V

LA LUTTE LITTÉRAIRE


Vivre de sa plume, remplacer les deux cents francs de son emploi, qui lui tombaient régulièrement chaque fin de mois : tel était tout d’abord le problème. Le « livre, » il ne fallait pas y compter pour le moment ; arrivant même à une seconde édition, ce qui est joli pour un débutant, un roman rapporte trop peu. Le « théâtre, » plus productif, il n’osait même y songer, car les portes lui en étaient fermées, des portes qui demandent longtemps pour être enfoncées. Restait le « journal. » Donc, dans quelle feuille parisienne devait-il essayer de se caser ?

Depuis quelques années, à côté du grand journalisme politique, reléguant la littérature au rez-de-chaussée, ou l’enclavant à la troisième page, sous la rubrique « Variétés, » entre les faits divers et les annonces, — il en sortait de terre un nouveau, dit « petit journalisme, » mais plus vivant, plus moderne, approprié au besoin d’enquête de l’époque, nourri surtout d’actualité, d’informations, de faits, reléguant les théories politiques au second plan, accordant plus de place à la littérature. M. de Villemessant, un des créateurs de ce nouveau journalisme, à côté de son Figaro hebdomadaire, venait de fonder l’Événement, journal quotidien à deux sous.

Zola s’était trouvé maintes fois en rapports d’affaires, chez Hachette, avec M. Bourdin, gendre de M. de Villemessant. A la suite de diverses conversations avec celui-ci sur les idées de son beau-père, il écrivit à M. de Villemessant une lettre, où il lui proposait de faire pour les livres ce qu’un rédacteur spécial faisait dans l’Événement pour les théâtres : annoncer les publications nouvelles, comme on annonçait les pièces, en donner d’avance l’analyse, récolter des anecdotes sur leur composition, sur les auteurs, enfin reproduire des extraits des bonnes feuilles communiquées d’avance par les éditeurs. La réponse ne se fit pas attendre : elle donnait rendez-vous à Zola pour le lendemain. M. de Villemessant, enchanté, le reçut très bien, et, séance tenante, le prit comme rédacteur, à l’essai : — « Pendant un mois, tout ce que vous donnerez, passera : l’Événement est à vous ! A la fin du mois, je saurai si vous avez quelque chose dans le ventre, et je déciderai de votre sort. » La rubrique adoptée fut celle-ci : « Livres d’aujourd’hui et de demain. » Voilà un véritable rédacteur en chef ! Et je recommande son exemple aux inintelligents spéculateurs, qui, vingt ans après, veulent jouer les Villemessant, à la tête des grands journaux républicains ou autres.

Sorti de chez Hachette le 31 janvier, Émile Zola débuta donc à l’Événement, dans le numéro du 2 février 1866. La moitié du mois n’était pas écoulée, que M. de Villemessant lui avait déjà adressé des félicitations. A la fin du mois, Zola passe à la caisse, sans savoir encore à combien l’on avait fixé ses appointements. Le caissier lui remet cinq cents francs. Éblouissement du jeune journaliste ! Cinq cents francs, songez donc ! Jamais de sa vie encore, il n’avait touché à la fois une pareille somme. Comme il est doux à recevoir, ce premier argent que rapporte la littérature. On s’est donné quelquefois un mal de chien pour le gagner, et il semble qu’on ne vous le devait pas : c’est comme une alouette toute rôtie qui vous tomberait du ciel !

M. de Villemessant fut même si content des articles : « les Livres d’aujourd’hui et de demain, » qu’il n’hésita pas à confier le Salon à Zola. Celui-ci prit pour titre : « Mon Salon, » et consacra son premier article à une étude des membres du jury. L’émotion fut immédiate et extraordinaire parmi les artistes. A chacun des articles suivants, le scandale ne fit qu’augmenter. On se demandait quel. pouvait être cet Émile Zola, que personne ne connaissait et qui piétinait toutes les idées artistiques ayant cours, ne respectant rien des hommes ni des choses, jusque-là réputés les plus respectables. La logique, l’accent de conviction ardente avec lequel le nouveau critique d’art enfonçait la cognée, exaspérèrent. Ce qu’on trouva exorbitant par-dessus tout et intolérable, ce fut la défense acharnée de ce Manet, dont le talent original encore incompris excitait la colère et la risée, et que le critique mettait héroïquement au-dessus des médiocrités gorgées de succès. Des forcenés allèrent jusqu’à déchirer le journal en plein boulevard, devant les kiosques. Le salonnier de l’Événement recevait jusqu’à des trente lettres par jour, contenant quelques-unes des encouragements, la plupart des injures ; il faillit avoir un duel. Enfin, M. de Villemessant, inquiet, coupa court à l’émeute, en priant Zola de terminer brusquement Mon Salon en deux articles : ce qui fut fait. Mon Salon parut en brochure chez Julien Lemer. La brochure est aujourd’hui épuisée. Mais on retrouve, à la fin de la nouvelle édition de Mes haines, ces quelques articles, qu’il est bon de consulter, si l’on veut comprendre l’évolution artistique des vingt dernières années.

Une autre tentative de Zola à l’ Événement, celle-là moins brillante, fut un feuilleton : le Vœu d’une morte. Peu après « Mon Salon, » désireux de tenter une expérience, il proposa à M. de Villemessant de lui faire un roman, non pas un roman réalisant toutes ses tendances artistiques, mais une œuvre spécialement écrite pour le journal, dans le but de plaire aux abonnés, sans négliger les suspensions habiles de « la suite au prochain numéro. » Il lui soumit même le plan du roman, qui fut agréé. Mais l’expérience ne fut pas heureuse : le Vœu d’une morte n’eut aucun succès. Soit que le public n’aime qu’à être violenté, soit qu’un véritable artiste se trouve paralysé en travaillant sur commande, le roman dut être arrêté à la lin de la première partie, et la seconde n’a jamais été écrite. Le Vœu d’une morte parut pourtant en volume, chez Achille Faure. Avec les Mystères de Marseille, autre roman écrit l’année suivante dans des conditions analogues, c’est ce que Zola a fait de moins bon, car ce sont les œuvres où il a le moins mis de lui-même.

Sous le titre « Marbres et plâtres, » il entreprit enfin dans l’Événement une série de portraits littéraires, qu’il signa « Simplice. » Edmond About, Taine, Prévost Paradol, Jules Janin, Flaubert, etc., etc., défilèrent tour à tour dans cette galerie. Sur ces entrefaites, le journal fut supprimé, et remplacé par le Figaro devenu politique et quotidien. Il y écrivit quelques articles de fantaisie. Mais sa faveur auprès de M. de Villemessant décroissait de jour en jour ; et, au commencement de 1867, il cessa toute collaboration.

Tel fut son passage dans les feuilles de M. de Villemessant, fouilles ou le plus grand nombre de ses contemporains ont débuté. On charge ordinairement le Figaro des crimes de toute la presse, bien que sa besogne ne soit pas pire que celle des autres journaux. Pour moi, je n’ai pas été surpris de voir Zola, treize ans plus tard, rentrer dans le journal où il avait fait ses premières armes. Un vivant de M. de Villemessant, tout rapport avait cessé entre eux. En outre, le Figaro s’est maintes fois livré à de féroces éreintements du romancier. Mais je sais que ce dernier gardait quand même un bon souvenir de M. de Villemessant : il avait de la reconnaissance pour l’homme et de l’estime pour l’intelligence du maître journaliste.

Une belle année d’ailleurs, pour Zola, que cette année 1866-67. De la jeunesse, de l’enthousiasme, et les premières douceurs du succès ! Toutes les difficultés d’une vie jusque-là si difficile, subitement aplanies ! De la liberté, plus de travail de bureau le tenant à l’attache ! Et, avec cela, de l’argent plus qu’il n’en avait jamais eu ! L’été venu, il put s’offrir une débauche de verdure, aux bords de la Seine, à Bennecourt. Là, pendant quelques semaines, les amis de Provence, Baille, Cézanne, Marius Roux, Valabrègue, vinrent tour à tour ; et je vous laisse à deviner les parties de canot, coupées de discussions artistiques qui faisaient soudain s’envoler les martinets de la berge. A Paris, tout en restant beaucoup chez lui et en noircissant déjà pas mal de papier, Zola avait fait de nouvelles connaissances, surtout dans le monde des peintres. Avec Cézanne, qui venait alors de rencontrer Guillemet, il fit le tour des ateliers, surtout des ateliers de l’école dite « des Batignolles, » qui fut le berceau des impressionnistes d’aujourd’hui. C’est ainsi qu’il se lia avec Édouard Béliard, Pissaro, Monet, Degas, Renoir, Fantin Latour, etc.

Jadis, quand il était employé, Zola voyait quelquefois entrer dans son bureau un petit homme aux extrémités fines, froid, très correct, très raide, fort peu communicatif, qui lui demandait les livres nouvellement parus, pour en rendre compte dans un journal de Lyon. Puis, en attendant qu’on lui apportât les volumes, le petit homme aux façons sèches mais aristocratiques, prenait une chaise et s’asseyait sans rien dire. C’était Duranty. Si peu liant qu’il était, Duranty devint plus tard un ami de Zola, quand celui-ci l’eût rencontré de nouveau dans l’atelier de Guillemet. Entre ces deux hommes de lettres, d’un talent et d’une nature si dissemblables, de solides liens ne tardèrent pas à s’établir. Et, plus tard, affectionnant beaucoup moi-même Duranty, il m’a été donné d’assister à la curieuse action de ces tempéraments agissant l’un sur l’autre. Ces deux hommes n’avaient d’autre point de contact qu’une mutuelle estime pour leur intelligence. A chaque œuvre nouvelle, j’ai vu Zola se poser avec curiosité cette interrogation : « Qu’en pensera Duranty ? » Celui-ci, qui n’était pas expansif, ne disait guère son vrai sentiment ; d’ailleurs, l’auteur des Rougon-Macquart ajoutait en riant qu’il ne devait pas aimer du tout sa littérature. Pourtant, presque à chaque œuvre de son ami, j’ai vu Duranty stupéfait du pas fait dans cette œuvre, comparée à la précédente. II n’aimait pas cela davantage, certes, mais il était prodigieusement étonné et reconnaissait à son confrère un « don surprenant d’assimilation et de perfectibilité. » J’en induis que tous deux peu à peu se rapprochaient : l’un allant de la couleur à l’analyse et l’autre venant de ses premières sécheresses à plus de souplesse et plus d’art dans la phrase, ce qui du reste, à mon sens, le diminuait en lui enlevant de son entêtement. Je me permettrai ici un souvenir personnel. Un jeudi soir de février l880, la dernière fois qu’en sortant de chez Zola, je l’ai accompagné jusqu’à sa porte, par une nuit de mars sans lune, Duranty me disait, dans le noir de la rue Véron mal éclairée : « Je vais, avant un an, me mettre à un roman… Je n’attends que de m’être fait des certitudes qui me manquent ; sur certains rapports entre le physique des individus et leur moral… On verra que je n’ai pas encore tout donné… » Puis, m’ayant serré la main, il rentra. En m’éloignant, je cherchais à deviner ce que serait ce roman ; et, la curiosité piquée par ces « certitudes » auxquelles il espérait arriver sur les rapports du physique et du moral, je me promis de faire causer Duranty davantage, quand je le reverrais. Hélas ! je ne l’ai jamais revu. Quelques jours plus tard, nous accompagnions ses restes de la maison Dubois au cimetière de Cayenne.

Il me reste à dire que ce fut par Duranty et Guillemet que Zola fit connaissance d’Édouard Manet, lequel, à la suite du « Salon » de l’Événement, devint aussi un des grands amis de son défenseur.

A l’époque où le critique faisait cette campagne dans l’Événement, il habitait, 10, rue de Vaugirard, au sixième, un logement, dont la terrasse donnait sur le jardin du Luxembourg ; auparavant, il avait successivement demeuré, 278, rue Saint-Jacques, encore à un sixième avec terrasse, et 142, boulevard Montparnasse, au second, à côté d’un tir dont les détonations l’empêchaient de travailler. Comme il sortait de l’Événement, il quitta la rue de Vaugirard, et traversa la Seine, pour venir se loger aux Batignolles, avenue de Clichy, au coin de l’ancienne rue Moucey.

Là, commença une autre période. Après la chance heureuse du premier début, vinrent des heures difficiles, un recommencement de misère relative, d’autant plus sensible, qu’une année d’aisance l’avait accoutumé à mener plus largement la vie. Bien que n’ayant pas de situation fixe dans un journal, il arriva toujours, en déployant, beaucoup d’activité, et en acceptant même des besognes peu relevées et peu rétribuées, à se faire avec sa plume une moyenne de trois ou quatre cents francs par mois. Outre divers articles placés ça et là, il écrivit à cette époque, (1867), un « Salon » à la Situation, journal qui appartenait au roi de Hanovre ; du reste, ses jugements artistiques ayant terrifié la rédaction, ce « Salon » ne fut pas achevé. Pour gagner immédiatement quelque argent, il se livra alors, comme je l’ai dit plus haut, à une tentative de roman-feuilleton écrit au jour le jour. Un certain M. Arnaud, mort depuis, publiait un journal à Marseille : le Messager de Provence. Sur des documents judiciaires fournis par celui-ci, Zola bâcla pour ce journal un grand roman en trois parties, qui lui fut payé deux sous la ligne, ce qui était superbe de la part d’une feuille de province. Les Mystères de Marseille, réunis en trois petites brochures, aujourd’hui introuvables, reparurent longtemps après, dans le Corsaire de M. Édouard Portalis, sous le titre : Un duel social. C’est de la fabrication pure : la phrase s’y trouve tout aussi correcte que dans les autres œuvres de l’écrivain, mais il n’y a pas de fond. La justification de l’auteur, c’est qu’il lui fallait gagner du pain. D’ailleurs, en ce temps-là, quand il passait son après-midi à brosser son feuilleton des Mystères de Marseille, il avait consacré sa matinée à écrire trois ou quatre pages d’une œuvre sérieuse : il travaillait à Thérèse Raquin.

Voici comment il eut l’idée première de ce roman. Le Figaro venait de publier en feuilleton la Vénus de Gordes, de MM. Adolphe Belot et Ernest Daudet, œuvre dans laquelle les auteurs, après avoir fait tuer un mari par l’amant de la femme, montraient les deux complices découverts et passant en cour d’assises. Dans un article, une sorte de nouvelle, qui parut au même Figaro, Zola imagina la donnée autrement saisissante d’une femme et de son amant ayant également assassiné le mari, mais dont le crime échappait à la justice des hommes ; et le drame commençait la, par le supplice du remords entre les deux coupables, qui, se punissant l’un l’autre, passaient le reste de leur vie à se déchirer. En écrivant l’article, il s’était aperçu que le sujet, comportant une étude puissante, méritait les développements d’un grand roman. Et il s’était mis à l’œuvre, tout en faisant à côté des besognes inférieures pour vivre.

Commencée en 1866, rue de Vaugirard, Thérèse Raquin fut achevée en 1867, avenue de Clichy, et parut d’abord dans l’Artiste, revue d’Arsène Houssaye. Ce dernier avait déjà inséré une grande étude de Zola : Édouard Monet, qu’il paya deux cent ; francs. Thérèse Raquin, publiée sous le titre « Une histoire d’amour, » fut payée six cents francs. Le volume parut en octobre 1867, chez l’éditeur Lacroix et eut un certain succès. M. Louis Ulbach, qui faisait alors au Figaro « les lettres de Ferragus, » consacra une lettre à l’éreintement de l’œuvre. Il n’était pas encore question, alors, de naturalisme. Mais Ferragus dénonça à l’indignation des honnêtes gens ce qu’il appelait « la littérature putride. » L’auteur obtint, de M. de Villemessant, l’autorisation de répondre à Ferragus dans le Figaro. Lancé par cette polémique, le livre se vendit bien, et, au commencement de 1868, eut les honneurs d’une seconde édition ; tandis que le volume de début, les Contes à Ninon, très bien accueillis par la critique, couverts d’éloges dans les moindres feuilles de choux, ont mis dix ans à se vendre à mille exemplaires. Dès la Confession de Claude, le romancier est conspué et appelé « égoutier littéraire. » Pour Thérèse Raquin, il s’agit de « littérature putride. » C’est le succès qui commence.

Le succès, mais peu d’argent. Il fallait ne pas s’endormir sur le bruit. Du logement, de l’avenue Clichy, il était allé, rue Truffaut, habiter un pavillon avec jardin : c’est là qu’il écrivit Madeleine Férat.

Si Thérèse Raquin avait d’abord été ébauchée dans un article du journal, Madeleine Férat fut tirée d’un drame en trois actes, écrit en 1865, mais qui n’a jamais été joué. Au milieu de l’activité de cette lutte littéraire pour la vie, parmi tant de tentatives, à droite, à gauche, dans tous les sens, à côté du journalisme et du roman, Zola avait donc trouvé encore le temps de songer au théâtre. Et je dois mentionner ici ses essais dramatiques, antérieurs à la première pièce qu’il fit jouer.

1° Vers 1860, étant encore employé chez Hachette, il avait écrit la Laide, comédie en un acte, commencée en vers, puis mise en prose. L’acte achevé, fut aussitôt présenté à l’Odéon, et refusé. La Laide n’a jamais été jouée, ni imprimée.

2° En 1867, Zola, en collaboration avec son ami Marins Roux, avait tiré un grand drame des Mystères de Marseille, qui n’a jamais été imprimé, mais qui fut joué trois fois au théâtre du Gymnase, à Marseille, en octobre 1867. Les deux auteurs firent exprès le voyage et surveillèrent les deux dernières répétitions. Bien qu’égayée ça et là de quelques sifflets, la première marcha assez bien. Principaux interprètes : Pujol, Péricaud, et mademoiselle Méa.

3° Enfin, la Madeleine, drame en trois actes, composé en 1865, dans l’intervalle des deux autres pièces, — tentative plus sérieuse et plus littéraire. Il présenta d’abord la Madeleine au Gymnase. M. Montigny lui répondit, immédiatement une lettre, aimable d’ailleurs, où il jugeait, le drame impossible, fou, à faire crouler le lustre, si on le jouait. De M. Montigny, la pièce fut portée à M. Harmant, directeur du Vaudeville, qui, lui, ne prit sans doute pas la peine de la lire, et la rendit en la trouvant « beaucoup trop « pâle. »

C’est de la Madeleine, que fut tiré en 1868 le roman de Madeleine Férat. La pièce n’a jamais été jouée, ni éditée ; mais le manuscrit existe encore, et l’on y reconnaîtrait des scènes entières qui ont passé dans le roman.

Madeleine Férat, parut d’abord en feuilleton et s’appela « la Honte, » dans un nouvel Événement, celui de M. Bauer, qui avait pris le titre de l’ancien Événement, de M. de Villemessant. La publication de la Honte dut être interrompue devant la pudibonderie des abonnés : phénomène que nous verrons se reproduire plusieurs fois. Les romans de Zola, publiés en feuilleton, ont toujours eu des malheurs. Thérèse Raquin, dans l’Artiste, était bien allée jusqu’au bout ; mais Arsène Houssaye l’avait supplié de couper certains passages, « parce que, disait-il, l’impératrice lisait sa revue. » Le romancier y consentit, se réservant de tout rétablir dans le volume. Mais, où il se lâcha tout rouge, ce fut lorsqu’il trouva, sur le dernier feuillet des épreuves, une grande coquine de phrase finale, où Arsène Houssaye agrémentait l’œuvre d’une belle conclusion morale. Ici, il se montra intraitable, et l’auteur des Grandes Dames dut rengainer sa moralité.

Madeleine Férat qui n’était que la répétition, et par suite que l’affaiblissement, de Thérèse Raquin, ne souleva pas la même polémique dans les journaux. Le succès de vente fut pourtant à peu près le même, c’est-à-dire que le volume eut une seconde édition.

Telle était donc la situation littéraire de Zola à cette époque. Il s’était fait connaître comme journaliste, avait tenté inutilement le théâtre, et, dans le roman, commençait à être discuté, c’est-à-dire a être quelqu’un. Enfin, comme situation dans la vie, il se trouvait toujours sur la brèche, avec des hauts et des bas, mangeant parce qu’il travaillait beaucoup. En somme, il lui restait à livrer et à remporter quelque grande bataille décisive.

Avant de passer à une autre phase de sa vie, et de raconter comment il engagea cette grande bataille, il me reste à dire un mot de ses relations et amitiés littéraires de cette époque.

Vivant très retiré, il n’avait eu d’abord d’autres amis que les anciens camarades de collège, natifs de cette Provence où il avait passé son enfance ; puis, comme je l’ai dit, Cézanne lui avait fait connaître des peintres. Maintenant, à mesure qu’il avançait dans la carrière des lettres, de nouvelles amitiés, uniquement dues à des sympathies littéraires, lui étaient venues.

J’ai déjà parlé de Duranty. Zola n’avait encore fait que coudoyer Alphonse Daudet à l’Événement, où le futur auteur du « Nabab, » écrivait alors « les Lettres de mon Moulin. » S’étant presque aussitôt perdus de vue, ils ne devaient se retrouver que bien plus tard, en 1872, chez leur éditeur, M. Georges Charpentier. Mais une des premières grandes amitiés littéraires de Zola fut celle d’Edmond et Jules de Concourt. En 1865, dans le Salut public, de Lyon, il avait publié un article très enthousiaste sur Germinie Lacerteux, article qu’on retrouve dans Mes Haines. Touchés de voir leur livre défendu de cette manière par un jeune inconnu, les deux frères lui écrivirent ; et il vint les voir, dans leur petite maison d’Auteuil, où il déjeuna de temps à autre. Il les rencontrait aussi chez Michelet, où il allait quelquefois passer la soirée. Vint la houleuse première d’Henriette Maréchal, au Théâtre Français. Il va sans dire qu’il y eut son fauteuil d’orchestre, et qu’il fut un des plus chauds à soutenir la pièce contre les sifflets imbéciles de la cabale. Cette amitié ne s’est jamais refroidie depuis lors ; plus tard, quand il se fut lié avec Gustave Flaubert, elle devint de plus en plus étroite.

Pendant les années 1867 et 1868, il fréquenta aussi un salon artistique et littéraire, celui de madame Paul Meurice, où le peintre Manet l’avait introduit. Il s’y trouvait un peu dépaysé, au milieu des romantiques impénitents. Toute la graine du Parnasse, de ce Parnasse qui devait germer plus tard chez l’éditeur Alphonse Lamerre, se donnait rendez-vous dans ce salon. Parmi les invités, il remarquait parfois un jeune homme dont le profil maigre rappelait celui de Bonaparte à Brienne : c’était M. François Coppée, qui allait faire jouer le Passant. M. Paul Meurice était naturellement là, avec ses longs cheveux, boutonné dans une redingote qui lui donnait un air vague d’ecclésiastique. Enfin, au loin, invisible et présent, debout sur son rocher, n’y avait-il pas l’exilé, le souverain maître, le dieu : Victor Hugo ! Émile Zola, qui, tout en adorant Hugo, avait déjà des besoins d’indépendance, se sentait donc assez mal à l’aise, devant les rites de cette chapelle. Pour ne pas commettre d’impair, il était obligé de se surveiller. Un jour pourtant, quelqu’un ayant prononcé le nom de Balzac, voilà qu’une discussion s’engage sur les mérites de l’auteur de la Comédie humaine. Il entend porter des jugements si étranges, qu’agacé à la fin, il se mêle à la discussion et affirme hautement son admiration pour Balzac. Jugez s’il dut jeter un froid !

Ce fut enfin dans ce salon qu’il assista à l’incubation du journal le Rappel. Depuis deux ans, on en causait dans la maison ; on se distribuait les rôles, et il en était ! Même, M. Paul Meurice lui avait écrit plusieurs fois à ce sujet, pour le convoquer. Cela fait sourire aujourd’hui : Émile Zola, un des rédacteurs-fondateurs du Rappel ! Quand le journal eut paru, non content d’en être, il avait même tâché d’y faire entrer certains de ses amis, moi entre autres, qui arrivais d’Aix. Il y donna plusieurs articles, notamment un sur Balzac (1870), qui ouvrit les yeux à MM. Vacquerie et Meurice, et qui fut, je crois, le dernier. Plus tard, avant que les bons rapports cessassent tout à fait, on se tint à son égard sur le pied. de la méfiance et de la politique : le Rappel voulait bien parler, même avec éloge, des premiers volumes des Rougon-Macquart, mais « à la condition » que Zola, alors rédacteur de la Cloche, parlerait de Mes premières années à Paris, de M. Vacquerie. Plus tard enfin, à cette période mixte qu’on pourrait appeler « la période des marchés, » succéda le mordus vivendi actuel : le Rappel n’imprime même plus aujourd’hui le nom de M. Zola, et M. Zola a cessé d’écrire les noms de MM. Paul Meurice et Auguste Vacquerie, excepté bien entendu dans les circonstances où le silence est impossible.