Émile Nolly (Capitaine Détanger)

Émile Nolly (Capitaine Détanger)
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 894-908).
ÉMILE NOLLY
(CAPITAINE DÉTANGER)

Cette année, l’Académie française a décerné le grand prix de littérature à Émile Nolly, pseudonyme adopté par le capitaine Détanger, de l’infanterie coloniale, glorieusement tué à l’ennemi. L’Académie a ainsi consacré une belle œuvre et une belle vie. Voici quelque temps déjà, je saluais le brillant début de cette œuvre, Hiên le Maboul et la Barque annamite, romans remarquables, accueillis avec intérêt, mais non peut-être avec toute la faveur qu’ils méritaient. Le lieutenant Détanger m’écrivit pour me remercier. D’Indo-Chine il était passé au Maroc où il faisait colonne. Je lui répondis. Une correspondance amicale, suivie, commença dès lors entre nous. Nous ne nous connaissions pas, mais nous devinions que des questions parallèles retenaient notre attention et sollicitaient notre ardeur. Dans les lettres qu’il m’adressait, d’étape en étape, de cantonnement en cantonnement, il exhalait ses enthousiasmes, et, parfois, ses impatiences, ses vivacités. Par-dessus tout, je sentais dans ces lignes hâtivement tracées sous la tente la passion de servir la France, d’en faire connaître, d’en faire aimer au loin le souple et tutélaire génie. Un jour viendrait, — ce jour Nolly l’annonçait avec certitude, — où, à l’appel de la mère patrie, de récens enfans accourraient et, serrés autour de notre drapeau, s’opposeraient utilement avec nous à la ruée formidable du Barbare.

Le lieutenant Détanger passa capitaine, revint à Paris. Nous nous vîmes, puis nous nous liâmes tout à fait. J’allais souvent lui rendre visite au ministère des Colonies où il était officier d’ordonnance. Nous avons vécu là quelques bonnes heures, à causer ensemble dans le charmant vieil hôtel de la paisible rue Oudinot.

En 1913, je regardai Détanger coopérer à la préparation de la revue qui, d’Asie et d’Afrique, amena, le 14 juillet à Longchamp, spahis et tirailleurs, superbe évocation de la grandeur de notre empire colonial.

Dans la foule, plus nombreuse que de coutume, empressée à contempler le défilé pittoresque où ces troupes exotiques se mêlaient à nos troupes métropolitaines, qui mesurait alors exactement l’importance du concours dont ces auxiliaires devaient nous fournir bientôt, sur notre propre sol, la preuve irrécusable ? D’ailleurs, en dépit des incidens multiples, malgré les avertissemens réitérés d’esprits clairvoyans, qui pensait, à part soi, que le péril dût fondre si prochainement sur nous ?

L’année d’après, en plus des ouvrages qu’il se préparait à publier, Nolly m’entretenait de son désir d’exhumer un dossier, en partie inédit, feuilleté par lui dans les archives du ministère, où éclate, prodigieuse d’ampleur, de pénétration, d’ingéniosité, l’intelligence de Dupleix, attachante, sublime figure, incarnation suprême et complète des dons colonisateurs conférés à notre race.

Dans les premiers jours de juillet 1914, devant me rendre moi-même au Maroc, j’allai demander à mon camarade quelques renseignemens. Nous nous serrâmes la main. Je partis. Nous ne devions plus nous revoir. Ce n’est donc pas sans une émotion particulière que je relis son œuvre, son œuvre si vibrante, si perspicace, si pleine d’enseignemens et de pressentimens féconds. Pour l’apprécier tout à fait sainement, plus d’impartialité vaudrait mieux sans doute. Mais pour démêler, pour commenter une pensée, la sympathie, l’affection, les souvenirs d’efforts communs sont aussi de précieux guides. C’est en m’aidant de leur appui que j’essaierai de rappeler les traits principaux de cette œuvre, de cette physionomie de soldat et d’écrivain.


Hiên le Maboul parut vers la fin de 1908. Une courte mais délicieuse préface de M. André Rivoire présentait l’auteur au public. En lisant le manuscrit, M. Rivoire avait été, disait-il, « frappé et séduit par la force et la délicatesse des impressions, la netteté quasi photographique des paysages, les grâces d’un style toujours harmonieux, à la fois original et simple. » Il nous promettait aussi Heures khmères, pages de Nolly demeurées jusqu’ici inédites. M. Rivoire annonçait qu’elles seraient quelque jour « un régal de lettrés et de délicats. » Espérons que ce jour ne tardera plus désormais.

Pour nous en tenir à Biên le Maboul, rien ne saurait mieux exprimer les séduisantes qualités de forme de ce roman que le jugement de son premier parrain littéraire.

Hiên le Maboul est un simple soldat de la 11e compagnie du 1er régiment de tirailleurs annamites. Bûcheron arraché par le service militaire a son village de Phuôc-Tinh, né à la lisière de la grande forêt d’Annam, son enfance n’a connu d’autres horizons, d’autres travaux, d’autres plaisirs que ceux de la forêt où il coupait des bambous. Son oreille en perçoit, en différencie les mille rumeurs confuses : aboiemens furtifs et contenus du tigre en chasse que de moins exercés que Hiên prendraient pour ceux d’un chien ; bramement des cerfs arrêtés auprès des mares lointaines ; cris des singes se poursuivant dans les ramures ; chants des coqs sauvages ; froissemens produits par les panthères qui rampent dans l’herbe, par les faisans, les paons qui se lèvent et se perdent sous le dôme impénétrable des feuilles. Son œil n’a pas de peine à discerner les prunelles vertes d’un python collé à une branche et identique à elle. Hiên sait les plantes, les arbres, les essences utiles, précieuses, les sucs nuisibles ou bienfaisans. les bêtes de la brousse et des eaux. Mais il ignore les hommes, les femmes, la civilisation. L’approche des humains, des Européens surtout, le frappe de terreur, paralyse ses facultés. « A vingt ans, il se présente comme une sorte de géant maigre, aux yeux égarés, à la chevelure inculte, aux gestes maladroits, et l’opinion se confirmait qu’il était fou : Hiên le Maboul. » Que va devenir Hiên le Maboul au 1er régiment de tirailleurs annamites ? Il y sera d’abord extrêmement malheureux. Empêtré dans son équipement, dans son uniforme, sourd à une langue qu’il ne comprend pas, transporté dans un monde effarant et mystérieux, il dépérit. Pétrifié par la crainte, il prend le parti de devenir complètement inerte, passif, d’autant plus qu’il est brutalisé par l’adjudant Pietro. Celui-ci ne voit, en effet, dans les indigènes « que des singes à mater. » Pour comble de misère, Hiên tombe amoureux de May, la fille du sergent Cang, jeune personne au corps bronzé de statuette, pleine de charmes, mais, en dépit de son âge encore tendre, déjà perfide, sournoise, énigmatique, et qui témoigne d’un goût immodéré pour les colliers d’or travaillés au poinçon, pour les tuniques de soie. Hiên se sent pauvre, laid, maladroit. Les regards de May ne s’attarderont pas sur lui. Elle a la coquetterie de le provoquer néanmoins, mais pour avoir ensuite le plaisir de le dédaigner, de lui faire sentir son néant. Entre les mépris de May et les coups de matraque de l’adjudant Pietro, Hiên, devenu rapidement par surcroît le souffre-douleur des hommes de son escouade, se met à désespérer complètement de tout. Il songe à déserter, à s’enfoncer dans les profondeurs de la forêt amie où nul ne saura le reprendre, quand, soudain, sa situation change de face. Un lieutenant que les tirailleurs appellent l’ « Aïeul à deux galons, » revenu d’une mission de topographie dans la brousse, prend le commandement de la 11e compagnie. Les procédés de Pietro, les argumens frappans, sont abolis. L’ « Aïeul à deux galons » parle annamite ; il écoute les tirailleurs, connaît leurs rites, leurs légendes, leurs ménages, leurs secrets. Les petits soldats jaunes l’adorent, le révèrent. Ce n’est pas seulement un « mandarin à galons, » c’est un tout-puissant, c’est un bienfaisant Génie, un Aïeul. Quand il est présent, les fournimens reluisent, les jarrets et les bonnes volontés se tendent, les crosses sonnent pendant les maniemens d’armes, les talons frappent le sol en cadence à l’exercice ; au tir, de nombreuses balles criblent les cibles. On cite la 11e compagnie comme une compagnie d’élite. Quand l’Aïeul repart, de nouveau la désolation s’étend sur la 11e compagnie. Elle retourne à son état passif, morne, douloureux, quelconque et même sourdement anarchique.

L’ « Aïeul à deux galons » s’intéresse à Hiên, le dégrossit, l’initie au métier des armes. Peu à peu, Hiên devient un tirailleur modèle, d’un dévouement absolu, touchant pour son chef. Naturellement, celui-ci fiance Hiên à May. Que May préfère ensuite promptement au sauvage bûcheron un élégant mulâtre comptable au Sanatorium, que Hiên se pende de désespoir, là ne réside pas l’intérêt principal de l’œuvre. Il se trouve dans la transformation particulière de Hiên le Maboul par l’Aïeul à deux galons et dans la métamorphose plus générale de la 11e compagnie par un chef qui sait la comprendre et la manier. On a beaucoup écrit sur le rôle de l’officier. En dépit des pages et des phrases prodiguées, souvent très belles, souvent très justes, l’ensemble du public ne lui accordait qu’une médiocre attention. Les circonstances actuelles le placent en relief devant les plus aveugles. En réalité, il n’existe peut-être pas de rôle plus passionnant ni plus haut. Le rôle de l’officier colonial qui apporte le génie de sa race, qui l’associe au génie d’une autre race, — génie tout particulièrement aiguisé quand il s’agit de la race jaune, — et obtient un concours en vue d’un idéal supérieur, apparaît magnifique entre tous. On ne saurait trop le célébrer, l’analyser. C’est le but, c’est la leçon de livres tels que Hiên le Maboul, leçon qu’il ne faut se lasser de répéter, de mettre en lumière. Quelles pages plus émouvantes que celles du retour de l’Aïeul parmi ses tirailleurs ou encore celles des souhaits le jour du Têt (Nouvel an chinois) ! Et l’ « Aïeul a deux galons » se dit que « dans ces Annamites, prétendus fourbes et paresseux, il a rencontré de merveilleux ouvriers, gais, alertes, actifs, dont l’entrain imperturbable l’a réconforté dans les minutes de découragement. Il se rappelle les pages amères que des écrivains ont consacrées à cette race perfide, abritée derrière l’éternelle ironie et l’éternel sourire de ses yeux bridés, incapable de dévouement et d’attachement. Il est fixé là-dessus désormais… Ce qu’ils font aujourd’hui pour lui, ne le feront-ils pas demain, avec le même courage, pour son remplaçant, pourvu que celui-ci soit bon et juste ? »


Hiên le Maboul est un roman très fin, très profond, qui analyse le tirailleur exotique enrôlé sous notre drapeau. La Barque annamite est un autre roman qui se propose une étude plus ample : celle du peuple annamite sous le protectorat français. Le titre primitif de l’ouvrage était les Aïeux et les Vivans. Il exprimait le sentiment complexe de ces populations travaillées tout ensemble par le culte de leurs traditions et le spectacle de la civilisation occidentale nouvellement importée parmi elles. Neuâ, vieillard à l’esprit meublé de légendes, fervent observateur des rites, modèle de ferveur familiale, n’est occupé qu’à se concilier les bonnes grâces des Génies invisibles qui, d’après sa croyance, entourent, surveillent chacun des hommes, et, selon les actions de ceux-ci, déchaînent ou apaisent les élémens, appellent les calamités sur l’impie, font croître la prospérité du juste. Une pensée surtout obsède Neuâ : rendre les devoirs sacrés à ses ancêtres morts. Jusqu’ici, il ne l’a pu. Dans sa jeunesse, il a été obligé d’abandonner précipitamment leurs tombes lorsqu’il s’est enfui au temps de la « grande épouvante, » de la guerre des Pavillons Noirs. Les efforts de Neuâ, ses économies de pauvre sampanier, ne tendent qu’à un but : posséder un sampan, — barque annamite surmontée d’une paillotte, — posséder un sampan à lui qui lui permettra de retourner vers le Haut Pays, de remonter le Fleuve, de retrouver les tombes de ses pères, des pères de ses pères, là où il les a laissées autrefois. Il leur rendra alors les honneurs funèbres, aux dates consacrées, selon les rites prescrits. Hoc, fils de Neuâ, prendrait plus aisément son parti de laisser les tombes à leur sort. Il ne parle guère, mais aux mots qui lui échappent, on devine que d’autres problèmes le sollicitent. Attentif, il observe le monde nouveau qui s’agite sous ses yeux, le monde des Occidentaux, des Langsa, selon la dénomination qui leur est donnée par les indigènes.-

Hoc n’ignore pas les événemens qui ont changé si considérablement la constitution de l’Extrême-Orient. Une haine sourde contre l’étranger l’anime. Fils soumis, travailleur muet et sobre, très épris de sa femme Thi-Teu, volontiers il se confinerait dans son labeur de sampanier et dans son bonheur conjugal. Mais bientôt celui-ci est troublé. Neuâ et Hoc sont parvenus, en rassemblant leurs économies, à faire construire un sampan. Ils s’apprêtent à voguer vers les Hauts Pays. Toutefois Neuâ est trop vieux pour peser longtemps sur les rames, et Hoc n’a point d’enfans qui puisse l’aider dans cette tâche. La famille se décide à adopter l’adolescent Tao, vagabond de bonne mine, rencontré par hasard sur la plage où il a été abandonné par une jonque chinoise. Tao est Annamite. Il témoigne d’un cœur ingénu, généreux, reconnaissant. Il résiste aux tentations que la vie ne lui épargne pas. Neuâ se plaît à façonner son esprit et à voir dans cet orphelin un disciple, un petit-fils qui, le jour venu, saura rendre à sa dépouille mortelle les honneurs que lui-même rêve de rendre aux mânes de ses aïeux. Par malchance, Tao, à son insu, se trouve fort au goût de Thi-Teu, femme de Hoc, et Thi-Teu n’aspire bientôt qu’à prouver ses sentimens à un si agréable compagnon de voyage. L’honnête Hoc, supplicié par la jalousie, devra se décider, avant d’avoir atteint le terme de la navigation entreprise, à abandonner le sampan, entraînant avec lui son épouse pour la soustraire à cette passion funeste. Le vieillard et le jeune homme poursuivront seuls leur route vers la rive de leurs rêves. Mais ce sampan qui s’en va de la baie d’Along aux pentes du Bao-Daï, gagnant le haut pays de Lang-Son, ne nous révèle pas seulement son minuscule univers, les tourmens et les espoirs qu’il abrite sous sa paillotte. Parti de Port-Courbet, il aborde à Quang-Yen, puis à Haïphong, à Pha-Laï que les Français appellent Sept-Pagodes, puis encore à Lam. Que d’êtres différens sont rencontrés par les sampaniers et prêtent à leurs commentaires ! Ils sont souvent mêlés à des scènes caractéristiques, soit qu’ils se risquent en tremblant dans les villes de pierres et de briques édifiées par les conquérans langsa, soit qu’ils se trouvent parmi leurs frères indigènes qui bavardent en mâchant du bétel dans les misérables restaurans enfumés des bords du Song-Chang, soit qu’ils rendent visite a un notable dans la région où commence le Haut Pays. Depuis la grève de Hongay où il est construit jusqu’aux eaux boueuses du Song King Thay qu’il fend en remontant vers le Nord, le sampan de Neuâ, — la barque annamite, — sert de moyen pour faire défiler sous nos yeux les populations du Tonkin et nous les présenter en un tableau d’une animation, d’une variété, d’une couleur étonnantes. Voici Minh, le hûyen incrédule qui a envoyé son fils s’instruire dans les écoles des Occidentaux, le majestueux Chinois Van Chéong, revêtu de sa houppelande en soie bleu pâle, riche, à l’occasion déférent envers les Esprits Invisibles quand son commerce lui permet ce loisir, Bûu, l’orfèvre bavard et fripon, le barbier Canh, Duong le constructeur de sampans, Co-Haï la courtisane, le vieux Doï (sergent de tirailleurs), les « messies civils » et les mandarins militaires langsa. Tous ces personnages, harmonieusement agencés, bougent, s’expriment, parlent, discutent, agissent avec un naturel, une vérité simple et profonde qui donnent au lecteur l’impression de la vie même, et au critique, — du moins il me semble, — le sentiment du comble de l’art. Au risque de paraître emporté par un enthousiasme excessif, j’avoue que la Barque annamite évoque pour moi le souvenir d’ouvrages que je considère comme des chefs-d’œuvre, par exemple les merveilleux livres de M. Louis Bertrand sur les races des côtes méditerranéennes, ou ceux du prodigieux, de l’incomparable peintre de l’Inde, du grand Kipling. Oui, la Barque annamite, avec quelque chose de moins puissant certes, de moins fort, me fait parfois, me fait souvent songer à Kim.

On discute souvent, et l’on peut discuter à l’infini, sur ce qui constitue ou non un roman. Plusieurs écrivains n’attachent à l’intrigue passionnelle qu’une importance secondaire. Pour eux, la passion doit conserver dans le livre la place qu’elle occupe dans la vie. L’amour gouverne rarement à lui seul toute une existence ou tout un groupe d’existences. N’étant pas toute la vie, il ne saurait être tout le livre. L’œuvre d’imagination, sous la réserve d’une documentation soigneuse, peut donc viser à n’être qu’un artifice commode, un procédé d’une ressource, d’une souplesse extrêmes. Des confrères qui ne sont pas en général des romanciers, qui le sont parfois cependant, objectent : Que n’écrit-on alors des notes de voyage, des études dépourvues de fiction, des études géographiques, ethnographiques, historiques, militaires, coloniales ? Mais à ces études il manquerait le jeu, l’articulation, le mouvement même de la vie, précisément ce qui fournit au lecteur l’illusion qu’elle se produit sous ses yeux, en un mot ces qualités qui le font s’écrier : C’est cela ; ce doit être cela. Albert Sorel, ce maître, cet historien si intensément psychologue sentit bien la valeur de ces raisons lorsque, parvenu au soir de son âge, il enferma dans des contes exquis intitulés : Vieux habits, vieux galons, des nuances, une philosophie des hommes et des événemens qu’il avait tirées de ses dossiers, qu’il sentait vraies, mais qu’il était impuissant à exprimer par de rigoureuses, par de strictes études historiques.

On voudra bien excuser ces quelques réflexions en apparence étrangères à la Barque annamite, mais qui, selon moi, aident à en comprendre la portée. Il est toujours difficile de peindre un milieu, des personnages, une société, une population avec naturel, avec mouvement, avec vérité, avec art. Il s’agit non seulement d’observer, mais ensuite d’ordonner, de construire ses observations. Il faut en des types généraux recréer la vie qu’on vient de disséquer sur des exemples particuliers. Cette difficulté, très grande déjà, quand elle provient de personnages parmi lesquels nous vivons toujours, s’accroît extrêmement quand le romancier s’attaque à des mentalités, à des civilisations si différentes des nôtres. Nolly a osé cette périlleuse tentative et me paraît y avoir réussi. Ce que j’admire en lui, plus encore peut-être que son art, pourtant si fin, c’est son instinct, son intuition des indigènes, sa sollicitude pour leurs mœurs, leurs religions, leur compréhension des événemens, des hommes et des choses, son ambition de connaitre, de sonder leur cerveau et leur cœur. Cela, c’est un signe de race. De Dupleix à Lyautey, c’est le signe de la grande lignée coloniale française. Cela, c’est beaucoup plus que de la littérature. Parce que des milliers d’officiers et d’administrateurs, — qui tous n’écrivirent pas, ne s’exprimèrent pas, — pensèrent, agirent comme Nolly, mus par un penchant séculaire de l’esprit, une multitude d’hommes, dont la couleur n’était pas la nôtre, est venue se faire tuer généreusement, presque avec joie, pour la défense de nos frontières envahies.

Hiên le Maboul et la Barque annamite représentent, si l’on peut dire, la première manière de Nolly. Ce sont des œuvres amoureusement finies, écrites avec soin et simplicité, harmonieuses de contour et de phrase, d’une philosophie un peu étrange, assez amère, d’une libre fantaisie morale, troublantes parfois à cause de la persistance du sourd pessimisme qu’elles recèlent.

Je n’ai pas insisté autant que je l’aurais dû sur leurs descriptions : paysages, marchés, fêtes, agglomérations cochinchinoises ou tonkinoises. Ces descriptions sont délicieuses, d’une plasticité élégante, exacte et sobre.


Nolly possédait les plus heureux dons à la fois d’intelligence et d’exécution. Ses deux premiers romans en témoignent. Ils lui acquirent un cercle de lecteurs qu’on eût vraiment souhaité moins restreint. De nombreux admirateurs devaient le goûter lorsqu’il appliqua ses facultés à un sujet plus familier au public et que, devenu officier d’un bataillon sénégalais, il tira de ses notes de campagne Gens de guerre au Maroc. Une sensibilité aussi vive, aussi tendue que la sienne le prédisposait à tout enregistrer autour de lui, excellemment et comme automatiquement. De fait, ces croquis pris sur le vif, au jour le jour, ont une saveur intense. Néanmoins, ils ne lui suffirent pas, — et ceci vient à l’appui de ce que j’avançais tout à l’heure à propos du mode même du roman, — ils ne lui suffirent pas pour exprimer complètement le Maroc, puisqu’il jugea ensuite nécessaire, pour dessiner certaines existences, certains côtés, certains dessous, certains bas-fonds, mêlés d’autre part à des héroïsmes et à des énergies, de les mettre en œuvre par un roman, le Conquérant, dont plusieurs silhouettes s’annoncent déjà, s’amorcent, si l’on peut dire, dans Gens de guerre au Maroc.

Mais aux amateurs de notations directes, dépouillées de toute verve imaginative, Gens de guerre au Maroc offre un morceau de choix. La beauté, la justesse des descriptions, tour à tour poussées avec vigueur ou alanguies de rêve, de charme, traversées de frissons subtils, ont enchanté tous ceux qui les ont lues. Les ouvrages, les ouvrages de maîtres, abondent sur ces pays de féerique lumière. Sitôt qu’on y pense, les pages de Loti et de Fromentin, pour ne prononcer que deux noms très célèbres, se lèvent dans les mémoires et rendent sévères pour les audacieux qui se résolvent à marcher sur leurs traces. Tout en gardant son accent propre, bien à lui, Nolly procède, je trouve, tantôt de l’un, tantôt de l’autre de ces deux inimitables devanciers qu’il est si difficile, je ne dis pas de surpasser, bien entendu, mais de jamais égaler.

Comme eux, il a vu la dune rougeâtre aux contours tremblans dans l’air qui vibre et brûle, les roches rutilantes sous le poudroiement d’or du soleil en fusion, les cités éclatantes, aux toits plats en terrasse, tentatrices pour qui les aperçoit au loin en cheminant dans la fournaise de sable et contemple, ébloui, la ceinture de leurs murailles aux tons chatoyans et les minarets de leurs mosquées, envie leurs ruelles fraîches, pleines d’hommes et d’animaux grouillant, criant, se bousculant devant les marchands graves assis, impassibles, dans leurs niches.

Comme eux, il a décrit les jardins enchantés où, étendu sous les végétations folles, sous les arbres en fleur, l’on écoute, béat, le bruit de l’eau qui coule dans les vasques. Comme eux il a tressailli à ces musiques étranges qui s’élèvent soudain, un soir, dans un quartier écarté de ville arabe, derrière des cloisons impénétrables à l’Européen, au roumi ; comme eux, il a été ému par ces chants bizarres en qui toute la douleur humaine semble enclose et qui s’exhalent dans la nuit au ronflement étouffé des tambourins, aux trilles discrets des flûtes.

Cependant, il ne s’est pas borné là. Si captivantes, si aiguës que nous paraissent ses sensations d’œil et d’oreille, nous nous attachons davantage à ses sensations de soldat, lorsqu’il nous fait par exemple suivre avec lui les marches, une après-midi de sirocco, alors que la colonne, râlant de soif, pliant sous le poids du « barda, » la chair meurtrie par les cuirs racornis des courroies et des chaussures, poursuit néanmoins sa route dans une chaleur d’étuve ; lorsque, dans l’obscurité, nous partageons les subites alertes ; lorsqu’il nous rend si exactement la psychologie de l’homme et de l’officier pendant le combat, passage qu’il faut retenir parce qu’il diffère d’une façon notable des tirades conventionnelles dont véritablement on abuse : « Au feu comme pendant la marche, la bête domine, et le cerveau obéit à ses suggestions. Les anxiétés sont d’ordre essentiellement physique, et c’est plus tard seulement, l’esprit redevenant le maître, que leur mesquinerie étonne et déconcerte. Durant l’action, elles règnent despotiquement, uniquement. Il ne subsiste chez le combattant, et particulièrement chez le fantassin, que des réflexes professionnels et ces obsessions de la soif, de la faim, de la fatigue. Le danger, la gloire, qui s’en occupe ? » Et pourtant, qui mieux que Nolly a connu le troupier, lui a rendu hommage ? Qui a mieux su le dessiner d’un trait sûr, profond, pittoresque, caractéristique ? Chasseur d’Afrique, goumier, spahi, lignard, légionnaire, colonial, tirailleur, convoyeur kabyle, tringlot, il a fixé chacun d’eux sur les feuillets de son journal de marche, non seulement avec la silhouette, le maintien, la mentalité qu’il tient de sa race, mais encore avec les empreintes qu’il a reçues, dans l’arme où il sert, des officiers qui ont présidé à son éducation, à sa formation militaire. Tout le long de son œuvre, de Hiên le Maboul, Annamite, au Sénégalais Samba Dialo, Nolly s’est constamment appliqué à éclairer cette action du chef sur les subordonnés, à en démontrer des exemples typiques, principalement en ce qui concerne les troupes indigènes. « Français bien connaisse manière, » lui déclare un jour son ordonnance, le Sénégalais Samba Dialo, soudain illuminé, émerveillé par la compréhension de cette aptitude qu’ont nos compatriotes à tirer des troupes solides, et souvent incomparables, des diverses régions du globe où se trouvent nos colonies. Mais Nolly a également salué d’un éclatant témoignage le soldat de notre pays, dont nul autre, proclame-t-il, ne surpasse les qualités. Mesurant la tâche accomplie par les Gens de guerre au Maroc, il s’écrie :

« A ceux qui ne savent pas ce que vaut l’épée de la France, parce qu’ils ne l’ont jamais vue frapper de la pointe et du tranchant, à ceux qui doutent, nous disons, nous qui avons vu, nous qui sommes sûrs : Ayez confiance ! L’arme que vous nous avez remise, nous l’avons éprouvée ; nous nous portons garans de sa précellence… Un jour, elle fera merveille, pour que demeure éternelle la patrie du Beau et du Bien. Haut les cœurs ! »


Haut les cœurs ! Tel est le principe du roman que Nolly publia dans le Figaro, après avoir remporté un vif, un franc succès avec son livre Gens de guerre au Maroc. Ce nouvel ouvrage s’appela d’abord A plein cœur ; puis, paru en volume, il s’intitula Le Chemin de la Victoire. Il portait en épigraphe une éloquente exhortation du vicomte E.-M. de Vogué, généreux, fécond penseur, ardent à ranimer les énergies défaillantes, dans l’œuvre de qui tant de coloniaux, — et non des moindres, — se plaisent souvent à chercher des directives : « Singulier conseil, et bien inutile, ce semble, à donner aux hommes : Vivre ! Pourtant, c’est celui qu’il faut répéter aux enfans quand nous les assemblons pour leur communiquer ce dernier mot de notre sagesse : « Vivez, vivez à plein cœur ; ce jeu ne va pas sans dangers, sans erreurs, sans souffrances ; mais tout est moins funeste que la peur de la vie, le sombre mal des siècles de décadence. »

Le sujet du Chemin de la Victoire se résume en quelques lignes. Pierre Jarrier, jeune sous-lieutenant d’infanterie coloniale, dès son début dans la vie militaire, influencé par des lectures mal digérées, est rebuté par l’existence de garnison qu’il mène. Il veut quitter le service. Peut-être même n’a-t-il pas cette velléité ; il n’en a aucune ; il n’a que des dégoûts. Par-dessus tout il éprouve l’horreur de l’effort. Désigné pour la Cochinchine, contraint de se mettre à la tâche, une mentalité nouvelle s’élabore en lui et la beauté de l’Œuvre, de l’œuvre entreprise par ses anciens et par ses camarades, lui apparaît. Aidé des excellens conseils que lui prodigue l’un de ses aînés, le lieutenant Louis Chambert, il devient un véritable officier et un homme. Entre temps, il lui arrive des aventures sentimentales quelconques. Bientôt il se fiance à une charmante orpheline, Alice Delorme, mais, à ce moment précis, un nouvel ordre l’expédie au Tonkin où il est grièvement blessé dans un combat contre les pirates. Fort heureusement il ne meurt pas. Il reçoit la croix de la Légion d’honneur et se marie avec Alice Delorme. Tout finit pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Ce dénouement d’une souriante aménité surprend, déconcerte par son aménité même, surtout quand on l’oppose à la philosophie des premiers romans de Nolly. Vraisemblablement, séduit par la vertu de l’énergie, il a voulu cette fois prôner la splendeur de l’effort, crier la noblesse du métier des armes, spécialement celle du rôle de l’officier colonial, à de jeunes générrations qu’il sentait menacées par l’appât d’une existence facile exigeant le minimum de travail et promettant le maximum de plaisir. Soucieux d’attirer des disciples dans une carrière qu’il aimait, il était de ceux qui suivaient, angoissés, attentifs, la diminution inquiétante du nombre des candidats à nos écoles militaires. Si l’on veut sainement apprécier combien ses appréhensions étaient fondées il suffit de lire les conseils donnés jusqu’à la veille de la guerre actuelle par des maîtres distingués à des élèves cherchant une direction pour la vie. Trop souvent ces conseils étaient nettement défavorables aux carrières militaires. M. Villey, professeur à la Faculté des lettres de Caen, a publié à cet égard des pages bien suggestives d’une haute, d’une vaillante franchise. Nolly, déterminé à réagir contre un courant qu’il voyait clairement s’étendre, a pris le parti, dans le Chemin de la Victoire, de montrer une réussite, croyant par-là gagner plus d’adeptes à sa cause. Je ne sais s’il persuade très complètement son lecteur de ce qu’il veut lui donner à entendre. Il peut arriver, cela s’est vu, que les efforts opiniâtres d’un officier ne soient pas couronnés par le succès. Le contraire se voit aussi, heureusement, comme dans le Chemin de la Victoire. Néanmoins, la beauté supérieure de la vocation militaire ne réside pas dans le succès plus ou moins complet de celui qui s’abandonne à ses hasards. Elle apparaît surtout dans celui qui, n’étant pas récompensé selon ses mérites, persévère dans son état, y demeure attaché et, en dépit de ses amertumes secrètes, continue ses services avec le même inlassable dévouement. Telle est la leçon immortelle que Vigny a tirée du capitaine Renaud, l’officier à la canne de jonc, de Servitude et Grandeur militaires, Nolly a visiblement hésité devant cette morale stoïque, qui est la vraie, et qu’il connaissait bien pourtant. Sans doute il jugeait avec raison qu’elle serait peu goûtée par la majorité des lecteurs, à l’époque où il écrivait. Le présent est héroïque non seulement dans ce qu’on sait, mais souvent aussi dans ce qu’on ne sait pas. La mentalité naturelle, le tempérament foncier de la France ont de nouveau surgi. L’avenir saura, du moins il faut l’espérer, dégager ces exemples et les méditer comme il convient. Mais il y a deux ou trois ans, ne l’oublions pas, la situation des auteurs était tout autre. Nolly s’est adapté tant bien que mal à une ambiance qu’il subissait, sans en partager ni les erreurs ni les illusions.

Les critiques, qui avaient généralement observé un discret silence sur les premiers romans de Nolly, élevèrent la voix quand parut le Chemin de la Victoire, et, la plupart, sans indulgence. Négligeant les idées généreuses, utiles, qui communiquaient un intérêt réel à cette œuvre, ils s’attardèrent à relever des négligences d’écriture, évidemment fâcheuses, mais, qui n’ôtaient à l’ouvrage ni sa valeur, ni sa signification.

L’un de ces critiques tenait Nolly pour un romancier incapable. Hiên le Maboul et la Barque annamite répondent à cette assertion hâtive. Un autre se gaussait, non sans esprit d’ailleurs, du besoin d’apostolat qui incitait les officiers à écrire, parfois si incorrectement. De plus, leur idéalisme lui semblait tout particulièrement plaisant. Ce dernier critique doit moins sourire de cela aujourd’hui. Comme tout le monde, mieux, j’en suis convaincu, que tout le monde, mis en présence des événemens, il s’est pénétré de la nécessité de certaines idées, et sans nul doute, à cette heure, il sait gré à ceux qui les professèrent, ces idées, qui les proclamèrent, quand elles n’étaient pas encore à la mode. Si, selon-une opinion assez admise, les idées mènent le monde ou tout au moins contribuent à sa marche, il ne saurait être indifférent ni déplacé que, de temps à autre, les officiers écrivent.

Les amis de Nolly eux-mêmes doivent reconnaître cependant, avec la sincérité qui est la marque de la véritable affection, qu’au Chemin de la Victoire manque le fini harmonieux, la langue sûre et musicale de la Barque annamite, cette sorte de chef-d’œuvre. J’y reviens. Il faut me pardonner. Il y a dans le Chemin de la Victoire quelque chose de hâtif, d’entassé, de mal dégrossi. La faute est moins imputable à l’auteur qu’à son temps. De nos jours, dès qu’un auteur voit luire le succès sur son nom, il lui faut produire, produire encore, produire à tout prix, fournir ce que j’appellerai « le livre par an. » Rien n’est plus nuisible à l’art, qui demande, qui exige du soin, de la réflexion et de la lenteur dans le travail. À ce point de vue, la vogue si méritée de Gens de guerre au Maroc exerça sur le talent de Nolly une mauvaise influence. Peut-être aussi, averti par le pressentiment mystérieux que j’ai connu chez tant de soldats approchant de leur terme, sentait-il que les jours lui étaient déjà comptés. Il voulut semer au plus vite les idées qui le tourmentaient et ne trouva plus le loisir de modeler, autant qu’il eût désiré, leur forme.


Avant qu’elle n’ait été éditée en volume, nous ne parlerons pas ici de la dernière œuvre de Nolly, le Conquérant. Pour moi, je l’avais du reste annoncé en commençant, je n’ai pas agi en critique autant qu’il eût fallu. Je connaissais, j’aimais le capitaine Détanger. J’admirais profondément Nolly. Sa mort augmente les sentimens que j’éprouvais pour lui. Elle rehausse également la portée de son œuvre. Le colonel Péroz, vétéran de notre épopée coloniale, rédigeant dans la retraite, après seize campagnes de guerre, l’origine de son premier départ, ne pouvait s’empêcher de sourire quand il évoquait Louis Veuillot, qui, commodément assis dans son fauteuil, lui avait prêché les aventures et lui avait ouvert cette route incertaine. Ce sourire, les futurs lecteurs de Nolly, — ils seront nombreux, je l’espère, — n’auront pas à le réprimer. Le capitaine Détanger n’est pas une victime du hasard aveugle des combats. Entre toutes les vies, entre toutes les morts, il avait élu celles-là par un libre choix de sa volonté et de son cœur. Elles lui ont été accordées. Son titre le plus indiscutable à l’attention de l’avenir demeurera non pas seulement d’avoir écrit une belle œuvre, mais de l’avoir vécue, d’avoir été réellement l’homme de son œuvre.


AVESNES.