Mercure de France (p. 100-155).


II


AU QUARTIER LATIN. — LA MAISON HACHETTE. — CONTES À NINON. — LES JOURNAUX. — CRITIQUE D’ART. — THÉRÈSE RAQUIN.
(1862-1867)


Que pensait de l’amour et de la femme le jeune Zola ? Cette question a été suivie d’une, de plusieurs réponses, fournies par le sujet lui-même.

« À notre âge, dit-il, avec une sagesse précoce et une philosophie intuitive, ou peut-être apprise, retenue et répétée, ce n’est pas la femme que l’on aime, c’est l’amour. » Notre juvénile observateur n’est ici qu’un écho. Sa conscience se fait miroir. Il reproduit ce qu’il a vu dans les livres. Il redit ce qu’il a entendu. A-t-il expérimenté l’ardeur exaspérante de la poursuite, et constaté la lassitude, le but atteint ? C’est douteux. Cette désillusion fatale est d’une trop grande exactitude pour avoir été ressentie et contrôlée. « La première femme qui nous sourit, disait-il alors, c’est elle que nous voulons posséder ; nous déclarons que nous allons mourir pour elle ; si elle nous cède, nous perdons bien vite nos belles illusions. » Trop sage, trop clairvoyant, notre moraliste imberbe. Il ne pouvait déjà s’être aperçu de la vanité de cette soif d’amour, dont les cœurs de jeunes gens sont les urnes de Danaïdes. Il philosophait par ouï-dire. Nous avons tous passé par ce chemin frayé. Il trouvait parfois, dans cette analyse, d’après les alambics et les cornues d’autrui, de fort curieux précipités et des cristaux imités, pouvant être pris pour des originaux. Ainsi, il reconnaît que les collégiens, jouant aux fanfarons du vice, se posant en blasés, en desséchés, rougiraient de confesser une passion pure, éthérée, véritable, « De même qu’en religion un jeune homme n’avoue jamais qu’il prie, en fait d’amour un jeune homme n’avoue jamais qu’il aime. » Il proclame aussi, ce qui est très certain, que chacun aime à sa manière, que l’on peut aimer sans faire de vers, sans aller se promener au clair de lune, et que le berger peut adorer sa bergère, à sa façon. Il a des idées très hautes de la femme et de l’amour, à cette époque. « Une tâche grande et belle, une tâche que Michelet a entreprise, une tâche, dit-il encore, que j’ose parfois envisager, est de faire revenir l’homme à la femme. » Il blâme, avec une austérité qui peut surprendre, mais qui avait des racines profondes dans sa conscience, dans son tempérament, la vie polygamique de la plupart des jeunes gens. Il affirme que, dans l’amour, le corps et l’âme sont intimement liés et que, sans ce mélange, le véritable amour ne saurait exister. Il soutient justement, peut-être avait-il lu Schopenhauer, qu’on a beau vouloir aimer avec l’esprit, il viendra un moment où il faudra aimer avec le corps. Mais il considère la vie galante comme excluant l’amour. « La jeune fille, dit-il, qui te cède, le second jour, ne peut aimer avec l’âme. » Ceci est juste en principe, mais, si Zola eût vécu davantage, et observé plus d’unions, quand il formulait cet arrêt, il l’eût modifié, car, chez la femme surtout, et les exemples en sont fréquemment fournis par les tribunaux, par les aveux écrits, par les confidences reçues, l’amour vrai, l’amour où l’âme entre en ménage avec le corps, naît, grandit et persiste, après la possession initiale, où souvent le corps seul fut en cause. Dans beaucoup d’unions légitimes, où la jeune fille se donne par suite d’un engagement des parents, et avec la solennité d’un contrat officiel, le corps est d’abord livré, selon les conventions. La livraison de l’âme, postérieure, complémentaire, le second mariage, n’est ni obligatoire, ni sans exception. Quand, par suite de circonstances spéciales, de heurts intimes et de contingences conjugales variant avec les individus et les situations, la jeune femme retient son âme, quand cette âme n’est pas donnée ensuite, par une effusion volontaire et reconnaissante, au possesseur légal du corps, l’amant bientôt survient qui prend le tout, et le mariage n’est plus qu’un terme d’état-civil. Le précoce moraliste admettait, et sa conception des relations entre les deux sexes n’est pas si fantaisiste, qu’il serait bon de se connaître avant de s’aimer, de débuter par l’estime, et aussi par l’amitié, pour arriver à l’amour. C’est rococo, sans doute, cette façon de s’emparer d’une femme, et cela évoque les voyages symboliques des précieuses au pays du Tendre. Nécessité de passer par le hameau de Petits-Soins avant de s’arrêter à l’ermitage de Billets-Doux. Mais Zola, avec une vivacité logicienne, développe sa théorie, et de certains esprits, à la fois timides et épris d’idéal, sa moderne carte du Tendre ne saurait être dédaignée. Il est tout à fait hostile à l’amour coup-de-foudre. Il n’admet pas que deux êtres, se regardant pour la première fois, contractent un pacte muet, et estiment, sur-lechamp, qu’ils doivent s’aimer toute la vie, étant prédestinés l’un pour l’autre. L’amour enlevé, comme un repas sur le pouce, ne lui paraît pas stable. Il ne s’étonne pas que des liens ainsi noués soient souvent très lâches. Les nœuds, symboliques ou matériels, trop rapidement faits, vite se desserrent. Le coup d’œil qui décide de l’amour est un prologue bien sommaire, et le drame se précipite trop. Les amants promis n’ont pu examiner, apprécier et désirer respectivement que la conjonction de leurs corps, dans cet échange des regards. Schopenhauer explique, à sa façon, cette impulsion charnelle. Deux êtres se cherchent, dit-il, s’observent avec attention et gravité, et, après s’être examinés, reconnaissant qu’ils sont aptes à procréer des rejetons, se jettent dans les jambes l’un de l’autre. Le souhait de la reproduction de l’espèce est un instinct secret de la nature, dit le philosophe de Francfort, et l’amour n’est que l’expression de la volonté de perpétuer la race. Cet instinct est bien secret, en effet, et le désir d’avoir des enfants, excepté pour des souverains et les gens à héritage menacé, est rarement la règle des amants. Les fosses d’aisances, et les procédés malthusiens interviennent même, pour prévenir ou engloutir les conséquences d’un rapprochement corporel, où le souci de laisser une postérité ne fut pour rien. Il est peu croyable que deux amoureux, se vautrant dans les blés ou s’étreignant entre deux portes, se préoccupent surtout, la fille d’être aussitôt enceinte, et le garçon de se trouver, neuf mois après, papa. Quand aux époux régularisés, si l’enfant est fabriqué, c’est fort souvent par négligence, surprise, faiblesse ou scrupule religieux, rarement par désir irrésistible de donner des écoliers à l’école, des soldats au régiment et des contribuables au percepteur. Schopenhauer a attribué une conscience au besoin naturel et à la fatalité des sexes, c’est une rêverie philosophique, une explication fantaisiste. L’appétit, le besoin de manger poussent l’être, homme ou animal, à se procurer de la nourriture, ce n’est pas le goût ni le désir de la digestion qui l’excitent. L’attraction sexuelle, le rut, et l’assouvissement de la fringale charnelle ne sont pas stimulés par le charme de la grossesse et la volupté de l’accouchement. Zola raisonne bien mieux ces matières, à la fois grossières et subtiles, de l’amour et du mariage, que les philosophes attitrés, sorbonniens et docteurs ès-hautes études. Ces graves analystes considèrent comme des futilités, peut-être comme des grivoiseries indignes de leur magistral examen, les problèmes de l’amour et de la recherche des sexes. Zola, dès cette époque, pose la redoutable question de l’identité dans l’amour. Est-ce une femme, ou la Femme, qu’on poursuit ou qu’on aime ? Dans l’immédiat, dans le classique coup de foudre, si l’amour est pur, idéal, sans être absorbé par la possession charnelle, c’est à un être fictif, presque toujours inexistant, paré et doté par l’imagination, que s’adresse la passion. Donc chimère. Ou bien, vous vous contentez d’être attiré par le charme du corps, par la beauté des formes, le piquant des traits, et, dans ce cas, ce n’est que la jouissance sexuelle et la satisfaction physique qu’on réclame toujours, et qu’on obtient souvent. En préconisant la réflexion dans l’amour, l’attente, le stage à la porte de la chambre à coucher, et comme une sorte d’essai psychique de la vie à deux, Zola n’innovait rien. Il restituait une ancienne tradition. Aux modernes pressés, brûlant les étapes de la conquête d’amour, comme s’il s’agissait d’une course d’autos, il ne faisait que conseiller d’imiter les chevaliers d’autrefois. Leurs belles ne leur imposaient-elles pas de difficiles épreuves, et de longues attentes, avant de leur accorder ce qu’ils sollicitaient, tantôt un galant virelai aux lèvres, et tantôt la rude lance au poing. Le flirt des milieux élégants, où l’on se reçoit, où l’on se rencontre aux villes d’eaux et sur les plages, rappelle encore cette méthode, la lance étant remplacée par le stick et le virelai par une scie de revue en vogue. Certaines nations du nord pratiquent volontiers cette mise à l’essai réciproque des futurs époux. Au Danemark, en Suède, il n’est pas rare de voir des fiancés se fréquenter de longs mois, parfois même accomplir ensemble un voyage, avant de s’épouser. En Angleterre, les réunions sportives, où le mélange des sexes est la règle, permettent aux jeunes gentlemen et aux young ladies de s’étudier, de se critiquer, ou de s’admirer tout à loisir. Est-ce à cette cause, à cette jonction des êtres, sans surprise, sans illusions aussi, qu’il convient d’attribuer la fixité des familles, la durée des unions et, en général, le peu d’adultères et de divorces, dans ces pays, dont le climat est, sans doute, réfrigérant, mais dont les mœurs sont plus prudentes que les nôtres ? L’auteur de Vérité devait, trente ans plus tard, reproduire et développer ces théories, en préconisant l’école mixte, réunion enfantine des futurs associés dans l’existence. Le jeune Zola, en émettant ces idées très pratiques sur l’amour et sur le mariage, n’apparaît pas du tout comme un méridional, au tempérament chaud. Ce Provençal, qui ne gesticulait jamais, qui n’était nullement orateur, montrait plus tôt la gravité d’un Oriental, et, comme amoureux, il devait avoir les idées de ces sages musulmans, qui, sans bannir la femme de leur existence, loin de là, ne lui laissent pas empiéter sur la conscience, sur la volonté, sur la pensée de l’homme. Il fut, toute sa vie, un chaste, et n’eut guère, sur le tard, qu’une aventure d’amour, se rapprochant plus de la seconde union licite d’un musulman que de l’adultère chrétien. Zola s’était, cependant, énergiquement prononcé contre la polygamie française, la polygamie déguisée, et admise dans notre société. Elle n’a rien de comparable à la polygamie légale, honorable et vertueuse de l’Oriental, qui n’y a recours que dans une certaine limite. Il est permis au mahométan d’épouser plusieurs femmes, mais ce sont surtout les grands seigneurs qui usent de cette faculté, dont le Prophète donna l’exemple. Le Turc de condition moyenne n’a souvent qu’une épouse. Il aime et honore particulièrement cette femme, qui lui donne des enfants. Si, par la suite, il élève au rang d’épouse une servante avec laquelle il a des rapports, ce n’est ni pour humilier, ni pour abandonner sa femme, qui garde son rang et a droit aux égards de la concubine. La première femme est non seulement consentante à la nouvelle cohabitation de son mari, mais souvent elle en éprouve une altruiste et généreuse satisfaction. Elle estime juste et naturel que son mari trouve du plaisir dans les bras d’une femme plus jeune, mieux portante, et plus disposée qu’elle aux besognes de l’amour. Elle admet, aussi, quand elle est frappée de stérilité, ou que l’âge et la maladie l’attaquent, que cette remplaçante, en qui elle ne saurait voir ni une ennemie, ni même une rivale, donne au mari, au père de famille, les enfants dont la nature lui refuse la conception. Zola eut, dans les dernières années de sa vie, ces sentiments d’oriental et de patriarche ; autour de lui, ils furent compris et partagés comme dans les familles bibliques.
Dans les primes années de la poursuite amoureuse et de la tyrannie des sens, il ne fut ni un séducteur, ni un coureur de bonnes fortunes, ni même un amant passionné. Il attendait le mariage. Il était disposé à la monogamie, à la régularité dans la satisfaction sexuelle. On ne lui connut ni maîtresse attitrée et dominatrice, ni retentissantes aventures galantes. On n’a jamais publié de ses lettres d’amour. Il dut en écrire, au temps de l’Aérienne. Mais ces propos tendres, non destinés à la postérité, étaient tracés, selon la formule du poète Catulle, sur l’eau courante, à moins que ce ne fût sur le sable. Rien n’en est resté. En cela il diffère de la plupart des écrivains célèbres, et il est loin d’avoir imité son maître Alfred de Musset. Dans les dernières années de sa vie seulement, on rencontre une piste féminine. On y a vu plus haut une allusion. Zola, dans plusieurs de ses ouvrages, a fortement peint des amoureux, des amoureuses, et on lui a même reproché la crudité de nombreuses scènes passionnelles. Ceci prouve que l’artiste n’a nullement besoin d’avoir éprouvé une passion pour la rendre avec force et talent. Balzac n’a pas davantage couru le guilledou. Zola apparaît donc comme un continent, même aux heures rapides des liaisons fatales, dans la vie de jeunesse, à l’époque favorable aux rencontres passagères, obligatoires pour ainsi dire, dans les milieux où se trouvent à profusion des femmes libres. Il eut des relations, sans incidents ni suites, avec de bonnes filles du quartier latin. Puis il se maria, fort jeune. Toute sa vie, vouée à l’isolement et au travail, fut exempte de complications, de scènes, de tourments. Il ignora toutes ces péripéties qui troublent si fâcheusement tant d’existences. Il échappa aux désordres, aux dangers de la vie d’étudiant. Il fut indemne de l’avarie. Il ne souffrit d’aucun amour rebuté. Il n’a pas été passé au laminoir de la jalousie. Il a été mari modèle, mari heureux, on pourrait presque dire exceptionnel. Pas de drame passionnel à citer, où on puisse lui assigner un rôle. Le scandale et la souffrance dans le mariage lui ont été épargnés. Impossible, comme on l’a fait pour tant d’hommes de lettres, de publier un ouvrage ayant pour titre : les Maîtresses de Zola. Il n’eut, d’un Byron ou d’un Chateaubriand, que le lyrisme. Il manifestait, dans son belvédère comme en ses garnis du Quartier, une défiance envers les filles faciles. Elles passent d’un amant à l’autre, disait-il, sans regretter l’ancien, sans presque désirer le nouveau. Rassasiées de baisers, fatigués de voluptés, elles fuient l’homme quant au corps ; sans nulle éducation, sans aucune délicatesse de sentiment, elles sont comme privées d’âme, et ne sauraient sympathiser avec une nature généreuse et aimante. Il ne croyait pas à la courtisane à qui l’amour refait une ingénuité. Qu’elles rencontrent un cœur noble (s’écriait-il avec une indignation quelque peu théâtrale et sentant son Desgenais, personnage alors très applaudi au théâtre), qui tâche de les relever par l’amour, et qui, avant tout, voulant pouvoir les estimer, cherche à les rendre honnêtes femmes, ah ! celui-là, elles le bafouent, le gardent parfois pour son argent, mais elles ne l’aiment jamais, même dans le singulier sens qu’elles donnent à ce mot. C’est la moralité des pièces du temps, en réaction contre la formule romantique des Marion Delorme : l’anathème et l’impitoyable hors la loi du cœur des Filles de Marbre, du Mariage d’Olympe, des Lionnes Pauvres Si la fille le décourageait, la veuve ne le tentait que médiocrement, et cette créature déflorée, dont l’expérience doit amener fatalement au collage ou à l’union légale, ne lui apparaissait pas comme « l’idéal de ses rêves » . La jeune fille lui aurait plu, mais il se demandait, avec un scepticisme a priori, s’il en était encore. Il ajoutait, en reprenant ses théories sur l’essai interdit, répétant son blâme du mariage imposé à l’aveuglette, reproduisant sa critique de la fiancée demandée et obtenue, sans qu’il soit permis au futur de la connaître et de sympathiser avec elle : La vierge, pour nous, n’existe pas, elle est comme un parfum sous triple enveloppe, que nous ne pouvons posséder qu’en jurant de le porter toujours sur nous. Est-il donc si étonnant que nous hésitions à choisir ainsi, en aveugles, tremblant de nous tromper de sachet, et d’en acheter un d’une odeur nauséabonde ? La femme fut donc un élément secondaire, dans la vie de Zola. Elle n’eut aucune influence sur sa destinée d’écrivain. Elle ne lui fit ni commettre de folies dans l’existence, ni négliger un travail. Par contre, elle ne lui inspira aucun chef-d’œuvre. L’avantage qu’il tira de la vie de ménage, où il entra à vingt-huit ans, fut la régularité d’existence, la table prête, comme le lit, à heures fixes, les soins domestiques, l’ordonnance toute bourgeoise de sa modeste maison. Les qualités d’ordre, de ponctualité, de méticuleuse et quasi bureaucratique méthode, qu’il montra dans l’exécution de son travail littéraire, se retrouvent dans sa vie conjugale. Il avait, dans sa toute jeunesse, émis cette croyance que « le bonheur pouvait exister dans le mariage » . L’expérience de la vie et sa propre destinée ne purent que lui confirmer la véracité de cette opinion, consignée, en 1860, dans une lettre à son ami Baille, à propos du célèbre roman de George Sand, Jacques. En réalité, absorbé tout entier par la passion littéraire, poussé par l’ambition très vive de bien faire, dominé par la volonté de terminer ce qu’il avait une fois entrepris, hanté par son œuvre, comme l’avait été Balzac, il a surtout aimé Gervaise et Nana, Miette et Renée, toutes ses héroïnes, perverses ou touchantes. La femme prend du temps. Les heures qu’on passe à aimer sont perdues pour l’œuvre. La force qu’on pourrait employer à créer un personnage, fictif, mais doué d’une vie supérieure, susceptible de se prolonger au delà de toute longévité humaine, on la gaspille en l’employant à fabriquer un enfant de chair et d’os. Comme, cependant, la nature a ses exigences, il convient d’accorder à l’appétit amoureux l’attention et le temps qu’on attribue à l’autre, celui qui a l’estomac pour siège, avec modération, et à l’heure voulue. Quand on a la feuille de papier qui attend sa semence d’encre, il ne convient de s’attarder ni au lit ni à table. Telle fut la méthode du grand laborieux. Jouvenceau, homme fait, ou déjà parvenu au seuil de la vieillesse, ce robuste producteur contint tous les désirs, prévint tous les entraînements, évita les fièvres et les ardeurs qui brûlent, agitent, affolent, charment et désespèrent tour à tour la plupart des hommes. Il vécut en reclus. Il peina en manœuvre. Il se constitua prisonnier de l’œuvre et de l’idée. Loin de la foule, sourd aux rumeurs de la place publique, comme aux murmures des salons, dans son laboratoire littéraire, il s’enferma, jusqu’au jour où, par une sorte de révolution intérieure et de revanche de la passion interne, vapeur trop longtemps comprimée faisant sauter le couvercle, il éclata dans l’emportement et dans l’explosion de l’affaire Dreyfus. Le passionné contenu, l’homme d’action captif qu’il était, apparut dans toute sa fougue et dans toute sa témérité, comme délivré ; dogue furieux, longtemps à la chaîne, enfin démuselé. Zola fut un volitif extraordinaire et un combatif ardent. A toutes les époques de sa vie, on peut constater et suivre son opiniâtre ténacité. Il aimait à lutter et il cherchait les occasions de résister. C’était un remonteur de courants, ou plutôt il prétendait les détourner, ces torrents de l’opinion, qui se ruaient sur lui. Il cherchait à les barrer, comme son père avait fait dans les gorges de l’Infernet, pour les eaux des montagnes, et ces afflux dévalant sur lui, il cherchait à les diriger dans un sens contraire. Il n’avait pas le vulgaire esprit de contradiction, mais le goût de la domination, le sens de la direction, et il prétendait au commandement. Il a écrit beaucoup d’articles de critique, c’était toujours pour prêcher ses doctrines, pour imposer sa manière de voir. Il fit périodiquement des « campagnes » dans les journaux. Il se plaignait qu’on ne tînt nul compte de ses arguments, mais lui n’écoutait même pas ceux des autres. Les preuves qu’on pouvait lui opposer, il les dédaignait superbement. Il ne croyait plus en Dieu, vers la quarantaine, mais il croyait absolument en lui-même. Il portait dans son âme l’ardeur sombre et la foi militante d’un saint Dominique, ou d’un Saint-Just. Il avait choisi, inventé un drapeau : le Naturalisme, il rêvait de le planter partout. Il poussait même au delà de son domaine, et de ses forces, son goût de l’assaut et son désir de la conquête. Ne dit-il pas, un jour, avec une sincérité qui fit sourire : « La République sera naturaliste ou ne sera pas ! » Il avait seulement négligé, en lançant son aphorisme, comme un défi plutôt que comme un programme, de définir ce qu’était et ce que devait être la République, et surtout en quoi consistait sa République, celle qu’il qualifiait de naturaliste. Bien qu’il ait été à la veille de se voir confier un arrondissement à administrer, en 1871, Zola ne s’est jamais mêlé de politique. On peut même douter qu’il ait eu des idées bien nettes sur les partis et sur les programmes. Dans sa jeunesse, il écrivait à son ami, le peintre Cézanne : Nous ne parlerons pas politique ; tu ne lis pas le journal, chose que je me permets, et tu ne comprendrais pas ce que je veux te dire. Je te dirai seulement que le pape est fort tourmenté pour l’instant, et je t’engage à lire quelquefois le Siècle, car le moment est très curieux… C’était au lendemain de la guerre d’Italie, et la question des États du Saint-Siège, laissée en suspens par la paix de Villafranca, se trouvait à l’état aigu. On rencontre peu de traces des préoccupations politiques contemporaines dans les écrits et dans la vie de Zola. Il était théoriquement républicain. La Fortune des Rougon, la Curée, Son Excellence Eugène Rougon, la Débâcle ne peuvent que le placer parmi les adversaires de l’empire ; Germinal, Fécondité feraient de lui un socialiste ; Lourdes, un anticlérical ; le Rêve, un mystique, et l’Assommoir, par contre, le rangerait aisément parmi les réactionnaires. Il est difficile de lui attribuer une opinion précise et classée, à raison de ses divers romans. Dans ses articles de journaux, il n’a fait qu’effleurer la politique concrète et s’est borné, en dehors et à propos de ses affirmations littéraires et théâtrales, à des généralisations rentrant plutôt dans la sociologie. Ce fut ainsi qu’il se prononça contre la peine de mort. L’abolition fut une des thèses favorites des générations évoluant de 1830 à 1848. Victor Hugo avait dardé la flamme de son génie sur le bourreau. D’une lueur sinistre, il avait éclairé la guillotine, et fait se détacher, sur un fond d’horreur, le lugubre instrumentiste de l’appareil des lois. Au fond, sans romantisme, un simple mécanicien, beaucoup moins taché de sang qu’un garçon d’abattoir, ou qu’un infirmier de clinique. Dans de nombreuses pièces de vers, dans sa prose, dans ses discours, et principalement par la publication de son livre pleurnichard et fantaisiste : le Dernier jour d’un condamné, le grand poète humanitaire avait dénoncé le supplice capital à l’indignation populaire, et mis l’exécuteur et sa machine au ban de l’opinion socialiste. Tous les républicains de 48, les Louis Blanc, les Schœlcher, les Edgar Quinet, les Michelet, furent d’éloquents et ardents apôtres de la suppression de cette peine, qui a surtout, qui a seulement contre elle d’être définitive et irréparable. Les générations suivantes laissèrent tomber dans l’oubli ces appels et ces supplications. Il ne fut plus question de congédier le bourreau, pendant les dix-huit années du régime impérial. La répression farouche dont usa la troisième république, après les événements de 1871, eut fait considérer comme une plaisanterie cynique, de la part des ruraux et des républicains qui avaient approuvé Thiers et Mac-Mahon, une abolition de la peine de mort. Jusqu’à ces dernières années, la question parut ne passionner personne. Elle était en dehors des desiderata populaires. Aucune profession de foi, fait remarquable, de 1876 à 1906, ne contient une allusion à cet article démodé du programme de 48. Les candidats n’y voyaient aucun avantage électoral. Ce n’est qu’au cours de la législature actuelle que l’abolition de la peine de mort fut sérieusement reprise, et, pour ainsi dire, préjugée, par la suppression du crédit alloué pour le salaire de l’exécuteur et pour l’entretien de sa mécanique. Zola, avec une exaltation toute romantique, traitait la peine de mort comme un blasphème et un sacrilège. Dieu, selon lui, avait seul le droit de punir éternellement, parce que seul il ne pouvait se tromper. Après cette affirmation d’un Joseph de Maistre à rebours, il ne manquait pas de reproduire l’éternel argument, le seul sérieux contre une peine irrévocable, c’est que la justice est faillible. L’affaire Dreyfus, envisagée à son point de vue, n’a pu que le confirmer dans cette opinion de jeunesse. Mais alors, comme en sa vingtième année, au lendemain de la lecture impressionnante du Dernier jour d’un condamné, livre déclamatoire et faux, où les sensations d’un homme à qui on va couper le cou sont supposées et non observées, il eût accepté, sans la vérifier, sans la démontrer, l’affirmation intéressée et suspecte de tous les abolitionnistes, que « la menace de mort n’arrête pas les assassins » . La certitude de tuer sous le bouclier de la loi, et de prendre la vie des autres, sans risquer la leur, les arrêterait-elle davantage ? Ayant ainsi fait le tour des idées de Zola, débutant, rêveur, étudiant laborieux et rangé, aimant à fumer des pipes, l’hiver, les pieds sur les chenêts, quand il lui était possible d’allumer du feu, se réjouissant à courir les vertes banlieues, quand les fleurs printanières montraient leurs collerettes blanches, poète dont les ailes ne poussaient pas, littérateur dont la force de volonté et l’assiduité au travail allaient enfanter bientôt le génie, nous pourrons examiner, avec plus de certitude, les faits de son existence, assez longtemps obscure, d’employé mécontent, de conteur bénin, de critique bien vite agressif et de romancier d’abord incolore, confus, médiocre, jusqu’à ce bond énergique qui nous le montre, après Thérèse Raquin, déjà maître de sa pensée, possesseur de sa forme, et prêt à tracer, d’une main sûre, la généalogie des Rougon-Macquart, c’est-à-dire le plan de son grand édifice littéraire, le plan aussi de toute sa vie. Dans ses divers logements, toujours sur la rive gauche, où il vivait en garçon, Zola avait eu surtout pour compagne fidèle : la misère. Il la supportait avec résignation et bonne humeur. Il avait pour soutien la confiance en soi. Nullement geignard, il n’a jamais essayé d’apitoyer et de se donner la gloriole du parvenu, en retraçant, et l’on sait avec quelle vigueur il aurait pu le faire, le tableau pittoresque et attendrissant de sa débine juvénile. Une seule fois, il fit allusion à ces heures miséreuses. Ce fut à propos des descriptions accumulées de Paris, vu panoramiquement des hauteurs de Passy, et de ses ciels variables, dans Une Page d’Amour. La critique lui en reprochait la répétition et la monotonie : J’ai pu me tromper, dit-il, dans son article sur la Description, et je me suis trompé certainement, puisque personne n’a compris ; mais la vérité est que j’ai eu toutes sortes de belles intentions, lorsque je me suis entêté à ces cinq tableaux de même décor, vu à des heures et dans des saisons différentes. Voici l’histoire : dans la misère de ma jeunesse, j’habitais des greniers de faubourgs d’où l’on découvrait Paris entier. Ce grand Paris immobile et indifférent, qui était toujours dans le cadre de ma fenêtre, me semblait comme le témoin muet, comme le confident tragique de mes joies et de mes tristesses. J’ai eu faim et j’ai pleuré devant lui, et, devant lui, j’ai aimé, j’ai eu mes plus grands bonheurs. Eh bien ! dès ma vingtième année, j’avais rêvé d’écrire un roman dont Paris, avec l’océan de ses toitures, serait un personnage, quelque chose comme le chœur antique… C’est cette vieille idée que j’ai tenté de réaliser dans Une Page d’Amour. Voilà tout…
Ainsi, sa misère, et le dénûment de son logis aérien, lui inspiraient seulement l’idée d’un décor, d’un « chœur » formidable, la Ville avec ses yeux de pierre regardant le drame intime qui se déroulait dans une petite chambre où souffraient trois ou quatre créatures. En grelottant dans son galetas, il songeait à se documenter, et il s’échauffait à combiner un roman futur. Il cherchait alors sa voie, comme on dit, mais il avait la certitude de la trouver. Ce qu’il lui fallait d’abord rencontrer, c’était ce fameux emploi, après lequel nous l’avons vu courir inutilement, mais sans ardeur excessive. Il ne vivait pas avec sa mère ; il tirait d’elle encore quelques subsides. Il s’en estimait quelque peu honteux. Il fallait sortir de cet enlisement. Il eut des velléités de résolutions désespérées. « Sans ma mère, je me serais fait soldat ! » écrivait-il à un ami. C’était l’époque où un homme valait de quinze cents à deux mille francs. Zola « se vendant » pour manger et pour épargner les minces ressources de sa maman, c’est une note attendrissante. Il est probable qu’au moment de signer ce servage de sept ans, sa main eût hésité. Il ne pouvait sérieusement songer à troquer la plume contre le fusil à piston. Et puis, il avait été réformé, et on ne l’eût pas admis à contracter un engagement. Il dut réagir contre cette dépression, et le hasard lui vint en aide. Un ami de son père, M. Boudet, membre de l’Académie de Médecine, lui procura l’accès de la maison Hachette. Pour lui permettre d’attendre l’époque de son entrée en place, cet excellent homme dissimula un secours urgent sous l’apparence d’un travail. Bien modeste travail, et peu littéraire. Il s’agissait de porter à domicile les cartes de jour de l’an de l’académicien.
En janvier 1862, Zola était accepté dans l’importante maison Hachette. On lui assignait son emploi au bureau du matériel. Ses appointements furent fixés à cent francs par mois. Cela lui permettait de vivoter. Il lui restait quelques heures, matin et soir, en dehors du bureau, pour se livrer à ses occupations de prédilection : la rêverie et la composition de poèmes, de contes, également faiblards et ingénus. Il s’accommoda de cette situation. Auparavant, il avait eu un emploi aux Docks. Il y était resté deux mois. Le local sombre et malodorant, la besogne fastidieuse, les rapports pénibles avec le personnel et les chefs, la longue présence exigée, tout contribuait à le décourager, à le lasser. Je ne m’amuse nullement aux docks, écrivait-il. Voici un mois que je vis dans cette infâme boutique et j’en ai, par Dieu ! plein le dos, les jambes et les autres membres… je trouve mon bureau puant et je vais bientôt déguerpir de cette immonde écurie… Chez Hachette, le local était plus attrayant, la tâche moins rebutante. Il changea assez rapidement de service, et fut attaché à « la publicité » . C’est une des divisions importantes de la maison Hachette. On s’y trouve en rapports quotidiens avec les auteurs, les directeurs de journaux, les critiques et les journalistes. Émile Zola fut un bon employé. Il avait des instincts d’ordre, des goûts de classement, des habitudes de ponctualité, qui, dans l’administration, dans le commerce, sont des qualités appréciées. Son bureau de commis de librairie devait être aussi propre, aussi bien tenu, aussi rangé, avec les papiers et les accessoires d’écriture, que le fut, aux Batignolles, à Médan, rue de Boulogne et rue de Bruxelles, sa table de travail d’auteur devenu riche et célèbre. Cette minutie et ce soin n’étaient pas pour déplaire à MM. Hachette, négociants soigneux et ennemis de tout désordre. Zola, en réalité, a connu la pauvreté, mais n’a jamais mené la vie de Bohème. Il ressemblait plus, durant les années de misère, à un étudiant russe, pauvre, révolutionnaire et farouche, qu’à l’un de ces loustics que Gavarni a dessinés, que Murger et les vaudevillistes ont montrés, sur la scène et dans le roman, comme des lurons toujours occupés à faire des farces aux propriétaires, à lutiner Musette et Mimi, à chanter des refrains bachiques et sentimentaux, sans jamais travailler, ce qui ne les empêchait pas, par la suite, de se marier, à de jeunes héritières bourgeoises, d’écrire à la Revue des Deux Mondes et d’entrer à l’Institut. Zola, qui ne fut jamais l’étudiant régulier, classé, pourvu d’inscriptions et suivant plus ou moins les cours, est le modèle de l’homme d’études. Il réalisa, grâce à son humble emploi, la première partie de ses rêves de travail, d’indépendance et de gloire. Avec ses appointements, sagement économisés, il n’était plus à la charge de sa mère ; il pouvait même lui offrir, de temps en temps, quelques petites douceurs. Ainsi, il donna, en son honneur, une soirée ! Une soirée avec rafraîchissements ! Il y avait du malaga et des biscuits. Dans sa chambre d’alors, assez vaste, impasse Saint-Dominique, n° 7, dépendant d’un ancien couvent, il convia quelques amis à une double lecture dramatique. Sa mère, ravie, était parmi les auditeurs. La lecture comprenait un proverbe de l’amphitryon intitulé Perrette, demeuré injoué et inédit, et une tragédie moderne de Pagès du Tarn. Cet auteur, resté obscur et un peu ridiculisé, ce qui ne veut pas dire ridicule, était son voisin. La tragédie de Pagès du Tarn fut annoncée comme une innovation, comme devant révolutionner le théâtre. Elle ne remua rien. C’était une imitation et une modernisation de la Phèdre classique. Comme le fit observer Zola, avec un juste sens critique : Les nouveautés de M. Pagès du Tarn se bornent à un changement de costume, l’habit noir au lieu de la toge romaine, à un changement de nom, le nom d’Abel au lieu de celui d’Hippolyte… Et il ajoute, car tout le morceau est à citer, comme une excellente distinction entre le véritable neuf et le ressemelage, en art dramatique : L’auteur ne s’aperçoit pas d’un écueil ; voulant faire, comme il le dit, la tragédie de l’homme, et non celle des rois et des héros, choisissant un sujet bourgeois, ne doit-il pas craindre de rendre plus ridicule encore l’emphase et la déclamation, dans le cercle restreint d’une famille. Thésée, Hippolyte peuvent invoquer les dieux, ils en descendent. Mais tel ou tel marchand enrichi sera parfaitement ridicule de faire ainsi les grands bras. Est-ce à dire que ces drames, qui s’agitent confusément dans l’ombre d’une maison, que ces passions terribles, qui désolent une famille, ne présentent aucun intérêt, ne soient pas dignes d’être mis sur la scène. Loin de là ; seulement il faut, selon moi, que le style s’accorde avec le genre, et, certes, le vieux style classique, les exclamations, les périphrases sont ce qu’il y a de plus faux au monde dans la bouche d’un petit bourgeois… C’est toute la poétique future des Rougon-Macquart, et le commentaire du verbe des gens de l’Assommoir Zola, déjà, portait dans sa tête sa poétique, sa formule. Cet emploi chez Hachette, supportable gagne-pain, initiait le jeune provincial, un peu « ours » et dénué de relations, à la vie littéraire de Paris. Zola lui dut de connaître des écrivains renommés, comme About, Taine et Prévost-Paradol, auteurs de la maison. Il avait en outre ce charme, pour l’apprenti-écrivain, de lui laisser quelques loisirs. Zola en profita pour accumuler les œuvres, dont il caressait, en rêve, le papier satiné, la couverture jaune et les beaux caractères. Naturellement, l’imprimerie des Hachette devait fournir la réalité du rêve. Il espérait que ses patrons deviendraient ses éditeurs. Mais on ne vient pas forcer les tiroirs d’un auteur, et lui enlever nuitamment ses manuscrits, pour les publier. Ce cambriolage spécial ne s’est produit qu’une fois. En l’absence de M. Pailleron, alors étudiant, des camarades s’introduisirent dans sa chambre, volèrent le texte d’une pièce en un acte, et en vers, qu’il venait de terminer, et le portèrent à l’Odéon. Le directeur, La Rounat, accepta, joua l’acte, à la grande surprise du poète alors en voyage. C’était le Parasite, début de la fortune dramatique de l’auteur du Monde où l’on s’ennuie. Mais ces voleurs de manuscrits, et ces directeurs si prompts à jouer les inconnus, ne se rencontrent qu’une fois. Comme pour la montagne de Mahomet, il faut faire le premier pas. Zola, s’enhardissant, s’introduisit dans le cabinet de M. Hachette absent, comme pour lui demander un renseignement de service. C’était le soir, veille de fête, avant la fermeture des bureaux. Le jeune commis avait l’émotion d’un filou visant le coffre-fort. Il déposa, cependant, résolument, sur le buvard de l’imposant patron, le rouleau qu’il dissimulait sous son vêtement. C’était le poème en trois chants, l'Amoureuse Comédie, dont nous avons parlé. Puis il se retira, sur la pointe du pied. Il attendit, avec une vive angoisse, soit une lettre, soit une réponse verbale, en allant reprendre sa place, le lundi, à son bureau. Durant cette attente, il relisait mentalement son œuvre, il en remâchait les apostrophes, il en ruminait les descriptions. Alors lui apparaissaient, grossis, éclatants, effrayants, des défauts jusque-là inaperçus. Il eût souhaité reprendre son manuscrit. Qu’allait penser M. Hachette ? Qu’allait-il dire surtout ? Gronderait-il son employé d’avoir, pour ainsi dire, violé son home d’éditeur et son cabinet de patron ? Lui reprocherait-il le dépôt clandestin de ce poème ? Peut-être lui ferait-il comprendre, rudement, qu’il était dans la maison à titre de commis, et non d’auteur, et qu’au lieu de perdre son temps de liberté à écrivasser il ferait mieux de se reposer, afin d’être plus dispos en reprenant, le lundi, sa place au bureau. Les préoccupations littéraires ne devaient-elles pas lui ôter du zèle et de l’attention pour son service, qui, bien que se rapportant aux lettres, était avant tout labeur administratif et tâche commerciale ? Ses transes prirent fin vers midi. M. Hachette le fit appeler. Une fois dans son cabinet, l’éditeur indiqua au commis, grave et se raidissant, le fauteuil auprès de son bureau. En le faisant asseoir, il le traitait donc, non plus en employé subalterne, mais en visiteur, presque déjà en auteur de la maison ? Du coup, Zola vit l’Amoureuse Comédie exposée aux vitrines des gares, dont les Hachette disposaient. M. Hachette, avec amabilité, lui dit qu’il avait lu son recueil de poèmes, qu’il y avait constaté de la verve, du souffle et une certaine éloquence, mais qu’il ne croyait pas que la versification fût réellement dans « ses cordes » . Les livres de vers, il devait le savoir, ne rentraient pas, d’ailleurs, dans le genre des publications de la maison. Le grand libraire, pour adoucir ce que le refus d’éditer, implicitement contenu dans cette critique, pouvait avoir de pénible pour le jeune auteur, ajouta que l’Amoureuse Comédie révélait, malgré ses imperfections, du talent. Il engageait donc son employé-poète à renoncer, au moins provisoirement, aux rimes, et à écrire en prose. Pour le remettre tout à fait d’aplomb, car Zola avait chancelé sous ce coup rude, il lui demanda, à titre d’essai, un conte en prose pour le Journal de la Jeunesse, publié par la maison. En même temps, par un surcroît de bienveillance, il lui annonça que ses appointements, comme commis à la publicité, étaient portés à deux cents francs par mois. C’était la vie présente assurée et le rêve attrayant entièrement réalisé : gagner le pain nécessaire et avoir le loisir d’écrire, avec un éditeur en perspective. Grâce à son tempérament régulier et ordonné, se pliant à la tâche quotidienne, ainsi qu’il devait le prouver pendant quarante ans de vie littéraire, Zola ne fut nullement un mauvais employé. Il ne se considérait pas comme autorisé, en sa qualité de poète, voué à la prose mercantile, et d’artiste enchaîné à un comptoir, à se soustraire aux obligations envers le patron, ni excusé d’expédier, par-dessous la jambe, la besogne pour laquelle il était rémunéré. Il n’eut pas assurément le feu sacré du commerce, et il ne se signala point, aux yeux des directeurs de la librairie, comme un agent exceptionnellement actif, plein d’initiative, animé par la fièvre du négoce, susceptible de parvenir aux emplois supérieurs de la maison, et même d’avoir un jour sa part dans la direction. Zola ne désirait pas faire du commerce une carrière, et, s’il vendait les livres des autres, c’était en attendant, c’était pour arriver à faire vendre les siens. La bienveillance de M. Hachette, et son offre encourageante de publier, dans son Journal de la Jeunesse un conte, eurent sans doute une action décisive sur les idées littéraires du jeune écrivain. Il renonça à rimer, et il s’attela à la prose. C’est à cette époque qu’il faut faire remonter le premier ouvrage de Zola : les Contes à Ninon. Plusieurs de ces contes avaient été conçus et écrits en Provence. Un ou deux parurent dans des organes régionaux. D’autres, comme Simplice, avaient été publiés à Lille, dans une revue. Le conte commandé par M. Hachette pour le Journal de la Jeunesse était intitulé Sœur des Pauvres. Il ne fut pas imprimé. Il parut trop violent au libraire, un grand bourgeois, timoré, conservateur. Cet échec fit que Zola n’osa pas porter son recueil complet de nouvelles, les Contes à Ninon, —le choix de ce nom indiquait encore l’influence massettiste, —à la maison Hachette. Ce fut à sa concurrente en librairie de vulgarisation, â la maison Hetzel, que l’auteur-employé présenta son volume. M. Hetzel père, l’ancien secrétaire de Lamartine, qui avait, sous le nom de P.-J. Stahl, publié d’intéressantes analyses philosophiques et des pages agréables, indulgent et très modeste, était accueillant, et rebutait rarement les jeunes auteurs. Il venait d’avoir la main heureuse en prenant un volume de voyages fantaisistes intitulé : Cinq semaines en ballon, que lui avait apporté un auteur inconnu, destiné à faire la fortune de sa librairie, en même temps qu’à charmer et à instruire plusieurs générations. C’était le premier ouvrage de la série des Voyages Extraordinaires de Jules Verne, le romancier-héraut des découvertes scientifiques et industrielles prochaines, le précurseur des inventeurs, et le guide anticipé des explorateurs, merveilleux magicien de contes de fées à l’usage de la jeunesse moderne, ayant la science amusante pour baguette. La librairie Hetzel, aurait pu faire coup double, en s’attachant par traité, en même temps que ce Jules Verne, l’autre auteur nouveau offrant son œuvre de début. Mais, bien que ce recueil de Contes, où la fantaisie se mêlait à l’idéalité la plus inoffensive, ne contînt rien de scabreux, ni même d’inquiétant, pouvant choquer ou déconcerter la clientèle, ce ne fut pas la librairie de la rue Jacob qui mit en vente le premier volume de la collection future, destinée à faire la fortune de la bibliothèque Charpentier. Les Contes à Ninon parurent, en octobre 1864, à la librairie Lacroix. Ces contes, où l’imagination, la fiction, tout ce que devait proscrire l’auteur du Roman expérimental, dominent avec la spiritualité, ont un charme d’impuberté délicieux. C’est naïf sans être simple. L’auteur y salue sa chère Provence, à laquelle il unit, dans une admiration mystique, sa Ninon, qu’il proclame belle et ardente. Il l’aime en amant et en frère, avec toute la chasteté de l’affection, tout l’emportement du désir. Il y évoque des paysages familiers, qu’il pare et qu’il arrange. Il s’y plaint de souffrances imaginaires. Il avait, pourtant, de réelles cruautés de la vie à montrer, et il pouvait peindre d’après nature, d’après lui-même, les garrigues et les ravins qu’il avait parcourus, gibecière au dos, fusil au bras et Musset dans le carnier. « Si tu savais, dit-il à Ninon, combien de pauvres âmes meurent aujourd’hui de solitude ! » Voilà un bon cri, et il a dû, plus d’une fois, l’étouffer, dans son belvédère sibérien de la rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont. Mais ici il l’accompagne d’arpèges jolis, et il fait courir des variations aimables sur ce thème douloureux. Il ne se plaint plus de la solitude, puisque Ninon lui est présente, en rêve. Les Contes à Ninon comportent : Simplice, une histoire de fées, aux senteurs forestières, évoquant, avec son ondine qu’un baiser fait mourir, la ballade du Roi des Aulnes, et les légendes allemandes où fleurit le vergiss-mein-nicht. Puis, c’est le Carnet de Danse, rêverie de jeune fille troublée à l’évocation des danseurs, d’un surtout, dont les mains ont tremblé autour de sa taille, pendant le bal, l’élu de l’imagination et du souvenir parmi tous ceux qui se sont disputé les roses de son bouquet. C’est tout à fait inoffensif. Celle qui m’aime, vision foraine, tableau populaire, avec une tendance satirico-philosophique, est d’une facture plus virile. Il y a comme un souffle précurseur de ces foules de l’Assommoir et de Germinal, que fera mouvoir si puissamment, un jour, l’auteur débutant. Il a lu probablement Germinie Lacerteux, quand il a imaginé ce conte. La scène de racolage est écourtée, insuffisante, mais déjà indique une tendance à l’observation. Il y a une ironique tristesse dans l’exclamation des hommes de conditions diverses rencontrant la fille banale et son amoureux de hasard, les saluant de l’apostrophe uniforme : « Eh ! Eh ! c’est celle qui m’aime ! » La malédiction mesurée du toqué compteur d’étoiles a de la verve : Savez-vous combien coûte une étoile ? Sûrement, le bon Dieu a fait là-haut une grosse dépense, et le peuple manque de pain, monsieur !… À quoi bon ces lampions ? Est-ce que cela se mange ? Quelle en est l’application pratique, je vous prie ? Nous avions bien besoin de cette fête éternelle ! Allez Dieu n’a jamais eu la moindre teinte d’économie sociale !…
La Fée amoureuse, qui veille sur les amants, ferme les yeux et les oreilles des gens qui n’aiment plus, et change deux êtres qui s’adorent en tiges de marjolaine, rentre dans le fantastique gracieux, un peu romance 1820 et sujet de pendule. Dans le Sang, la guerre est maudite, le supplice de Jésus est évoqué, et l’état militaire peu flatté : Fils, dit à son réveil Gneuss, le soldat, debout devant ses compagnons attentifs, c’est un laid métier que le nôtre. Notre sommeil est troublé par les fantômes de ceux que nous frappons. J’ai, comme vous, senti, pendant de longues heures, le démon du cauchemar peser sur ma poitrine. Voici trente ans que je tue, j’ai besoin de sommeil. Laissons là nos frères. Je connais un vallon où les charrues manquent de bras. Voulez-vous que nous goûtions au pain du travail ?… —Nous le voulons ! répondent les antimilitaristes précurseurs, qui, après avoir creusé un grand trou au pied d’une roche, enterrent leurs sabres et disparaissent au coude d’un sentier, où il ne passe jamais de gendarmes. Les Deux Voleurs et l’Âne, badinage au bord de la Seine. Une jeune femme, Antoinette, est disputée par deux concurrents. Ils vont se couper la gorge, quand Léon, le troisième larron, enlève, à leur barbe, la jeune personne, que l’auteur compare ainsi à l’Aliboron du fabuliste. Peut-être, dans l’histoire naturelle, par exemple dans l’ornithologie, aurait-il pu trouver une plus aimable ou plus usitée comparaison. Sœur des Pauvres et les Aventures du Grand Sidoine et du Petit Médéric sont les deux pièces les plus importantes du recueil. C’est Sœur des Pauvres que l’auteur remit à M. Hachette, pour le Journal de la Jeunesse : on sait qu’il n’accepta pas ce conte, jugé trop triste, trop âpre de ton, pour un recueil juvénile. C’est un assez long récit fantastique, satirique, à prétentions philosophiques, que celui des aventures du grand Sidoine et du petit Médéric, se dirigeant vers le royaume des Heureux, où règne la fée Primevère. Une vague imitation de Candide et de Gulliver se retrouve en ce récit, plus enfantin que moraliste. C’est ce papier-là que Zola aurait dû remettre à M. Hachette, pour son Journal de la Jeunesse. Les Contes à Ninon ont été réédités, en 1906, chez Fasquelle, sans grand succès. Ils sont intéressants à parcourir, comme document biographique, comme point de comparaison. Après cette publication, Zola débuta dans la presse quotidienne par quelques articles qu’accepta le Petit Journal, et aussi par des articles de critique littéraire et de critique d’art, qui furent, par la suite, réunis en volume, sous ce titre : Mes Haines qu’ils ne justifiaient guère. Le livre était plus tapageur que réellement haineux. Il attira l’attention du public spécial ; il irrita nombre de peintres et de sculpteurs, notamment par l’éloge de Manet, ce grand artiste était alors nié et bafoué, et par l’apologie de l’école réaliste ou impressionniste. Le terme n’était pas encore usité, ni même inventé, mais l’impressionnisme existait, avec l’auteur d'Argenteuil et du Bord de l’eau, avec Pissarro, Sisley, Renoir, Berthe Morisot, Degas, Caillebotte, débutants et conspués, et avec Cézanne, qui devait, toute sa vie, demeurer aussi impressionniste et aussi ignoré qu’aux heures de noviciat. L’amitié louangeuse de Zola n’est pas parvenue à l’accréditer définitivement. Cézanne est un artiste d’un talent original et puissant, et il semble avoir été surtout poursuivi par une injuste malchance.
En 1865, fut publié, également chez Lacroix, le premier véritable roman d’Émile Zola : la Confession de Claude. Ce livre, qui contenait déjà des pages d’observation, avec une tendance aux descriptions réalistes, ayant rapporté quelques sous au jeune auteur, amena un changement dans son existence. Il résolut d’être tout à fait indépendant, de quitter la librairie et de vivre de sa plume. Il donna donc sa démission d’employé, et, à la fin de janvier 1866, il devenait homme de lettres professionnel ; rien qu’homme de lettres il devait rester. Il fallait suppléer aux deux cents francs mensuels, régulièrement touchés à la caisse des Hachette. Heureusement, Zola fut présenté à Villemessant par Bourdin, son gendre, avec lequel il avait fait connaissance à la librairie, où celui-ci venait chercher des livres. Villemessant fut le Napoléon de la presse littéraire, élégante et cosmopolite, le grand Barnum du journalisme, anecdotique, scandaleux, amusant. Il fit du Figaro un organe de premier ordre, à peu près l’unique journal français encore lu à l’étranger et, jusqu’à la création récente du journal d’informations à six pages, à grand tirage et à un sou, la seule feuille faisant autorité dans les théâtres, en librairie, dans les salons et même dans la diplomatie. Le Figaro, en 1866, paraissait sur huit pages, deux fois par semaine seulement. Villemessant voulut lui adjoindre un quotidien : l’Évènement. La plupart des rédacteurs qui faisaient la réputation du Figaro, où la politique n’existait pas, devaient passer à l'Évènement. C’étaient de spirituels et incisifs chroniqueurs : Henri Rochefort, Yriarte (le marquis de Villemer), Alphonse Duchesne, Alfred Delvau, Jules Vallès, Aurélien Scholl, Paul d’Ivoi, Colombine, etc. Les Coulisses et les Échos étaient signés de Jules Claretie et d’Albert Wolff. Les théâtres avaient pour critique, un peu terne, mais consciencieux et impartial, B. Jouvin, gendre du patron. Gustave Bourdin, publiciste estimable dont le principal talent avait été d’épouser l’autre fille de Villemessant, chargé de la critique des livres au Figaro, devait la prendre également à l’Évènement. Il hésita devant ce surcroît de travail, sans compensation pécuniaire, ni avantageuse. Il songea alors à un commis d’éditeur qui, à plusieurs reprises, lui avait envoyé les « bonnes feuilles » des ouvrages que la maison Hachette mettait en vente. Ceci permettait d’en rendre compte au lendemain même de leur apparition. Juste au moment où Bourdin se demandait comment il assurerait ce service des livres dans l’Évènement, il reçut une lettre signée du complaisant commis. Celui-ci s’offrait pour appliquer aux livres nouveaux la méthode employée au Figaro pour les pièces de théâtre. On publierait des extraits et des analyses de l’ouvrage à paraître, avec des détails sur l’auteur, des anecdotes, des indiscrétions. Tout cela, avant que le public eût en main le premier exemplaire paru. C’était déjà la critique anticipée, la divulgation de la première heure, qui devait, par la suite, devenir la règle. Alors c’était tout à fait exceptionnel. Le Figaro donnait le ton et l’exemple de l’actualité, non pas du jour, mais de la veille. Il devançait ainsi la publicité de son époque. Bourdin parla à son beau-père de la proposition, et recommanda son auteur. Villemessant, enchanté, fit venir Zola, et, avec sa rondeur et sa finesse de marchand forain entamant et terminant un marché sur le pouce, il lui offrit de le prendre à l’essai pendant un mois. On verrait, au bout de ce stage, si ce débutant pouvait conquérir ses grades, et être de la maison. Émile Zola, enchanté, fiévreux, ne doutant pas de la fortune, sûr de réussir, persuadé qu’il frapperait un coup sur l’opinion et certain de mériter, à la fin du mois, le poste de critique littéraire en pied, se mit gaillardement à la besogne. Son premier article parut sous ce titre : Livres d’aujourd’hui et de demain. A la fin du mois, il fut invité à passer à la caisse de l’Évènement. Le caissier lui compta cinq cents francs. C’était un beau prix pour un critique littéraire. Zola, qui avait aussi, en secret, envisagé, avec son énergie instinctive, l’éventualité d’un insuccès, la possibilité d’un renvoi après l’essai d’un mois accordé par Villemessant, sentit son ambition croître avec la réussite. Il n’avait pas, un instant, regretté son départ volontaire de la maison Hachette. A présent, il s’en réjouissait. Il se sentait léger, confiant, et, comme le Satyre de Victor Hugo, rejetant dans la nuit les sombres pieds du faune, l’employé affranchi, le commis si longtemps aptère, condamné en apparence à ramper, toute son existence, dans les couloirs étroits d’une administration, allait prendre son vol libre, et bientôt puissant, dans le plein espace de la littérature, de la critique, du roman, du théâtre ! Le monde s’ouvrait devant lui comme une plaine infinie qu’on domine. Il planait. Les vingt-cinq louis, qui carillonnaient doucement dans son gousset, peu habitué à de tels alleluias, ne l’alourdissaient pas dans son envolée, au contraire. C’était le lest qui lui permettait de garder l’équilibre, et de mesurer sa force ascensionnelle. La possession de ces pièces d’or lui ôtait l’hésitation et le doute, entraves qui paralysent, et font trébucher tant de débutants sur la route du succès. Puisque M. de Villemessant lui avait fait régler spontanément, sans être sollicité, et d’une façon aussi large, ses articles de livres, c’est qu’il l’appréciait, c’est qu’il lui reconnaissait du talent. Il en avait, c’était entendu ; lui, Zola Émile, n’en doutait pas. Mais ce qu’il fallait, c’était que ce talent, la direction du Figaro, les lecteurs de l’Événement, enfin le grand public, fussent également disposés à le reconnaître, à le proclamer. Les cinq cents francs signifiaient tout cela. C’était comme un certificat métallique, un diplôme qui, supérieur à plus d’un parchemin universitaire, nourrissait son homme. On doit, à la guerre, ne pas s’endormir sur la position conquise, et il faut se battre après s’être battu. C’est le meilleur moyen de fixer la victoire. Dans le journalisme, au théâtre, c’est la même chose. Il faut sans cesse recommencer la bataille et tenter de la gagner toujours. Zola se rendit au cabinet directorial, avec l’aplomb du vainqueur, et proposa hardiment au patron de « faire le Salon » au Figaro. C’était un gros morceau : la critique d’art en ce journal si répandu, et la requête pouvait sembler audacieuse. Un pensionnaire de la Comédie-Française, entré de la veille pour jouer les utilités, demandant tout à coup l’emploi du Doyen ou le premier rôle dans la pièce nouvelle, n’eût pas produit plus d’effarement, au foyer de la rue Richelieu, que Zola, le petit commis-libraire, qui avait réussi à faire passer dans le journal les extraits des bouquins de sa boutique, par le nom de l’auteur ou le sujet signalés, et qui n’était même pas considéré comme étant « de la maison », se permettant de demander au patron la place de « salonnier » ! Et l’effarement fut au comble quand on vit la suite. Le patron, qui aimait les nouvelles figures, et traitait ses rédacteurs comme un tenancier ses filles d’amour, dont la dernière arrivée est toujours fêtée et prônée, accorda tout de gô la situation demandée. Avec sa grosse voix et ses roulements d’épaules, jovial et dominateur, il cria, en entrant dans sa salle de rédaction, au nez des journalistes ébahis : —Ah ! elle est bien bonne, celle-là !… Savez-vous, mes vieilles volailles, c’était son vocable d’amitié et de bonne humeur, ce que vient faire ici ce cadet-là ?… Eh bien ! il vient vous faire la barbe à tous ! Il a du talent à revendre, ce marque-mal ! Il a l’air sournois et grognon ! Une dégaine de pion renvoyé ! Avec ça, il est myope, et le voilà ficelé comme un cordonnier… Ça ne fait rien, il vous fera le poil à tous… c’est lui qui aura le Salon !… termina-t-il, en relevant la basque de sa jaquette et en se flanquant une lourde claque sur sa grosse fesse, ce qui était sa façon la plus cordiale de témoigner sa satisfaction. Avec ses familiarités d’excellent homme, bourru bienfaisant, Villemessant présentait, poussait en avant, dans la salle de rédaction, Zola, timide d’aspect, craintif de maintien, hardi en dessous, ne doutant pas un seul instant de sa force, de son pouvoir, avec des ambitions de Sixte-Quint pénétrant dans le conclave. Les rédacteurs, en dissimulant des grimaces, firent bon accueil au nouveau venu. Les mains, une à une, se tendirent. Le protégé du patron, cependant, n’aurait qu’à bien se tenir. Ces poignées de mains, là, s’il n’était pas aussi fort qu’on le disait, se changeraient vite en étau, et l’on ne tarderait pas à lui serrer la vis ! Zola débuta donc ainsi, comme critique d’art, dans un journal très lu, très parisien. J’ai cru devoir insister sur cette entrée de Zola dans la presse, parce que les circonstances qui l’ont accompagnée lui ont donné une importance capitale. De cette réussite, un peu inattendue, date la constante confiance en soi, qui a escorté Zola dans la vie, qui l’a protégé. Il avait bien, dès le collège, en ses songeries de jouvenceau, dans les ravines provençales, poussé de superbes défis à la Rastignac, et dit à la gloire : « À nous deux ! » Mais ces cartels orgueilleux, quel jeune faiseur de vers, quel ébaucheur de romans, n’en a pas lancé ? La réalité brutale se charge de bientôt renfoncer ces fanfaronnades dans la gorge téméraire d’où elles sont sorties. Comme nombre de ses contemporains, comme beaucoup de débutants, avant et après lui, Zola se serait vite découragé, si ces appels à la fortune littéraire, à l’autre aussi, s’étaient perdus dans le tapage de la foule indifférente, ou regardant ailleurs. La plainte des Orientales est très en situation lorsqu’il s’agit de vocations poétiques : « Hélas ! que j’en ai vu périr de jeunes talents ! » Ils ne mouraient pas tous, au sens physique, mais, en littérature, qu’ils sont nombreux les jeunes trépassés que j’ai connus ! Nous étions une quarantaine de ma génération, aux débuts du Parnasse, chez Lemerre. Combien ont remplacé, sagement d’ailleurs, la plume de l’écrivain par celle du bureaucrate, les livres de l’éditeur par ceux du commerçant, et les problématiques droits d’auteur par des appointements certains et la retraite sûre du fonctionnaire ! Qu’ils ont bien fait, les avisés compagnons ! Combien, souvent mal résignés, mais contraints par l’implacable isolement de l’insuccès, par la malchance ironique, par défaut de persévérance aussi, ont renoncé à « cultiver » les lettres, pour continuer à repiquer les choux de leurs parents, et ont cherché, dans quelque profession, moins hasardeuse que celle de jardinier en fleurs de rhétorique, le pain qui nourrit, la tranquillité qui engraisse. Le point de départ de Zola fut particulièrement heureux, encourageant. Il est probable que, s’il eût échoué alors, il n’eût pas songé un instant à retourner à son rond de cuir de la librairie, mais il eût végété dans les bas travaux des revues et des périodiques. Il eût peut-être écrit des historiettes douceâtres dans des journaux de modes. Il n’eût fait que développer la série affadissante des Contes à Ninon. En débutant triomphalement au Figaro, il acquit, non pas la conscience de sa force, il la possédait de longue date, mais la démonstration pour autrui de son mérite. Il était établi qu’on devrait désormais compter avec lui. Par la suite, malgré un ralentissement dans sa montée, et un recul dans sa marche à la gloire, cette confiance en soi, ainsi justifiée, lui permit d’entreprendre la construction de son massif édifice et de le mener jusqu’au bout, jusqu’au faîte, sans défaillir, sans douter une minute du couronnement final. Les articles de critique d’art de Zola, publiés sous ce titre exubérant de personnalité et d’orgueil : « Mon Salon », firent presque scandale. Le jeune critique, irrespectueux envers les réputations consacrées, célébrait des talents ignorés, et proclamait des noms inconnus. Ce fut là le premier manifeste de ce qui devait s’appeler, assez improprement d’ailleurs, « le Naturalisme » . Les toiles de Manet n’avaient rien de « naturaliste », au sens fâcheux que, par la suite, on attribua à ce terme, c’est-à-dire à l’expression brutale, et souvent grossière systématiquement, de faits, d’actes, de tableaux et de sensations d’une intense matérialité. Zola fut attaqué et vilipendé par la foule ameutée des peintres pompiers et des critiques prudhommesques. De part et d’autre, il y eut, comme toujours, exagération et parti pris. Les mépris excessifs que proclament, à l’égard des aînés, les nouveaux venus en art, sont toujours en proportion des admirations outrées pour les renommées établies. Zola apparaissait donc comme un révolutionnaire, un sans-culotte artistique. Villemessant le laissait terroriser le monde pictural. Il s’amusait des fureurs que soulevait « son » critique. Cela faisait de la réclame au journal. Mais les intérêts alarmés des marchands de tableaux, et aussi des peintres ayant commandes et acquéreurs, et redoutant le changement de goût de la clientèle, se coalisèrent. La publicité payante du Figaro fut menacée. Alors Villemessant se fâcha, et prit parti contre le salonnier. Il lui enjoignit de terminer sa campagne en cinq secs. Zola dut se soumettre. Il fit aussitôt paraître, chez l’éditeur Julien Lemer, ces articles inachevés qui figurèrent ensuite dans le volume Mes Haines. Le vent de la faveur tournait. Le critique d’art évincé avait donné à l’Événement quelques portraits littéraires de contemporains fameux, signés Simplice, du titre d’un de ses Contes à Ninon. Ces articles, publiés sous la rubrique Marbres et Plâtres, passèrent inaperçus. D’autres « fantaisies », insérées dans le Figaro, ne furent ni attaquées ni louées. Ceci déplut à Villemessant. Ce petit méridional, qui avait eu l’air de vouloir tout avaler, en arrivant, ne mordait plus. Il n’avait donc que des dents de lait ? Il était temps de passer à un autre, à un plus fort, comme chez Nicolet. Zola résolut de se cramponner à la corde qui cassait. Il ne voulait pas se noyer. Il obtint du patron qu’il l’essayât dans un autre genre : le roman. Villemessant consentit encore à tenter cet essai, et à laisser au tenace provençal qui « le bottait », comme il disait en son langage trivial, une chance encore de s’imposer, et de conquérir sa place au grand soleil de la littérature courante. Ce roman proposé, presque glissé subrepticement dans les colonnes de l’Événement, c’était le Vœu d’une Morte. Il parut en 1866. Je n’ai lu ce roman que postérieurement à la plupart des ouvrages de Zola, lors de la réédition, en 1889. Il ne dut pas faire grande sensation à son apparition. Mon raisonnement est peut-être empirique et bien personnel, mais il offre une certaine vraisemblance. J’étais du groupe des Parnassiens, et nous nous réunissions régulièrement dans la boutique d’Alphonse Lemerre, chez Mme de Ricard, et l’on se signalait les nouveaux ouvrages, les auteurs débutants. Nul de nous ne parla du Vœu d’une Morte. On connaissait le nom d’Émile Zola, journaliste, critique d’art ; on ignorait Zola romancier. C’est avec des sentiments probablement différents de ceux que j’aurais pu avoir en 1866, si ce roman m’était alors tombé sous la main, que j’ai dû, vingt-trois ans plus tard, dans ma « Chronique des Livres » de l’Echo de Paris, le juger. Le lecteur de la réédition a-t-il été exempt des influences d’époque et de métier ? Il est difficile de s’abstraire de son temps et d’oublier la chronologie, en lisant un ouvrage réimprimé. Le nom et la célébrité de l’auteur ne sauraient être considérés comme inexistants. En ouvrant ce livre de jeunesse, on ne peut s’empêcher de savoir que le Zola du Vœu d’une Morte est bien le Zola des Rougon-Macquart. On ne peut se mettre ni au ton, ni au point du débutant. On ne consent pas à remonter jusqu’à l’époque, où, écrivain inconnu, presque inédit, le formidable et archi-célèbre auteur de l’Assommoir concevait et élucubrait cette grave bluette. On refuse l’anachronisme de l’indulgence. C’est injuste et sot, mais c’est ainsi. La gloire devient une circonstance aggravante : on juge le livre du novice de lettres avec la sévérité permise envers le profès du succès. Le Vœu d’une Morte n’est pourtant pas un ouvrage absolument détestable en soi. On en lit encore tous les jours d’aussi fades. On est, toutefois, déconcerté par ce roman, romanesque à pleurer, avec ses banalités et ses conventionnelles insignifiances. Un lecteur, d’ailleurs invraisemblable et inexistant, revenu de quelque contrée lointaine, supposé ignorant tout de Zola ; œuvre, nom, réputation et légende, trouvant ce volume, dirait : « C’est doux, et l’auteur doit être un bon jeune homme bien sage, qui s’est appliqué à faire du Cherbuliez ou de l’Henri Gréville. » Puis il déposerait ce tome, en bâillant un peu, et n’y songerait plus, jamais plus. Mais celui qui a lu le vrai Zola, l’autre Zola, le lecteur actuel, le lecteur postérieur à la réédition de 1889, ne peut supporter cette guimauve. Qu’on y prenne goût ou qu’on le déteste, le piment est admis dans tout ouvrage de Zola. Il est même prévu, et pour ainsi dire attendu. Si on ne l’y trouve pas, on est disposé à réclamer. Il y a mécompte, et comme tromperie dans la marchandise mise en vente. Tout livre de Zola doit être mets de haut goût, emportant le palais à la première bouchée. Le succès des ouvrages de Zola succédant à l’Assommoir a été dû, non pas tant au grand et prodigieux talent qui y éclatait, qu’aux passages violents promis, aux tableaux crus, qu’on attendait, aux expressions brutales et suggestives qu’on était certain d’y rencontrer. La littérature de Zola devait être toujours et partout épicée. Voilà une opinion toute faite du public, difficile à défaire. En coupant les premières pages de tout livre nouveau signé de celui que, par dérision, les échotiers appellent encore le Père La Mouquette, le lecteur émoustillé, et à l’avance jouissant, par une perversion de goût, des répugnances et des haut-le-cœur que pourraient provoquer en lui les peintures chaudes et les situations qualifiées de « naturalistes », cherchait d’un œil vicieux le passage scabreux. Il ne lisait plus, il parcourait jusqu’à ce qu’il l’eût découvert. Ainsi, les collégiens aux luxures précoces, en face d’une statue, se préoccupent du sexe, ou, devant un tableau, soulèvent par la pensée la draperie recouvrant la nudité féminine. N’ayant rien surpris de brutal ou de simplement polisson dans le Vœu d’une Morte, ce fut une déception, en 1889. On pensa qu’il y avait méprise et attrape-public. Un peu de mécontentement se mêla à cette désillusion. Le lecteur n’aime pas qu’on le dérange dans ses habitudes, dans ses admirations comme dans ses dédains. On lui avait changé son Zola. Il ne pouvait ni crier au chef-d’œuvre, ni clamer à l’ordure. Les plus sages se demandèrent à quel propos, et pour quel intérêt, Zola avait remis sous les yeux du public cette œuvre de débutant ? Ce n’était assurément pas affaire de lucre ni de gloriole. Zola, en 1889, avait acquis assez de renommée, et gagnait suffisamment d’argent pour se passer de cette réédition. J’estime qu’en plaçant ce livre naïf et doux sous les yeux du public blasé et insensibilisé, auquel il faut sans cesse appliquer des sinapismes pour le raviver et le faire palpiter, l’auteur obéissait au mouvement d’orgueil classique de ces financiers légendaires qui, sous un globe de verre, se plaisaient à exhiber les sabots dans lesquels ils prétendaient être venus à Paris. En déposant le Vœu d’une Morte derrière la vitrine des libraires, parmi les exemplaires de Germinal ou de Nana, l’auteur semblait dire, avec une fausse modestie, au passant :
« Voyez où je suis arrivé ! je suis pourtant parti de là !… » La préface de l’édition de 1889 expose à peu près ce sentiment : Je me décide, dit Zola, à rendre cet ouvrage au public, non pour son mérite, certes, mais pour la comparaison intéressante que les curieux de littérature pourraient être tentés de faire, un jour, entre ces premières pages et celles que j’ai écrites plus tard. En donnant cette nouvelle édition, l’auteur a cru devoir y apporter certaines retouches, d’ailleurs sans grande importance. Ainsi, l’héroïne, une grisette à la Murger, s’appelait Paillette et avait comme caractéristique un aspect « maladif et charmant » ; elle prend le nom moins fantaisiste de Julia, dans la réédition, et elle a un charme pervers, et non plus morbide. A signaler aussi quelques modifications de style, comme dans cette phrase : « Vous vous laissez emporter par vos affections », remplacée par une brève affirmation : « Vous êtes un passionné. » Tout un vocabulaire religiosâtre, car il y avait beaucoup d’invocations à Dieu, â l’âme, à la prière, à l’ange gardien, dans le texte juvénile, a disparu sous la retouche de l’auteur de Nana. Ces corrections légères n’ont ajouté aucun intérêt à l’œuvre primitive, et ne lui enlèvent rien de son caractère d’ouvrage de début, imparfait, et susceptible seulement de provoquer la curieuse comparaison entre le Zola de 1866 et celui de 1889, indiquée dans la préface. Comme l’avait prévu l’auteur, cette interrogation se présente à l’esprit, et pique la curiosité : Comment a-t-il donc fait, ce diable d’homme, qui a composé, à vingt-six ans, cette berquinade, pour écrire, bientôt après, la tumultueuse et superbe marche dans la nuit des paysans révoltés de la Fortune des Rougon ? Comment, de la larve d’écrivain qu’était l’auteur du Vœu d’une Morte, un éblouissant lépidoptère a-t-il pu immédiatement s’élancer ? Ces transformations brusques surprennent toujours. Elles sont fréquentes en littérature, et Zola avait le précédent de Victor Hugo, en qui le conteur de Bug-Jargal ne laissait guère prévoir le merveilleux descripteur de Notre-Dame-de-Paris, et de cet Horace de Saint-Aubin, dont l’Héritière de Birague ne saurait passer pour être de la famille de la Cousine Bette, sa sœur cadette pourtant. Le plus clairvoyant critique n’aurait pu discerner, dans le Vœu d’une Morte, l’embryon de Germinal. Villemessant, malgré son coup d’œil de maquignon de lettres, n’eut pas davantage de perspicacité, et ne sut pas deviner le grand crack futur de l’hippodrome littéraire, dans ce yearling débile. Après la publication de ce roman, dans l’Événement, organe disparu bientôt pour faire place au Figaro, devenu quotidien politique, le peu indulgent patron s’empressa de remercier l’auteur. Ce Zola était décidément un raté et « une vieille volaille » . Donc, au rebut. Voilà encore une fois Zola au dépourvu, et, comme on dit, sur le pavé. Plus de journal, où le travail ponctuel et régulier a pour conséquence la rémunération sûre et à jour fixe, et plus d’emploi bureaucratique assurant l’existence. Il semblait avoir peu de chances de retrouver cette double sécurité, si difficilement acquise et si vite perdue. Notre jeune athlète ne se montra nullement découragé. Il était, il l’avait déjà prouvé, fortement armé pour la lutte quotidienne. L’espoir et la confiance en soi faisaient toujours partie de son bagage d’aventurier de la gloire. Économe et prévoyant, Zola, sur ses gains de l’Événement et du Figaro, avait pu prélever quelques billets de banque, prudemment mis de côté. Cette épargne lui permit de supporter avec philosophie ce congé forcé. Il le transforma en agréables vacances. Il assouvit un désir longtemps réfréné : les parties de campagne avec de bons camarades, le canotage sur la Seine, les courses dans la banlieue verdoyante, les déjeuners sous les tonnelles rencontrées au hasard des chemins de traverse, et les siestes avec de longs bavardages sur l’art et la littérature, à l’ombre des grands arbres, dans les agréables forêts qui font la ceinture agreste de Paris. Il avait la joie, dans ces villégiatures suburbaines et à bon marché, de se retrouver avec ses amis de Provence, ses condisciples du lycée d’Aix, ses correspondants de la première heure. Il les avait près de lui, à Paris, ceux avec qui il avait échangé ses impressions de jeune homme, et auxquels il avait adressé ses confidences initiales. Avec ceux-là seulement il consentait à bavarder, qui connaissaient ses rêves, ses ambitions, ses projets d’avenir et ses plans d’existence. Le peintre Cézanne, le mathématicien Baille, le journaliste Marius Roux, le poète Antony Valabrègue, le sculpteur Philippe Solari, tous méridionaux en rupture de Provence, venus, comme lui, pour conquérir Paris, se trouvaient ainsi rassemblés, dans la guinguette où l’on arrosait la friture dorée avec l’argenteuil clairet. Ce furent de bonnes causeries, de sincères épanchements, mêlés à des divagations, des éreintements injustes et des éloges disproportionnés. Ces « ballades » champêtres, en compagnie des mêmes copains exclusivement recherchés, tournèrent bien vite au cénacle, sous l’impulsion de Zola. Il avait le goût et le besoin du groupement. Il disait bien qu’il ne voulait pas être chef d’école, mais il faisait tout ce qu’il fallait pour le devenir. Il n’entendait cependant pas ouvrir son cénacle à tout venant. Il avait, au contraire, l’idée d’un cercle très fermé. Dès 1860, il formulait ce projet : Il m’est poussé, ces jours derniers, écrivait-il à Baille, une certaine idée dans la tête. C’est de former une société artistique, un club, lorsque tu seras à Paris ainsi que Cézanne. Nous serons quatre fondateurs… nous serons excessivement difficiles pour recevoir de nouveaux membres ; ce ne serait qu’après une longue connaissance du caractère et des opinions que nous les accepterions dans notre sein. Nos réunions, hebdomadaires par exemple, seraient employées à se communiquer les uns aux autres les pensées qu’on aurait eues, les remarques que l’on aurait faites durant la semaine ; les arts seraient, bien entendu, le grand sujet de conversation, bien que la science n’en soit nullement exclue. Le but surtout de cette association serait de former un puissant faisceau pour l’avenir, de nous soutenir mutuellement, quelle que soit la position qui nous attende. Nous sommes jeunes, l’espace est à nous, ne serait-il pas sage, avant de nous serrer la main, de former un nouveau lien entre nous, pour qu’une fois dans la lutte nous sentions à nos côtés un ami, ce rayon d’espoir dans la vie humaine. Outre cet avantage futur, nous aurons celui de passer une agréable journée, chaque semaine, de vivre et de fumer quelques bonnes pipes… Ce projet s’était trouvé facilité, par suite du loisir dû à la cessation de la collaboration aux journaux de Villemessant, et réalisé par la présence à Paris des vieux amis de Provence, membres d’avance désignés, membres exclusifs aussi, du futur cénacle de Zola. Ces idées de groupement et de concentration d’efforts et de pensées avaient été formulées, dans le roman, par Balzac, avec les Treize et les amis de d’Arthez, au théâtre, par Scribe, dans la Camaraderie, à la brasserie, par Henry Murger et ses Buveurs d’eau. Mais ces modèles de Cénacle avaient un caractère plus positif, plus pratique, plus ambitieux que les groupes que Zola sut former. Les personnages de Scribe, de Murger ou de Balzac, se devaient faire la courte échelle pour arriver aux places, aux honneurs. Les compagnons de Ferragus étaient des aventuriers sombres, presque des bandits, les amis de d’Arthez et de Rastignac, de Maxime de Trailles et de Marsay s’efforçaient surtout, en se groupant, de lutter avec succès pour la vie, c’étaient des « forelifeurs » avant la lettre et des « arrivistes » de la première heure. Les Buveurs d’eau se coalisaient pour duper les parents, les propriétaires, les tailleurs, et finir par épouser des filles de commerçants, bien dotées. Les trois groupes à la tête desquels Zola se trouva placé successivement, groupes dont il était l’organisateur, le président et l’âme, —groupe provençal, groupe des Batignolles, groupe de Médan, —furent surtout des associations de pensées communes, d’aspirations artistiques identiques, de doctrines littéraires et de théories dramatiques ; des collaborations d’âme, sans grande préoccupation de la réussite matérielle ; des unions d’intelligences, et non des associations d’appétits. Le dernier groupe à la tête duquel Zola se trouva porté, le groupe de l’affaire Dreyfus, fut surtout un comité d’action, de propagande et d’agitation. Lors de sa formation, Zola y vit seulement une force organisatrice propre à répandre et à imposer son sentiment, sur le problème soulevé par l’accusation, et pour entourer et soutenir l’homme dont il assumait la défense. Il ne chercha, dans ce groupement, ni un marchepied pour s’élever au pouvoir, ni un instrument de fortune. Zola, comme il y a, dans Edgar Poë, l’homme des foules, fut donc l’homme des groupes. Il n’admettait, d’ailleurs, que des cercles fermés, épurés. De son hérédité vénitienne, et peut-être demi-autrichienne, il tenait sans doute le goût des pactes, des ententes secrètes, des accords mystérieux, des unions ignorées des profanes, des conciliabules et des réunions en lieu clos, entre initiés. Il avait comme la tradition du Conseil des Dix et des sociétés secrètes, dont Weishaupt fut l’organisateur au siècle précédent. Vivant en Italie, il eût été probablement carbonaro. Il est assez curieux qu’il n’ait pas fait partie, chez nous, de la franc-maçonnerie. Il est vrai qu’à l’époque où il aurait pu être tenté de s’affilier la franc-maçonnerie s’occupait surtout de politique républicaine, de propagande anticléricale, de conquêtes électorales, et que ces visées militantes n’étaient pas du tout celles de Zola. Il vivait alors presque entièrement absorbé par son œuvre, et avait toutes ses facultés d’action accaparées par son prosélytisme combatif en faveur du « naturalisme » dans le roman, et au théâtre. Le premier groupe, celui des Provençaux, n’a pas d’histoire, ou si peu ! Il eut surtout le caractère amical. L’action extérieure des quatre ou cinq condisciples de Zola, malgré leur union cénaculaire, fut sans importance. Au point de vue de la répercussion des idées échangées et des opinions discutées, l’influence du groupe n’apparaît ni dans l’œuvre, ni dans la vie de Zola. On bavardait, on mangeait, on buvait, on fumait des pipes ensemble, voilà tout. Avec Marius Roux, seulement, Zola eut une collaboration dramatique locale, les Mystères de Marseille, drame, sans grand éclat. Le second groupe, celui des Batignolles, composé d’hommes dont plusieurs connurent la gloire, a plus d’intérêt. Il était formé d’autres éléments que ceux de la camaraderie lycéenne et régionale. Ce fut surtout un groupe artistique. Le provençal Cézanne enchaîna les deux cénacles. Peintre chercheur, épris de nouveauté, Cézanne s’était lié avec des artistes parisiens, alors peu connus, surtout médiocrement appréciés, plutôt bafoués, mis hors des Salons officiels, tenus à l’écart des commandes ministérielles, et que déjà l’on commençait à désigner sous le nom d’Impressionnistes. Ces peintres, dont les toiles étaient dédaigneusement refusées par les marchands de la rue Lafitte, qui auraient cru déshonorer leurs vitrines en les exposant, mais qui devaient, par la suite, presque tous devenir les favoris des commissaires-priseurs et les bénéficiaires nominaux des grosses adjudications à l’hôtel Drouot, se nommaient Édouard Manet, Renoir, Pissaro, Guillemet, Claude Monet, Fantin-Latour et Degas, le dessinateur des danseuses aux tutus en éventail s’arrondissant au-dessus des crosses de contrebasses. Durant cette période suffisamment laborieuse, mais qui fut, en quelque sorte, le temps d’incubation littéraire du futur romancier, Zola s’éparpilla en diverses besognes, plus ou moins lucratives. Il donna, sans grande réussite, un roman populaire, les Mystères de Marseille, d’où fut tiré, en collaboration avec Marius Roux, un drame éphémère. Représenté au Gymnase de Marseille, sous la direction Arnauld, il eut quatre représentations mouvementées. Le roman, véritable feuilleton à la Ponson du Terrail, était inférieur aux productions similaires. En littérature, le fameux axiome, qui peut le plus peut le moins, n’est pas vérifié. Dans l’art des Richebourg et des Montépin, Zola se montra tout à fait secondaire. Ce feuilleton, qui fut, par la suite, repris par un journal parisien, à grosse influence, le Corsaire, dirigé par Édouard Portalis, ne réussit pas davantage à sa réapparition, malgré une publicité considérable et un lancement excellent. Le roman populaire, dédaigné des lettrés et des snobs mondains, qui parfois, secrètement, prennent grand plaisir à en suivre les péripéties, n’est pas aussi aisé à confectionner qu’on le prétend. L’exemple de Zola est là pour démontrer que le talent n’est pas universel, et que la descente vers le bas et le vulgaire est, pour certains, aussi difficile que l’ascension vers le raffiné et le sublime. Ici et là, le patient et opiniâtre producteur colportait les produits de sa plume. Il fit accepter un « Salon » au journal occasionnel, la Situation, que dirigeait un journaliste de talent, Édouard Grenier. On y défendait les intérêts très compromis du roi aveugle, Georges de Hanovre, dont le royaume était livré aux crocs du dogue Bismarck. Une étude intéressante sur Édouard Manet, que publia l’élégante revue d’Arsène Houssaye, l’Artiste, des articles de critique littéraire dans le Salut Public de Lyon, marquèrent les années 1866-67-68. Une comédie en un acte, en prose, dont quelques scènes avaient été primitivement versifiées, ayant pour titre la Laide, fut achevée, présentée à l’Odéon et refusée. Elle n’a jamais été jouée. Qu’est devenu ce manuscrit inédit ? Mystère. Zola présenta également au Gymnase (de Paris) un drame en trois actes, Madeleine. Refusée, cette pièce fut transformée en roman : c’est Madeleine Férat, qui a été réimprimée depuis. Elle avait paru en feuilleton sous le titre de : la Honte. Ce roman souleva des protestations ; le journal dut en interrompre la publication. Toute une série d’insuccès, voilà le bilan de ces années d’attente. Un autre se serait découragé, eût peut-être cherché un nouvel emploi, donnant la sécurité mensuelle, et eût renoncé à la littérature, ou du moins n’y eût consacré que les heures de liberté. Zola ne voulait rien sacrifier de son indépendance. Il se remit, avec plus d’opiniâtre entrain, à sa table de travail, fuyant la servitude bureaucratique et bravant l’incertitude du lendemain. Il vivait isolé, cantonné dans son cercle fermé de camarades, comme lui, pauvres, inconnus, sans entregent. Aucun de nous, je parle de la jeunesse littéraire et politique des dernières années de l’empire, jeunesse remuante, agissante, faisant parler d’elle, ne le connaissait. Il assistait, paraît-il, à la tumultueuse et légendaire première dHenriette Maréchal. Il devait certainement manifester avec nous, mais sans se faire remarquer, et ce fut à notre insu qu’il mêla ses bravos aux nôtres, durant les retentissantes représentations de l’œuvre, d’ailleurs médiocre, des Goncourt, qui ne méritait ni des applaudissements aussi frénétiques, ni des sifflets aussi stridents. On s’était rassemblé là comme à une autre bataille d'Hernani. Nul, à mon souvenir, ne fit attention à ce jeune provincial, qui devait à un article, publié dans le Salut Public de Lyon, sur Germinie Lacerteux, un billet d’entrée donné par les auteurs. Émile Zola, rencoigné dans sa stalle, muet et le pince-nez en avant, partageait nos emballements, mais il ne le fit point connaître. Il devait être charmé par la poétique des frères de Goncourt, et rêver, pour ses pièces futures, une semblable bacchanale, mais il demeura coi, sans participer activement, ostensiblement, à la mêlée. Était-ce timidité, prudence, ou simplement parce qu’il ne connaissait personne dans l’un ou dans l’autre camp qu’il passa inaperçu ? On ne sut que beaucoup plus tard qu’il était au nombre des militants de ces soirées mémorables et vaines.
Zola, cependant, allait bientôt sortir de son isolement et entrer en communication avec d’autres contemporains que le fidèle groupe de la première heure, le groupe des provençaux. Dans un petit rez-de-chaussée bas et sombre, au milieu de verts jardinets d’hiver, cité Frochot, derrière la place Pigalle, habitait à cette époque Paul Meurice. L’ami constant, et si dévoué, de Victor Hugo recevait là, le lundi, quelques hommes de lettres, des artistes, des anciens proscrits. Le buste de Victor Hugo, par David d’Angers, dominait ces familières réunions, où la littérature se mêlait à la politique. On y lançait quelques épithètes désagréables à l’empire, dont on s’évertuait à proclamer l’effondrement prochain, alors pourtant très problématique, et l’on y criblait de sarcasmes l’école du Bon Sens ; Ponsard, Émile Augier, n’étaient pas épargnés. L’élément romantique et purement littéraire dominait. Paul Meurice, homme très doux, à la parole aimable, incapable de faire la grosse voix et de maudire avec de fortes imprécations, savait maintenir les discussions politiques à un diapason très modéré. Les habitués de la maison étaient Édouard Lockroy, Charles Hugo, et sa femme, la future Mme Lockroy, Auguste Vacquerie, Édouard Manet, le graveur Braquemond, Camille Pelletan, Philippe Burty, Paul Verlaine, etc., etc. Quand j’y fus introduit, on préparait l’apparition prochaine d’un grand journal politique et littéraire, qui devait combattre l’empire et défendre la gloire de Victor Hugo. Le titre primitivement choisi était celui de Journal des Exilés ; les principaux collaborateurs politiques étaient encore à l’étranger, par refus de l’amnistie : Louis Blanc, Schœlcher, Edgar Quinet. Les autres rédacteurs étaient Auguste Vacquerie, Paul Meurice, Édouard Laferrière, François et Charles Hugo, Ernest Blum, Ernest d’Hervilly, Victor Meunier, Victor Noir. Paul Verlaine devait y donner des vers, et j’étais chargé de fournir des articles de critique littéraire et de vie parisienne. Victor Hugo planait au-dessus de cette belle rédaction, et, sans collaborer directement au journal, devait l’inspirer, le patronner. Au dernier moment, on s’aperçut que le titre de Journal des Exilés était imparfaitement justifié et pouvait présenter un inconvénient. D’abord tous les collaborateurs, notamment le rédacteur en chef, Auguste Vacquerie, et le directeur de la partie littéraire, Paul Meurice, n’étaient pas des exilés. Ensuite, on espérait fort que l’exil finirait bientôt. On proclamait très proche le jour où, Napoléon III chassé de France, les proscrits rentreraient triomphalement dans la patrie. Alors le titre n’aurait plus de sens. Il fallait donc dénommer autrement le nouveau journal. Le nom, destiné à devenir si populaire, fut proposé par Victor Hugo, assure-t-on : le Rappel était créé, baptisé. Peu de temps avant l’apparition du premier numéro, Édouard Manet amena cité Frochot, à l’un des lundis, un jeune homme, de mine sombre, silencieux et myope, qui fut présenté à Paul Meurice et à Vacquerie comme un critique hardi, mordant, ayant déjà fait ses preuves à l’Événement et au Figaro. C’était Émile Zola. On le complimenta de son recueil d’articles sur le Salon (Mes Haines), et il fut agréé comme collaborateur du Rappel. Le compte rendu des Livres lui fut confié. Il ne devait pas conserver longtemps cette fonction. Le Rappel était un de ces cénacles comme Zola rêvait d’en former. Mais un cénacle spécial et exclusif. On lui trouvait des airs de chapelle. Le culte de Victor Hugo y était en permanence célébré, et les rédacteurs prenaient toujours un peu les allures d’officiants. Maison très digne, toutefois, et non boutique de journalisme. J’y suis resté dix ans, donnant un article quotidien (signé Grif, du nom d’un des personnages de Tragaldabas, pseudonyme indiqué par Auguste Vacquerie), et je n’ai conservé que le plus excellent souvenir de mes relations avec les deux directeurs, avec les collaborateurs. C’était une famille, ce bureau de rédaction : le foyer Hugo. Les polémiques violentes, les personnalités mises en cause, les scandaleuses publications y étaient non seulement interdites, mais ignorées. Le Rappel, organe probe, sincère, absolument indépendant, était largement ouvert aux républicains de diverses nuances. Des socialistes comme Louis Blanc y écrivaient à côté de publicistes bourgeois comme A. Gautier, mais ses portes se refermaient sur tout dissident de la religion hugolâtre. Sur ce point-là seulement, le Rappel était exclusif, et un peu sectaire. La tiédeur n’était pas même tolérée, et il était interdit de manier l’encensoir en l’honneur de toute divinité étrangère. Ce fut ainsi que le premier article de Zola, où il était parlé élogieusement de Duranty, se trouva accueilli avec froideur par les familiers du salon Meurice. Que venait faire la louange de ce romancier obscur, dans un journal consacré à la gloire du Maître ? Ce Duranty était sans grande importance, assurément, pensaient les prêtres du culte surpris par cette litanie peu orthodoxe, et son Malheur d’Henriette Gérard ne pouvait porter ombrage au rayonnement de l’Homme qui rit, dont le Rappel commençait la publication, mais c’était quand même une fâcheuse tendance à relever chez ce jeune critique. À quoi songeait-il donc ? Il oubliait qu’Hugo était seul dieu, et que tout rédacteur du Rappel ne devait être que son prophète. On devrait donc le surveiller en ses écarts vers des littérateurs suspects. Ce Duranty osait se targuer de réalisme ; un vilain mot, et qui devait se gazer dans la maison Hugo. Le second article apporté par Zola échappa à la vigilance, pourtant fort en éveil, de Vacquerie et de Meurice ; ils étaient, ce jour-là, exceptionnellement absents du journal. C’était un éloge de Balzac. Il ne s’agissait plus là d’un humble Duranty. L’auteur de la Comédie Humaine n’était pas une nébuleuse dans le firmament littéraire : il resplendissait, astre rival, à côté de Hugo. Le défaut de tact de ce critique, l’inconvenance même de ce Zola, un sot ou un inconscient, dépassaient la mesure ! On le pria de ne plus fournir de copie. Depuis, les rapports furent plutôt tendus entre le Rappel et Zola. Son nom fut biffé, quand les hasards de la publicité l’introduisaient dans un compte-rendu. Défense tacite fut faite aux rédacteurs de nommer, même par la simple énonciation du titre, les ouvrages du romancier mis à l’index. Cette puérile mesure de bannissement littéraire, — « Oh ! n’exilons personne ! oh ! l’exil est impie ! » —dura trente ans. Ce fut la cause de bizarres contorsions de plume pour les collaborateurs du Rappel. Je me souviens de l’embarras où se trouva Henry Maret, alors chargé de la critique théâtrale, lorsqu’il lui fallut rendre compte de la représentation de l’Assommoir, à l’Ambigu. Le Rappel pouvait feindre d’ignorer qu’il y avait un auteur, nommé Zola, ayant écrit une dizaine de romans, dont quelques-uns avaient produit grand tapage. Le public n’attend pas, à jour fixe, qu’on lui parle de livres nouveaux. Il ne s’aperçoit même pas du silence absolu gardé sur une publication imprimée. La critique littéraire a le droit de n’être jamais actuelle. Il en est différemment en ce qui concerne le théâtre. Les heureux faiseurs de pièces ont cet avantage, sur les fabricants de livres, que tout journal est obligé de parler d’eux, et sur-le-champ. Il n’est pas permis de se taire sur leurs ouvrages. On ne serait pas dans le train. On ferait bondir de mécontentement les lecteurs, qui attendent le compte rendu pour savoir s’ils doivent aller voir la pièce, et pour en parler, surtout ne l’ayant pas vue. Le Rappel ne pouvait donc passer sous silence une représentation aussi retentissante que celle de l’Assommoir. Henry Maret fit le compte rendu. Mais l’infortuné critique dramatique, en relisant son article imprimé, le lendemain, ne put qu’admirer le tour de force du secrétaire de la rédaction, ayant, par ordre, révisé sa copie. Dans les deux colonnes où la pièce se trouvait analysée, l’auteur principal ne se trouvait pas une seule fois nommé, et l’arrangeur habile du roman adapté scéniquement, William Busnach, se voyait englobé dans le même anonymat. La pièce était comme un enfant naturel, aux parents non dénommés. Ces taquineries mesquines amusèrent longtemps la galerie. Zola, avec son indomptable ténacité, n’était point démonté par ces coups du sort. Courageusement, il s’était remis à sa table de travail, et bientôt il publiait, dans l’Artiste, la revue distinguée d’Arsène Houssaye, son premier bon et véritable livre : Thérèse Raquin. Ce roman parut sous le titre de : Une histoire d’amour. Il fut ensuite édité par Lacroix. Thérèse Raquin, qu’on vit plus tard à la scène, n’eut pas une très bonne presse, mais attira l’attention. C’est à la suite de cette publication et de la critique favorable que j’en fis, que je connus Émile Zola, entrevu seulement aux lundis de Paul Meurice. Nos relations excellentes ont été interrompues au moment de l’affaire Dreyfus, mais l’antagonisme que je m’estimais en droit de manifester contre l’agitateur redoutable du pays et l’avocat, trop éloquent, d’une cause que je condamnais, ne m’a jamais empêché de conserver, pour l’homme, une grande sympathie, et, pour l’écrivain, une inaltérable admiration, dont ce livre est un des témoignages. L’auteur, dès ce roman, semblait maître de sa doctrine. Il déclarait qu’il avait voulu étudier des tempéraments, et non des caractères, et qu’il avait choisi des personnages souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang. Il remplaçait, dans sa tragédie bourgeoise, la Fatalité du monde antique parla loi fatale de l’atavisme, de la chair, des nerfs, de la névrose. Il reconnaissait que ses personnages, Thérèse et Laurent, étaient « des brutes humaines et rien de plus… » . Il ne cachait pas avoir voulu que l’âme fût absente de ces corps détraqués, livrés à tous les furieux assauts de la passion, barques sans gouvernail emportées dans la tempête des sens. Qu’on lise ce roman avec soin, disait-il dans la préface de la 2e édition (15 avril 1868), on verra que chaque chapitre est l’étude d’un cas curieux de physiologie. En un mot, je n’ai eu qu’un désir : étant donné un homme puissant et une femme inassouvie, chercher en eux la bête, ne voir même que la bête, les jeter dans un drame violent et noter scrupuleusement les sensations et les actes de ces êtres. J’ai simplement fait, sur deux corps vivants, le travail analytique que les chirurgiens font sur des cadavres… Ce sera la théorie de toute sa vie et la méthode de toute son œuvre. Il entendait faire métier de clinicien écrivain et non d’amuseur public. Les romans qu’il portait en lui, et dont Thérèse Raquin formait le préambule, devraient être des livres scientifiques, pas du tout des fictions impressionnantes ou amusantes, destinées à distraire les oisifs et à remplir les récréations des gens occupés. Il se défendait contre le reproche, nouveau alors, depuis devenu banal à son égard, de « pornographie » . Il suppliait qu’on le voulût bien voir tel qu’il était et qu’on le discutât pour ce qu’il était. Tant que j’ai écrit Thérèse Raquin, dit-il, j’ai oublié le monde, je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à l’analyse du mécanisme humain, et je vous assure que les amours cruelles de Thérèse et de Laurent n’avaient pour moi rien d’immoral, rien qui puisse pousser aux passions mauvaises. Il est certain que, si l’on admet que la lecture ait une influence sur les actes des hommes, qu’elle leur suggère l’imitation des faits consignés dans un livre, et les pousse à reproduire les gestes et à s’assimiler les passions des personnages, les lecteurs de Thérèse Raquin ne sauraient être sérieusement incités à prendre les deux amants pour modèles. Ces détraqués noient le mari, pour être libres, et leur accouplement devient le pire supplice. Le remords du crime impuni est peint avec des couleurs si vives, et le châtiment du tête à tête des tristes complices est si terrible qu’on ne saurait y voir un encouragement au meurtre conjugal. Thérèse Raquin serait plutôt, tel l’Assommoir que les pratiques Anglais considèrent comme un excellent sermon laïque contre l’ivrognerie, un plaidoyer persuasif pour le respect de l’existence des maris. Le tableau des hantises macabres du couple assassin pourrait-il tenter les amants disposés à les imiter, et les joies de l’adultère criminel apparaissent-elles désirables, au spectacle du ménage qui en arrive à rêver de s’entr’égorger, cherchant à échapper, par un nouveau crime, aux conséquences du premier ! Thérèse Raquin, dont le théâtre a popularisé les situations éminemment dramatiques, avec le personnage spectral de la mère du mort, renferme des morceaux littéraires, travaillés de main d’ouvrier, et qui pourraient figurer dans les plus excellents ouvrages de l’auteur : la description du passage du Pont-Neuf, rue Guénégaud, le tableau balzacien d’un intérieur de mercier, la vie du petit commerçant observée et rendue avec précision et coloris, —la couleur dans le gris et le terne, c’est l’art suprême du peintre, —la fièvre amoureuse de Thérèse, la partie de canot et le crime, la visite à la Morgue, puis l’épouvante en tiers avec les deux amants, les visions macabres, le mort se dressant devant les deux êtres prêts à s’étreindre, et paralysant leurs élans, la révélation à la paralytique, et tout le poignant tableau des désespoirs et des fureurs du couple, finissant par trouver le remède à ses tortures, et le refuge contre la poursuite des Erynnies du souvenir et de la conscience dans un suicide simultané, ce sont là des parties d’un art achevé, dans un édifice brutalement construit sans doute, mais où la maîtrise déjà s’affirmait. Dès Thérèse Raquin, Émile Zola se révélait, se transformait. C’était un homme nouveau, un écrivain et un penseur, que les ouvrages de début ne pouvaient faire pressentir, qui venait de se dresser hors de la foule des faiseurs de livres de son temps, de niveau avec les plus grands. Bientôt il les devait dépasser tous.