait passer sur
la rive droite pour ne plus la quitter, et les appartements bourgeois
allaient succéder aux garnis et aux chambrettes d’étudiant. C’est aux
Batignolles que vint se fixer Zola. Il a toujours depuis habité ce
quartier ou les environs de la place Clichy, dans le IXe arrondissement,
rue de Boulogne et rue de Bruxelles, où il est mort.
Sa première habitation, aux Batignolles, fut avenue de Clichy, 11, puis
rue Truffaut, 23. En 1870, Zola part pour Marseille, va à Bordeaux, et
revient à Paris, en 1871. Il habite trois ans, toujours aux Batignolies,
un petit pavillon avec jardin, rue La Condamine, n° 14. En 1874, il prend
un pavillon plus important, avec jardin, presque un petit hôtel, 21, rue
Saint-Georges, aujourd’hui rue des Apennins.
Il quitte les Batignolles, en 1877, et va demeurer rue de Boulogne. Enfin,
il augmente sa villa de Médan, achetée en 1878, neuf mille francs, et
occupe, durant son séjour à Paris, le dernier et fatal appartement de la
rue de Bruxelles.
Avant d’avoir Médan, et depuis que l’aisance lui était venue, Zola avait
l’habitude d’aller passer l’été à la campagne. On sait combien il aimait
l’eau, la verdure, les arbres, et plutôt les agréables paysages de
banlieue que les sites agrestes et la grande nature. Il fit des séjours
assez longs à l’Estaque, faubourg de Marseille, à Saint-Aubin, sur la côte
normande.
Ces diverses habitations indiquent, comme par un diagramme, les
fluctuations de la destinée de Zola. Dans la première jeunesse, c’est la
maison hantée par le renom du ministre de Louis-Philippe, futur premier
président de la troisième république, qui marque l’apogée de la famille
Zola ; survient la dégringolade, conséquence de la mort du père, en des
logis de plus en plus exigus ; enfin la série morne des garnis et des
chambres au sixième. Puis c’est l’entrée définitive dans la vie bourgeoise
aisée, le petit hôtel de la rue des Apennins, où un valet de chambre ouvre
la porte aux visiteurs. Le romancier parvenu achète enfin une maison de
campagne, son rêve !
À Médan, la villégiature de Zola devient plus que confortable. Il ajoute
à l’acquisition première des constructions voisines, fait édifier des
bâtiments pour servir d’écurie, de communs, de serres, et il se meuble
le cabinet de travail qu’il a convoité durant sa jeunesse besogneuse.
La première fois que j’entrai dans cet actif laboratoire, je fus frappé
par son arrangement plutôt inattendu. C’était au printemps de 1880. Je
venais de ma maison de Bougival, située, comme celle de Zola, au bord de
l’eau. Comme son cabinet, le mien avait une grande baie, donnant sur la
Seine, et, le paysage fluvial étant à peu près le même, je m’attendais
à me retrouver dans un milieu analogue. Je ne pus m’empêcher de faire
un mouvement de surprise en voyant l’entassement baroque et disparate
d’objets rappelant surtout le bric-à-brac. Il y avait bien un vaste divan
aux étoffes turques, aux coussins orientaux, garnissant le fond du cabinet,
qui pouvait être considéré comme un meuble utile, indispensable pour la
sieste, durant les digestions pénibles, ou le repos après le travail, mais
aussi se bousculaient là, dans un prétentieux et disparate encombrement,
de la ferraille commune, de la vaisselle ridicule, des cuivres de bazar,
des ivoires de pacotille, des oripeaux fanés de carnaval, de vulgaires
bois sculptés et des japonaiseries de grands magasins, peinturlurées
ou ciselées à la grosse, enfin, tout le déballage des bibelots truqués
et sans valeur, qu’exhibait alors Laplace, limonadier et brocanteur,
l’initiateur des cabarets montmartrois, dans sa Grand’Pinte de la place
Trudaine. Il y avait comme un jubé, en bois vernissé, au-dessus de
l’alcôve orientale, où des livres, sur des rayons, s’alignaient. Zola
était très fier de tout ce décrochez-moi-ça romantique, auquel les
tavernes à devantures en culs de bouteilles, les chats-noirs aux vitraux
imités de Willette et les brasseries moyenâgeuses aux tapisseries
imprimées, ont porté le coup du dédain et même du ridicule.
Paul Alexis a fait la même remarque, en parlant de l’appartement de la rue
de Boulogne :
Balzac dit quelque part, écrivait Paul Alexis, que les parvenus se
meublent toujours le salon qu’ils ont ambitionné autrefois, dans
leurs souhaits de jeunes gens pauvres. (Alexis doit faire allusion à
un passage de César Biroiteau, le salon blanc et or de l’architecte
Grindot.) Eh bien ! justement, dans l’ameublement de notre naturaliste
d’aujourd’hui, le romantisme des premières années a persisté… C’est
surtout dans son appartement de la rue de Boulogne, où il habite
depuis 1877, que Zola a pu contenter d’anciens rêves. Ce ne sont que
vitraux Henri II, meubles italiens ou hollandais, antiques Aubussons,
étains bossués, vieilles casseroles de 1830. Quand le pauvre Flaubert
venait le voir, au milieu de ces étranges et somptueuses vieilleries,
il s’extasiait, en son cœur de vieux romantique. Un soir, dans la
chambre à coucher, je lui ai entendu dire avec admiration : J’ai
toujours rêvé de dormir dans un lit pareil… c’est la chambre de
Saint-Julien l’Hospitalier !…
Médan avait le caractère moins pompeux, moins musée, que le logis parisien,
et nulle préoccupation de style, ou même de tonalité générale, n’avait
présidé à son ameublement. Mais Zola s’y plaisait, et il avait bien raison
de se meubler à son goût, selon sa fantaisie.
C’est un petit village des environs de Poissy, que ce Médan, qui n’avait
pas d’histoire, et qui est devenu notoire comme un champ de bataille.
C’est déjà la grande banlieue. Poissy, avec ses pêcheurs à la ligne,
Villennes et son Sophora aux vastes ramures éployées sur les tables
du restaurant, forment l’extrême frontière, de ce côté, de la zone
banlieusarde, hantée, le dimanche, de bandes tapageuses et pillardes de
Parisiens lâchés. Une population estivale d’employés et de commerçants,
prenant le train chaque matin de semaine, revenant le soir, les affaires
terminées et le bureau fermé, se trouve encore à Poissy, à Villennes, mais
c’est son point terminus. À Médan, on est à la campagne. Sur l’autre rive,
commence le Vexin français, théâtre des vieilles pilleries anglaises, et
la verdure plus verte et les troupeaux plus denses donnent une idée de la
grasse Normandie. Pas de villas. Le bourgeois retiré, l’ancien boutiquier
citadin, venu planter ses choux et mourir à la campagne, est inconnu à
Médan. Un seul château, d’un style moyenâgeux moderne, avec des créneaux
de décor d’opérette, étranglé entre la route et la colline. Ce castel en
simili, paraissant construit par un décorateur de théâtres, est campé
sur les ruines de l’ancien donjon, où se retranchèrent maintes fois des
combattants de la guerre de Cent Ans. Quand Zola acheta sa maisonnette,
cette bâtisse, représentant les traditions de l’ancien régime, dont
le propriétaire était salué comme seigneur du village, appartenait à
un ancien garçon de café, Lucien Claudon, le Lucien célèbre du café
Américain. Le produit des pourboires du Peter’s ne resta pas longtemps
dans les mêmes mains. Comme un château de cartes, le donjon moderne
s’écroula sous les coups furieux du krach de l’Union Générale. La modeste
demeure de l’homme de lettres ne fit, au contraire, que s’agrandir et
s’embellir.
C’est à Médan que Zola a passé les meilleurs moments de sa vie. C’est là
qu’il a composé la plupart de ses romans à grand succès, notamment Nana,
Germinal, la Terre. Son logis, par sa position même, lui inspira le
sujet d’un roman : des fenêtres de sa maison, resserrée entre la route
et la voie ferrée, Zola voyait filer les trains, et, dans la nuit, les
signaux dardaient sur lui leurs gros yeux rouges. D’où l’idée d’écrire un
roman sur les Chemins de fer, comme il en avait donné un sur les Halles,
sur les Grands Magasins, et ce fut la genèse de la Bête Humaine, cette
vision des convois glissant sur les rails, sous ses yeux, et se perdant
sous l’horizon ou s’enfonçant dans la nuit, avec un fracas prolongé et des
sifflements stridents.
Médan, outre le séjour de Zola, appartient à l’histoire littéraire et à la
bibliographie du XIXe siècle : là, se réunirent les Cinq : Guy de Maupassant,
Léon Hennique, Paul Alexis, Céard et Huysmans. De leur réunion, et de
leur accord, sortit le livre les Soirées de Médan, recueil précieux, qui
contient Boule-de-Suif et l’Attaque du moulin, pique-nique littéraire
savoureux où chacun apporta son plat de haut goût.
Enfin, grâce à la libéralité de la veuve de Zola, et par une touchante et
noble pensée, la maison du grand historien des maladifs, des faibles, des
déshérités et des pauvres, est devenue celle de l’Enfance débile et vouée,
faute de secours, à l’anémie et à la mort. C’est la réalisation du rêve
bienfaisant de Pauline Quenu.
Comme, dans la maison de Bonneville, fouettée du vent et assaillie par les
flots, les lamentables enfants de ces pêcheurs normands, abrutis par le
calvados et décimés par la misère, trouvaient des soins, des dons, des
secours immédiats, les minables petits êtres confiés à l’Assistance
publique, déchet urbain, scories vivotantes rejetées hors du creuset
parisien, ont désormais, à Médan, sous un climat moins tempêtueux et dans
un paysage plus riant, encadré de minces peupliers et d’ormes trapus, un
asile agréable, une maison, une famille, avec des soins et un régime
fortifiant leur faiblesse, arrêtant leur dégénérescence. Ces enfants,
n’étant pas atteints de maladies aiguës ou contagieuses, mais seulement
de débilité générale, due aux troubles de la nutrition, et aussi aux
conditions fâcheuses de leur hérédité, de leur milieu, avaient besoin
d’être séparés des véritables malades. C’est donc une maison de
convalescence et de régénération physique et morale pour les pauvres
déshérités. Grâce à Émile Zola et à la générosité de sa femme, ces chétifs
rejetons de parents épuisés par le travail, par la misère, par l’avarie et
l’alcool, reprendront vigueur et santé. Ce sont des rescapés du puits noir
de l’enfer social : ils pourront plus tard être utiles à la société, au
lieu de lui être à charge, et ils connaîtront, ce qui semblait leur être
fatalement interdit, la joie de vivre !
C’est le 29 septembre 1907, jour anniversaire de la mort d’Émile Zola,
et date du pèlerinage anniversaire à la maison de l’écrivain, que
l’Assistance publique a pris officieliement possession de la propriété
de Médan et de la Fondation Zola. La cérémonie a été simple et digne.
Le directeur de l’Assistance publique, le secrétaire général de cette
administration, le président du Conseil municipal, le préfet de la Seine,
le chef du cabinet du président du Conseil, le ministre de la Guerre, les
autorités municipales de Médan, M. Maurice Berleaux, ancien ministre,
député de la circonscription, ont présidé à cette cérémonie, à laquelle
assistaient quelques écrivains et artistes, amis personnels du glorieux
écrivain : Alfred Bruneau, Paul Brulat, Saint-Georges de Bouhélier, Maurice
Leblond, Léon Frapié, le graveur Fernand Desmoulin, et enfin le docteur
Méry et la doctoresse Javinska, à qui est confiée la direction de l’asile.
Mme Émile Zola avait reçu les personnages officiels et les amis de son
mari, ayant à ses côtés les deux enfants laissés par l’écrivain. Tout
auréolée de bonté vraie, sans ostentation de résignation, sans l’emphase
du sacrifice public, entre ses deux enfants d’élection, dans cette demeure
désormais consacrée à l’enfance malheureuse, cette bienfaisante femme
personnifiait, avec une discrète abnégation, l’admirable Pauline de la
Joie de vivre, secourable aux abandonnés du village, et si maternelle
pour le petit Paul, l’enfant de l’adoption.
De cette maison de l’enfance, de cet asile ouvert à la faiblesse et à la
misère puériles, plus tard, au visiteur respectueux et charmé, comme un
salut de bienvenue, comme un hymne de reconnaissance, s’adressera ce chœur
de voix aiguës et joyeuses, récitant ce passage d’une des visions
heureuses de Travail :
C’était un charme exquis, ces maisons de la toute petite enfance,
avec leurs murs blancs, leurs berceaux blancs, leur petit peuple
blanc, toute cette blancheur si gaie dans le plein soleil, dont les
rayons entraient par les hautes fenêtres. Là aussi l’eau ruisselait,
on en sentait la fraîcheur cristalline, on en entendait le murmure,
comme si des ruisseaux clairs entretenaient partout l’exclusive
propreté qui éclatait dans les plus modestes ustensiles. Cela sentait
bon la candeur et la santé. Si des cris parfois sortaient des
berceaux, on n’entendait le plus souvent que le joli babil, les rires
argentins des enfants marchant déjà, emplissant les salles de leurs
continuelles envolées. Des jouets, autre petit peuple muet, vivaient
partout leur vie naïve et comique, des poupées, des pantins, des
chevaux de bois, des voitures. Et ils étaient la propriété de tous,
des garçons comme des filles, confondus les uns avec les autres en
une même famille, poussant ensemble dès les premiers langes, en sœurs
et frères, en maris et en femmes, qui devaient, jusqu’à la tombe,
mener côte à côte une existence commune.
Ce rêve paradisiaque, aux détails et à l’ordonnance consignés comme dans
les clauses d’un testament, en cette radieuse page de Travail, la veuve
du visionnaire humanitaire, revivant les deux personnages bienfaisants et
sacrifiés du livre, Suzanne et Sœurette, a su le réaliser. Il n’était
point de façon plus touchante de porter le deuil éclatant de son glorieux
mari, et Zola ne pouvait souhaiter un emploi, plus conforme à ses désirs
et à son cœur, de son héritage. Cette demeure de Médan, obtenue par le
travail, est retournée, comme par une légitime et naturelle dévolution, aux
enfants déshérités du travail.
Mais, en 1870, Médan n’était encore qu’un espoir, et Zola logeait et
travaillait dans un modeste appartement batignollais.
Au cours de ces années d’apprentissage littéraire et de labeur pour le
pain quotidien, un événement important s’était produit dans la vie chaste
et retirée de Zola. J’ai dit combien il vivait à l’écart, en « ours », ne
fréquentant ni les bureaux de rédaction, ni les cafés de gens de lettres.
On ne le voyait jamais dans les journaux où il écrivait. Au café de Madrid,
qui fut un centre important d’agitation littéraire et politique, aux
dernières années de l’empire, il était inconnu. Au café Caron, au café
de l’Europe, à la brasserie Serpente, au café Tabouret, chez Glaser,
au Procope, où se retrouvaient étudiants, professeurs, publicistes,
philosophes, tribuns, poètes, correspondants de feuilles étrangères et
proscrits cosmopolites, on ne l’entendait pas discutant, exposant théories
et systèmes, dont, pourtant, il était amplement pourvu, réformant la
société, renversant le gouvernement ou bouleversant les vieux dogmes et
les littératures surannées, parmi les feutres des bocks empilés. J’ai dit
qu’on ne l’aperçut ni dans l’arrière-boutique d’Alphonse Lemerre, ni
chez la marquise de Ricard, pas plus que chez Nina de Callias, où les
Parnassiens récitaient leurs premiers vers, commençaient la conquête du
public, dirigeaient leur marche vers l’Académie, vers la gloire. Il avait
cessé de se rendre aux lundis de Paul Meurice. Son petit cénacle de
condisciples provençaux, et de quelques peintres impressionnistes, voilà
toutes ses relations. Il vivait donc très seul. Ce fut alors qu’il se
maria. Il épousa Mlle Alexandrine Meley.
Voici l’acte de mariage d’Émile Zola :
L’an mil huit cent soixante-dix, le mardi trente-un mai, à dix heures
du matin, par devant nous, Vincent Blanché de Pauniat, adjoint
au maire du dix-septième arrondissement de Paris, officier de
l’État-civil délégué, ont comparu publiquement en cette mairie :
Émile-Édouard-Charles-Antoine Zola, homme de lettres, âgé de trente
ans, né le deux avril mil huit cent quarante, à Paris, demeurant rue
Lacondamine, 14, avec sa mère, fils majeur de François-Antoine-Joseph
Marie Zola, décédé à Marseille (Bouches-du-Rhône), le vingt-sept mars
mil huit cent quarante-sept, et de Françoise—Émélie-Orélie Aubert,
sa veuve, propriétaire, consentant au mariage, suivant acte reçu
par Me Demanche, notaire à Paris, le six de ce mois ; Et Éléonore
Alexandrine Meley, sans profession, âgée de trente-un ans, née à
Paris, le vingt-trois mars mil huit cent trente-neuf, fille majeure
de Edmond-Jacques Meley, typographe, demeurant rue Saint-Joseph, 24,
consentant au mariage, suivant acte reçu par Me Fould, notaire à
Paris, le six de ce mois, et de Caroline Louise Wadoux, décédée à
Paris, le quatre septembre mil huit cent quarante-neuf. Lesquels nous
ont requis de procéder à la célébration de leur mariage dont les
publications ont été faites sans opposition, en cette mairie, les
dimanches quinze et vingt-deux de ce mois, à midi. À l’appui de leur
réquisition, les comparants nous ont remis leurs actes de naissance,
l’acte de décès du père du futur, le consentement de sa mère, celui
du père de la future et l’acte de décès de sa mère. Les futurs
époux nous ont, en exécution de la loi du dix juillet mil huit cent
cinquante, déclaré qu’il n’a pas été fait de contrat de mariage.
Après avoir donné lecture des pièces ci-dessus et du chapitre six,
titre cinq, livre premier du Code civil, nous avons demandé aux futurs
époux s’ils veulent se prendre pour mari et pour femme. Chacun d’eux
ayant répondu affirmativement nous déclarons, au nom de la loi, que
Émile-Édouard-Charles-Antoine Zola et Éléonore-Alexandrine Meley sont
unis par le mariage, en présence de : Suzanne-Mathias-Marius Roux,
homme de lettres, âgé de trente ans, demeurant avenue de Clichy, 80 ;
de Paul-Antoine-Joseph-Alexis, homme de lettres, âgé de vingt-trois
ans, demeurant rue de Linnée, 5 ; de Philippe Solari, sculpteur, âgé
de trente ans, demeurant rue Perceval 10, de Paul Cézanne, peintre,
âgé de trente-un ans, demeurant rue Notre-Dame-des-Champs, 53, amis
des époux.
Et ont les époux et les témoins signé avec nous après lecture.
Signé : Émile Zola, Alexandrine Meley, Philippe Solari, Paul Cézanne,
Paul Alexis, Roux Marius, et Blanche de Pauniat.
Voilà donc Zola marié, vivant de la vie de famille, car il avait auprès
de lui sa mère. Il avait pour elle affection profonde et respect attentif.
Au petit hôtel de la rue des Apennins, le second étage était entièrement
réservé à Mme veuve François Zola. Elle mourut à Médan, peu de temps après
l’acquisition, le 17 octobre 1880. Elle fut enterrée à Aix, selon son
désir de revenir auprès de son mari, dans le caveau « dans un état parfait
de conservation, », dit Zola qui avait accompagné la dépouille maternelle.
La cérémonie fut religieuse. « On m’affirme que je ne puis éviter cela »,
écrivit Zola à Henry Céard.
Émile Zola, jeune marié, ne se trouvait pas à Paris pendant le Siège. On
doit le regretter, non pas qu’il eût renforcé considérablement, par sa
présence, les moyens de défense dont on usa si peu et si mal, il aurait
fait un garde national de plus, et ce n’est pas de soldats improvisés
qu’on manquait. Mais quels documents il eût recueillis ! que de notes
curieuses il eût récoltées, durant les gardes aux remparts, sur la place
publique, dans les réunions fuligineuses, à la porte des boucheries aux
queues faméliques, rappelant sinistrement celles des théâtres aux heures
de joie. Il nous eût donné de puissants tableaux de Paris à jeun,
sans bois, sans lumière, manquant de pain, de journaux, de voitures,
de spectacles, de commerce et de plaisirs, mais armé, frémissant
d’enthousiasme et de colère aussi ; impatient de se battre ; réclamant,
dans son incompétence stratégique, la sortie torrentielle, et revivant
l’existence révolutionnaire d’autrefois, avec une énergie plus bavarde
et moins impitoyable toutefois ; Paris en révolution, sans tribunal
révolutionnaire, et Paris vaincu, miséricordieux aux généraux incapables.
Le départ de Zola pour Marseille nous a privés d’un livre exceptionnel,
que seul peut-être il était capable d’écrire, et qui, aussi passionnant
que la Débâcle, eût certainement égalé Germinal et dépassé Travail.
Sa jeune femme était souffrante. Le climat du Midi la sauverait, dit le
médecin, prescrivant le départ immédiat. Il se résigna donc à emmener sa
mère et Mme Zola. Ces deux femmes, qui constituaient des bouches inutiles,
en même temps que des personnes déjà affaiblies, l’une par la maladie et
l’autre par l’âge, n’étaient pas en état de supporter les alarmes, les
privations et les souffrances d’un siège. Leur exode était donc légitime
et urgent. Zola conduisit ces deux êtres chers à Marseille, où il arriva
au commencement de septembre. Son intention, ayant installé les deux
femmes chez des amis, dans la banlieue marseillaise, était de retourner
à Paris, afin de participer à la résistance.
Mais l’invasion avait précipité les événements et Paris était investi.
Zola se trouvait interné dans Marseille, par la force des catastrophes.
Il fallait vivre, cependant. L’époque n’était guère propice aux besognes
de plume. Un romancier, c’était alors une non-valeur, et tout roman
paraissait fade, en présence des dramatiques événements dont la France et
le monde, avec passion, suivaient les épisodes quotidiens. Quel feuilleton
aurait pu lutter d’intérêt et rivaliser de péripéties aventureuses, de
psychologie ardente, et douloureuse aussi, avec la réalité ! Dans une
fébrile angoisse, on attendait la suite, et peut-être la fin, du siège et
des souffrances de la guerre, au prochain numéro de chaque journal, au
prochain lever de soleil.
Les journaux, imprimés à la diable, sur des papiers de tous les formats,
jaunis, pisseux, pâteux, constituaient la seule littérature possible.
Le public se montrait impatient de nouvelles, de suppositions aussi.
Il accueillait tous les récits, plus ou moins vraisemblables, sans se
préoccuper de les vérifier. Zola songea donc aussitôt à la ressource du
journalisme. C’était un des rares métiers ne chômant pas, que celui de
correspondant de journaux. Beaucoup de journalistes étaient aux camps ou
fonctionnaires. On pouvait espérer les remplacer.
Il écrivit, le 19 septembre 1870 (les portes de Paris avaient été fermées
le 17, au soir), à son ami Marius Roux à Aix :
Veux-tu que nous fassions un petit journal, à Marseille, pendant notre
villégiature forcée ? Cela occupera utilement notre temps. Sans toi, je
n’ose tenter l’aventure. Avec toi, je crois le succès possible. Donne-moi
une réponse immédiate. Tu ferais même bien, si ma proposition te souriait,
de venir demain à Marseille, avec Arnaud. L’affaire doit être enlevée.
Le projet se réalisa, et le journal parut, grâce à l’appui de M. Arnaud,
directeur du Messager de Provence. Ce fut une feuille à un sou, ayant
ce titre sonore : la Marseillaise, que Rochefort avait popularisé. Le
« canard », car cette feuille, avait pour toute rédaction Zola et Roux,
était insuffisante à tous les points de vue, dénuée d’argent, de publicité,
d’abord, et aussi d’informations sérieuses et fraîches du théâtre de la
guerre. La Marseillaise ne pouvait avoir la prétention de lutter avec
les journaux importants du Midi. Elle dura seulement quelques semaines. Il
ne fallait donc plus compter sur le journalisme pour végéter à Marseille,
et il devenait urgent, pour la famille Zola, que son chef dénichât un
emploi sérieux, une situation lucrative, des appointements réguliers.
Avec une souplesse d’esprit et une décision remarquables, chez un homme
vivant à l’écart des événements politiques et ne fréquentant guère les
milieux militants, Zola résolut d’aller solliciter une fonction auprès
du gouvernement de la Défense. Les principaux membres de ce gouvernement
provisoire venaient d’arriver à Bordeaux. Il connaissait l’un des
gouvernants, l’excellent et tant soit peu ridicule Glais-Bizoin, l’homme
au crâne pointu. Il l’avait rencontré à la Tribune, journal ennuyeux,
mais d’un républicanisme précurseur, que, sous l’empire, avait dirigé
Eugène Pelletan.
Glais-Bizoin, devenu tout-puissant, —il était membre du gouvernement,
comme député de Paris au Corps Législatif défunt, —accueillit
favorablement son ancien collaborateur. Il lui reprocha même de ne s’être
pas pressé davantage pour venir offrir ses services, à Tours. Il l’utilisa,
pendant quelque temps, comme secrétaire, et le recommanda à Clément
Laurier pour une situation quelconque. Zola, rassuré, fit venir à Bordeaux
sa femme et sa mère, et attendit, sans trop d’impatience, la fonction
promise.
Il avait emporté avec lui le manuscrit inachevé de la Curée, et il
le regardait avec attendrissement, en soupirant : « Quand pourrai-je me
remettre à ce roman ? Quand paraîtra-t-il ? » Et il en arrivait, dans
l’étourdissement du tumulte ambiant, dans l’effarement du cauchemar réel
de l’invasion, à se demander si l’on imprimerait encore des romans, et
s’il y aurait toujours une place pour l’homme de lettres, dans la société
bouleversée.
Comme j’avais avec moi ma femme et ma mère, sans aucune certitude d’argent,
disait-il plus tard, en se remémorant ces journées d’angoisse et de
misère, j’en étais arrivé à croire tout naturel et très sage de me jeter,
les yeux fermés, dans cette politique que je méprisais si fort, quelques
mois auparavant, et dont le mépris m’est, d’ailleurs, revenu tout de
suite.
Zola, qui devait plus tard, indirectement, revenir à la politique,
indirectement peut-être d’une façon un peu inconsciente, fut donc sur le
point de devenir fonctionnaire.
En mars 1871, seulement, c’est-à-dire après la paix, et quand la lutte
communaliste débutait, Clément Laurier, tenant la promesse faite à
Glais-Bizoin, nommait Zola sous-préfet de Castel-Sarrazin, dans le
Tarn-et-Garonne.
Cette nomination fut presque aussitôt rapportée, et Zola n’endossa point
l’uniforme à broderie d’argent. Il n’eut pas à se déranger pour aller même
voir sa sous-préfecture. Cette petite ville et cette petite fonction
ne lui convenaient guère. Il s’attendait à mieux. Et puis, il venait
d’obtenir une correspondance au Sémaphore de Marseille, et le journal
la Cloche, de Paris, lui prenait des « Lettres parlementaires » . Il avait
ainsi le pain assuré, et même des émoluments supérieurs au traitement
d’un sous-préfet de 3e classe. De plus, il conservait l’indépendance qui
convenait à son caractère. L’espoir lui revenait de pouvoir reprendre,
la guerre étant terminée, sa carrière purement littéraire. Il avait
sa Curée à achever. Il lui parut qu’il lui serait bien difficile de
terminer son roman, et surtout de le faire paraître, s’il s’enterrait dans
la petite ville gasconne qui lui était assignée. Qui songerait à l’exhumer
de là ? Il disparaîtrait, enfoui sous les cartons verts et les papiers
administratifs. Il refusa donc la situation officielle qui lui était
offerte, et, quand l’Assemblée nationale rentra à Paris, il la suivit.
Il conservait sa place de rédacteur parlementaire à la Cloche, et cela
lui paraissait suffisant et agréable.
Au milieu de ces cataclysmes nationaux et de ces péripéties domestiques,
Zola, qui avait déjà fourni au Siècle un roman, pour être publié en
feuilleton, la Fortune des Rougon, se disposa à en donner un second
dans la Cloche de Louis Ulbach, où il était chargé du compte rendu des
séances de l’Assemblée nationale. La Curée avait été commencée avant la
guerre. Elle ne fut terminée qu’en 1872, après une interruption dans la
publication du feuilleton, motivée par des tracasseries policières. Les
magistrats de l’empire, qui poursuivaient, en 1858, Gustave Flaubert et
Madame Bovary pour immoralité, avaient été changés ou s’étaient changés
eux-mêmes. Ils étaient presque tous devenus, de forcenés bonapartistes
qu’ils étaient, des fervents républicains, dès le soir même du 4 septembre
1870, mais l’esprit de la magistrature était demeuré le même : hostile à la
littérature. Parquets et tribunaux qualifiaient de délit contre la morale
toute tentative d’artiste pour montrer la société à nu, et ôtant le masque
humain, laisser voir le fauve qui est dessous.
La publication de la Curée en librairie fut ajournée, suivant le retard
de la Fortune des Rougon, qui n’avait pu paraître à temps, à raison de
la guerre et de circonstances spéciales à l’auteur et à l’éditeur.
Cet éditeur était Lacroix, l’ancien associé de Verbœckhoven pour la
Librairie Internationale. Zola était entré en rapports avec lui, pour les
Contes à Ninon. Ils avaient passé un traité peu ordinaire. C’était un
forfait. L’éditeur devait donner à « son » auteur des appointements fixes,
comme à un employé. Six mille francs l’an, payables par fractions
mensuelles de cinq cents francs. Zola avait accepté d’enthousiasme.
C’était le salut ! C’était le pain quotidien suffisamment accompagné
de rôti et de légumes, c’était aussi la fixité dans les recettes, la
régularité dans son petit budget. Il retrouvait, avec moins de sécurité,
mais avec plus d’avantages métalliques, sa situation de commis de la
maison Hachette, voyant, au bout de chaque mois, tomber la somme fixée,
sans redouter l’incertitude et l’irrégularité des gains littéraires.
En échange de cette mensualité, l’écrivain au fixe devait fournir deux
romans par an.
Il était stipulé que, si ces romans paraissaient dans des journaux,
l’éditeur devrait prélever son remboursement des six mille francs par lui
dus, et alors l’auteur recevrait, outre le surplus de la somme payée par
les journaux, 40 centimes par volume en librairie.
Ce traité paraissait assez avantageux pour l’auteur, étant donnée sa
réputation encore à faire. Si ses romans n’étaient pas placés dans des
journaux, il était assuré de les vendre 3.000 francs pièce, et il touchait
le prix, partiellement, d’avance. La vie matérielle se trouvait assurée.
En même temps, il était astreint à une production constante et régulière.
Ce traité ne fut pas exécuté à la lettre.
La guerre, d’abord, interrompant, retardant la publication dans
le Siècle du feuilleton la Fortune des Rougon, mit un arrêt au
fonctionnement des clauses stipulées : l’éditeur devait être remboursé des
six mille francs annuels, par lui dus ou versés, mais il était nécessaire,
pour cela, que l’auteur les eût encaissés d’un journal, ce qui n’était pas
le cas. Ensuite l’éditeur Lacroix, un excellent homme, mais légèrement
aventureux et fortement imprévoyant, s’était engagé dans des entreprises
honorables, malheureusement, pour la plupart, aléatoires et onéreuses. Il
avait payé très cher le droit d’éditer les Misérables. Victor Hugo avait
touché 500.000 francs, rien que pour la première édition, format in-8°.
Grand admirateur de Proudhon, Lacroix avait entrepris la publication des
œuvres complètes du puissant philosophe, qui, sauf quelques ouvrages, se
vendirent peu. L’intéressante publication de la collection des Grands
Historiens étrangers, Gervinus, Motley, Mommsen, Draper, Prescott, etc.,
avait donné peu de résultats immédiats. Lacroix se trouvait donc obéré,
à la fin de la guerre. L’interruption des affaires avait aggravé sa
situation commerciale déjà embarrassée. Il eut avec Zola un compte de
billets, qui, renouvelés, impayés, accrus d’agios et de frais, formèrent
un total important, au moment de la faillite Lacroix.
Grâce à la loyauté des deux parties, tout s’arrangea au mieux et à
l’amiable. Le compte de Zola avec son premier éditeur fut définitivement
soldé en 1875.
Un libraire jeune, intelligent et très camarade avec ses auteurs, Georges
Charpentier, racheta de Lacroix, moyennant huit cents francs, la Fortune
des Rougon et la Curée. Un nouveau traité fut rédigé. L’éditeur payait
comptant chaque roman trois mille francs. Devenu propriétaire du manuscrit,
il pouvait le publier ou le faire reproduire dans les journaux, et cela
pendant dix ans, ce traité, bien que rédigé de très bonne foi, était
aléatoire pour les deux parties. Les manuscrits étaient trop payés, si une
seule édition s’écoulait. Ils ne l’étaient pas assez, si ces romans se
vendaient bien en librairie, s’ils étaient reproduits par les journaux et
traduits à l’étranger. C’était donc une mauvaise affaire pour l’auteur, si
la vogue venait.
Elle vint. Zola, dont les besoins, sans être excessifs, dépassaient le
revenu de sa plume, car il n’arrivait pas à fournir même un volume par an,
se trouvait en avance chez son éditeur. Il se montrait préoccupé de cette
dette, et se demandait soucieusement quand il parviendrait à l’éteindre,
soit en livrant volumes sur volumes, soit en cessant de solliciter des
avances. Georges Charpentier, heureusement, était un éditeur généreux. Il
ne pratiquait nullement les procédés stricts des libraires fameux, ses
opulents confrères, qui, ayant acquis de Victor Hugo, moyennant sept cent
cinquante francs, Notre-Dame-de-Paris, ce chef-d’œuvre devenu presque
classique qui leur avait rapporté plus d’un million, poussèrent l’auteur à
ne pas publier de nouveaux romans, tant que leur traité durerait. Victor
Hugo, en effet, devait leur céder exclusivement, et pour le même prix,
tout roman nouveau qu’il viendrait à produire. Le résultat fut que,
pendant trente ans, Hugo ne livra point de roman, et les Misérables,
bien que composés de longue date, attendirent ainsi l’expiration du
fâcheux traité. Rien de semblable dans les rapports entre Zola et Georges
Charpentier. Celui-ci, sur la demande de l’auteur, lui communiqua son
compte, et voici la scène qui se produisit. Elle n’est pas ordinaire.
C’est Zola lui-même qui l’a racontée. (Interview par Fernand Xau. 1880.)
—Un jour que je demandais de l’argent à M. Charpentier, il me dit :
j’ai fait nos comptes. Voici votre situation.
Je constatai avec stupeur que je devais un peu plus de dix mille
francs à M. Charpentier. Celui-ci, se tournant vers moi, me regarda
en riant, puis, déchirant le traité :
Je gagne de l’argent avec vos ouvrages, me dit-il, et il est juste
que vous ayez votre part dans les bénéfices. Ce n’est plus six mille
francs que je vous offre annuellement, mais une remise de cinquante
centimes par volume vendu. À ce compte-là, le seul que j’accepte,
c’est vous qui êtes mon créancier : il vous est redû la somme assez
ronde de douze mille francs, que vous pouvez toucher. La caisse est
ouverte !…
On conçoit de quel pied joyeux Zola descendit à la caisse pour palper ce
boni inattendu. De débiteur il passait créancier ! Quel allégement ! En même
temps qu’il se libérait, il encaissait, et, ce qui était plus précieux
encore, il acquérait un bon et véritable ami. L’inaltérable affection
mutuelle de Georges Charpentier et de Zola, de l’auteur et du libraire,
est à envier et à montrer en exemple.
Bien que vivant modestement, Zola, en attendant la publication et
la réussite de ses romans, ne pouvait demander qu’au journalisme le
supplément de ressources qui lui était nécessaire, durant ces trois années
difficiles, 1869-1870-1871. Écrire au jour le jour des articles n’était
pas une besogne qui lui fût difficile ou pénible. Nous savons que sa
première méthode de travail était la régularité. Bien qu’il n’ait été
qu’un journaliste intermittent, et qu’il ait considéré seulement la presse
comme un gagne-pain quotidien, et ensuite, l’aisance venue avec la
notoriété, comme un instrument puissant de propagande, comme une arme
incomparable de polémique, il doit être compté parmi les professionnels,
et en bon rang, du journal, au XIXe siècle. Il aimait le journalisme.
Il m’a fait à moi-même, en plusieurs circonstances, l’éloge de cette
profession ingrate, au labeur continu, aux succès éphémères. Il voulut
bien me complimenter, à diverses reprises, sur ce qu’il nommait ma
« virtuosité » . Il se rendait un compte exact de la difficulté de ces
variations quotidiennes qu’il faut improviser, la plume devenant rivale de
l’archet de Paganini, sur la banalité de thèmes courants ou vulgaires, et
cela tous les jours, parfois plusieurs fois par jour, sans paraître jamais
las, sans reprendre haleine. Il avait des idées très précises sur la
presse et sur la tâche du journaliste. Je vais lui laisser la parole pour
les exprimer :
Je considère, répondit-il à une pressante et peut-être indiscrète
interrogation sur ce sujet, puisque vous me demandez mon opinion
sur le journalisme contemporain, que, s’il ne sert pas d’instrument
politique ou de tribune littéraire, il ne peut constituer qu’une
situation transitoire, ou plutôt préparatoire…
Je vous en parle savamment, moi qui ai fait de tout, dans le
journalisme, depuis le vulgaire fait-divers jusqu’à l’article
politique. L’immense avantage du journalisme, c’est de donner une
grande puissance à l’écrivain. Dans un fait-divers, le premier venu
peut poser la question sociale. De plus doit-on compter pour rien
l’éducation littéraire, l’habitude d’écrire, qu’on acquiert ainsi ?
Sans doute, il faut avoir les reins solides. Cette besogne à la vapeur
tuera les moins robustes, mais les forts y gagneront. Et, je le dis
sans fard, je ne m’occupe que de ceux-ci, je ne m’apitoie nullement
sur le sort des vaincus, quand c’est leur faiblesse qui est coupable.
Il faut, dans la vie, avoir du tempérament. Sans énergie on n’arrive à
rien. Enfin, le journalisme donne aujourd’hui au littérateur le pain
quotidien, et lui assure ainsi l’indépendance.
Je voudrais pouvoir exprimer toute ma pensée là-dessus. Je le ferai
certainement plus tard, car il y a là une question vitale : les
écrivains du siècle dernier étaient des valets, parce qu’ils ne
gagnaient pas d’argent, et c’est cette bataille de l’écrivain
contemporain, que nous avons tous soutenue contre les exigences de
la vie, qui nous a valu Balzac… Hélas ! je soulève là tout un monde
et il me faudrait des journées entières pour m’expliquer…
J’ai donc, continua Zola, beaucoup travaillé dans le journalisme,
quoique j’aie peu fréquenté les bureaux de rédaction. Quand j’étais
pauvre, alors que mes romans ne se vendaient pas, j’ai fait du
journalisme pour gagner de l’argent ; j’en fais aujourd’hui pour
défendre mes idées, pour proclamer mes principes.
—Où avez-vous écrit ?
—Successivement j’ai travaillé à la Situation, au Petit Journal,
au Salut Public, de Lyon, à l’Avenir National, à la Cloche, où
j’ai fait le courrier de la Chambre (alors siégeant à Versailles),
et au Corsaire (d’Édouard Portalis), qu’un méchant article de moi,
intitulé « le Lendemain de la crise », fit supprimer. J’ai écrit aussi
à la Tribune. Une particularité me frappa, à la Tribune. Tout le
monde était pour le moins candidat à la députation. Il n’y avait que
moi et le garçon de bureau, qui ne fussions pas candidats…
Zola termina ses déclarations sur le journalisme par ces dernières
confidences, intéressantes à retenir :
—Je fus correspondant, à Paris, du Sémaphore de Marseille,
jusqu’en 1877. L’Assommoir se vendait depuis sept mois que, par
mesure de précaution, j’envoyai chaque jour ma correspondance. Cela,
pour quelque cent francs par mois. Et à ce propos, permettez-moi de
vous faire remarquer qu’il y a tout au plus quatre ans que je gagne
de l’argent. C’est grâce aux sollicitations de mon digne et vieil ami
Tourgueneff que j’ai obtenu la correspondance du Messager de
l’Europe, de Pétersbourg, qui, au début, ne me valut pas moins de
sept à huit cents francs par mois.
Enfin, vous m’avez connu au Bien Public—(j’étais chargé de la
partie littéraire, à ce journal, et, pour le compte rendu des
premières, je remplaçais souvent Zola)—et j’avoue qu’au moment où
je suis entré à ce journal, pour y rédiger le feuilleton dramatique
(1876), ma situation n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui ; c’est
pourquoi j’avais surtout pour objectif les six mille francs que me
rapportait ce feuilleton. Plus tard, quand l’aisance arriva, lorsque
je me sentis devenir une force, la question d’argent ne fut plus que
secondaire. Je me servis de mon feuilleton comme d’une tribune. Ainsi,
vous le voyez, le journalisme est à la fois un moyen et un but. De
plus, c’est une arme terrible. Combien de littérateurs, et des plus
estimables, seraient heureux de pouvoir s’en servir, et de trouver,
en outre, quelques subsides.
—Quelle est votre opinion sur la critique ?
—En France, répondit avec force Zola, on ne fait pas de critique.
Je pourrais même dire qu’on n’en a jamais fait ! Tous nos critiques
ont des amitiés à ménager, sinon des intérêts à préserver. D’ailleurs,
le métier de critique est un casse-cou. Soyez franc : au bout de
quelques jours, vous n’avez plus que des ennemis. Aussi je trouve
que les vieux sont trop compromis par leurs relations. J’estime
que ce sont les jeunes qui devraient faire de la critique. Ils se
tremperaient, ils se fortifieraient ainsi. Ce serait, en quelque
sorte, pour eux, le baptême du feu…
—Ne vous est-il jamais venu à l’idée d’avoir la direction d’un
journal dans lequel vous défendriez et propageriez vos idées !
—On m’a fait des propositions dans ce sens. Même, il y a huit
jours, l’entreprise a été sur le point d’aboutir. Aujourd’hui mes
travaux littéraires ne me permettraient pas d’accepter une telle
responsabilité. Cependant, je ne dis pas que, plus tard, cette idée
ne sera pas mise à exécution.
—Vous publieriez alors un journal politique ?
—C’est-à-dire que je ferai l’ancien Figaro, en déposant un
cautionnement au Trésor pour avoir, à l’occasion, le droit de traiter
les questions politiques. Je prendrai les événements et les hommes de
très haut. Je ferai table rase des calculs et des convoitises.
Je ne m’inféodorai à aucune coterie, et je tiendrai sur tout mon
franc-parler. Je crois qu’un tel journal réussirait. En tout cas, ce
serait un curieux document pour l’avenir…
Zola journaliste mérite donc l’attention, et, sans le préjugé de la
spécialisation et du cantonnement des genres, dont sont férus la plupart
des bavards de salons et des plaisantins de bureaux de rédaction, qui font
l’opinion, on ne considérerait pas, comme une partie négligeable de son
œuvre, ses articles. Il en a réuni un grand nombre en volumes, et ces
productions passionnées, toutes vibrantes de conviction, méritent d’être
retenues et considé rées comme de véritables livres, comme les meilleures
études de critique approfondie sur le roman, sur le théâtre et sur les
principaux écrivains modernes.
Zola embrassa tous les genres de littérature. Rien de ce qui appartenait
au monde de l’écriture ne lui fut étranger. Il pratiquait le vers fameux
de Térence dans l’univers littéraire. Poésie, contes, romans, critique,
histoire, philosophie, journalisme, théâtre, il n’a trouvé aucun des modes
de manifestation de la pensée indigne de son attention, au-dessous de son
talent. Ceci ne veut pas dire qu’il ait réussi dans tous les genres. Le
feuilleton populaire, par exemple, n’avait eu en lui qu’un producteur très
ordinaire, un concurrent inférieur aux fournisseurs en renom des éditeurs
de livraisons et des deux quotidiens spécialistes du roman d’aventures.
Dans le journalisme politique, où il figura quelque temps, notamment comme
courriériste parlementaire, à la Cloche de Louis Ulbach et au Corsaire
de Portalis, il passa inaperçu. A cette époque, cependant, où le
télégraphe et le téléphone n’avaient pas remplacé la plume, où les
journaux ne se contentaient pas de couper et de réduire l’analytique,
où chaque physionomie de séance avait son originalité et sa tonalité,
selon la nuance du journal, où les comptes rendus de l’Assemblée de
Versailles, alors très suivis par le public, étaient, selon les rédacteurs,
pittoresques, humouristiques, passionnés, violents, ces articles de
critique parlementaire constituaient un genre où des journalistes comme
Edmond About, Henry Fouquier, Camille Pelletan, Charles Quentin et bien
d’autres s’illustraient. Pareillement, dans le théâtre, il ne rencontra
guère de succès que grâce à la collaboration de William Busnach, un habile
arrangeur de ses romans célèbres, l’Assommoir, Nana.
Les Héritiers Rabourdin et le Bouton de Rose, ses deux seuls ouvrages
originaux, qui, par conséquent, doivent être considérés comme son
principal bagage dramatique, ne sont pas restés au répertoire, et ne
sauraient figurer que comme mémoire dans le bilan de ses œuvres. Cet
insuccès théâtral persistant l’irrita. Il y eut, sans doute, de la
prévention contre Zola auteur dramatique. Le parti-pris de la presse,
et d’un certain public, d’imposer l’absurde limitation des genres, fut
évident. Comme si l’art devait avoir des compartiments et des rayons,
ainsi qu’un magasin ! Comme si les écrivains, assimilés aux gens de métier
du temps des jurandes, ne devaient jamais se livrer à aucun travail en
dehors de l’atelier corporatif où ils étaient parqués ! Enfin, ce préjugé
existe, et il est parfois périlleux de n’en pas tenir assez compte. On
assomme les talents doubles, et les artistes multiples, avec l’anecdote,
qui ne prouve rien du tout, d’Ingres se mettant à jouer du violon, quand
on visitait son atelier. Balzac non plus ne connut pas la victoire
scénique. On fit expier à l’auteur dramatique la maîtrise incontestable
du romancier. Il y a de la jalousie et du dépit, dans le public, quand il
assiste à la multiplicité des efforts du génie. Il se trouve comme humilié
par cette exubérance déployée. Il ne veut pas admirer deux fois et sous
deux formes. Le lecteur et le spectateur ne sont qu’un, mais ils exigent
deux auteurs : l’un pour le théâtre, et l’autre pour le home. Ces gens de
génie, aussi, sont inconvenants : ils veulent par trop accaparer la gloire.
A bas les cumulards ! Nul ne peut servir deux maîtres. Pourquoi ce Balzac,
ayant produit la Cousine Bette, chef-d’œuvre devant lequel il faut bien
s’incliner, a-t-il la prétention de forcer les gens à saluer derechef
Quin ola ou Mercadet ? Ces deux pièces sont, sans doute, puissantes :
signées de Beaumarchais ou de Dumas fils, elles eussent probablement « été
aux nues » . Mais on ne pouvait tolérer que Balzac s’imposât deux fois au
public, et l’on ne saurait admettre qu’à deux reprises, en invoquant tour
à tour le livre et la scène, un même auteur se permît de solliciter le
public, en demandant : la gloire, s’il vous plaît ? Grand homme, on vous a
déjà donné !
Comme Balzac, Zola et les Goncourt, le grand Gustave Flaubert fut écarté
incivilement de la scène, et on le contraignit à retirer dignement son
Candidat, après quelques représentations. En même temps, on le renvoyait
à sa Bovary.
L’insuccès de Bouton de Rose fut éclatant. J’en ai suivi de près les
incidents. J’avais alors, comme il a été dit plus haut, la direction
des services littéraires du Bien Public. C’était un grand journal
républicain quotidien, à 10 centimes, paraissant à 4 heures, comme le
Temps. Son propriétaire était M. Menier, le fameux chocolatier, député
de Seine-et-Marne, économiste distingué, auteur d’ouvrages remarquables
et remarqués sur les systèmes d’impôts, principalement cité, loué,
combattu et raillé, à propos d’un certain projet d’impôt, non pas sur le
revenu, mais sur le capital, dont il était le promoteur.
Le Bien Public, d’allure et de ton modérés, s’adressant à une clientèle
plutôt bourgeoise et « opportuniste », le terme n’était pas inventé, mais la
chose existait, présentait ce caractère singulier d’avoir une rédaction
beaucoup plus avancée, beaucoup plus radicale que ne semblait le comporter
son public, sa direction, son allure et son classement dans les grands
organes parisiens. Yves Guyot en était le rédacteur en chef. Les
rédacteurs politiques : Sigismond Lacroix, Auguste Desmoulins, étaient
plutôt rangés parmi les socialistes. Un journal, tout à fait rouge,
celui-là, et qui forcément teintait fréquemment le rose Bien Public,
était l’annexe avancée de l’organe de M. Menier : il se nommait les Droits
de l’Homme. Il se faisait dans la même maison, chez le même imprimeur,
l’imprimerie Dubuisson, 5, rue Coq-Héron, avec plusieurs rédacteurs
communs. Il va de soi que l’excellent M. Menier était empêché par sa
position commerciale de manifester sa participation à un organe presque
révolutionnaire. On était au moment du coup parlementaire du 16 mai, de
la terreur de l’ordre moral, et le sabre de Mac-Mahon semblait menaçant.
Le nom de M. Menier ne figurait pas dans les manchettes du journal, mais
le commanditaire bénévole ne se dérobait nullement, quand le caissier,
toujours à sec, des Droits de l’Homme, le malin père Guignard, lui
faisait part de la présence à ses guichets de la meute des rédacteurs
altérés. J’appartenais aux deux journaux. Aux Droits de l’Homme, se
trouvaient, en dehors des collaborateurs du Bien Public, Jules Guesde,
alors débutant, Paul Strauss, P. Girard, Léon Millot, Léon Angevin,
E.-A. Spoll, Albert Pinard, Émile Massard, Céard, Louis Ollivier, et
d’autres encore dont les noms et les physionomies se sont effacés, pour
moi, dans les brumes du temps.
L’un des premiers, j’avais signalé aux lecteurs du Bien Public et à ceux
des Droits de l’Homme la force, l’originalité du talent d’Émile Zola, et
j’avais proclamé quelques-unes des théories et des déclarations de guerre
du « naturalisme », tout en conservant mon indépendance et mon éclectisme,
car rien ne pouvait, rien n’a pu affaiblir mon admiration pour Victor
Hugo. J’étais donc ainsi dans les meilleurs termes avec mon co-rédacteur
Zola, chargé du feuilleton dramatique du Bien Public. Mais le « lundiste »
en pied, souvent, n’éprouvait aucune tentation d’aller écouter une pièce
qui ne l’intéressait guère. Il désirait se soustraire à l’obligation d’en
rendre compte et préférait ne pas revenir de la campagne. Il fut tout un
été à l’Estaque, près de Marseille ; par conséquent loin des premières.
Restant à Paris, assez fréquemment il lui arrivait de développer des
théories sur l’art dramatique et sur le roman expérimental, plutôt que de
gaspiller l’espace dont il disposait, au rez-de-chaussée du journal, les
dimanches soir, au profit d’une revue insipide ou d’un drame baroque.
Zola me priait alors de « corser » mon courrier théâtral quotidien, et d’y
insérer un aperçu de la pièce nouvelle, suffisant pour renseigner le
public et tenir lieu de compte rendu. Lors de la représentation au
Palais-Royal de Bouton de Rose, ce fut à moi que revint la tâche, assez
délicate, étant donnée la situation de l’auteur au Bien Public, et notre
camaraderie, de narrer cette soirée, plutôt pénible.
Le Bouton de Rose, vaudeville en trois actes, n’était ni meilleur ni
pire que bien des pièces de ce genre qui, au Palais-Royal et aux Variétés,
ont réussi. Comme le titre peut le faire soupçonner, il s’agissait d’une
allusion, d’un symbolisme galant. Une jeune femme, dont le mari s’absente,
ne doit pas se laisser ravir son bouton de rose, et elle doit, au retour
de l’époux, montrer intact l’emblème de la vertu conjugale. Là, rien de
sublime, ni de choquant non plus, étant donnés le genre du théâtre et
la mentalité de son public habituel. Sur une scène renommée pour son
répertoire assez vif, ce sujet pouvait passer, était bien dans la note.
La Sensitive, le Roi Candaule, le Parfum, d’autres vaudevilles encore,
écoutés avec plaisir, et applaudis sans protestation, prouvent qu’il y eut
parti pris, pour ne pas dire cabale, contre l’auteur, déjà trop célèbre,
de l’Assommoir et de la Page d’Amour.
Au second acte, où la jeune épouse, entraînée au mess des officiers, se
laisse griser et entonne le refrain de route :
As-tu bu
Au tonneau de la mèr’Pichu ! (bis)
Il s’éleva des murmures véritablement exagérés ; il y eut même des sifflets
tout à fait excessifs. Ces indignations dépassaient la mesure, en
admettant que la chanson troupière, fort crânement et gentiment lancée par
Mlle Lemercier, ait déplu aux délicats spectateurs, accoutumés à se pâmer
lorsqu’on jouait la Mariée du Mardi-Gras ou le Chapeau de Paille
d’Italie.
Zola fut blessé et attristé de cet échec inattendu et, en quelque sorte,
inexplicable de Bouton de Rose. Il n’avait voulu écrire qu’une farce,
afin de montrer sans doute qu’il était capable de besognes vulgaires, et
on le jugeait avec la sévérité à peine de mise pour une grande comédie de
mœurs à prétentions philosophiques. On ne doit pas regarder le Médecin
malgré lui avec les yeux graves et la pensée en éveil qui conviennent
aux représentations du Misanthrope. On a prêté à Zola, après coup,
une attitude, autre que celle qu’il eût réellement, la vraie, la bonne.
Quand, le rideau relevé, l’excellent artiste Geoffroy, si aimé du public,
pourtant, eut toutes les peines du monde à nommer l’auteur, au milieu de
sifflets et de clameurs, également stupides, on a montré Zola affectant,
dans les coulisses, au milieu des cabotins effarés et devenus méprisants,
une attitude hautaine. Aux directeurs consternés il aurait dit : « Vous
voyez bien, Messieurs, que vous avez eu tort de jouer ma pièce, malgré
moi ! » On ne joue aucun auteur malgré lui, et Zola, si intransigeant sur
ses droits d’écrivain, moins que personne était homme à se laisser prendre,
d’autorité, une œuvre. Sans son consentement, sans son désir, aucun
directeur de théâtre ou éditeur n’eût osé mettre, sous les yeux du public,
un roman ou une comédie qu’il eût estimés indignes de paraître. La vérité
est qu’il supposait, sans croire avoir enfanté un chef d’œuvre, que
Bouton de Rose était bien dans le cadre du Palais-Royal, et que le
public accepterait cette pièce comme tant d’autres de même tonalité, sans
y chercher midi à quatorze heures, riant et s’amusant, comme il sied à une
farce un peu grosse. Il se doutait si peu de l’échec, qu’il m’avait bien
recommandé, dans le compte rendu que je devais faire de la première,
à sa place, pour le Bien Public, d’insister sur les plus énormes
plaisanteries de la pièce, de les montrer conformes à l’esprit national,
d’après les fabliaux et les contes qualifiés de gaulois, qu’Armand
Silvestre commençait à remettre à la mode. Un petit détail prouvera
combien il escomptait la victoire : un souper de trente couverts avait été
par lui commandé chez Véfour, restaurateur voisin, sous le péristyle,
en face du théâtre, le soir de la première, pour célébrer le succès
nouveau, original et désiré de Zola, auteur comique ! Ce fut un souper de
funérailles. Mais, avec sa robuste placidité, Zola parut indifférent et
calme. Il supporta la douche sans broncher. C’était un four ? Eh ! bien !
soit ! après ? Il restait toujours l’homme qu’il était. Les presses de
Charpentier attendaient, et un nouveau chef-d’œuvre était tout prêt
pour boucher ces mâchoires hurlantes. Il ne maudit ni le parterre, ni la
critique : il ne voulut, cependant, pas reconnaître qu’il s’était fourvoyé. Il ne consentit même pas à confesser son infériorité dans le genre
plaisant.
Comme à tous les esprits puissants, aux vastes pensées, la blague, qui est
la classique vis comica dégénérée, lui échappait. Il n’était pas le
maître du rire. Le sens du drôle lui faisait défaut. Il n’est pas le seul
qui ait cette lacune du risible. Victor Hugo, même au 4e acte de Ruy
Blas, même dans ses plus grands efforts pour être plaisant, n’a jamais pu
arriver à ce résultat que le premier turlupin venu obtient si facilement,
au théâtre : faire rire ! Il est faux que que le plus puisse être le moins.
Défense au Mont-Blanc de se rapetisser et de devenir monticule. S’il est
impossible à la grenouille de s’enfler jusqu’à devenir bœuf, le bœuf ne
peut même pas tenter de se réduire au point de devenir grenouille. Être
comique est un don. Les plus grands génies n’ont pu l’acquérir, même
au prix des plus vigoureux efforts. Le pitre et le clown sont des
spécialistes. Talma, Frédérick-Lemaître et Mounet-Sully ne pourraient
faire ce qu’ils exécutent, le sourire sur les lèvres, ni entraîner les
mêmes applaudissements. Tous les jours, des écrivains rudimentaires,
des abécédaires de la littérature, des romanciers primaires et des
vaudevillistes illettrés, obtiennent le franc succès du rire. Ils
désopilent, et ils arrachent à la foule de contagieux accès d’hilarité,
sans qu’on puisse expliquer pourquoi leur papotage force à pouffer les
moins disposés, comme l’opium contraint au sommeil les plus tenaces
éveillés. Ce sont des choses qui rentrent dans l’inconnaissable. Tout au
plus peut-on dire que le pouvoir d’égayer les foules échappe aux grands
cerveaux, parce que la moquerie, la raillerie, la gaîté, ont leur siège
dans les parties honteuses de l’intellect. C’est une évacuation, le rire.
C’est le propre de l’homme, dit-on. Oui, comme l’adultère, la pédérastie,
le fanatisme, le crime, la méchanceté. L’animal ne rit pas, parce que
l’animal, même le tigre, est bon : pas plus féroce quand il dévore un
homme, par faim, que nous quand nous avalons une huître vivante, par
gourmandise. Ce n’est que l’esprit de malveillance qui anime le rieur.
Une personne qui trébuche, un mari qui souffre, un bossu qu’on maltraite,
voilà d’éternels sujets de rire. Toute la joie du théâtre français est là.
Sans Sganarelle cocu et Géronte bâtonné, il resterait peu de chose du
grand comique français.
Ce n’est pas seulement le rire, mais l’ironie, qui fait défaut à l’homme
de génie, et aussi à l’homme seulement pourvu de talent. L’ironie,
traduisez en parisien la blague, est une modalité de l’esprit,
incontestablement inférieure. La bassesse humaine a la parodie pour
manifestation. Homère a déjà signalé cette honte et cette misère de
l’espèce, dans son abominable Thersite. Ils sont malheureux plus qu’on ne
le pense, ceux qui tournent tout en dérision, et qui rigolent devant ce
qui est digne d’admiration. Le diseur de bon mots, selon Pascal, est
toujours un mauvais caractère. Les écrivains qui furent des moqueurs ont
laissé, parfois, des œuvres impérissables, car ce sont de grands et
cruels génies que Rabelais, Molière, Voltaire, Beaumarchais ; ils ont légué
surtout un déplorable héritage. Il ne faut, d’ailleurs, pas confondre les
grands railleurs avec les blagueurs subalternes.
Il y a de l’amertume, au fond de la joyeuseté de nos vrais comiques.
Est-il rien de plus tragique que Molière, amoureux quadragénaire, rebuté
et déçu, mettant en joie le parterre, et les marquis aussi, aux dépens de
son Arnolphe, c’est-à-dire aux siens ? L’autobiographie jouée de l’École
des Femmes ne peut faire rire que du bout des lèvres ceux qui connaissent
Molière, qui l’aiment, et qui savent sa douleur d’amour. Dans plus d’une
pièce, il y a des rires, en certains passages, qui éclatent comme des
blasphèmes.
Zola est un grand poète lyrique, un psychologue pénétrant, un historien
synthétique des mœurs, un anatomiste audacieux des nerfs, des muscles, du
sang et des réflexes de la carcasse humaine ; il est aussi un philosophe
humanitaire, un socialiste pacifique, un rêveur de paradis terrestres,
un constructeur de Tours de Babel collectivistes, où tous les ouvriers
confondus finiraient par s’entendre, sans parler la même langue ; il est,
enfin, un grand écrivain coloré, majestueux, épique ; sa place, dans le
Panthéon de la littérature moderne, est entre Hugo et Balzac, mais il ne
saurait être comparé, comme inspirant le rire, à Courteline, à Alphonse
Allais, à Tristan Bernard, et même au plus plat et au plus vulgaire des
vaudevillistes du Théâtre-Déjazet. Lui, qui ne pouvait que sculpter dans
le granit et tailler dans le marbre, il a eu le tort de vouloir se montrer
fabricant de breloques en toc. Son Bouton de Rose est une erreur, une
bévue.
Cette tentative, qu’il n’a d’ailleurs jamais renouvelée, a dû lui
démontrer, à lui si partisan de l’expérimentation scientifique, que l’art,
comme la force humaine, a des limites. Pareil aux grands fleuves, le génie
peut croître et se perdre dans l’immensité des océans ; il lui est interdit,
en eût-il agrément et désir, de rebrousser son cours et de redevenir
ruisseau. Quand on a reçu en don la puissance merveilleuse de faire
résonner la lyre aux sept cordes sonores, il est malaisé, parfois même
il est impossible, d’y ajouter la crécelle et le mirliton.
Zola semble démontrer, par l’inutilité de ses efforts à la scène et par
la persistance de ses insuccès réitérés, la vérité de la prétention des
« hommes de théâtre » de former comme une caste littéraire à part, un
sacerdoce spécial initié à certains rites, prêtres d’une Isis aux
mystères abscons. Ainsi, un vaudevilliste, un faiseur d’opérettes, un
confectionneur de revues serait un savant possédant une algèbre inconnue
des profanes ? Le moindre bâtisseur de scénario deviendrait un architecte
aux épures mystérieuses, le membre d’une confrérie aux arcanes interdits.
Les « hommes de théâtre » seuls sauraient construire des ouvrages compliqués
et difficiles, destinés pourtant à être compris instantanément, à être
jugés de même, et du premier coup, par le grossier passant, par l’ignorant
stupide, par le convive sortant de table congestionné, par la marchande
des Halles au vocabulaire sonore, et par la femme élégante et sotte,
capable, ordinairement, de s’intéresser seulement aux chiffons ou aux
banalités de la conversation mondaine. Tout ce grand art, toute cette
technologie et toute cette esthétique supérieure aboutissant à se faire
comprendre des ignorants et des imbéciles ? C’est le mystère de la foi
théâtrale !
La scène serait un collège d’augures, d’où l’on ne saurait regarder la
foule sotte et crédule sans rire entre initiés, mais où l’on ne serait
admis à officier que dans des conditions particulières de savoir-faire, de
roublardise et de tour de main ? Zola, comme Balzac, comme Flaubert, comme
les Goncourt, ne possédait pas, paraît-il, les capacités particulières
exigées pour être admis dans la confrérie. L’école dite naturaliste n’a
pas, il est vrai, en général, réussi au théâtre. Le roman fut plutôt son
champ de bataille et de victoire. La plupart des pièces de cette école
sont extraites de romans. Pourtant, l’on peut classer comme auteur
dramatique se rattachant au naturalisme, Henri Becque, dont les pièces
n’étaient pas des scènes de romans découpées, dialoguées et adaptées,
plus ou moins harmonieusement, au théâtre. Un maître auteur dramatique,
celui-là !
Il faut reconnaître aussi que tous les hommes n’ont pas des aptitudes
égales, ni surtout universelles. La scène exige, avant tout, l’action, la
synthèse parlante, remuante, l’ellipse de la phrase, et souvent de l’idée.
Un geste y remplace une explication, qui, dans un livre, exigerait
plusieurs mots, parfois plusieurs lignes. Le théâtre a donc des procédés
d’exécution et des moyens de réalisation du sujet conçu, ce sujet fût-il
le même, tout autres que ceux que réclament le livre, le roman. Il en
est de même dans les autres formes de l’art. Un violon et un pinceau, un
ébauchoir et un burin, sont des instruments d’art différents et produisent
des effets distincts par l’exécution. Mais l’artiste, apprenant à se
servir de ces outils variés, ne peut-il traduire, avec une même maîtrise,
avec des procédés distincts, son rêve, son idée, la nature par lui
surprise et interprétée ? Léonard de Vinci, Michel-Ange, et la plupart
des grands artistes de la Renaissance n’ont-ils pas prouvé la dualité,
la multiplicité du génie ? Il est probable, étant donnée une certaine
dynamique cérébrale, et en supposant rassemblés le don créateur, la
connaissance des moyens techniques, et l’énergie suffisante pour les
appliquer, qu’un même artiste pourrait être poète, dramaturge, philosophe,
romancier, peintre, sculpteur, musicien, orateur et architecte. Le domaine
de l’art, comme le champ de la science, ne s’est pas agrandi. Il est
difficile, aujourd’hui, d’être, comme au XVIe siècle, un Rabelais ou un
Pic de la Mirandole, un savant possédant toutes les connaissances de son
temps. La science, de plus en plus étendue, variée, infinie, exigera, de
plus en plus, des spécialistes, des gens cantonnés dans une étude, des
insectes de génie et de patience fixés sur une branche unique, et passant
leur existence à la fouiller, à la dénuder. Il n’en est pas de même en
matière artistique, en littérature surtout, où le progrès n’existe à peu
près pas, la matière et le travail restant presque toujours semblables.
Il y a un abîme entre le rapide de Marseille et le char qu’Automédon
dirigeait ; la distance n’est pas grande qui sépare une églogue de Virgile
de la rencontre de Miette et de Silvère, au puits de la Fortune des
Rougon.
Pourquoi tel artiste, tel privilégié susceptible de devenir un ouvrier
d’art, au lieu de demeurer un manœuvre, s’adonne-t-il à une spécialité et
prend-il pour instrument la plume et non le pinceau, et inversement ?
Le hasard, l’imitation, les encouragements des camarades, dans l’art comme
dans les carrières nullement artistiques, où s’observe un choix analogue,
sans raison apparente ordinairement, décident de la localisation des
aptitudes. Zola aurait pu faire un auteur dramatique, égal au romancier
qu’il est devenu, mais il lui fallait, pour cela, concentrer son énergie
sur des sujets scéniques, préparer, étudier des actions et des caractères
susceptibles de se développer dans le cadre conventionnel et limité de
quelques heures de spectacle ; il lui eût fallu aussi bander, vers un autre
but, cette arme de la volonté qu’il possédait plus que tout autre, et
viser, au lieu du roman, le théâtre. Il n’est pas douteux qu’il aurait mis
plus d’une fois dans le mille, l’adroit archer.
Il fut détourné de ce but-là, d’abord par les difficultés, qu’on pourrait
nommer subjectives, de l’art théâtral, c’est-à-dire la trouvaille des
sujets, l’étude et le rendu des caractères, le choc des situations, le
mouvement des personnages et le choix de leurs faits et gestes, devant,
dans leur synthèse mimée et parlée, fournir l’analyse de leurs sentiments,
de leurs pensées, de leurs individualités. Ensuite, il rencontra, lui
barrant la route, les obstacles extérieurs et matériels, contre lesquels
plus d’une intention scénique s’est brisée net : la confection définitive
de la pièce, sa mise au point pour l’optique des planches, et enfin les
démarches, les attentes, les sollicitations et les tiraillements, avant
d’être joué, afin de l’être.
La volonté n’est pas l’audace. Zola était un grand timide. Les fameux
« hommes de théâtre » sont généralement des gaillards résolus, sceptiques,
marchant carrément dans la vie, le chapeau sur l’oreille, ayant beaucoup
de l’aplomb du commis-voyageur, exhibant la crânerie du candidat
politique : voyez les deux Dumas, l’un exubérant, l’autre froid théoricien ;
Scribe intrigant et souple ; Victorien Sardou alerte et séduisant ; Maurice
Donnay cambriolant l’Institut avec la pince-monseigneur de feu Salis ;
Alfred Capus proclamant sa veine et faisant, avec ses allures félines, et
son sourire bénin, le fracas du joueur chançard, tous ces triomphateurs de
l’arène théâtrale sont des lutteurs rudement musclés, et dont pas un n’a
jamais eu froid aux yeux, ni crampe aux mollets. Zola n’était pas taillé
pour se mesurer avec ces Alcides du plateau, et il n’était pas surtout
disposé à leur disputer la place. Il ne pouvait supporter de paraître
combattre dans un rang secondaire. Il s’était reconnu, la vingt-cinquième
année sonnée, peu apte à devenir un poète lyrique de premier ordre : il
cessa d’écrire en vers ; il plongea dans un tiroir, comme dans un bocal où
l’on conserve un embryon, ses poèmes avortés de l’Amoureuse Comédie, qui
lui avaient donné tant de joie, lors de la conception. Tournant le dos, en
apparence, au romantisme des Contes d’Espagne et des Orientales, il
marcha, droit et triomphal, sur la voie qu’il venait de doter de cette
désignation neuve et sonore : le naturalisme. Là, il se sentait robuste et
maître. Rien ne pouvait l’arrêter, et les obstacles qu’il démolissait,
quand il ne voulait pas se donner la peine de les écarter, lui donnaient
la force et la confiance pour franchir ou supprimer ceux qu’il viendrait à
rencontrer par la suite.
Il avait constaté son peu d’aptitude au roman-feuilleton. Un genre,
pourtant productif et susceptible d’agir sur les grandes masses de
lecteurs. Les Mystères de Marseille furent son unique tentative en ce
genre. Il ne se sentait pas davantage la force de donner, chaque jour,
un article d’actualité, soit politique, soit littéraire. Il cessa donc
pareillement de faire du journalisme courant, car, bien qu’il ait beaucoup
écrit dans divers journaux, et qu’il ait collaboré à l’un des plus
répandus, le Figaro, il y fit plutôt ce qu’on nomme, et c’était un des
titres qu’il avait lui-même choisis, des « campagnes » que des articles dans
le goût de ceux des maîtres articliers. Ses correspondances littéraires,
au journal russe le Messager de l’Europe, où Tourgueneff l’avait
accrédité, les abondantes et massives colonnes de prose, qui contenaient
ses théories et ses argumentations sur le roman expérimental, sur les
documents humains dont il préconisait l’usage exclusif dans toute œuvre,
en bannissant l’imagination, bannissement qu’il n’appliqua pas toujours
à ses propres conceptions, c’étaient des pages de livres interrompues,
débitées en tranches et non du véritable journalisme. Le public ne s’y
trompa guère. Zola lui-même ne se fit aucune illusion sur son peu de
succès dans la chronique ou dans la critique. Si les articles, signés de
son nom retentissant, étaient recherchés par les directeurs de journaux et
regardés avec curiosité, c’est que sa renommée forçait l’attention. Des
pages, au bas desquelles flamboyait, comme une vedette, le nom de l’auteur
de l’Assommoir, ne pouvaient passer inaperçues. Le nom de l’étoile
attirait, mais bientôt la lourdeur de son jeu fatiguait et l’on trouvait
peu amusante la pédanterie du magister naturaliste. Zola professait
beaucoup. Il transformait le journal où il écrivait en chaire de collège,
et il faisait la classe aux lecteurs, aux élèves de lettres. Sa manière
se rapprochait de celle de Sarcey, mais avec moins de bonhomie et plus
de suffisance. Le public goûtait peu Zola journaliste et pion, et le
l’envoyait à ses romans. Il y retournait volontiers. Là où il n’obtenait
pas, du premier coup, l’excellence, il abandonnait la partie. Cet homme,
si admirablement doué d’énergie, et qui se montra si résistant à tous
les coups de la fortune, n’éprouvait pas le découragement, mais l’ennui,
l’indifférence pour l’entreprise où il sentait qu’il n’obtiendrait que
lentement, et peut-être jamais, la réussite. Remarquez qu’il ne s’agit
pas du succès même, de la foule applaudissant, acclamant, et de la
gloire venant poser sa couronne sur le front radieux de l’écrivain promu
grand homme. Zola ne renonça pas au roman parce que Thérèse Raquin,
la Fortune des Rougon, la Curée, Son Excellence Eugène Rougon,
la Conquête de Plassans, n’avaient eu qu’une chance relative, comme
vente, comme argent, comme classement parmi les livres célèbres. Il
persévéra jusqu’à l’éclatement de l’Assommoir, parce qu’il avait le
sentiment de sa vigueur, de sa supériorité. Très bon critique de lui-même,
il se jugeait sans indulgence ni parti pris. Bien avant que Coupeau et
Gervaise eussent lancé son nom aux quatre coins de l’univers lisant, il
s’était reconnu capable d’être un maître romancier, et il avait persévéré
dans sa tâche. Indifférent à l’indifférence, il avait laborieusement
entassé les chapitres sur les chapitres, les livres sur les livres,
attendant l’aube du succès, avec la confiance du laboureur traçant le
sillon, répandant ses semailles, et ne doutant pas de voir la semence
lever et le jour de la moisson venir. Il trouvait en lui-même cette
certitude. Pas une heure, il ne put douter de ses romans. Il continua donc
à en combiner l’ordonnancement, et à exécuter, scrupuleux architecte d’un
devis arrêté, le plan généalogique de la famille Rougon-Macquart, tel
qu’il l’avait conçu, tracé et décidé.
Au théâtre, au contraire, il ne s’avançait que timidement, doutant des
autres et de lui-même. Il tâtonna dans cette voie, pour lui hasardeuse et
malaisée. Il s’y était, pourtant, engagé dès la prime jeunesse. Au collège,
à Aix, il avait écrit trois actes comiques ; d’abord, un acte en prose :
Enfoncé, le Pion ! Il s’agissait d’un pauvre diable de maître d’études
courtisant une jeune femme, que lui enlevaient deux élèves de rhétorique.
Le triomphe de Don Juan collégien. Le Principal avait son rôle de
Cassandre. On le bernait et on le rossait. Cette œuvre enfantine, rancune
de potache, devait avoir un titre plaisant : Un pion qui veut aller à
dame ! Le novice auteur le changea comme trop long. Enfoncé, le pion !
n’a d’ailleurs jamais vu l’aurore de la rampe, et demeurera, sans doute,
éternellement plongé dans les limbes des œuvres inédites. D’autres œuvres
infantiles, comme Perrette, d’après la fable de La Fontaine, où le
fabuliste avait un rôle dans la pièce, puis, un acte en vers : Il faut
hurler avec les Loups, font cortège aux œuvres juvéniles également
injouées, dans cet obituaire dramatique : la Laide, un acte en prose,
Madeleine, un drame en trois actes, présenté et refusé à l’Odéon,
au Gymnase, au Vaudeville, et qui jamais ne sut tenter un directeur.
Peut-être exhumera-t-on, un jour, ces enfants morts-nés ? Le squelette
des manuscrits doit se retrouver ; étant donnés le soin et
l’ordre de Zola, ils gisent certainement encore dans le tombeau des
tiroirs. Zola écrivit aussi, à l’époque de Rodolpho, quand il était
romantique ardent et pratiquant, le scénario d’un drame moyenâgeux,
l’Archer Rollon, qui ne fut jamais écrit.
La première œuvre théâtrale de Zola jouée fut un drame, tiré de son
roman : les Mystères de Marseille. Cinq actes, en collaboration avec son
camarade Marius Roux. La première représentation eut lieu au théâtre du
Gymnase, à Marseille, direction Bellevent, le 6 octobre 1867. Zola y
assistait. Il écrivit à son collaborateur, resté à Paris, le lendemain de
la première :
C’est un succès contesté, qui peut se tourner en chute complète, ce
soir. Comme je te l’ai dit dans ma dépêche, le commencement de la
pièce a bien marché. Les tableaux : les Aygalades et le Crime
n’ont pas donné ce que nous attendions, et, dès lors, la pièce a
langui. Elle s’est un peu relevée vers la fin…
Les sifflets furent plus nombreux que les applaudissements. La pièce ne
fut jouée que quatre fois. Zola, peu encouragé par ce début, pendant
plusieurs années, ne chercha pas à tenter la fortune scénique.
Le 11 juillet 1873, il donna, au théâtre de la Renaissance, dirigé par
Hostein, Thérèse Raquin, pièce tirée du roman. Le livre avait eu un
succès relatif, le drame fut un four complet. Neuf représentations, le
directeur en faillite, et le théâtre, après avoir fermé ses portes,
changeant de genre et faisant sa réouverture avec l’opérette, tel fut le
bilan désastreux de cette opération. Mme Marie Laurent jouait pourtant
magistralement la paralytique, et la pièce était suffisamment bien montée.
Je me souviens vaguement de l’impression de la première, à laquelle
j’assistais : elle fut plutôt pénible, bien qu’il y eût deux ou trois
scènes très fortes, d’un grand effet.
L’année suivante, Zola fit jouer au théâtre Cluny une comédie, peu gaie,
car la maladie et la mort y tenaient trop de place, intitulée les
Héritiers Rabourdin, trois actes. Rien que le choix de ce théâtre de
quartier indique le peu de crédit de Zola sur la place dramatique. Il
avait présenté sa pièce au Gymnase et au Palais-Royal. Refusée, la comédie
fut prise par M. Camille Weinschenk, qui la monta de son mieux. Les
Héritiers Rabourdin n’atteignirent pas la vingtième représentation.
Bouton de Rose et les Héritiers Rabourdin sont les deux œuvres
théâtrales de Zola, originales et sans collaborateur. Il n’écrivit plus
rien pour le théâtre depuis. Mais plusieurs de ses romans furent mis à la
scène, et non sans succès. Ses collaborateurs-adaptateurs, MM. William
Busnach et Benjamin Gastineau, s’acquittèrent habilement et fructueusement
de leur tâche. Ces drames réussirent tous, bien qu’avec des fortunes
diverses. L’Assommoir, dont Zola avait écrit et revu le scénario,
plusieurs fois repris, à l’Ambigu et au Châtelet, fut le plus durable
succès : le rôle de Coupeau fut joué successivement par Marais, Gil-Naza,
Auvray-Guitry, et toujours l’effet en fut considérable. À l’étranger, cette pièce réussit extraordinairement. En Angleterre, soutenue par les
sociétés de tempérance et d’autres confréries de « teetotalers », elle
est considérée comme ayant une portée moralisatrice. Nana, où Massin
apparaissait hideuse, avec le visage boursouflé par la petite vérole ;
Pot-Bouille, le Ventre de Paris, furent également joués avec un nombre
de représentations auquel Zola, sans collaborateur, n’était pas habitué.
Germinal, d’abord interdit, fut transporté sur une scène de quartier,
aux Bouffes du Nord. Zola eut une collaboration musicale importante :
le compositeur Alfred Bruneau donna à l’Opéra, Messidor, en 1897 ; à
l’Opéra-Comique, le Rêve et l’Attaque du Moulin, d’après la nouvelle
des Soirées de Médan qui fut reprise, avec la grande artiste Delna, à la
Gaîté, en 1907.
De son roman la Curée, il tira, pour Sarah-Bernhardt, une pièce portant
le titre de l’héroïne, Renée, qui ne fut pas jouée.
Zola n’avait pas tout à fait abdiqué ses prétentions d’auteur dramatique,
malgré ses insuccès du début. Il raisonnait, toutefois, ses aptitudes
théâtrales et ses chances de réussite :
Il y a, au théâtre, un élément essentiel dont il faut toujours tenir
compte, disait-il à un journaliste l’interviewant à la veille de la
représentation du Ventre de Paris, au Théâtre de Paris (ancien
Théâtre des Nations, puis Théâtre Sarah-Bernhardt) : c’est le succès.
On n’est pas un bon auteur dramatique si l’on n’a pas de succès.
Pour l’obtenir, il faut de la persévérance, il faut accommoder son
tempérament et son talent à certains goûts du public. J’admets très
bien qu’on fasse une première pièce, et même une seconde, qui ne
réussiront pas, mais on ne peut en écrire de mauvaises toute sa vie.
Je suis condamné à écrire des romans pendant cinq ou six années
encore. Je dois terminer une série de vingt volumes sur les
Rougon-Macquart. Mais le roman ne m’intéresse plus autant,
aujourd’hui. Il me semble que j’ai été jusqu’au bout du plaisir que
ce travail pouvait me procurer. Aussi, ma série terminée, si j’ai
encore assez de jeunesse et d’énergie, je me mettrai au théâtre, qui
m’attire beaucoup. Je crois qu’il y a là une foule d’expériences
curieuses à tenter, des milieux inexplorés à mettre à la scène,
une conception plus large de la vie à développer que celle que l’on
trouve chez nos auteurs contemporains, d’autres passions à étudier que
l’éternel adultère.
Zola avait raison. Le théâtre moderne aurait tout à gagner à sortir un
peu des alcôves, et à intéresser la foule à autre chose qu’à la banale
aventure sexuelle. Or, l’auteur de Thérèse Raquin, dont le point de
départ était, d’ailleurs, un adultère, mais fortement rehaussé par le
crime, et surtout par le châtiment de la conscience, l’œil de Caïn, n’eut
ni le temps, ni l’occasion, ni sans doute aussi la force, de tenter cette
rénovation. Nous attendons encore le Messie dramatique qui viendra
bouleverser magnifiquement la scène, et changer en câbles neufs les
ficelles usées, rajeunissant les vieilles conventions et les situations
caduques.
S’il n’a pu faire seul une bonne pièce, plaisant à la foule et intéressant
les lettrés, ce qui est le double event à tenter, Zola a, du moins,
formulé de curieuses et souvent justes théories sur le théâtre.
Le Naturalisme au théâtre et Nos Auteurs dramatiques sont deux
volumes, composés principalement d’articles de critique parus dans
le Bien Public, et le Voltaire, arrangés, corrigés, recousus bout à
bout, qui contiennent, à côté de vantardises et de prophéties, par trop
mirobolantes, sur le théâtre naturaliste et son avenir, des jugements
justes et des opinions fort sages.
En ce qui concerne son collaborateur Busnach, mort en 1907, auquel il
rendait un hommage mérité, Zola disait à un confrère le questionnant :
Je ne prends pas la responsabilité littéraire des pièces que
M. Busnach a tirées de mes romans. Je reste dans la coulisse et je
suis l’expérience avec curiosité. Dans ces pièces, en vertu de mon
principe que le succès est un élément essentiel, au théâtre, de
grandes concessions sont faites aux habitudes et au goût du public.
Nous brisons la logique des personnages du roman pour ne pas inquiéter
les spectateurs. On introduit des éléments inférieurs de comique et
des complications dramatiques. Enfin, on développe une mise en scène
pompeuse pour fournir un beau spectacle à la curiosité de la foule.
Cependant, ces drames contiennent l’application de quelques-unes
des idées nouvelles que je défends. M. Sarcey, qui a recherché toutes
les occasions d’attaquer l’Assommoir, était obligé de reconnaître
que la représentation des drames tirés de mes romans avait porté un
coup funeste à l’ancien mélodrame, qui ne pouvait plus s’en relever.
Et Zola, à plusieurs reprises, revenant sur cette opinion du critique du
Temps, redisait :
Malgré l’introduction d’éléments inférieurs, il faut avouer, comme
l’a reconnu Francisque Sarcey, que les drames tirés de mes romans
contiennent plus de vérité humaine, d’une part, et aussi plus de
pittoresque et de modernité dans les tableaux mis en scène.
Il y eut des polémiques intéressantes et amusantes entre Sarcey et Zola.
Celui-ci reprochait notamment au critique du Temps de ne pas être
« documenté » et de commettre des bévues et des anachronismes dans ses
appréciations. Sarcey opposait à Zola les bourdes qui lui avaient échappé,
comme à tout le monde, et dont quelques-unes sont devenues légendaires.
Il les énumérait malicieusement :
Est-ce à M. Zola à me reprocher l’anachronisme d’avoir parlé de
Florent revenant de la Nouvelle-Calédonie, en 1858, alors que ce
furent les condamnés de la Commune, et non ceux de Décembre 51, qui
furent envoyés à Nouméa, —et il ajoute assez rudement : lui, qui nous
a décrit un soldat rentrant, en 1815, coiffé du képi d’ordonnance,
ne se souvenant plus que le képi est contemporain de l’expédition
d’Afrique ; lui, qui nous montre une jeune fille se promettant, en
1810, « de ne jamais épouser quelque maigre bachelier, qui l’écraserait
de sa supériorité de collégien et la traînerait, toute sa vie, à la
recherche de vanités creuses » . Des bacheliers en 1810 ? Vous n’y songez
pas, mon cher confrère ! A cette même date, 1810, vous faites tuer
l’amant d’Adélaïde par un douanier, « juste au moment où il entrait en
France toute une cargaison de montres de Genève », et Genève, en ce
temps-là, faisait partie du territoire français, c’était le chef-lieu
du Léman. N’est-ce pas vous encore qui avez fait, en 1853, apercevoir
à Hélène, du haut du Trocadéro, la masse énorme de l’Opéra de Garnier,
qui n’était pas encore sorti de terre ? N’est-ce pas vous qui avez
entendu chanter le rossignol en septembre ?…
Le malicieux et pionnesque Sarcey reproche encore à Zola la phrase
suivante :
Ils se mirent tous les trois à pêcher. Estelle y apportait une
passion de femme. Ce fut elle qui prit les premières crevettes,
trois petites crevettes roses.
Le citateur caustique fait suivre l’extrait fâcheux de cette mercuriale,
évoquant la bévue classique de Jules Janin :
Vous n’êtes pourtant pas sans savoir que les crevettes ne sont roses
que dans les mers où le homard revêt la pourpre du cardinal. Mais vous
aviez mis « roses » sans y attacher d’autre importance, peut-être parce
que le rose est une couleur gaie, parce qu’elle vous plaît davantage,
comme vous avez, autre part, attribué aux prunes une « délicate odeur
de musc », parce que le musc vous rappelle des sensations agréables,
et que ce sont là des détails qui n’ont point de conséquence. Ce qui
est essentiel à la peinture du caractère d’Estelle, c’est qu’elle
cherche des crevettes avec une passion de femme, et qu’elle mange des
prunes avec concupiscence. Maintenant, que ces crevettes soient grises
ou roses, que ces prunes sentent le musc ou tout bonnement la prune,
voilà qui est indifférent. Je m’embrouille sur les sexes (Sarcey
avait, dans son compte rendu du Ventre de Paris, qualifié de petite
fille le jeune personnage qui réconcilie, au 6e tableau, sa mère avec
sa grand’mère, et qui était un garçon dans la pièce, bien que joué par
une fillette, la petite Desmets), vous vous trompez sur les couleurs
et les odeurs, nous sommes à deux de jeu. Mais pourquoi ce qui est,
chez vous, noble indépendance de l’homme de génie, vis-à-vis de la
vérité, serait-il, chez moi, simple bafouillement ? Et remarquez,
mon cher confrère, que, si ces petites inadvertances étaient aussi
condamnables que vous le dites, elles le seraient bien plus dans un
roman naturaliste que dans une critique de théâtre, qui n’affiche
point de prétention à une minutieuse exactitude dans le détail.
Sarcey avait raison. Des erreurs, des méprises, des confusions d’époques,
peuvent se produire dans tous les ouvrages, et ne sauraient leur ôter tout
mérite. On doit négliger leur insignifiance. Comme le dit Sarcey, ce n’est
pas parce que les crevettes seraient désignées sous leur couleur naturelle,
grise ou plutôt opale, que la précocité gourmande d’Estelle se trouvera
plus ou moins bien dépeinte et cessera d’être portée à la connaissance du
lecteur, ce qui était le but cherché. On abusait beaucoup, autrefois, dans
les revues littéraires, de la poursuite des anachronismes, des sottises,
des coqs-à-l’âne échappés aux journalistes les plus en renom. Parfois,
ces bévues, bruyamment signalées, étaient tout simplement des coquilles
d’imprimerie, par exemple, en matière d’anachronisme dû à un chiffre
retourné ou changé. Ces terribles corrigeurs de textes mettaient un pauvre
diable de correcteur d’imprimerie en posture de perdre son emploi. Mais
ici, le reproche d’inexactitude, renvoyé à Zola se targuant de sa
documentation, était un procédé piquant de polémique.
Les rieurs furent du reste du côté de Sarcey. Si j’évoque ce duel de plume
entre le romancier-dramaturge et le critique célèbre, c’est que le coup
de massue asséné par Zola, dans le Figaro, sur la « caboche » de Sarcey,
demeure, le livre en gardant la trace, tandis que, pour retrouver la
riposte du journaliste, il faut aller fouiller la collection du Temps
et relire le feuilleton du 7 mars 1887. N’est-il pas juste qu’à côté du
réquisitoire de Zola le livre, à son tour, garde la trace du plaidoyer de
Sarcey ?
Vous prétendez, écrivait donc le critique du Temps, que j’ai
accueilli avec rudesse et mauvaise humeur l’Assommoir, à son
origine, et que, plus tard, averti par le succès du drame, après
les 300 représentations qu’il avait obtenues, je l’ai tenu pour un
chef-d’œuvre. Ni l’une ni l’autre de ces deux assertions ne sont
conformes à vérité. Il est facile de me mettre en contradiction avec
moi-même, en prenant, tantôt dans la première partie de mon article,
qui est fort élogieuse, et tantôt dans la seconde, qui est de vive
critique. Vous le faites, sans y prendre garde, car vous avez ce
réalité, de ne voir que les images qui s’en impriment dans votre
cerveau. Ce sont les visions qui se forment en vous-même que vous
observez, et d’un œil qui les grossit démesurément.
Vous parlez toujours de la vérité vraie, et vous êtes un homme
d’imagination, qui prend pour vérité les hallucinations écloses
d’une cervelle toujours en mouvement.
C’est ainsi que, dans Nana, vous nous avez peint des mœurs de
théâtre qui nous ont si fort étonnés, nous qui vivons dans ce milieu
spécial. C’est ainsi que, l’autre soir, au Théâtre de Paris, vous
avez vu, à la scène de l’enfant, toute une salle debout et battant
des mains, quand nous autres, qui ne sommes point naturalistes, nous
l’avons vue battre des mains, tout tranquillement assise, comme c’est
l’habitude.
Il y a quelques années, vous donniez, à Cluny, une comé die qui avait
pour titre : les Héritiers Rabourdin. La pièce n’avait pas trop bien
marché le premier soir, et mes confrères, non plus que moi, nous
n’avions pu dissimuler l’insuccès. Vous m’écrivîtes pour me prier d’y
retourner, m’affirmant que le grand public, le vrai, avait cassé notre
arrêt, qu’il emplissait la salle tous les soirs, et qu’il riait de
tout son cœur. Je me rendis à votre invitation, et, pour vous faire
la partie belle, je choisis un dimanche. La salle, hélas ! était aux
trois quarts vide, et du diable si j’ai entendu personne rire. Mais
je ne doute pas que vous, de ces yeux qui sont toujours tournés en
dedans sur votre désir, vous n’eussiez vu la salle comble, et que
vous n’eussiez entendu, de vos oreilles ouvertes à l’écho de votre
pensée, ses universels éclats de rire.
Vous avez un talent si merveilleux que vous réussissez parfois à
imposer comme vraies ces chimériques visions de votre esprit ; vous
nous faites illusion au point que, sur votre foi, nous croyons voir
toutes roses les crevettes à qui la nature a oublié de donner cette
jolie couleur. Ce n’est pas une raison pour railler les malheureux
qui les voient grises.
Et maintenant, mon cher Zola, parlons un peu plus sérieusement, si
vous voulez. Cette polémique, attardée sur des vétilles, n’est digne
ni de votre grand talent ni, j’ose le dire, de la situation que le
public a bien voulu me faire dans ce petit coin de la littérature, où
j’exerce la critique. Nous valons mieux que cela l’un et l’autre, et
permettez-moi de m’étonner que vous ne l’ayez pas senti. J’ai eu,
depuis près de trente années que j’écris dans les journaux, affaire à
tous les maîtres du théâtre contemporain. Mes feuilletons ne leur ont
pas toujours plu, cela va sans dire. Quelques-uns m’ont fait l’honneur
de s’en expliquer avec moi ; aucun n’a eu le mauvais goût d’afficher
pour mes critiques, justes ou fausses, un impertinent mépris. Aucun ne
m’a parlé du peu d’aplomb de ma « caboche », aucun ne m’a dit que je
torchais mes articles sur un coin de table. Ils m’ont pris au sérieux,
parce qu’ils étaient convaincus que je parlais sérieusement de choses
que je tenais pour sérieuses.
Comment ! Vous qui savez le prix du travail, vous qui avez conquis
lentement, par un labeur acharné, une des plus grandes renommées de
ce temps, comment se fait-il que vous affectiez de traiter ainsi
par-dessous jambe, un homme qui, lui aussi, n’a dû qu’à trente
années d’études, sévèrement et patiemment poursuivies, une influence
laborieusement obtenue et laborieusement gardée ? Vous êtes surpris de
cette influence ; vous n’en pénétrez pas les causes ; je m’en vais vous
les dire, ne fût-ce que pour justifier les lecteurs du Temps qui me
l’accordent.
Eh bien ! mon cher Zola, c’est que, sur la question du théâtre, je
suis, pour me servir de votre langage, très documenté. Oui, sans
doute, il m’arrive d’appeler du nom d’Emmeline un personnage que
l’auteur a nommé Emma, et de faire, en l’appelant Berthe, l’éloge
d’une chanteuse de café-concert qui se nomme Gilberte. Prével en
tressaille d’horreur, et relève gravement, sur ses tablettes, cette
grosse méprise. C’est affaire à Prével ; que lui resterait-il s’il
n’avait cette exactitude dans le détail ? Mais, si je suis coutumier
de ces inadvertances, encore qu’elles soient moins fréquentes qu’on
ne l’a dit, il n’y a pas de pièce un peu importante que je n’aie vue
trois ou quatre fois, même les vôtres, que je n’aie lue ensuite.
J’examine, à chaque représentation, les manifestations du public,
tantôt me confirmant dans mon idée première, tantôt revenant sur mon
impression première. Il n’y a pas d’artiste que je n’aie étudié dans
tous ses rôles ; je les suis partout et lorsque le moindre d’entre eux
me demande d’aller le revoir, dans n’importe quel boui-boui, je m’y
rends, toute affaire cessante. J’ai subordonné ma vie tout entière au
théâtre, et l’on m’y voit tous les soirs devant que les chandelles
soient allumées, ou, pour ne pas effaroucher vos scrupules de
naturaliste, avant que le gaz de la rampe soit levé, et je ne m’en
vais que lorsqu’il est éteint.
Le public le sait, et voilà pourquoi il a confiance. Il sait encore,
ce public, que je suis toujours de bonne foi, et je n’y ai même aucun
mérite. J’aime le théâtre d’un amour si absolu que je sacrifie tout,
même mes amitiés particulières, même, ce qui est plus difficile, mes
répugnances, au plaisir de pousser la foule à une pièce qui me paraît
bonne, de l’écarter d’une autre qui me semble mauvaise. Il m’est
arrivé dix fois de dire en prenant la plume : il faudra que je
m’observe aujourd’hui, que je passe légèrement sur tel ou tel détail,
que je dérobe de mon mieux le secret de telle ou telle défaillance.
Une fois la plume à la main, il y a en moi comme un démon qui la
précipite sur le papier, et je suis stupéfait en me relisant, le
lendemain, dans le journal, de voir que la vérité m’a échappé, à mon
insu, de toutes parts.
Cette vérité, je ne me contente pas de la dire, je tâche de la
prouver. J’expose loyalement les raisons de mes adversaires ; je donne
aussi les miennes, et je les donne avec une abondance, avec une
insistance qui paraissent souvent fatigantes aux beaux esprits. Ma
passion serait de démontrer l’évidence ; je reprends dix fois, s’il le
faut, un développement, et ne m’arrête que lorsque je sens qu’il me
sera impossible d’être plus clair et plus convaincant.
Je le fais dans une langue de conversation courante dont vous souriez.
Souriez, mon cher confrère, cela m’est égal. Je n’ai point de
prétention au style, ou, pour mieux dire, je n’en ai qu’une. Boileau
disait en parlant de lui :
« Et mon vers, bien ou mal, dit toujours quelque chose. »
Eh bien ! moi, ma phrase, bien ou mal, dit toujours quelque chose.
Vous m’avez invité à faire mon examen de conscience ; vous voyez que
je vous obéis. Oui, j’ai, dans le cours de ces trente années, commis
quelques sottises et laissé échapper beaucoup d’erreurs. Je me suis
souvent trompé ; ceux-là seuls ne se trompent jamais qui n’ont pas le
courage d’avoir un avis, et je suis toujours du mien, ce qui n’est
peut-être pas un mérite si commun. Mais il ne m’en a jamais coûté de
reconnaître une méprise, et j’ai toujours réparé de mon mieux les
torts que j’avais pu avoir. Il y a tel artiste qui n’a dû l’ardeur
avec laquelle je l’ai poussé qu’à un mot malheureux qui m’était
échappé, dans un feuilleton, et dont j’avais trop tard mesuré
l’injustice.
Et voilà pourquoi le peuple de Paris, ce peuple que vous revendiquez
pour vous, que vous appelez, comme nos anciens rois, mon bon peuple
de Paris, voilà pourquoi il témoigne d’une certaine confiance dans
l’honnêteté et la justesse de mes appréciations, voilà pourquoi il
veut bien m’accorder, dans la critique de théâtre, une certaine
autorité.
Rassurez-vous, mon cher confrère. Cette autorité, je n’en userai pas
pour vous barrer le passage, pour obstruer, comme vous dites. Aussi
bien serait-ce peine inutile. Le public n’est pas si idiot que vous
dites, et il sait bien aller, sans moi et malgré moi, où il s’amuse.
Si jamais vous écrivez, au théâtre, une œuvre qui le prenne par les
entrailles, j’aurais beau me mettre en travers, le public me passerait
sur le corps pour aller l’entendre.
Mais, croyez-le bien, je me rangerais d’abord et sonnerais la fanfare
sur son passage. Votre ami Alphonse Daudet vient de donner à l’Odéon
une pièce qui soulève, sans doute, beaucoup d’objections, mais où se
trouvent quelques scènes extrêmement bien faites, et d’autres qui ont
un ragoût de nouveauté piquante ; c’est lui qui l’a écrite tout seul,
répudiant ces collaborations derrière lesquelles on peut se replier,
en cas d’insuccès, et battre en retraite. Est-ce que je ne lui ai pas
le premier battu des mains ? Je ne suis pas occupé de savoir si son
drame était en opposition avec mes théories. Mes théories ! mais je
n’en ai qu’une, c’est qu’au théâtre il faut intéresser le public. Peu
m’importe à l’aide de quels moyens on y arrive. Ces moyens, je les
examine, je les analyse ; c’est mon métier de critique. Mais pourquoi,
diantre ! en repousserais-je un de parti pris ?
Non, mon cher Zola, je ne suis pas si exclusif que vous feignez de
le croire. Je suis convaincu, pour ma part, qu’un jour vous vous
emparerez du théâtre ; ce ne sera pas de prime saut, comme Dumas, par
exemple, qui a fait la Dame aux Camélias, un chef-d’œuvre, sans y
songer, en se jouant, conduit par ce mystérieux instinct qu’on appelle
le don. Vous y aurez plus de peine, mais à des qualités d’artiste
de premier ordre vous joignez une ténacité invincible ; vous savez
vouloir.
Laissez donc, pour le moment, Busnach vous gagner, au petit bonheur,
tantôt la forte somme, tantôt un simple lapin, avec vos livres
adroitement découpés en pièces. Ne vous mêlez de cette besogne
subalterne que pour apprendre les procédés du théâtre ; prenez-en
patience et des succès qui n’ajoutent rien à votre renommée, et des
échecs qui n’entament point votre gloire. Arrivez-nous un jour avec
un drame écrit par vous, et soyez assuré que, s’il est vraiment ce que
j’espère, ce n’est pas moi qui ferai obstruction.
Le théâtre n’a été qu’un accident répété, une série d’à-coups dans
l’existence de Zola. Le romancier a tout absorbé en lui. Un
romancier-poète et un romancier-philosophe aussi. Dans ses derniers
ouvrages, il était devenu utopiste humanitaire, fouriériste et
phalanstérien, et, pour le peuple des travailleurs, qu’il aristocratisait,
pour l’ouvrière surtout, qu’il métamorphosait, du bout de sa baguette
de magicien de l’écriture, comme dans le conte de fées de Cendrillon,
en princesse aux splendides costumes roulant carrosse vers des bals
perpétuels, il bâtissait de superbes châteaux en des Espagnes socialistes.
Par le roman, on pourrait dire par un roman, il s’est emparé de l’opinion,
après une longue attente et un stage laborieux. Il n’a pu, cependant,
conquérir, vivant, la grande, l’incontestable et unanime popularité. Il
n’a pas été de ces privilégiés de la renommée que la foule ne se contente
pas d’admirer par ouï-dire et d’acclamer par imitation, mais qu’elle
connaît, qu’elle lit, qu’elle applaudit, qu’elle célèbre en connaissance
de cause. Je ne crois pas qu’il ait jamais l’innombrable quantité de
lecteurs que charma et que conquiert encore Alexandre Dumas, tout démodé
et vieillot qu’il semble devenu aux yeux myopes de l’aristocratie lisante.
Les journaux démocratiques et les livraisons illustrées savent la
réalité de la popularité persistante des Trois Mousquetaires et de
Monte-Christo. Les événements qui ont accompagné l’affaire Dreyfus ont
sans doute fait pénétrer le nom de Zola dans les milieux non lettrés,
où il était peu ou mal connu. On l’a estimé, salué, pris pour patron de
groupes d’études collectivistes et proclamé grand citoyen dans des groupes
militants, où d’ordinaire les écrivains sont dédaignés, où les romanciers
surtout sont traités en amuseurs frivoles, en non-valeurs pour un parti,
des fantaisistes bons tout au plus, parmi les combattants de la Sociale,
à incorporer dans la musique. Si la participation considérable de Zola au
mouvement dreyfusiste, si ses attaques, ses procès, ses condamnations ont
fait sonner son nom, là où il n’avait que tinté faiblement, si, dans les
masses politiciennes, on l’a prononcé désormais avec respect, ce nom qu’on
accompagnait plutôt, auparavant, d’épithètes irrévérencieuses et injustes,
s’il a cessé d’être méconnu par un public hostile qui ne l’avait pas lu,
et par ouï-dire le considérait comme un réactionnaire et un pornographe,
sa gloire ne s’en est pas sensiblement accrue. Les liseurs populaires ne
sont pas venus en aussi grand nombre qu’on aurait pu le supposer. Les
livres de Zola sont trop forts, je ne dis pas trop beaux, mais trop
lyriques, pour le peuple. Ils sont d’une facture qui dépasse la faculté
lisante de la plupart des lecteurs de romans-feuilletons. Ils manquent de
l’intérêt dramatique et du mouvement que recherche cette clientèle. La
description l’assomme. Elle la saute le plus souvent. Le lecteur ordinaire
veut de l’action, des faits, des scènes vives, des coups de théâtre, des
personnages tout d’une pièce, expliqués en deux lignes, aux portraits
enlevés en quatre traits. La poésie des romans de Zola est au-dessus de
l’intellect du populo, et sa philosophie, sa philanthropie et sa doctrine
de l’amour régénérant l’humanité, lui donnant le bonheur sur terre, est à
côté de la mentalité des classes, plus habituées à agir qu’à réfléchir,
et surtout qu’à rêver. Le lyrisme et le socialisme de Zola ne sauraient
éveiller la passion chez les foules, et plus d’un de ces lecteurs
provoqués par le tapage de l’affaire Dreyfus, laissant tomber le livre,
avec un bâillement, aura considéré son auteur, dans les deux sens, au
figuré et au propre, ainsi qu’un endormeur.
Quant à la classe plus éduquée, dédaigneuse des vulgarités du roman
d’aventures et d’intrigues, le vrai public zoliste, l’Affaire, toujours
Elle ! l’a dispersée, épouvantée. Il y a des milieux où l’on n’oserait plus
ouvrir un roman de Zola. Cela passera, c’est certain, mais, au moins quant
à présent, l’on peut dire que la popularité de l’auteur a subi un arrêt,
et qu’il n’a pas encore bénéficié de la gloire sereine et quasi
sur-terrestre de Victor Hugo.
Combatif à l’excès, Zola aura été, de son vivant, excessivement combattu.
Ses livres ont eu, pendant vingt-cinq ans, une vogue considérable, et ont
beaucoup fait parler d’eux, de leurs personnages, de leur auteur. Mais
il faut noter que quelques-uns se sont très peu vendus ; si l’on prend le
débit commercial comme criterium de la renommée d’un écrivain, Zola a eu
cette renommée intermittente et variable. Le public, qui achète, a paru
faire tri, et établir une hiérarchie parmi ses divers romans. Ainsi, la
Conquête de Plassans, l’œuvre, l’Argent, la Joie de vivre, le Rêve, Son
Excellence Eugène Rougon et la Fortune des Rougon y sont toujours
restés loin du magnifique total d’éditions obtenu par les autres ouvrages.
C’est la Débâcle, qui tient la tête avec 218 mille exemplaires
(en 1907). Nana vient ensuite avec 204 mille. L’avance que ces deux
livres ont sur tous les autres, et même sur l’Assommoir (157 mille),
peut s’expliquer par le sujet, pour Nana, par l’actualité et les
polémiques, pour la Débâcle. La vente n’a toutefois pas grand rapport
avec l’art ; la supériorité d’une œuvre ne tient pas au débit du papier ;
le total des recettes ne saurait servir à un classement esthétique. Ces
chiffres, précisant le goût du public, se modifieront probablement avec
le temps. Il se produit, au cours des ans, de si profonds changements
dans les appréciations littéraires. Il est à peu près certain que les
lecteurs de la seconde moitié du XXe siècle ne se préoccuperont guère
des théories du « Naturalisme » auxquelles Zola attachait si grande
importance. On se demandera : le Naturalisme ? qu’est-ce que cela voulait
bien dire exactement ? On peut même déjà se poser la question.
Ethymologiquement, et logiquement aussi, ce terme devait signifier : retour
à la nature. Le mot « réalisme » convenait peut-être mieux aux écrivains,
qui se proposaient, comme Zola, de montrer l’humanité telle qu’elle était,
et non pas telle qu’elle devrait être. On peut noter que, dans ses
derniers ouvrages, Zola a pris le contre-pied du « naturalisme », puisque,
dans Fécondité, Travail, Vérité, il dépeint une humanité idéale, des
personnages hors nature, se mouvant dans des situations et dans des
milieux, non plus réels, mais tels que l’auteur et ses coreligionnaires
souhaiteraient d’en rencontrer, d’en créer.
Les vrais réalistes, ancêtres de nos naturalistes, ce sont, d’abord, le
puissant et encyclopédique Diderot, le créateur de la tragédie bourgeoise ;
le plat et incolore La Chaussée ; ensuite les romanciers, aux peintures
triviales et aux aventures souvent libertines, de la fin du XVIIIe siècle
et du commencement du XIXe ; les chansonniers poissards, les vaudevillistes
du Caveau ; Restif de la Bretonne, Pigault-Lebrun, puis Auguste Lafontaine,
Paul de Kock, beaucoup trop dédaigné présentement, et à qui ses vulgarités
d’expressions et ses scènes d’une crudité trop réelle ont fait le pire
tort ; Henry Monnier, l’inventeur du bourgeois type du XIXe siècle,
personnage considérable de la comédie et du vaudeville modernes, reproduit
par tous les auteurs, et devenu le principal rôle du répertoire de Labiche,
de Gondinet, de Gandillot, de Feydeau. Un portrait d’après nature, ce
Joseph Prudhomme, dont un acteur de grand talent, Geoffroy, donna cent
copies. Enfin, Champfleury, Duranty et Gustave Flaubert, voilà les
réalistes, les véritables naturalistes.
Balzac est à part : comme Zola, c’est un romantique, un poète en prose,
un faiseur d’épopées, l’Homère en robe de moine, vagabondant, puis
se claustrant à travers la France, d’une Iliade dont les Achille et
les Hector sont des usuriers, des avoués, des journalistes, des
commis-voyageurs, des apprentis ministres, des bandits, des commerçants,
des grands seigneurs ; et les Hélène ou les Hécube, des filles d’opéra, des
duchesses, des paysannes, des boutiquières, des bas-bleus et des parentes
pauvres.
On ne saurait nier l’influence de Balzac sur tous ceux qui se sont appelés,
ou qui se sont laissé appeler des Naturalistes. Il y a, toutefois, dans
l’œuvre d’ensemble de Balzac, toute une partie d’imagination, d’aventures
exceptionnelles et de personnages extraordinaires, qui ne rentrent
nullement dans le genre d’études précises, d’observations exactes et de
faits empruntés à la vie ordinaire, bourgeoise, ouvrière, qui caractérise
le roman dit naturaliste. Ferragus et les Dévorants, dont il est le XXXVIe
roi, les incarnations de Vautrin, ce grand-père du Rocambole de Ponson
du Terrail, les mélodramatiques scènes de la Femme de Trente ans, les
aventures mouvementées de La Torpille, de Lucien de Rubempré, et des
principaux personnages des Illusions perdues, la fantasmagorie
swedenborgienne de Seraphitus Seraphita, et les péripéties des Chouans,
narrées à la façon de Walter Scott, n’ont qu’une analogie très vague avec
Germinie Lacerteux ou avec Pot-Bouille. Balzac, dans ces œuvres, où
l’imagination a laissé peu de place à l’observation, et où le bizarre se
combine avec l’invraisemblable, a plutôt servi de modèle à Montépin et à
Gaboriau qu’à Zola et à Goncourt.
Mais il est impossible de contester la filiation qui unit les romans
d’étude et d’observation de Zola, de Goncourt, de Daudet, aux grandes
œuvres de Balzac : la Cousine Bette, le Père Goriot, Eugénie Grandet, les
Paysans, César Birotteau, le colonel Chabert, et tant d’autres miroirs
vivants de l’humanité française au commencement du XIXe siècle.
Pour Zola, dans l’intellect duquel un profond et surprenant changement se
produisit, vers 1868, à l’époque où il conçut et écrivit Thérèse Raquin,
il y eut certainement une autre influence. Il avait lu Balzac, bien
auparavant, et il en était resté, au moins comme goût, comme genre
littéraire, à Musset et à George Sand. Il eut la vision, presque soudaine,
d’un autre concept littéraire que celui du romantisme, pour le sujet, le
décor et la facture. La lecture de Stendhal, de Mérimée, fut pour beaucoup
dans cette évolution, que précisa la fréquentation de Taine. Les études du
minutieux critique sur la littérature anglaise, la netteté avec laquelle
Charles Dickens et ses procédés étaient notés et mis en lumière durent
agir fortement sur son cerveau.
On a fréquemment cité Dickens, à l’occasion d’Alphonse Daudet. C’est
surtout la sentimentalité de l’auteur de David Copperfield et ses
tableaux attendrissants, la similitude de certains sujets aidant, qui ont
vulgarisé cette comparaison. Mais les méthodes et les moyens d’exécution
des deux romanciers sont susceptibles d’un rapprochement, moins apparent,
plus réel au fond, lorsqu’on examine la façon dont « travaillent » l’auteur
de Hard Times (les Temps difficiles) et celui de Germinal. Tous deux
ont une loupe dans l’œil. Ils voient les détails avec une précision et un
grossissement énormes. Ils les rendent tels. Rien ne saurait échapper à
leur minutieux inventaire. À la lueur d’un éclair, dans une tempête, l’un
et l’autre surprennent toutes les particularités d’un paysage vaste, et
les décrivent sans omettre un arbre renversé, une charrue abandonnée dans
un champ, un cheval qui se cabre, au loin, sur la route détrempée, ni
la pointe d’un clocher se dressant au fond de la campagne, au-dessus de
laquelle courent de gros et lourds nuages noirs, comptés et signalés au
passage. En même temps, le romancier anglais et son confrère français ont
l’irrésistible tentation d’associer les éléments, les choses inanimées,
les objets matériels aux passions, aux sentiments et aux actes impulsifs,
ou délibérés, des personnages de leurs histoires. Pour une jeune fille,
dont le cœur s’ouvre à l’amour, et qui traverse les cours moroses de
Lincoln Inn’s Field, où la chicane tend ses toiles, Dickens ensoleille ces
ruelles de suie et de boue ; il bat la mesure à tout un orchestre ailé de
moineaux gazouilleurs ; sur son passage, il multiplie la joie, la clarté,
la vie. Zola aussi ne manque jamais d’harmoniser le décor avec les
situations et l’état d’âme de ses personnages. Il réassortit les nuances
du ciel avec les sentiments de ses élus de l’amour ou de ses damnés du
travail. On en pourrait citer vingt exemples, pris au hasard, dans tous
les romans de Zola. On trouvera des citations plus loin, dans l’examen
détaillé de ses principaux ouvrages.
On a prétendu que le mouvement naturaliste, absorbé par Zola, identifié
en lui seul, aux yeux du public, était dû à Champfleury, dont il n’aurait
fait que suivre les traces et continuer l’œuvre. On a nommé aussi Duranty
le fondateur du Réalisme.
Vainement chercherait-on la moindre preuve de la filiation dénoncée. Zola
n’a rien, mais rien du tout, de Champfleury, et la ressemblance n’existe
que dans les prunelles de ceux qui veulent absolument la voir.
Il a cité ce romancier, qui fut oublié de son vivant, et que j’ai connu
préoccupé uniquement de céramique, bon fonctionnaire d’ailleurs, dirigeant
habilement la manufacture de Sèvres, en 1883, mais la mention est fort
sommaire :
Il y aurait toute une étude, écrivait-il dans les Romanciers
Contemporains, sur le mouvement réaliste que M. Champfleury
détermina vers 1848. C’était une première protestation contre le
romantisme qui triomphait alors. Le malheur fut que, malgré son talent
très réel, M. Champfleury n’avait pas les reins assez solides pour
mener la campagne jusqu’au bout. En outre, il s’était cantonné dans un
monde trop restreint. Par réaction contre les héros romantiques, il
s’enfermait obstinément dans la classe bourgeoise, il n’admettait que
les peintures de la vie quotidienne, l’étude patiente des humbles
de ce monde. Cela était excellent, je le répète ; seulement cela
restreignait la formule, et l’on devait étouffer bientôt dans cet
étranglement de l’horizon…
Certaines œuvres de M. Champfleury sont exquises de naïveté et de
sentiment. Il a droit à une place à part, au-dessous de Balzac. C’est
un des romanciers les plus personnels de ces trente dernières années,
malgré son horizon borné et les incorrections de son style…
Pour Duranty, c’est différent : Zola l’a bien connu, beaucoup lu, presque
admiré, lui qui avait plutôt l’admiration rebelle.
Cet Edmond Duranty, complètement oublié présentement, n’eut jamais qu’une
notoriété de cénacle, dans le goût de celle d’Hippolyte Babou, célèbre par
une odelette funambulesqne de Théodore de Banville, et dont Zola s’égayait
ainsi :
Un type amusant, le critique qui a une réputation énorme dans les
coulisses littéraires, disait-il, et qui ne laisse tomber que trois ou
quatre pages, chaque année, comme il laisserait tomber des perles…
Le public l’ignore absolument. Cela n’empêche pas qu’il soit une
illustration…
Duranty, pour Zola, était une autorité. Il avait conservé une déférence à
son égard, qui remontait au temps où, commis-libraire, il empaquetait des
bouquins sur les comptoirs de la maison Hachette. Ce fut le premier homme
de lettres avec qui il échangea des saluts, puis des idées. On peut dire
que Duranty fit partie du groupe initial des amis de Zola, celui des
Provençaux, compagnons de jeunesse, auxquels il convient d’ajouter Paul
Alexis et Antony Valabrègue, le poëte mélancolique de la Chanson de
l’Hiver, critique d’art distingué.
Paul Alexis a esquissé les entrevues initiales de Duranty et du commis
de Hachette et Cie, qui n’était alors que l’auteur inédit des Contes à
Ninon. Le croquis est précis et vivant :
Zola voyait quelquefois entrer dans son bureau un petit homme aux
extrémités fines, froid, très correct, très raide, fort peu
communicatif, qui lui demandait les livres nouvellement parus pour
en rendre compte dans un journal de Lyon. Puis, en attendant qu’on
lui apportât les volumes, le petit homme aux façons sèches, mais
aristocratiques, prenait une chaise et s’asseyait sans rien dire.
C’était Duranty. Si peu liant qu’il fût, Duranty devint plus tard un
ami de Zola, quand celui-ci l’eut rencontré de nouveau dans l’atelier
de Guillemet… À chaque œuvre nouvelle, j’ai vu Zola se poser avec
curiosité cette interrogation : Qu’en pensera Duranty ?
Edmond Duranty, né à Paris le 5 juin 1833, passait pour être le fils
naturel de Prosper Mérimée. Il avait la sécheresse du style de ce père
présumé, sans son intensité d’expression ni son ferme dessin. C’est
à cette filiation supposable que Duranty devait une petite rente lui
permettant de produire lentement de la littérature peu lucrative. Elle lui
valut, sans doute aussi, la faveur de la concession d’un emplacement dans
le Jardin des Tuileries, alors très réservé, pour l’exploitation d’un
théâtre de marionnettes. Duranty composa toute une série de saynètes pour
ce Guignol. Elles ont paru sous le titre de Théâtre des Marionnettes des
Tuileries, Paris, 1862.
Il avait collaboré à une petite revue, peu viable, le Réalisme, fondée
par Assézat, dont le docteur Thulié et Champfleury étaient les principaux
rédacteurs.
Le Réalisme est un journal dont la collection complète, reliée, ne
formerait pas un volume, mais qui a une histoire et qui a laissé un nom.
Il paraissait mensuellement, format in-4o, imprimé sur deux colonnes et
deux feuilles, en tout 16 pages. Il annonçait douze numéros par an, il
n’en eut que six. Le premier numéro est du 15 novembre 1856, le dernier
d’avril 1857.
Le journal était combatif. Il partait vigoureusement en guerre contre le
Romantisme. Les rédacteurs du Réalisme étaient républicains modérés,
mais, à cette époque, c’était très hardi d’avouer une sympathie pour
la République, même la République rose. L’un des collaborateurs, Jules
Assézat, est mort rédacteur des Débats ; un autre, le docteur Thulié, a
été président du Conseil municipal de Paris et président du Grand-Orient
de France. Leur conviction littéraire et philosophique était ardente et
sincère, hardie aussi. Il y avait, pour des républicains et des jeunes
gens, une certaine témérité à oser combattre le Romantisme. C’était
attaquer Victor Hugo. Or, l’auteur des Châtiments était proscrit et
populaire. En ne s’inclinant pas devant l’illustre poète, qui, pour la
jeunesse frondeuse, était surtout l’auteur de Napoléon-le-Petit, on
semblait faire sa cour au pouvoir. Ceci fut certainement une des causes
de l’insuccès du Réalisme.
Zola n’apprécia cette attitude que comme une révolte littéraire. Elle
était conforme au goût bourgeois d’alors. On applaudissait la Lucrèce
de Ponsard et les Ennemis de la Maison de Camille Doucet, par esprit de
réaction, plus politique que poétique. Les romantiques, bien que beaucoup,
comme Théophile Gautier, eussent les faveurs des Tuileries, passaient pour
« des rouges » .
Il semble tout naturel aujourd’hui, écrivait Zola, trente ans plus
tard, de juger froidement et sévèrement le mouvement de 1830. Mais,
à cette époque, c’était là une hardiesse surprenante… J’ai souvent
confessé que nous tous, aujourd’hui, même ceux qui ont la passion de
la vérité exacte, nous sommes gangrenés de romantisme jusqu’aux
moëlles ; nous avons sucé ça au collège, derrière nos pupitres, lorsque
nous lisions les poètes défendus ; nous avons respiré ça dans l’air
empoisonné de notre jeunesse. Je n’en connais guère qu’un ayant
échappé à la contagion, et c’est M. Duranty. Souvent, lorsque je songe
à nous, j’ai une conscience très nette du mal que le romantisme nous
a fait. Une littérature reste toujours troublée d’un pareil coup de
folie…
Duranty fut donc antiromantique, comme on est anticlérical. Il apporta
dans cette négation toute l’ardeur du sectaire. Il prétendait remonter à
Diderot, dont son collaborateur Assézat devait donner une excellente
édition.
Voici comment il définissait sa doctrine :
Le Réalisme conclut à la reproduction exacte, complète, sincère, du
milieu social, de l’époque où l’on vit, parce qu’une telle direction
d’études est justifiée par la raison, les besoins de l’intelligence
et l’intérêt du public, et qu’elle est exempte de tout mensonge, de
toute tricherie… Cette reproduction doit donc être aussi simple que
possible, pour être comprise de tout le monde.
Duranty et ses amis étaient de farouches niveleurs. Ils attaquaient, avec
la bonne foi, l’emballement et la présomption de la jeunesse, tout ce qui
se trouvait, non pas seulement devant eux, au-dessus d’eux, mais à côté
d’eux. Ils ne se contentèrent pas de vouloir déboulonner Victor Hugo,
—Duranty et Thulié livrant un assaut de Gulliver au géant, ça semble
comique aujourd’hui, c’était odieux et fou, en 1856, —-mais, au nom du
Réalisme, ils éreintèrent aussi Stendhal et Gustave Flaubert !
Zola, indulgent envers Duranty et ses amis, ne va pas cependant jusqu’à
les approuver dans leurs fureurs d’iconoclastes, auxquelles justement il
attribue leur insuccès :
… Une autre faute regrettable était de s’attaquer violemment à notre
littérature entière. Jamais on n’a vu pareil carnage. Balzac n’est pas
épargné… Quant à Stendhal, il n’est pas jugé assez bon réaliste…
La note la plus fâcheuse est une courte appréciation de Madame
Bovary, qui venait de paraître, d’une telle injustice qu’elle étonne
profondément aujourd’hui. Comment les réalistes de 1856 ne
sentaient-ils pas l’argument décisif que Gustave Flaubert apportait
à leur cause ? Eux étaient condamnés à disparaître le lendemain, tandis
que Madame Bovary allait continuer victorieusement leur besogne, par
la toute puissance du style…
Le Réalisme disparut faute de fonds, faute de lecteurs. Edmond Duranty
publia ensuite des romans, dont les deux principaux sont : le Malheur
d’Henriette Gérard et la Cause du beau Guillaume : tous deux parurent en
1861 et 1862. Depuis, Duranty ne produisit guère que des nouvelles brèves
et exsangues. Était-ce par atavisme ? Mais aucune ne fut une Carmen ni un
Enlèvement de la Redoute.
Elles ont été recueillies et publiées en volume, sous le titre :
les Six barons de Septfontaines (Les six barons, —Gabrielle de Galaray.
—Bric-à-brac.—Un accident.)—Paris, Charpentier éditeur.—1878.
Il a, en outre, publié de nombreux articles sur la peinture, sur la
caricature, sur les peintres de l’école impressionniste.
Edmond Duranty est mort, à la Maison Dubois, le 10 avril 1880.
Le Malheur d’Henriette Gérard est un roman de mœurs bourgeoises, se
ressentant de l’influence de Madame Bovary, attaquée pourtant par
Duranty et ses amis. Henriette Gérard est aussi une petite bourgeoise
déclassée, qui s’ennuie dans sa bourgade, et qui « bâille après l’amour,
comme une carpe après l’eau sur une table de cuisine », ainsi que disait un
peu lourdement, Flaubert, notant les aspirations de la femme, bientôt
délurée, de l’épais médecin de Yonville-l’Abbaye. Fille de bourgeois
cossus, Henriette ne saurait épouser un petit scribe de mairie, sans le
sou, mais qui lui parle d’amour, en se coupant les phalanges aux
culs-de-bouteilles brisés, plantés dans le chaperon du mur enjambé lors
des rendez-vous. Le frère d’Henriette trouve, dans les chiffons de sa
sœur, une photographie, celle du scribe municipal, et la montre. Tout se
découvre. Henriette résiste d’abord aux indignations bourgeoises de ses
parents. Elle a même la velléité de se conduire en héroïne de romans non
réalistes. La fuite en manteau sombre et l’enlèvement traditionnel en
diligence, voire en chemin de fer, en attendant l’auto de nos jours,
semblent tout indiqués. Le commis s’y prépare. Le dénouement ordinaire des
histoires à la Cherbuliez ou à la Feuillet se présente donc à la pensée du
lecteur. Mais Duranty, et c’est là une affirmation très heureuse du
système littéraire, qualifié dès lors de « réalisme », prend le contre-pied
de la solution des romanciers de l’école du bon sens et de l’idéal. Ces
imaginatifs, tout en se vantant de fuir la trivialité, d’éviter tout ce
qui n’était pas éthéré, céleste, divin, étaient, comme les pirates de
l’opérette de Giroflé, grands partisans de l’enlèvement. Cette opération
délicate leur semblait le prélude convenable de l’union, enfin consentie
par les pouvoirs paternels. Aussi leurs critiques, qui daignèrent
s’occuper du Malheur d’Henriette Gérard, reprochèrent-ils, comme une
grossièreté, la conclusion « réaliste » de cette historiette d’amour
contrarié, qui commençait tout à fait selon la formule des Sandeau, et le
procédé dont devaient abuser les Georges Ohnet futurs : Henriette Gérard
ne se laissait pas enlever. Elle manquait évidemment à tous ses devoirs
vis-à-vis de la littérature à la mode. La pluie qui l’empêche de sortir,
et qui l’arrose quand elle songe à rejoindre son pirate, la fait rentrer
au logis, et en elle-même. Elle devient raisonnable, cette amoureuse qui
n’a rien d’une Valentine ou d’une Indiana, et elle épouse bourgeoisement
un homme médiocre, comme tout son entourage, mais qui s’efforcera de faire
son bonheur, et qui a tout pour réussir. Ce bon mari ne sera sans doute
pas une manière de héros de roman ; il hésiterait avant de s’écorcher les
chairs aux culs-de-bouteilles pariétaires, à l’exemple du don Juan de la
mairie, mais il fera ce qu’il pourra pour rendre sa femme heureuse. Et
voilà comment s’accomplira la destinée de la pauvre Henriette Gérard, son
malheur.
Dans ce roman, remarquable à plusieurs titres, et qui mériterait de ne
pas demeurer enseveli dans les ossuaires des quais, rien ne rappelle ni
les procédés de composition, ni le style, ni la mise en œuvre large et
colorée d’Émile Zola. C’est sec comme une tartine d’enfant puni. Pas de
descriptions éclatantes ou poignantes. Un décor vaguement brossé. Des âmes
indécises et des corps mollasses. Non, Zola n’a rien emprunté à ce sobre
et constipé Duranty. S’il eût conçu le sujet du « Malheur d’Henriette
Gérard », il eût autrement dépeint ce milieu de petite ville, et fait vivre
et souffrir plus rudement ces bourgeois, en somme paisibles et incolores.
C’est de même sans imitation de Flaubert que Zola a dessiné son plan et
construit son œuvre. Il fut l’ami et l’admirateur de Gustave Flaubert
(l’amitié et l’admiration se trouvèrent réciproques), mais non pas
son élève. Le style de ces deux grands romanciers est sans doute tout
empanaché du même plumet romantique. Ils ont eu beau s’en défendre, leurs
œuvres sont écrites avec la grandiloquence, la couleur et la truculence
des Théophile Gautier et des autres matamores de 1830. Voilà ce que Zola a
de commun avec Flaubert : ce sont deux grands peintres sortis de l’atelier
Hugo. Loin de moi l’idée de rabaisser le grand et robuste Flaubert. Mais,
d’abord, sa puissance créatrice, son génie architectural, sa stratégie de
général d’une armée de personnages à faire mouvoir ne sont-elles pas fort
inférieures aux mêmes qualités, dont les Rougon-Macquart nous offrent un
si prodigieux développement ? Il n’y a pas lieu de faire ici un parallèle
classique, et je ne suis pas Plutarque, bien que j’écrive la vie d’un
homme illustre. Mais la puissance littéraire de Zola, affirmée par une
œuvre considérable, monumentale, savamment ordonnée et magistralement conduite des fondations au faîte, apparaît, et est réellement, plus
imposante et plus grandiose que celle de l’éminent auteur de Mme Bovary,
chef-d’œuvre isolé, par conséquent moins dominateur. Salammbô et
la Tentation de saint Antoine sont des œuvres travaillées, érudites,
philosophiques, d’une grande valeur, mais on y trouve vraiment beaucoup
trop de rhétorique, et le naturalisme, le réalisme, ou, pour parler sans
« ismes », la représentation de la société contemporaine et la reproduction
de la vie en sont trop absentes, pour que nous puissions, sur le terrain
de la vérité observée et rendue, mettre Flaubert et Zola sur le même plan.
La montagne est grande et belle, la mer aussi, mais elles ont, l’une et
l’autre, une grandeur propre, et chacune affirme une beauté qui n’est pas
à opposer à l’autre.
En reprenant la supposition, émise à propos du roman de Duranty : si Zola
eût entrepris le sujet de Mme Bovary, il l’eût certainement traité d’une
façon moins « réaliste » . La noce de campagne, le bal à la Vaubyessard, la
chevauchée dans la forêt, le comice agricole, même la fameuse promenade
dans le fiacre jaune aux stores baissés, persiennes fragiles et abris fort
indiscrets de luxures peu secrètes, ces tableaux vigoureux n’eussent pas
été plus largement brossés ; mais Zola eût sans doute grandi et rendu plus
tragique, donc plus intéressante, cette Bovary, qui est une Henriette
Gérard tournant mal, et qui n’a pas peur d’être trimballée en sapin.
Il ne l’eût pas ornée d’une fillette, sans tirer parti de la présence
de l’enfant, gêne et obstacle, sinon remords et châtiment, dans les
expansions de l’adultère. Il aurait évité surtout, je crois, le dénouement
banal, et à la portée de tous les romanciers, du suicide dans la boutique
du pharmacien, avec l’aveugle revenu exprès, comme en un mélo de l’Ambigu,
pour faire tableau, à l’heure de la mort. Si toutes les femmes qui
trompent leur mari avalaient de l’arsenic, ce produit deviendrait si rare
qu’il serait presque impossible de s’en procurer chez le chimiste. La
Bovary n’eût-elle pas été plus logique, plus dramatique aussi, puisque
l’auteur admettait un dénouement tragique, et peut-être plus vraie,
empoisonnant son mari, afin de satisfaire l’assouvissement de sa haine
méprisante pour ce benêt encombrant, afin d’épancher sans contrainte ses
désirs de l’amour libre. Quant à Homais, qui n’est qu’un frère de Joseph
Prudhomme, Zola en eût fait un type autrement large, probablement excessif
et surhumain, comme ses Nana et ses Coupeau. Il fût devenu, dans les mains
de Zola, un gigantesque Cassandre, une incarnation outrancière, démesurée,
épique, de la sottise humaine, de la bêtise à front de taureau, ombragé de
la calotte à glands de l’apothicaire de chef-lieu de canton.
Ici, je vais me répéter. La répétition n’est pas une faute quand elle est
voulue, calculée. C’est le redoublement du verbe, quand on veut convaincre,
supplier ou ordonner, c’est la consonne d’appui qui rend plus sonore
la rime et plus versifié le vers, c’est le une-deux de l’escrime, coup
redoutable, c’est l’aval du billet, le contreseing du décret, c’est le
trille renouvelé du rossignol, dans la nuit, faisant le beau sur la
branche et rappelant sa compagne hésitante, c’est la phrase réitérée du
leitmotiv annonçant et caractérisant le héros d’opéra, c’est les deux
mains serrées pour affirmer l’accord, et les deux joues baisées pour
proclamer l’union, c’est aussi le clou des annonces représenté s’enfonçant,
sous le marteau, dans le crâne des liseurs, où il s’agit de faire
pénétrer quelque chose. Pas de meilleur moyen mnémotechnique pour le
lecteur indifférent, distrait, rebelle ou préoccupé, que ce procédé, dont
j’userai, dont j’abuserai, en dépit des railleries de la pédantaille, plus
ou moins lettrée, qui prétend découvrir une faute ou une négligence, là où
il n’y a qu’un système et qu’un argument.
Donc, je répète et j’insiste, parce que ceci a échappé aux thuriféraires
grisés de l’encens qu’ils projetaient, aux stercoraires englués par la
fange qu’ils maniaient, à tous ceux qui ont écrit pour, contre ou sur
Zola : l’auteur des Rougon-Macquart est un puissant génie du Midi, donc
créateur de types, et son cerveau méridional est tout à la synthèse. Il
dédaigne les individualités et néglige les caractères. Il a le don suprême
de faire surgir des êtres généraux incarnant l’universalité des êtres
particuliers. C’est là que se trouve l’expression littéraire la plus forte
de l’humanité. Aussi Zola, égal à ce qu’il y a de plus élevé dans l’art,
car ce n’est que dans l’exécution, et non pas dans la conception, que
l’art est la région des égaux, n’a-t-il pour concurrents à ce zénith des
créateurs de l’ode, de l’épopée, du théâtre, que les Eschyles anonymes,
que les Sophocles inconnus, qui engendrèrent les sublimes et immortels
personnages de la Comédie Italienne. Pierrot, Cassandre, Arlequin,
Colombine, le Capitan, Matamore, Polichinelle, Zerbinette, Isabelle,
Léandre, Scaramouche, Pantalon, le docteur Bolonais, c’est toute
l’humanité défilant sur des planches frustes, à la clarté des chandelles
mal mouchées. Ces êtres immuables de la vie fictive personnifient les
vices, les passions, les faiblesses, les enthousiasmes, les dévouements,
les héroïsmes, les sacrifices et les martyres des autres personnages de la
vie réelle, des acteurs éphémères de la scène du monde. C’est d’eux que
descendent les héros de Zola.
Ainsi, dans cette recherche de la paternité cérébrale concernant Zola,
l’hérédité intellectuelle existe et a son importance. Il convient de
signaler aussi, parmi ses ancêtres et ses consanguins : les conteurs du
moyen-âge, les auteurs de fabliaux, Rabelais, Diderot, Stendhal, Balzac,
Gustave Flaubert et les Goncourt. La Germinie Lacerteux de ces derniers,
avec le type de Jupillon, devancier plus rude, plus poussé, du Lantier de
l’Assommoir, avec ses tableaux faubouriens, son milieu populaire, eut
certainement une action directe sur l’esprit et la tendance littéraire
nouvelle de Zola, renonçant à la poésie, reniant le romantisme, et voulant
observer et rendre la vie contemporaine.
Avec ses théories sur l’introduction de la méthode expérimentale et de
l’analyse physiologique dans un roman, Zola eut pour première méthode de
se pénétrer du choix des personnages, et de la condition sociale où il les
prendrait. Il voulut les choisir dans des milieux simples, vulgaires même.
Il décidait de nous intéresser à des passions, à des souffrances, à des
luttes, dont les héros et les victimes seraient, non plus des rois, des
princesses, des guerriers fameux, mais des commerçants, des ouvriers, des
femmes qui détaillent de la charcuterie, ou qui repassent le linge. Ce
choix spécial et éliminatoire des acteurs et du décor du drame, cette
sélection vulgaire, ce sont des procédés, formant système, qui constituent
l’école naturaliste, opposée à l’école romantique, comme aux classiques,
aux romanciers mondains et aux feuilletonistes populaires.
Il résolut de renoncer aux poèmes, comme aux contes fantaisistes, et aux
romans d’imagination, pour traiter des sujets d’observation, pour étudier
des êtres et des faits de la vie réelle, des cas physiologiques aussi, en s’entourant de tous les documents se rapportant à l’objet du roman, devenu
un travail expérimental et scientifique.
Il avait toujours manifesté du goût pour les sciences, principalement
pour la physique, la chimie, l’histoire naturelle. Lauréat du collège,
en ces matières, il avait montré peu d’aptitude aux mathématiques. Rien
d’étonnant à ce qu’il s’intéressât, jeune homme refaisant son instruction
après coup, aux ouvrages de sciences physiques et naturelles. Les
phénomènes de l’hérédité, récemment étudiés et discutés parmi les savants
et les philosophes, Ribot, Renouvier, Baillarger, l’avaient intéressé,
frappé. Un livre qui lui tomba sous la main : le Traité de l’Hérédité
naturelle du docteur Lucas, produisit une impression vive sur son esprit
disposé à s’intéresser aux découvertes de la physiologie, préoccupé
d’appliquer les théories scientifiques aux études littéraires. Sa doctrine
du Roman Expérimental s’élaborait et se formulait dans son intellect
brusquement agrandi.
Il avait déjà été incité à cette adaptation de la méthode du savant aux
recherches de l’homme de lettres, par un travail de Claude Bernard :
l'Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Il en conclut que
le romancier pouvait être un observateur et un expérimentateur, celui que
le grand physiologiste qualifiait de « juge d’instruction de la nature » .
Des lois fixes régissent le corps humain, comme le démontrent les
expériences de Claude Bernard. Il partait de là pour affirmer que l’heure
n’allait pas tarder à sonner, où les lois de la pensée et des passions
seraient formulées à leur tour. Les romanciers devraient donc opérer sur
les caractères, sur les passions, sur les faits humains et sociaux, comme
le chimiste opère sur les corps bruts, comme le physiologiste opère sur
les corps vivants. La méthode expérimentale dans les lettres déterminerait
les phénomènes individuels et sociaux, dont la métaphysique n’avait pu
donner que des explications irrationnelles et surnaturelles.
Imbu de ces idées d’application des procédés scientifiques aux études
littéraires, prenant pour épigraphe de son nouveau roman, Thérèse Raquin,
cette phrase de Taine : « Le vice et la vertu sont des produits comme le
sucre et le vitriol », Émile Zola avait trouvé sa voie nouvelle, et déjà la
conception première des Rougon-Macquart se dessinait, s’agrégeait et se
constituait dans son esprit.
Il établit ce raisonnement : faire une œuvre littéraire, qui soit un
ouvrage issu, non pas de l’imagination, et de la combinaison plus ou moins
heureuse de personnages fictifs et d’aventures exceptionnelles, mais fondé
sur l’observation des faits de la vie courante, sur l’examen des hommes
et des choses qu’on rencontre, qu’on voit, sur lesquels on a des analyses
et des procès-verbaux, en se préoccupant des phénomènes biologiques, des
maladies, des infirmités, des tares et des prédispositions de ces êtres,
avec sincérité et sang-froid étudiés. Il ébaucha vaguement un plan, vaste
et varié, qu’il résumait ainsi, dans ses songeries d’avenir, de travail et
de gloire :
Tracer un tableau de la société actuelle, placer les personnages de
l’action à imaginer dans leur milieu réel, et montrer les actes, les
passions, les crimes, les vertus, les souffrances et les résignations de
ces êtres, aussi vivants, aussi exacts, aussi contemporains que possible,
provenant de leur organisme, des affections transmises par l’hérédité, des
legs funestes ou favorables des parents.
Il y eut sans doute, dans l’inspiration de Zola, dans son désir de
composer « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second
Empire », une autre préoccupation que celle de décrire les ravages
successifs de la névrose d’Adélaïde Fouque, parmi ses descendants, tous
placés dans des milieux divers et situés à des échelons différents de
l’ordre social. L’étude détaillée, brillante aussi, de la lésion organique
ancestrale d’une paysanne, et l’analyse des manifestations de cette tare
originelle dans la postérité de cette démente, ne pouvaient suffire à
l’imagination et à la puissance généralisatrice d’un poète tel qu’il était,
à l’heure où il écrivait la première ligne de la Fortune des Rougon,
tel qu’il est resté lorsqu’il nous donnait l’épopée sombre et grandiose
de la Débâcle. Au fond, il rêvait une autre et plus vaste composition,
qu’une série de procès-verbaux et d’observations physiologiques sur des
accidents héréditaires, nerveux et sanguins. Il était romancier, poète,
surtout, un grand artiste capable de peindre de larges fresques, il ne
pouvait d’avance se confiner dans un travail de carabin, dans un rapport
de médecin-légiste. Aussi a-t-il largement sauté, et par des bonds
superbes, au-delà du cercle anatomique dans lequel il avait prétendu
s’enfermer.
Il n’a pas toujours appliqué logiquement et scientifiquement la théorie de
l’hérédité, qu’il attribuait comme base à l’édifice littéraire qu’il avait
résolu de construire, et dont il portait déjà tous les devis et toutes les
proportions, dans son jeune et ardent cerveau.
Le principe de l’hérédité est que tous les êtres tendent à se répéter dans
leurs descendants. Les races, les nations, les populations, les familles
ont une sorte d’identité collective et générale. L’hérédité se fait
sentir dans les manifestations de la santé, de la maladie, dans les
prédispositions à contracter certaines affections, et dans l’aptitude à
leur résister.
Au physique, dans les dispositions morbides, dans le développement vital,
la force héréditaire, nocive ou bienfaisante, est dominatrice. Elle agit,
à notre insu, par elle-même. De nos parents, nous tenons une aptitude
à contracter certaines maladies, à résister à certaines contagions.
L’hérédité prédispose à la tuberculose, aux tumeurs cancéreuses, aux
affections cardiaques, aux maladies mentales. Ceci n’implique point une
fatalité complète et inévitable. L’évasion est possible du bagne de
l’hérédité. Dans l’ordre des affections malheureusement transmissibles,
il n’y a, en général, qu’une facilité fâcheuse à les contracter et une
difficulté à en obtenir guérison. Toutefois, les soins, les changements
de milieu et de climat, le genre de vie approprié à la cure peuvent
contre-balancer les prédispositions héréditaires, et même les anéantir.
Le fils d’un goutteux, urbain, menacé d’une affection essentiellement
héréditaire, peut, en habitant la campagne, en exerçant un métier manuel,
en vivant sobrement, en se privant d’alcool, quelques-uns disent en buvant
du cidre, car la goutte est inconnue en Normandie, se rendre exempt de
la maladie paternelle. Le diabète, l’albumine, attributs ordinaires des
citadins aisés et des pères voués aux occupations sédentaires, aux travaux
intellectuels, aux spéculations, ne se rencontrent pas chez les fils,
transportés aux champs, ou tombés dans la pauvreté.
Les instincts, chez les animaux, se transmettent, se perpétuent. Tout ce
qui a rapport à la nutrition, à la reproduction, à la défense et à la
conservation de l’animal, passe de sujet en sujet, de génération en
génération. Les qualités particulières d’une espèce : la vitesse des
chevaux de courses, le flair et la sagacité des chiens de chasse, sont
tellement considérés comme essentiellement héréditaires que le prix
d’achat de ces animaux est fondé sur leur filiation exacte. Certains prix,
dans les épreuves de courses, les paris, les enchères sont établis d’après
les noms des parents et les renseignements que l’on a sur leurs anciennes
actions. L’élevage, en général, attribue l’importance la plus grande à
l’hérédité. L’animal vaut, à sa naissance, par son pedigree.
En est-il de même, chez l’homme, pour le caractère, pour la santé morale,
pour la vigueur intellectuelle, pour les talents, pour les vertus civiques
ou privées ? Le doute est permis. On signale, il est vrai, des familles
où des supériorités artistiques se sont maintenues, d’autres, où des
habiletés professionnelles se sont visiblement transmises. Il est des
lignées notoires de musiciens, de peintres, de militaires, d’athlètes,
de maîtres d’armes, de constructeurs, d’inventeurs. L’hérédité est-elle
seule en cause ? L’exemple, les propos perçus dès les primes auditions, les
encouragements paternels ou maternels, la familiarisation, au bas âge,
avec les instruments ou les outils de l’art et du métier des parents, ont
une influence plus décisive sur la vocation, et sur la future maîtrise de
l’enfant, que l’hérédité en soi.
Les légistes, les criminalistes, les médecins rendent l’hérédité
responsable de bien des infirmités morales. Sans doute, il est fréquent de
voir le fils d’un alcoolique, d’un débauché, d’un paresseux, d’un voleur,
ou d’un meurtrier, suivre les traces paternelles. Mais qui ne voit que la
fatalité du milieu, la contagion perverse du voisinage, la misère, le
manque de bons exemples et d’utiles enseignements, ne jouent, dans cette
transmission malfaisante, un rôle aussi puissant que l’atavisme ? La
contradiction du proverbe, sur ce sujet énigmatique, formule bien
l’incertitude de l’opinion : « Tel père, tel fils », dit l’axiome favorable
à la transmission morale héréditaire. A quoi un autre dicton, non moins
populaire, réplique : « A père avare, fils prodigue. » De nombreux exemples,
sous les yeux de chacun, justifient ce dernier proverbe, en particulier,
et démontrent qu’en général les enfants qui héritent des vertus, des vices,
des talents, des antipathies, des goûts et des opinions des parents,
forment la minorité. La richesse, la culture intellectuelle, les relations
sociales font, le plus souvent, du fils, un personnage bien différent du
père, au moins par les manières, les tendances, les sentiments. Toutefois
les habitudes alimentaires, les goûts, les préférences professionnelles,
les vocations, les opinions aussi, et ce qu’on appelle les préjugés, ne
sont que la transmission de croyances et de répugnances ancestrales.
Mais la loi biologique de l’hérédité, incontestable dans l’ordre
physique, et qui se manifeste par la génération perpétuant l’espèce, se
trouve-t-elle vérifiée dans le domaine psychologique, dans la pensée,
dans la conscience ? C’est un mystère redoutable, et qui constituerait,
s’il était réellement établi, et scientifiquement démontré, la plus
épouvantable des fatalités. Les discussions théologiques interminables sur
la prédestination et la grâce, et la vieille théorie du péché originel
reprendraient toute leur âpreté, toute leur funeste vigueur, sous le
couvert, non plus de la foi et de dogmes révélés, mais sous le terrible
évangile nouveau de la science et de l’expérimentation. L’existence serait
le bagne où l’être, en naissant, se trouverait enfermé à perpétuité, sans espoir de libération. La scholastique, et sa damnation irrévocable,
revivraient sous les controverses scientifiques, avec la prédestination de
l’homme au châtiment ou à la grâce.
Il n’est pas de problème humain plus inquiétant que celui-là. La légende
d’Adam serait-elle toujours l’histoire véridique des êtres, et le premier
homme, châtié à perpétuité dans sa postérité, aurait-il transmis, comme
l’enseigne l’Église, l’expiation de sa prétendue faute à l’immense théorie
des générations se déroulant à travers les siècles, sans pouvoir échapper
aux conséquences de l’hérédité ? La terre serait l’Enfer de Dante, et les
damnés, en franchissant la porte de la vie, devraient, sur le seuil fatal,
laisser toute espérance ? Seulement, l’origine de la damnation serait, non
point le péché, mais la vie même. Ce serait épouvantable, et l’innocent
réprouvé n’aurait même point le droit de maudire une divinité cruelle et
injuste, ni de nier un dogme absurde et sauvage, puisque ce serait la
vérité, et la science qui, sans avoir édicté la pénalité, en établiraient
l’existence.
Ce fatalisme n’est heureusement pas aussi absolu ; et l’évasion n’est pas
impossible aux condamnés de l’atavisme. L’homme, grâce aux conditions
meilleures de l’existence, à l’aide de soins appropriés, par les moyens
curatifs que la science lui fournit, dans l’ordre physique, et par la
culture intellectuelle, par l’enseignement reçu, par le travail et le
bien-être acquis, par toutes les organisations de prévoyance et toutes
les ressources d’éducation et d’instruction que la civilisation, le
progrès moderne, et surtout les institutions démocratiques mettent à sa
disposition, dans l’ordre psychologique, dans le domaine de l’intellect
et de la conscience, peut se soustraire aux conséquences de l’hérédité. Zola, surtout dans les premières heures de son travail, où la physiologie
semblait servir de guide à sa littérature, a certainement accordé trop
d’importance aux influences ancestrales. Il n’a voulu voir que les
transmissions de tares et de prédispositions morbides, et il a trop
négligé d’observer le déterminisme moral, provenant des conditions
sociales et individuelles, au milieu desquelles le sujet humain évolue.
L’homme, dans bien des cas, puise dans un sentiment tout personnel,
égoïste, ambitieux ou indolent, parfois capricieux et illusoire, car les
rêveries gouvernent aussi l’âme humaine, la force nécessaire pour réagir
contre les pressions de l’hérédité morbide, de l’hérédité anormale.
L’homme est curable et perfectible dans le plus grand nombre des cas. La
société n’eût pas vécu, si les tares physiques et les vices psychologiques
n’avaient pu être atténués, dilués, guéris. Nous avons, tous les jours,
sous les yeux des exemples de ces résistances aux phénomènes héréditaires.
Des fils de tuberculeux, d’anémiés, habitant des logements insalubres, ou
exerçant des professions malsaines, se transforment assez rapidement en
travailleurs bien portants, si la lumière et l’air viennent assainir les
masures natales, si, tout jeunes, on les envoie travailler aux champs,
ou s’ils exercent quelque métier sain et fortifiant. Dans l’ordre de
la conscience, des rejetons de coquins et de paresseux, arrachés à la
contagion du milieu, à la promiscuité vicieuse et criminelle, deviennent
très souvent de probes ouvriers. Des populations entières, aux tares
héréditaires indéniables, peuvent être profondément et promptement
améliorées. L’Angleterre expédia par delà les mers, il y a une soixantaine
d’années, le rebut de sa plèbe, les déchets sociaux de Londres et de
ses cités manufacturières, des filous et des prostituées. Toute cette
cargaison avariée et contagieuse est débarquée sur le sol neuf de la
Nouvelle-Hollande. On ne sait trop ce qu’il adviendra de ces vagabonds et
de ces voleurs, tous urbains, à qui l’on donne pour travail et pour pâture
un sol infertile, des roches, du sable, à défricher, à fumer, sans outils,
sans engrais. Le courage et l’espoir ne peuvent se trouver dans le cœur
de ces misérables. On s’en est débarrassé. Le but est atteint. La pratique
métropole n’a pas à faire du sentiment et de la générosité à l’égard de
ces convicts ; ne sont-ils pas incapables de relèvement, d’une amélioration
quelconque ? La loi divine, comme les jugements des tribunaux, les
condamnent à une irrémédiable déchéance ; ils sont perdus, damnés, et nulle
rédemption n’est supposable. Il faudrait être fou pour supposer que cette
terre de désolation, cette Australie utilisée comme bagne, pût produire
autre chose que des serpents, des anthropophages et de petits voleurs,
fils de voleurs, promis à la potence s’ils osaient jamais reparaître en
Angleterre.
Mais des gisements d’or sont découverts. Les émigrants affluent. Les
convicts déportés, occupant le territoire, bénéficient des premiers
filons. Les uns commencent à creuser, à extraire des pépites ; les autres
louent leurs bras, installent de petits commerces de denrées et d’outils,
de boissons ou de vêtements. Ils réalisent des sommes plus ou moins
importantes. Des villes se fondent, où les fils de ces anciens voleurs
et de ces vieilles prostituées, devenus aisés par le travail et la
spéculation, se font banquiers, entrepreneurs, ingénieurs, négociants,
avocats. Il en est qui deviennent juges, d’autres représentent la reine.
Trois générations à peine ont passé, et les tares héréditaires ont disparu,
à la surface tout au moins, et c’est ce que demande la société. Ces
héritiers des pickpockets de Londres ont, sans doute, au fond de l’âme,
de mauvais ferments ; mais ils les contiennent, ils les dissimulent. Ils
auraient pour aïeux nos barons et nos chevaliers, qu’ils ne différeraient
sans doute pas beaucoup. Ils ont acquis l’hypocrisie sociale, et cela
suffit.
Ces descendants des convicts d’Australie ont une hérédité aussi fâcheuse
que toute la lignée d’Adélaïde Fouque, et, parmi eux, s’il se trouve,
comme partout ailleurs, des débauchés, des voleurs, des meurtriers, des
névrosés, il se rencontre aussi, et en grande majorité, des gens honnêtes,
respectables, des travailleurs sobres, des commerçants loyaux,
d’excellentes mères de familles et des citoyens qui ont constitué un
parlement. Bientôt, en poursuivant leur séparation d’avec l’empire
britannique, ils auront réalisé ce noble rêve d’avoir une patrie, sans les
proclamations d’un Washington, sans l’épée d’un Rochambeau. Les bandits
de Londres ont donc fait souche d’honnêtes gens. Malgré les antécédents
déplorables, leurs fils, étant à l’abri du besoin et ainsi protégés
contre les tentations de la misère, sont devenus des habitants laborieux,
respectueux de la propriété, des administrés paisibles, soucieux d’éviter
tout conflit avec les autorités et les lois. Comme les plus actifs poisons
se dissolvent dans l’eau, ou s’atténuent par des mélanges propices, dans
des bouillons de culture favorables, les tares de l’hérédité finissent
donc par perdre de leur nocivité, et par se dissoudre dans la culture
civilisatrice. La damnation du vice, de la criminalité, de la misère, a
pour baptême purificateur le bien-être, le loisir et la satisfaction, au
moins relative, des appétits, des instincts et des aspirations. Le monstre
héréditaire peut, après une ou deux générations, se trouver rectifié par
une orthopédie spéciale, et la plante humaine la plus sauvage apparaît
cultivable, par une greffe lente et appropriée, susceptible de donner de
bons fruits.
Zola a ainsi exagéré la portée de la loi biologique de l’hérédité. Il a,
du reste, sinon corrigé, du moins compensé cet exclusiviste et attristant
jugement, dans plusieurs de ses dernières œuvres, notamment dans
Travail.
La science, l’adaptation de la méthode expérimentale des biologistes, des
physiologistes, des chimistes et des physiciens au roman, et l’on pourrait
ajouter au théâtre et à l’histoire, voilà donc ce que représente ce terme
si tapageur de Naturalisme, jeté dans la littérature comme un pavé dans
une vitrine.
Le Naturalisme fut un de ces vocables mal employés, et sans grand sens
d’étymologie, qui servent un temps à la désignation des partis. Les
combattants de l’art, comme ceux de la politique, ont recours à ces
pavillons distinctifs, combinés à l’aventure, suivis au hasard. Ce sont
des fanions de bataille. Ils ne servent plus, l’affaire terminée : la
dislocation des troupes accomplie, les vaincus conspués et terrés, les
chefs victorieux promenés sous des arcs de triomphe, on efface le plus
qu’on peut l’inscription malchanceuse, et l’on brûle, après les avoir
déchirés, les drapeaux de la défaite. Dans l’ombre, cependant, de futurs
vainqueurs vagissent, sentent croître ongles et dents, et se disposent à
mordre et à déchirer les aînés vainqueurs, en acclamant un nouveau vocable,
en arborant des flammes et des inscriptions inédites. Ils recommencent la
bataille avec une qualification toute neuve, tandis que disparaît sous les
opprobres celle dont se paraient les autres triomphateurs, à leur tour
vaincus et insultés.
Ces désignations, purement nominales, et qui ne repré sentent rien autre
que les passions et les goûts de l’instant où elles sont lancées dans la
vie publique, parfois au hasard et par le caprice d’un parrain demeuré
anonyme, sont des moyens de classement et des procédés mnémotechniques.
Elles se distribuent souvent à tort. La plupart du temps, elles soulèvent
des protestations et des résistances de la part de ceux à qui on les
applique, comme des papiers de police mensongers et de faux états
signalétiques. Elles finissent, après avoir été l’origine et le prétexte
de querelles, de haines, d’excommunications, de cruautés, et de vengeances
aussi, par tomber dans l’oubli et dans le ridicule. On comprend à peine
aujourd’hui les violences qui s’élevèrent, aux temps de la scholastique,
entre réalistes et nominalistes. Guillaume de Champeaux et ce docte
Abailard, demeuré glorieux surtout par une aventure d’amour barbarement
interrompue, nous semblent deux théologiens qui disputèrent follement
à propos de choses bien peu passionnantes. Les âpres controverses qui
agitèrent le XVIIe siècle, à la suite des propositions de Jansénius sur
le libre arbitre et sur la grâce, sont pour nous d’incompréhensibles
logomachies, de peu intéressantes rivalités de casuistes. Si l’histoire
nous a rendu familières la plupart des appellations dont usèrent les
factions, sous la Révolution, comme celles de feuillants, de brissotins,
de girondins, de dantonistes, de montagnards, d’hébertistes, nous
englobons ceux qui s’en servirent dans une admiration collective ou
dans un antagonisme parallèle, selon nos propres sentiments, et l’on
ne se préoccupe plus des nuances ni des épithètes. De nos jours, les
appellations de légitimistes, d’opportunistes, de centre-gauchers, ne
nous représentent qu’une masse de politiciens plus ou moins entachés de
réaction. Les qualificatifs dont s’affublent, tour à tour, les gens de
la politique, disparaissent et perdent leur signification précise, comme
celles que prennent, dans leurs luttes, aussi passionnées, aussi injustes,
les gens de la littérature. Nos épithètes du langage politique actuel,
de radicaux, de socialistes et d’unifiés, que chacun entend et applique
aujourd’hui, cesseront d’avoir un sens et une portée pour nos descendants,
comme ont perdu importance, ou même usage, les retentissantes
dénominations de jadis. Qui comprendrait un membre de nos assemblées
traitant M. Ribot de girondin, ou M. Clemenceau de dantoniste ? qui
classerait un de nos écrivains parmi les classiques, ou l’incorporerait
dans les romantiques ? C’est pour employer un langage rétrospectif, et pour
user d’une comparaison encore intelligible, que j’emploie, comme un terme
historique, le mot de « romantisme », en parlant, ici et là, de certaines
tendances littéraires d’Émile Zola. Victor Hugo, a été le dernier
romantique. On pourrait ajouter qu’il fut le plus grand et presque le seul
représentant de cette école mémorable. Il n’a pas laissé de successeurs.
De son vivant, il eut des disciples, mais personne, même parmi les plus
talentueux adeptes des soirées de l’Arsenal, chez Nodier et du salon de la
Place Royale, ne pouvait continuer à se dire et à se montrer romantique.
Auguste Vacquerie voulut persister : l’accueil fait à Tragaldabas et aux
Funérailles de l’honneur fut la démonstration sifflante qu’on ne saurait
recommencer le passé, et que, comme la jeunesse, les écoles et leurs
épithètes n’ont qu’un temps.
Il en est pareillement aujourd’hui pour le Naturalisme. Zola revendiqua
jusqu’au bout ce titre. Mais qui l’imita ? Le fidèle Paul Alexis, Vacquerie
de cet Hugo, persista le dernier. Jusqu’à son heure suprême, suivant de
près celle de son ami et maître, il se vanta d’user de ce vocable suranné,
vainement. Un reporter l’interrogeant sur l’évolution littéraire, il
télégraphia : « Naturalisme pas mort ! » La doctrine était, sans doute,
immortelle, mais l’épithète ne représentait qu’une chose défunte. Depuis,
aucun écrivain n’a consenti à endosser cette livrée passée de mode, mise
à la réforme, une loque en vérité ! Ceci n’empêche pas les souvenirs de
gloire et l’on doit du respect à ces défroques. On ne porte plus, dans nos
régiments, les bonnets à poils, les hauts plumets et les sabretaches des
grenadiers, des voltigeurs et des hussards du premier empire, mais on
les respecte toujours. Il est bien, aussi, de s’efforcer, sous des
classifications nouvelles et des costumes neufs, de reproduire, le cas
échéant, les exploits de ceux qui, avec la plume ou le fusil, firent
glorieux ces vieux galons.
Ceci est d’ailleurs dans l’ordre naturel, sinon naturaliste. Le monde des
idées, le cosmos intellectuel et immatériel est en évolutions constantes,
comme le globe physique, comme tout l’univers. La lutte y est perpétuelle,
et les générations, les œuvres, les êtres se succèdent, se recommencent,
comme les couches successives du sol, qui révèlent, par leur
stratification, les terribles combats et les enfantements déchirants ayant
accompagné toutes ces formations superposées dans le cours des siècles.
Les romantiques ont assailli et submergé les classiques ; à leur tour, les
romantiques ont été recouverts par le flot naturaliste, et voici que déjà
ce courant a passé, et que, sous nos yeux, la littérature continue à
couler : le fleuve est le même, les ondes fluviales seules ont changé.
La répercussion des épithètes dans le langage courant, dans les opinions
circulantes, se prolonge pourtant, et souvent faussement.
Pour les romantiques, qu’on se figure toujours chevelus et échevelés,
portant le « pourpoint cinabre » sans lequel on était honni, et acclamant
à tort et à travers les tirades d'Hernani, — « vieil as de pique ! il
l’aime ! » —les auteurs rangés parmi les classiques étaient des podagres
cacochymes, ensevelis sous de volumineuses perruques ; pour les
naturalistes, les ménestrels du romantisme ne hantaient que les tourelles
moyenâgeuses, sonnaient du cor perpétuellement, et ne sortaient qu’en
compagnie de gentilshommes habillés de ferblanterie. À leur tour, les
naturalistes ont connu ces exagérations railleuses. À entendre les
réacteurs de l’idéalisme, de la psychologie élégante et de la bavarderie
mondaine, —il faut se souvenir que Bourget, talentueux d’ailleurs, se
présenta à l’Académie contre Zola et fut élu, —le naturalisme a pour
équivalents le grossier, le malodorant, l’immonde. Ce terme de jargon,
scientifico-littéraire semble vouloir dire, en langage ordinaire :
cochonnerie. Les livres de Zola ne pouvaient se lire qu’un flacon
d’ammoniaque à la main, disait-on. Ses disciples étaient qualifiés de
scatologues. Leurs ouvrages sortaient des sentines, et, en se tamponnant
les narines, on écartait ces produits évocateurs de la vidange. Comme tout
cela est loin, est bête, paraît vieillot ! comme le temps se charge de tout
remettre en sa place, et de dissiper les parfums fâcheux. Le vidangeur en
chef, Émile Zola, est aujourd’hui en bonne odeur de popularité. Il est
devenu grand homme officiel.
De cela, ses vrais, sincères et purement littéraires amis, parmi lesquels
je m’honore d’être, se soucient peu. Ce n’est pas le Panthéon, glorieux
bloc, qui ajoutera une pierre au monument colossal érigé par Zola. L’homme
de lettres puissant, l’un des plus vigoureux remueurs de mots, et, par
conséquent, d’idées, que le XIXe siècle ait produit, n’a nul besoin pour
apparaître grand d’être juché sur un socle officiel, et d’être mis au rang
du bon Sadi-Carnot, béatifié par le couteau imbécile d’un Italien
surexcité.
Émile Zola est en passe de devenir un autre classique. On l’expurgera
peut-être, avant de le donner à commenter dans les pensionnats de
demoiselles, où pourtant l’on connaît Molière et son mari imaginaire, mais
on l’expliquera, on l’apprendra par cœur et l’on donnera ses meilleurs
ouvrages en prix aux meilleurs élèves. Ainsi en est-il arrivé pour Hugo,
son devancier, son camarade de Panthéon. Nous étions, dans ma jeunesse,
« collés » si, au lycée, nous citions un vers ou même le nom de ce Victor
Hugo, qui épouvantait notre excellent professeur de rhétorique, le
racinien Deltour. Aujourd’hui, peut-être avec l’assentiment de Deltour,
qui est devenu inspecteur général de l’Université, et ordonne les
programmes de classes, les Feuilles d’Automne par exemple, sont devenues
tellement classiques que les élèves bâillent en apprenant par cœur ces
morceaux, comme si c’était du Boileau. Dans quelques années, quand le
rôle militant du Zola des dernières années sera effacé, oublié, et même
justement dédaigné, on donnera comme morceaux de récitation aux enfants
des écoles, des pages de la Fortune des Rougon, de la Faute de L’abbé
Mouret, de la Débâcle, ou de Travail. Zola sera devenu, à son
tour, comme il le mérite, un classique ! on le traitera comme un maître,
c’est-à-dire qu’on ne le lira plus en cachette, dans l’entrebâillement des
pupitres, durant les heures d’études. Il sera imposé comme un modèle aux
bons élèves, et ceux-ci le traiteront de pompier et s’efforceront de ne le
point imiter. Ainsi s’accomplissent les temps.
Le Naturalisme, c’est-à-dire l’œuvre de Zola, a consisté dans un système
de composition littéraire, et pour ainsi dire, dans un parti pris, dans un
procédé de rhétorique nouveau, en contradiction avec ceux qui déjà étaient
admis et recommandés.
Il s’agissait de paraître innover, en prenant le contre-pied sur la route
suivie par les devanciers, Balzac mis à part. On se souciait peu de
justifier l’étymologie. L’école nouvelle ne procédait pas plus qu’une
autre de « la nature » . Le fumier est naturel, le lilas aussi. Zola et ceux
qui l’acceptèrent pour chef, par amitié, par admiration, par goût de
l’aventure et recherche du nouveau, s’imposèrent comme règle de négliger
les lilas. Ils firent donc une sélection dans les choses naturelles. Ils
écartèrent, par méthode, tout ce qui n’était pas simple, vulgaire ou
brutal. On bannit des emplois, dans tout roman, les personnes entachées
d’aristocratie. Le décor fut bourgeois, populaire, rustique, et les
personnages triés sur le volet le plus démocratique. Intentionnellement,
on réagit contre la théorie de Racine sur l’avantage de présenter au
public les malheurs des grands, qui semblent plus intéressants, et
d’avance l’on protesta contre l’opinion de Maurice Barrés disant : « Il y
a plus de luttes et d’intéressants débats dans l’âme d’une impératrice
détrônée, qui a connu toutes les gloires et toutes les ruines, que dans
l’âme d’une femme de ménage dont le mari rentre habituellement ivre. »
Ce parti pris eut ses exceptions : Zola, dans la Débâcle, a consenti à
analyser ce qui se passait dans la conscience de Napoléon III, vaincu et
annihilé à Sedan, et, quand il eut étudié la physionomie intéressante de
Léon XIII, à Rome, il s’écria satisfait : « Je tiens mon pape ! »
Le naturalisme s’efforça de ne pas être mondain. Il évita tout ce qui
pouvait flatter l’afféterie féministe. En cela, il se priva d’un
élément certain de succès. Ceci serait plutôt à son actif. Il faut être
formidablement fort pour s’imposer comme romancier, en négligeant le plus
gros du public liseur de romans, le public féminin. Avoir contre soi la
mondaine, la fille et la petite bourgeoise disposant de loisirs, c’est,
pour un auteur, diminuer de moitié sa clientèle.
L’école nouvelle multiplia les tableaux crus, les scènes choquantes même,
et dédaigna le plus souvent les mignardises amoureuses qui plaisent :
« Arrière la romance et l’idylle ! » comme dit Bruant dans sa chanson
montmartroise. Mais il y a autre chose, dans la voix humaine, que des
hoquets et des gueulements, et les marlous ne sont pas toute la société.
On affecta de montrer à la foule les sentiments bas, les appétits
grossiers, les sensualités bestiales, les misères et les lamentables
nécessités de l’espèce humaine. Capable de faire une statue belle, très
belle même, statuaire adroit, de ses mains robustes modelant l’argile
de la femme, le bon romancier naturaliste n’oublie jamais les parties
qualifiées par M. Prudhomme de honteuses. Il commence même par là.
On a dit plaisamment de Zola que, lorsqu’un de ses héros s’abandonnant à
l’imagination, à la rêverie, à l’espérance, construisait des châteaux en
Espagne, ce bâtisseur pratique, mais grossier, entamait l’édifice par les
cabinets d’aisances. Il en faut, de ces endroits-là, même dans un château,
surtout dans un château, mais, quand on visite le logis, c’est rarement
la première pièce qu’on demande à voir.
Zola et ses disciples ont rompu absolument avec le roman d’aventures,
avec les récits mouvementés, les péripéties, les intrigues, les
invraisemblances, qui reviennent à la mode en ce moment, avec le roman
policier, re-exportation anglaise des ingénieuses déductions du subtil
Dupin d’Edgar Poë, ou du perspicace Monsieur Lecoq de Gaboriau. Les
naturalistes se sont éloignés avec horreur des contes fantastiques,
d’ailleurs amusants ou impressionnants, des Alexandre Dumas, des Eugène
Sue, des Frédéric Soulié. Ceci toutefois n’est pas absolu : car, dans
l’Assommoir, la grande Virginie, Poisson le mari tueur ; dans Nana,
l’incendie ; dans Travail, le couteau de Ragu, sont du domaine
feuilletonesque ; l’élément mélo intervient, noyé, entortillé dans les
descriptions, sans-doute, mais brutal et exceptionnel quand même. Les
naturalistes ont cherché à tourner le dos au populaire, aussi aucun
n’a-t-il pu obtenir un minimum de popularité, que sans effort obtiennent
de très vulgaires conteurs.
Le naturalisme a donc, comme bien d’autres choses, sa légende. On en
a fait le symbole de l’ordure, du cynisme, de la trivialité et de la
grossièreté libertine. Zola, avant sa glorification socialiste, pour des
besoins de parti, était surtout célèbre, dans la foule, comme un homme
qui avait relevé les jupes de la Mouquette, et noté avec grand soin les
crépitements du paysan venteux, baptisé irrévérencieusement du nom célèbre
d’un respectable fondateur de religion.
Le système et sa réalisation ont soulevé longtemps de vives protestations.
Nous en pourrions citer de fort curieuses, revues à distance et comparées
avec de subséquentes résipiscences. La plus connue et l’une des plus
intéressantes, parmi ces sévères invectives, est celle d’Anatole France,
qui, depuis, avec une sincérité égale, et une conviction modifiée par le
changement de son point de vue, a prononcé, aux solennelles obsèques de
Zola, la magistrale oraison funèbre que l’on sait.
Il est certain que, malgré toutes les affirmations, plus ou moins sincères,
des écrivains qui ont voulu justifier un système et se camper en chefs
d’école, en professeurs de chefs-d’œuvre, les préceptes, les méthodes,
les grammaires ne sont venus qu’après la conception et la réalisation des
ouvrages. Les règles sont enseignées après coup : les livres précèdent les
traités sur l’art de les composer. Il convient, toutefois, de noter chez
Émile Zola une intense préparation, un plan savamment établi, et la
construction préalable d’une sorte de métier, —le métier dont parlait
Boileau, —sur lequel il a mis et remis son ouvrage. Il avait dressé, dès
les primes élaborations de son propre cycle, un arbre généalogique et un
tableau physiologique de sa famille des Rougon-Macquart. Cet arbre n’a
été publié qu’en 1878, mais l’auteur déclarait l’avoir préparé longtemps
auparavant, dès qu’il eut conçu le projet de son œuvre. Il aurait donc
travaillé d’après un plan arrêté et sur un canevas fixe. Ce fut un peu
la prétention d’Edgar Poë, quand il expliqua la fabrication de son poème
du Corbeau, et comment il était arrivé à le construire, ainsi qu’une
pièce d’horlogerie, dont toutes les parties choisies à l’avance devaient
s’emboîter avec précision, à la place désignée, dans l’ordre voulu. Mais
le génial Américain était un grand ironiste, et, en lisant avec intérêt
son explication de la genèse d’un poème, on peut estimer qu’il se moque
gravement de son lecteur.
Zola paraît plus véridique, lorsqu’il énonce qu’ayant lu certains ouvrages
scientifiques il résolut de donner un tableau de la société française sous
le second empire, observée dans ses parties les plus moyennes, voire dans
la classe prolétarienne, ouvriers, employés, mineurs, paysans, soldats, en
prenant pour point de départ, une donnée scientifique incontestable ; la
névrose héréditaire retrouvée chez les descendants d’une aliénée, Adélaïde
Fouque, dispersés à travers la France.
Les Rougon-Macquart forment donc comme un tableau de l’homme et de la
société, durant les vingt années comprises entre le coup de décembre 51 et
la catastrophe de 70-71.
Comment Zola a-t-il compris son rôle de peintre des individus, des
passions, des mœurs et des milieux, des foules, des grands organismes
sociaux de l’époque, qui avait immédiatement précédé celle où il écrivait ?
Il s’est vanté de procéder expérimentalement. Il est exact qu’il se soit
entouré de documents abondants, qu’il ait lu les ouvrages, les journaux,
les notices, les catalogues, se rapportant aux divers sujets qu’il se
proposait de traiter. Il a questionné avidement les contemporains. Avec
une méticuleuse attention de juge d’instruction, il a noté tous les
renseignements recueillis. Il apportait une grande et consciencieuse
patience à ces recherches. Il n’épargnait aucune démarche. Casanier, il se
déplaçait pour visiter une mine, et, peu alerte, inhabitué aux exercices
violents, il descendait, revêtu du costume réglementaire dans les galeries,
la lampe à la main. Il remontait du puits, connaissant le travail
souterrain, comme un porion ; il prouvait alors, dans Germinal, qu’il
avait ramené, du fond des galeries, une pleine bannerée de documents
précieux sur l’existence et sur les passions des travailleurs du sous-sol.
Une anecdote caractéristique : faisant partie de la rédaction du Bien
Public, il fut invité, comme tous les collaborateurs, à la soirée
d’inauguration que M. Menier, propriétaire de ce journal, donna, lorsqu’il
prit possession de son hôtel fastueux, avenue Velasquez, au parc Monceau.
Pendant la réception, indifférent aux excellents artistes qui se faisaient
entendre, on vit Zola, errer, fureter parmi les salons dorés, braquant,
ici et là, avec fixité, son pince-nez sur un meuble, sur un panneau, et,
sournoisement, prenant, sur le revers de son programme, des notes brèves.
Il se documentait pour son roman de l’Argent, et l’hôtel Menier servait
de devis descriptif pour le futur logis de Saccard.
Il accepta, lui qui vivait bourgeoisement, en reclus laborieux, courbé
sur la tâche quotidienne, et en compagnie de sa mère, de sa femme, très
« pot-au-feu », et de quelques amis fort peu mondains, des invitations à
dîner chez des femmes en vue de la galanterie parisienne. Il soupa au Café
Anglais avec des viveurs émérites, et le peintre Guillemet le conduisit
chez Mlle Valtesse de la Bigne, l’amie des artistes, demi-mondaine
réputée, dont les échotiers décrivaient complaisamment la table bien
servie, l’écurie correctement tenue, la chambre à coucher somptueusement
décorée. Il étudia, comme s’il eût procédé à une expertise, l’hôtel du
boulevard Malesherbes, l’ameublement, les toilettes de Mlle Valtesse,
pour habiller, meubler et loger sa Nana.
Il se fit noctambule, en compagnie de Paul Alexis, pour assister au réveil
des Halles, aux arrivages, aux déballages, et à la criée. La lecture de
nombreux ouvrages de piété, de manuels de théologie, de rituels et de
publications ecclésiastiques, lui prit de longues journées lorsqu’il
préparait la Faute de l’abbé Mouret. On le vit, assidu et comme figé
dans une édifiante attitude, suivre les offices, à Sainte-Marie des
Batignolles, pour la confection de cet ouvrage, où la description du
Paradou exigea encore de lui la consultation minutieuse du catalogue de Lencézeure, et le dépouillement de nombreux traités de botanique et
d’horticulture.
Il n’avait jamais été invité à Compiègne ; il ignorait les usages et
l’étiquette de la cour. Il se fit renseigner, pour la Curée, par Gustave
Flaubert, qui avait été compris dans une des séries. Il puisa aussi des
indications utiles, dans un livre sans grande valeur, mais plein de
détails sur la vie du château impérial, écrit d’après les souvenirs d’un
ancien valet de chambre des Tuileries. Ces renseignements de seconde main
se trouvaient parfois incomplets ou erronés. Alors il suppléait à la
documentation par un effort imaginatif. Ceci fut cause de quelques
inexactitudes, très rares, dans ses livres. Ainsi, dans la Curée, il
décrit le brouhaha des conversations, les chuchotements au crescendo
bientôt assourdissant, les exclamations et les rires des convives de la
table impérial, tapage de gens satisfaits et repus, chœur de joie et
de triomphe, auquel l’empereur ne tarde pas à se mêler. Le tableau est
vigoureux et impressionnant. L’exactitude en est, toutefois, contestable.
Un des articles du règlement du château, que chaque invité trouvait
affiché dans sa chambre, et dont il devait prendre connaissance à
son arrivée à Compiègne, prévenait que l’obligation du silence était
rigoureuse, pendant les repas auxquels Sa Majesté présidait. On ne devait
entendre que le rythme des mâchoires, dans la salle à manger, et la
musique des Guides sous les fenêtres. Zola ignorait cette prescription,
dont Flaubert avait négligé de lui faire part, et que le valet de chambre
avait omis de consigner dans son livre. Il est probable que, s’il eût
connu ce règlement, Zola eût tiré du silence, planant sur ces dîneurs de
proie, un effet autre, mais aussi puissant que celui qu’il demanda à la
description du prétendu tumulte joyeux et arrogant du festin impérial.
Les tableaux de la vie des faubourgs, de la misère ouvrière, des allées et
venues des travailleurs, ont été brossés d’après nature. Il n’eut qu’à se
souvenir, pour décrire les logis de la Goutte d’Or, des méchants garnis
du Quartier où s’était abritée sa jeunesse besogneuse. Il avait eu
Bibi-la-Grillade et Mes-Bottes pour voisins de table, aux gargottes
du quartier Mouffetard. Il eut, cependant, besoin de parcourir les
dictionnaires d’argot, les lexiques de la langue verte d’Alfred Delvau,
de Lorédan Larchey, pour faire parler aux personnages de l’Assommoir
le langage pittoresque et faubourien qui leur était familier, et pour
raconter leurs sentiments, leurs actes, leurs préoccupations et leurs
goûts, avec les termes vulgaires et colorés dont leurs congénères usaient
dans la réalité. Des livres sur les classes ouvrières, comme la Réforme
sociale de Le Play et le Sublime de Denis Poulot, l’aidèrent aussi
dans sa peinture des mœurs populaires.
Zola, pour construire un roman, se préoccupe donc d’abord des matériaux
pour ainsi dire accessoires. Il donne le plus grand soin au milieu. Il
dresse l’état signalétique de chacun de ses personnages.
Je ne sais pas inventer des faits, a-t-il dit, racontant à un de ses
amis comment il établissait un roman. Ce genre d’imagination me manque
absolument, ajoutait-il. Si je me mets à ma table pour chercher une
intrigue, un canevas quelconque de roman, j’y reste trois jours à me
creuser la cervelle, la tête dans les mains, et je n’arrive à rien.
C’est pourquoi j’ai pris le parti de ne jamais m’occuper du sujet.
Je commence à travailler mon roman, sans savoir ni quels événements
s’y dérouleront ni quels personnages y prendront part, ni quels
seront le commencement et la fin. Je connais seulement mon personnage
principal, mon Rougon ou mon Macquart, homme ou femme. Je m’occupe
seulement de lui, je médite sur son tempérament ; sur la famille où il
est né, sur ses premières impressions et sur la classe où j’ai résolu
de le faire vivre. C’est là mon occupation la plus importante…
Muni de ses notes, des détails qu’il se procurait par des enquêtes
personnelles, par des renseignements sollicités à droite et à gauche, par
des lectures, jetant sur le papier quelques brèves indications destinées
à servir de points de repère, il déposait sous une chemise ce butin
documentaire. Chaque personnage avait sa fiche. Il procédait ainsi à la
façon d’un juge d’instruction, préparant un dossier criminel, ou d’un
avocat général recueillant sur accusés et témoins, tous les rapports, tous
les constats, qui lui serviront à prononcer son réquisitoire devant le
jury. Zola n’abordait le public qu’avec un dossier complet et en état.
Il ne voulait rien laisser à l’imagination, à l’hypothèse, et son roman
était, à ses yeux, un livre d’enquête et un résumé d’observations
physiologiques, sociales et humaines.
Ainsi compris et appliqué, le roman dit « naturaliste » se distingue d’un
travail littéraire, plus ou moins perfectionné, destiné uniquement à
montrer l’humanité dans ce qu’elle a de laid, de bas, de malpropre, de
honteux et de misérable, et le romancier cesse d’être considéré comme un
boueux et un scatologue, parce qu’il a tenu compte, dans son œuvre, de
ce qui existe dans la nature. Assurément, on peut reprocher, surtout
aux imitateurs de Zola, d’avoir systématiquement recherché la sanie et
l’ordure. Zola, dans tous ses livres, a réservé la part de l’idéal, et
c’est faire montre d’ignorance ou de parti pris que d’affirmer, comme on
l’a tant de fois répété, d’après une bouche éloquente, qui, depuis, s’est
rétractée :
Il prête à tous ses personnages l’affolement de l’ordure… jamais
homme n’avait fait un pareil effort pour avilir l’humanité, insulter
à toutes les images de la beauté et de l’amour, nier tout ce qui est
bien et tout ce qui est beau. Jamais homme n’avait à ce point méconnu
l’idéal des autres hommes…
Nous verrons, en examinant de près chaque œuvre de Zola, combien ce
violent réquisitoire, qui a fait jurisprudence, était injuste et inexact.
Zola a considéré et pratiqué son système, qualifié par lui de naturaliste,
comme l’étude scientifique et expérimentale de l’homme dans la société.
Il l’analyse, comme être pensant, avec ses vices, ses passions, ses
qualités, ses prédispositions, ses attaches consanguines, ses affections
héréditaires, ses préjugés d’éducation, tout cela relativement au milieu
où il s’agite. Il procède à ce travail analytique avec le manque absolu
de parti pris, qui doit animer le vrai savant faisant une opération
intéressante. Il se campe, la plume transformée en scalpel, devant de la
chair, devant de la réalité. Il dissèque avec précision et observe avec
méthode. Il a la patience et la sagesse d’un Cuvier étudiant un animal peu
connu. Il use du microscope et s’arrête, charmé, quand il a surpris tel
filet nerveux jusque-là négligé. C’est à l’œuvre du naturaliste que
peut, avec justesse, se comparer la tâche de cet écrivain biologiste et
physiologiste.
Ce labeur, cette sévérité de moyens, cette scrupuleuse attention, ce souci
du détail, cette patiente investigation de tous les instants font du livre
du romancier, jusque-là considéré comme chose frivole, jouet pour les
grandes personnes, une œuvre scientifique digne d’être classée au rang
des travaux les plus sérieux et les plus ardus. Mais c’est toujours une
œuvre d’art. La forme, avec ses mille difficultés de langue, de couleur,
de netteté, vient parer, comme un vêtement magnifique, le squelette scientifique de l’ouvrage, témoignant, chez l’artiste, d’une difficulté
de plus vaincue.
Cette formule du naturalisme n’est pas nouvelle. Elle a été donnée en
théorie, en 1842, et, en pratique, dans quarante chefs-d’œuvre, durant
vingt-cinq ans, par Balzac, qui, dans l’avant-propos d’une des éditions
de la Comédie Humaine, disait :
En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant
les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en
choisissant les événements principaux de la société, en composant des
types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes,
peut-être pouvais-je arriver à écrire l’histoire oubliée par tant
d’historiens, celle des mœurs.
On ne recommence pas les conteurs d’imagination. On les plagie, voilà
tout. Walter Scott est ainsi pillé et refait, tous les jours, par de
petits Dumas subalternes. Les feuilletonistes populaires recommencent
les extraordinaires aventures des héros de Frédéric Soulié, d’Eugène
Sue, voire de Paul Féval, de Montépin et de Ponson du Terrail. Le
roman policier, qui reprend vigueur, avec des épopées compliquées et
invraisemblables, dont des détectives gentlemen sont les Achilles et et
les Hectors, ne fait que rééditer des exemplaires du Scarabée d’or et du
Double assassinat de la rue Morgue d’Edgar Poë. Enfin, les psychologues,
les narrateurs mondains et les fabricants de livres bébètes, dont la
couverture peinturlurée, affriolante et brutale, est tout l’intérêt, comme
ces toiles peintes à l’extérieur de la baraque foraine, n’ont pu, en
recommençant les conteurs badins du XVIIIe siècle et en costumant à la
moderne, chez le couturier en vogue et chez la modiste en renom, les
héroïnes de Choderlos de Laclos et de Louvet, renverser la base même du
roman moderne : la réalité.
L’humanité marche et se modifie. Le roman la suit, pas à pas. L’écrivain
qui naît, à chaque étape reprend l’histoire de l’étape, où firent halte
avant lui ceux de la génération précédente. Le roman, conçu selon
les principes que Zola a non seulement exposés, mais dont il a, par
l’exécution, démontré la force et la vérité, devient ainsi comme le
journal de l’humanité. C’est ce qui fait que si le Naturalisme, en tant
qu’école, que cénacle, n’est plus qu’une expression littéraire, un vocable
servant, comme celui de Romantisme, à désigner une époque et un certain
nombre d’œuvres classées, la méthode, dont ce mot caractérisait les
principes, survit. Elle ne peut mourir. Balzac, Stendhal, Flaubert, Zola
n’auront plus, assurément, un public pressé et se hâtant de lire leurs
œuvres pour être au courant, ou se mettre au niveau intellectuel du temps,
mais leurs ouvrages, acquérant la solidité des classiques, s’imposeront
longtemps, toujours, à l’admiration des hommes. Ils mériteront d’être
étudiés, commentés, expliqués, étant devenus livres d’histoire, traités de
philosophie sociale, et documents indispensables aux sciences morales et
politiques, pour la connaissance du siècle qui les a produits.