Émile Augier, chevalier de la bourgeoisie/02

ÉMILE AUGIER
CHEVALIER DE LA BOURGEOISIE

II[1]

Avant d’écrire ses pièces sociales, Augier dirigera son activité combative contre la vanité bourgeoise et contre l’arrogance de la richesse. Il clôt brusquement, en 1858, la série de ses comédies de morale austère où il prêchait l’intransigeante soumission aux lois qui sont, à ses yeux, la base intangible et sacrée de la famille. Il semble qu’aussitôt après le Mariage d’Olympe et les Lionnes Pauvres, une connaissance plus approfondie de la misère humaine- le prédispose à plus d’indulgence. Il donne (1860) de l’Aventurière, une nouvelle version. Sans doute, elle diffère par plusieurs détails de la première. Mucarade devenu Monte-Prade n’est plus grotesque. Il était Cassandre, il devient Ruy Gomez. D’un barbon de Molière, il s’élève presqu’à un vieillard amoureux de Hugo. Il n’est point jusqu’à Franca-Trippa qui ne s’anoblisse sous le nom de don Annibal, — ne changeant que de nom, d’ailleurs, et la pièce ne gagnera pas à ce que Monte-Prade soit dupé par les mêmes procédés que Mucarade. Mais ce n’est pas cela qu’il convient de remarquer dans la nouvelle version de l’Aventurière. C’est un tout petit mot, pas même un mot : un geste, que l’auteur ajoute à la fin de la pièce. Dans la première version, on se le rappelle, Clorinde, rejetée par les honnêtes gens, retombait à sa vie d’aventures et partait au milieu d’un silence général.

En 1860, voici le dénouement :


(Elle va lentement vers la porte, puis se tournant vers Fabrice).
CLORINDE. — Adieu.
FABRICE (lui tend la main à demi, s’arrête, et dit à Célie) :
Ma sœur… Donne la main à cette pauvre femme…


…A Célie ! A Célie la pure jeune fille, de vertu si fière, si hautaine !… Célie donnant la main à Clorinde, sur l’ordre de son frère ! Voilà qui est nouveau. Certes, ce n’est pas la réhabilitation, mais c’est au moins le pardon. Le jeune auteur de 1845 avait été moins généreux. Plus tard, l’homme mûr ira plus loin encore dans cette voie de la pitié… Il acceptera qu’on puisse rencontrer l’honnêteté dans une famille qui s’est placée à côté de la loi (Madame Caverlet) et qu’on puisse constater de la vertu dans une maternité en dehors de la loi (Les Fourchambault). La vie est un grand professeur d’indulgence.


III

Nous venons d’admirer Augier en lutte contre l’amour corrompu, voyons-le maintenant aux prises avec l’argent corrupteur. Il est permis de se borner à signaler seulement sa première attaque : la Pierre de Touche, dont lui-même faisait peu de cas, et d’arriver tout de suite à la Jeunesse, pièce incomplète et timide, dans laquelle cependant se trouve le caractère de Mme Huguet, lequel, dans la galerie d’Augier, le cède à peine en puissance, sinon en relief, à celui de Maître Guérin. Malheureusement, le sujet, superbe, est traité en grisaille. Il semble, tant la différence est grande entre la pensée et l’exécution, qu’on se trouve en présence du croquis incertain et au crayon d’une eau-forte puissante, ou d’un Goya traité au pastel.

Mme Huguet a fait, toute jeune, un mariage d’amour, un vrai ; son fiancé et elle s’adoraient et chacun avait refusé deux riches partis. Le mari était employé dans un ministère, la femme avait reçu une dot rondelette, et ceci s’ajoutant à cela, ils auraient pu vivre une existence parfaitement heureuse. Deux enfants leur étaient nés : la vie leur souriait. Mais Mme Huguet tenait à paraître et comme elle était une parfaite honnête femme et son mari un brave homme médiocre qui resta confiné dans le plus modeste emploi, le ménage tomba dans la gêne. Dans la misère, dit-elle, car c’est la misère, celle qui, sous peine d’être une déchéance,


Doit rogner sur son pain pour nourrir l’apparence.


Si le salon était encore cossu, et aussi les toilettes de sortie, l’appartement intime était froid et les robes d’intérieur lamentables. Et si bien, ou si mal, qu’un soir, le mari, regardant sa femme en négligé, lui dit : « Prends donc plus soin de toi : tu vieillis. » Ce fut sa seule plainte. Elle suffit à Mme Huguet pour se considérer au comble du malheur. Sou mari mort, elle se dévoua à ses enfants, réussit à bien élever sa fille, même à la marier et à faire de son fils un avocat. Mais elle était vaniteuse et ne comprenait pas le bonheur sans les relations mondaines, sans le plaisir de faire envie. Elle copie, pour elle, les chapeaux qu’elle n’a pas le moyen d’acheter ; elle tente d’affubler son nom roturier d’une particule, le joignant à un nom de terre. Elle, ne réfléchit pas que ce qu’elle appelle son malheur est un malheur imaginaire, elle ne pense pas qu’elle l’a créé elle-même par ses prétentions et sa sottise, et comme elle adore ses enfants, rien ne lui coûtera pour leur assurer « une situation. » La fille a épousé un bon garçon qui s’est enrichi, mais à qui Mme Huguet n’en sait aucun gré, car il n’a pas une fortune considérable et éblouissante. Il est provincial, c’est un monsieur qui n’est bon qu’à cultiver la terre.

Le fils, Philippe Huguet, a été l’objet de tous ses soins. Lui, au moins, ne commettra pas la faute de se marier par amour. Sa mère a travaillé, de toute son autorité maternelle, à étouffer en lui toutes les joies de l’idéal. Aujourd’hui, il a vingt-huit ans, il est avocat, mais ne trouve pas une cause à plaider. Il s’en irrite. Il décide donc de supprimer en soi ce qu’il peut y rester de noblesse et de fierté, il va se pousser et « ramper s’il le faut, »


Quitte à se redresser en arrivant en haut,


Il se donne même la plus effroyable des excuses, la plus malfaisante : « Je fais comme les autres ! » Mais Mme Huguet n’a pu être la seule éducatrice de son fils, et malgré elle, le jeune homme aime sa petite cousine. Sans doute, il s’est bien gardé d’en rien dire, ni à la jeune fille, afin de ne pas s’engager trop tôt, ni à sa mère, qui en étoufferait de colère et d’indignation, il le sait bien. Mme Huguet est déjà trop malheureuse de ne pas le voir arriver. Elle lui cherche des « protections » et pour lui en assurer, elle commettra, sans s’en douter, de petites lâchetés. Elle recevra une Mme Joulin qui a eu la vie la plus déréglée :

… Il ne faut point
Penser du mal des gens dont nous avons besoin ;

elle ira même jusqu’à conseiller à sa fille de ne pas se fâcher trop tôt devant les galanteries d’un fantoche qui peut aider à la fortune de son Philippe. Certes, elle mourrait avant que de la pousser à un adultère, mais

Il faut savoir parfois relâcher d’un principe :
Tu comprends bien qu’ici l’intérêt de Philippe…

Tout cela ne réussit qu’à demi. Le fils n’a pas complètement profité des leçons de sa mère : il lui est resté un peu de dignité : il refuse un mariage riche. Et c’est ici que se place une scène très belle dans laquelle Mme Huguet dit à son enfant toute l’angoisse de sa vie, et le malheur qu’elle veut lui épargner. Elle a des accents déchirants. Philippe ne sait ou ne veut lui répondre. Au dénouement, après une tentative malheureuse de gagner sa dot au jeu, il épousera sa cousine, grâce à la générosité de son beau-frère le cultivateur, dont il reçoit deux cent mille francs pour acheter une terre qui lui rapportera de beaux bénéfices. N’insistons pas. Un dénouement vaut ce qu’il vaut. Il signifie seulement que l’auteur n’a plus rien à dire, pour ce jour-là, sur ce sujet, et qu’il est temps de s’aller coucher, en réfléchissant à ce qu’on vient d’entendre.

Mme Huguet est une honnête femme et une tendre mère. Elle est coupable cependant, parce qu’elle a tout fait pour tuer une âme, mesurant à sa propre faiblesse la force de son fils, décidant tyranniquement de quelle façon il pouvait être heureux et lui imposant sa propre conception de la vie, conception qu’elle a, dans son orgueil, décidé la meilleure. Voilà le sujet superbe, admirable et nouveau. Les crimes d’une Olympe Taverny et d’une Séraphine Pommeau ne nous intéressent pas, mais la vue des crimes commis par les honnêtes gens nous torture le cœur, trouble notre esprit, parce que ce sont ceux que nous commettons. Jamais on n’avait jeté un regard plus pénétrant sur les consciences avilies par l’argent et conservant cependant une façade de probité, de tendresse même. Il y a là le drame qui se passe tous les jours autour de nous, celui des flammes de la jeunesse éteintes par les cendres de l’ « expérience, » de cette fameuse expérience qui n’est trop souvent que le souvenir humilié de nos propres défaites. Notre orgueil nous fait croire que nos enfants ne réussiront pas là où nous avons échoué, et parce que nous avons été moins forts que la vie, nous leur infusons la peur de la vie, et nous risquons d’en faire des vaincus avant la bataille. « Nul n’est vaincu sans que son courage n’ait été vaincu avant lui, » a dit saint Paul. Des parents comme Mme Huguet abattent l’énergie de leur fils en lui enseignant que ses propres forces sont insuffisantes, en lui faisant espérer par un mariage riche un bien-être qu’il n’aura pas gagné.

Ce mariage riche, d’ailleurs, assure-t-il la quiétude et la joie ? Augier s’est posé ce problème en écrivant Un beau mariage. Sa réponse est celle-ci : « Oui, vous pouvez être heureux en devenant l’époux d’une somptueuse héritière, mais à la condition d’abord que votre femme soit un noble cœur, à la condition encore que vous soyez un savant de génie et que votre femme arrive juste au moment où vous exposerez votre vie dans une expérience scientifique dangereuse dont elle connaîtra la valeur et le danger. » Un beau mariage pourrait en effet s’appeler le Gendre de Madame Poirier. Il s’agit d’un jeune savant pauvre qui s’éprend d’une jeune fille riche et l’épouse. Dans sa nouvelle famille, il est un peu considéré comme un subalterne : Mme Poirier entend régler sa vie et lui demande, elle aussi, de prendre une occupation. On dispose de lui, on le néglige, on le blesse, on l’humilie. « J’ai épousé une femme riche, pourra-t-il dire, je ne m’appartiens plus, j’appartiens à sa fortune. » En dépit de ces intentions, la pièce, mal venue, serait tombée dans l’oubli, si elle ne se terminait par un quatrième acte d’une émotion puissante et nouvelle. Sans doute, et tous les critiques du temps l’ont remarqué, cette émotion est presque physique. Nous assistons en effet à une expérience scientifique qui peut causer la mort des deux opérateurs et dont l’objet est la liquéfaction de l’acide carbonique. Augier dresse sur la scène un nouveau type de héros, le savant :

MICHEL. — Elle est déjà longue la liste des soldats de la science morts au champs d’honneur ! Gehlen empoisonné par le gaz hydrogène arseniqué ; Boullay, brûlé par la vapeur d’éther ; Hennel,

foudroyé par le fulminate de mercure, et tant d’autres sans compter les blessés.
PINGOLKY. — Tiens ! tiens ! nous ne nous doutons pas de tout cela dans les salons ; nous estimons votre métier le plus paterne de tous les métiers. Comment se fait-il que ces catastrophes n’aient pas plus de retentissement ?
MICHEL. — C’est que la science n’inscrit pas ses morts dans ses bulletins : elle n’y inscrit que ses conquêtes. Le courage n’est même pas compté dans la gloire du savant.


Nous voyons, en scène, osciller le cylindre de fonte où se développe une formidable pression de gaz, et qui peut éclater. L’art théâtral d’Augier est tel, qu’à la seule lecture même, on est pris à la gorge par l’anxiété. Le plus grand reproche qu’on puisse adresser à cet acte, au point de vue littéraire, c’est qu’il est un scénario cinématographique tout pur, mais on lui fait ainsi un grand éloge si l’on ne se préoccupe que de l’artifice scénique. Nul, avant Emile Augier, n’avait utilisé la science comme un moyen dramatique, nul ne nous avait émus sur l’attente du résultat d’une combinaison chimique, nul n’avait mis sur le théâtre le laboratoire d’un savant. Augier nous est déjà apparu comme un réaliste dans l’étude des mœurs ; il l’est, cette fois, dans le décor et dans l’action ; il fut bien un précurseur.

Mais revenons à notre sujet. Pierre Chambaud, par son héroïsme et son succès, aura conquis, du même coup, sa femme, le respect de sa belle-mère, le bonheur domestique et la gloire. Que lui serait-il arrivé, s’il n’avait pas été un grand savant ? Il se serait trouvé dans le cas de Fourchambault, qui, pour avoir épousé une dot de huit cent mille francs, est mené au bord de la ruine par sa femme, laquelle, au refus d’un yacht dont elle a le désir, dit à son mari :

— Oh ! ma pauvre mère, en me donnant à vous avec huit cent mille francs, ne croyait pas me vouer à une vie de privations. J’aurais cru que ma dot m’autorisait à me passer quelques fantaisies, je me suis trompée… Est-ce vous qui payez ?

C’est lui qui paie, quoi qu’elle en dise, et tant, qu’il en est à deux doigts de la faillite. Il s’en plaint :

— Je devrais être riche, et grâce au train que tu me fais mener au nom de ta dot, je vis au jour le jour, et, s’il éclatait une catastrophe sur la place du Havre, je n’ai pas ça de réserve pour y faire face.

L’argent qui sert si mal les époux et les pères, a-t-il au moins le pouvoir d’assurer le bonheur des enfants ? Les jeunes filles se marieront-elles mieux parce qu’elles seront pourvues d’une grosse dot ? Non, dit Augier, en nous montrant sa Catherine de Lions et Renards, Aline des Effrontés et même Philiberte, que sa fortune disgracie autant que sa prétendue laideur. Dans ces exemples cependant la source de l’argent est pure. Que sera-ce donc lorsqu’elle est « empoisonnée ? » Les trois actes de Ceinture Dorée ont été écrits pour nous l’apprendre. Le banquier Roussel est un excellent homme, quoique fort riche. « J’ai tout ce qui s’achète, dit-il, et je ne puis désormais m’accroitre que du côté de ce qui ne s’achète pas : j’entends la jouissance du cœur. » Il adore sa fille et la comble de cadeaux. Si celle-ci, pour un collier de perles, lui dit en l’embrassant : « J’ai envie de te gronder, » il ripostera gentiment : « Gronde-moi un peu sur l’autre joue, pendant que tu es en colère. » Il ne veut pour gendre qu’un honnête homme, « fût-il gueux comme un rat d’église. » Sa fille, Caliste, est dans les mêmes sentiments. Roussel a trouvé un prétendant, pauvre et noble : M. de Trelan, qui a déchiré un testament où il était avantagé au détriment de son frère[2]. Il lui fait des avances qui sont repoussées parce que jadis, il y a bien longtemps, Roussel, « se croyant dans son droit, » a spolié des actionnaires. Il a gagné son procès, c’est vrai, mais si les hommes de loi l’ont absous, le monde et surtout le prétendu ne l’innocentent pas. Il faudra qu’un coup de Bourse le ruine pour que M. de Trélan consente à épouser sa fille. C’est peut-être manquer de logique, car si Roussel était une canaille, il ne cesse point de l’être parce que la Bourse a baissé alors qu’il jouait à la hausse.

D’ailleurs Augier a dessiné des coquins par pléthore d’argent qui sont d’une autre envergure. Maître Guérin, par exemple. Il a su, malgré la brièveté qu’imposa le théâtre, camper une figure aussi profondément vivante qu’un des portraits de Balzac. Ce petit notaire de province n’a pas d’autre morale que celle du Code. C’est lui qui a répondu au reproche qu’on lui faisait de tourner la loi : « Je la tourne, donc je la respecte. » C’est lui qui a dit : « Le seul moyen d’avoir une règle fixe en ce monde, c’est de s’attacher à la forme ; car les hommes ne sont d’accord que là-dessus. » Il est un terrible tyran domestique. Son égoïsme atteint à la grandeur. Il est sourd aux cris de ses victimes ; dans son for intérieur il leur donne tort, certainement. Il dupe avec une habileté féroce un pauvre diable d’inventeur sans défense ; il a fait, de sa femme une esclave qui l’admire, et il s’indigne de n’avoir pu monnayer la gloire de son fils : les décorations et le grade gagnés sur des champs de bataille. Le dénouement fait penser à celui des Lionnes Pauvres, mais, cette fois, le malheur frappe un coupable. Guérin, abandonné des siens qui le méprisent, reste seul avec un paysan madré et une servante rougeaude dont il subira le despotisme et la grossièreté.

Transportez maître Guérin à Paris ; au lieu d’un tabellion de village, qu’il soit un grand financier ; que les hasards de la vie l’aient placé à côté d’un journal à vendre, près d’une marquise et d’un duc ; à côté de lui, mettez un homme plus cynique encore et plus ambitieux, et vous aurez les personnages principaux des Effrontés, du Fils de Giboyer, de la Contagion, et de Lions et Renards.

Dans ces quatre pièces, Augier n’abandonne pas son rôle de redresseur des torts de la bourgeoisie, mais il hausse en même temps son effort et son talent jusqu’à la comédie sociale, et, en les étudiant, nous allons voir vivre devant nous la société du Second Empire, entre 1850 et 1867.

Déjà, en 1854, Augier avait mis en présence l’aristocratie et la bourgeoisie dans une aimable comédie, le Gendre de M. Poirier, qui n’est pas la plus puissante de ses œuvres, mais la plus adroite, la plus heureuse, la plus agréable à entendre. Il est inutile d’en rappeler le sujet. Chacun à présent à la mémoire le souvenir de cette lutte entre M. Poirier, ancien marchand de drap multi-millionnaire, et son gendre M. le marquis de PresIes, lutte dans laquelle les coups s’égarent souvent sur la fille de l’un, la femme de l’autre, la délicieuse Antoinette. M. Poirier, c’est le bourgeois moyen. On l’a comparé à Georges Dandin ; c’est plutôt à M. Jourdain qu’il ressemble, et si bien qu’avec un peu d’effort et quelques modifications de détail, la plupart des grandes scènes pourraient se jouer en costumes Louis XIV, Gaston de Presles prenant le pseudonyme de Clitandre. Mais le trait le plus important ferait défaut. Poirier, c’est M. Jourdain, sans doute, mais un M. Jourdain dont le père aurait été jacobin. En 1854, le manant d’hier, encore surpris de sa victoire sur l’aristocratie, conserve malgré lui crainte, respect et admiration pour un maître dont il est encore étonné d’avoir pu prendre la place. Il s’y prélasse cependant avec des alternatives d’arrogance et d’humilité, suivant qu’il croit sa conquête assurée ou compromise : il a peur de son prisonnier.

L’auteur lui-même n’est pas complètement libéré de ces sentiments. Nous sentons bien qu’il garde au marquis de Presles une certaine déférence, une sympathie respectueuse et que ce titre, ces manières de gentilhomme l’éblouissent encore un peu. Son héros commet de bien vilaines actions : il a épousé, rien que pour sa fortune, la fille d’un homme dont la vulgarité n’a pas pu ne pas lui sauter aux yeux dès la première entrevue. Disons le mot : il a vendu son titre, il a monnayé ses ancêtres. Il a fait un marché. Ce marché, il ne l’exécute pas loyalement. Il a de l’honneur, peut-être, mais pas de probité. Trois mois après la noce, il reprend une ancienne maîtresse et jette aux quatre vents les écus du père Poirier, qu’il traite comme il ferait d’un usurier, d’un intendant, qu’il ridiculise et bafoue sans vergogne, et devant lequel, par suite de ses propres fautes, il est obligé d’incliner sa fierté. Poirier, d’ailleurs, n’est guère plus sympathique, et l’autour l’a peut-être chargé de traits un peu gros. Poirier a su réaliser une fortune de quatre millions, et quatre millions en 1854, c’était une richesse de fermier-général. Il n’a pas gagné cette somme en vendant du drap à l’aune, dans une boutique de la rue Saint-Denis. Il n’a pas été un marchand, mais un négociant, voire un spéculateur ; il a dû se frotter au monde, et ne peut être le courtaud qu’on nous montra ; il semble qu’il n’ait été chargé de tant de vulgarités que par une secrète complaisance de l’auteur pour son adversaire le gentilhomme.

Il y a comme un concours de vilenies entre le gendre et le beau-père. Chacun est à son tour la victime de l’autre, et la prodigieuse habileté d’Augier fait qu’à chaque coup, nous nous prenons de sympathie pour le vaincu momentané, et que la bassesse du marquis et du boutiquier ne sert qu’à faire valoir les qualités du boutiquier et du marquis.

Que Poirier s’efforce et réussisse à duper les créanciers de son gendre, nous l’acceptons ; mais il risque trop facilement, une seconde fois, le bonheur de sa fille ; peu lui importe ce bonheur, s’il réussit à porter à son gendre des coups douloureux dont se réjouissent sa rancune et sa sourde haine ; il reste en lui un peu de la férocité des régicides. Mais cette haine et cette rancune vont se transformer, et si Poirier ne devient pas pair de France, ses amis profiteront des circonstances pour s’emparer du pouvoir par la finance et par la presse.

M. Louis Barthou a bien voulu détacher, pour nous, de sa collection d’autographes, une page de la scène entre Poirier et les créanciers de son gendre, coupée avant la première représentation. Nous l’en remercions, et la donnons à titre de curiosité :

POIRIER. — Nous ne sommes pas ici pour autre chose… Mais vous n’espérez peut-être pas me traiter en marquis, moi ? Je serai rond : je vous offre cinquante pour cent.
Tous. — Cinquante pour cent !
POIRIER. — Sans moi, vous n’auriez pas un sou, vous le savez bien.
SALOMON. — Nous ne rabattions pas un traître liard.
POIRIER. — Si vous ne voulez pas être raisonnables, vous n’aurez rien.
CHAVASSUS. — A d’autres !… Si ce n’est pas vous qui payez, ce sera votre gendre.
POIRIER. — Avec quoi, s’il vous plaît ?
CHAVASSUS. — Avec la dot de sa femme.
POIRIER. — Essayez d’y toucher, à la dot de sa femme. Il ne peut en disposer sans le consentement de ma fille… C’est une clause du contrat… J’ai tout prévu.
COGNE. — Votre fille donnera son consentement, plutôt que de laisser aller son mari à Clichy…
POIRIER. — A Clichy ? Vous le mettriez à Clichy ?
CHAVASSUS. — Comme une lettre à la poste.
POIRIER. — Vous le nourririez pendant cinq ans ?
SALOMON. — A trente sous par jour.
POIRIER. — Votre parole d’honneur ?
Tous. — Oui, oui !

POIRIER. — Ah ! Quelle bonne idée ! Qu’Antoinette va être contente ! Ah ! scélérat ! Nous voilà débarrassés de toi pour cinq ans ! Merci, mes bons amis, merci.
COGNE à SALOMOV. — Qu’est-ce qu’il dit donc ?
POIRIER. — Ah ! tu veux me faire dîner à la cuisine ! A Clichy ! monstre, à Clichy !
SALOMON. — Mais vous n’y songez pas, M. Poirier ?
POIRIER. — Vous voulez dire que je n’y avais pas songé… Faut-il que je sois bête ! Oh ! ma pauvre fille ! Tu vas donc vivre tranquille.
CHAVASSUS. — Voyons, M. Poirier, votre gendre n’est pas si noir que vous le faites. Il s’amendera : Il faut bien que jeunesse se passe…
POIRIER. — Oui, oui… Elle se passera à Clichy.
SALOMON. — Je le connais… Ce n’est qu’un étourdi.
POIRIER. — Clichy lui mettra du plomb dans la tête.
COGNE. — Le cœur est bon si l’écorce est dure…
POIRIER. — Clichy l’amollira.
CHAVASSUS. — Comment ! Vous auriez la cruauté de laisser mettre sous les verrous un si charmant garçon ?… Car il est charmant.
COGNE et SALOMON. — Charmant ! Charmant ! (Poirier hausse les épaules).
CHAVASSUS. — Tenez, M. Poirier, nous ne sommes pas des Arabes, vous avez bien assez de chagrin comme ça. Nous acceptons 70 p. 100.
POIRIER. — Je les donnerais pour me débarrasser de mon gendre.
SALOMON. — Voyons, 60 p. 100 et n’en parlons plus.
POIRIER. — Vous ne voyez donc pas que je l’exècre, cet homme-là, que je veux me venger de lui ? Vous pourrirez en prison, M. le Marquis !
COGNE. — Cinquante pour cent.
POIRIER. — Pas un sou.
SALOMON. — Mais M. Poirier, vous êtes un honnête négociant, vous ne voudriez pas priver de bonnes gens comme nous de leur dû, car nous avons véritablement fourni en espèces, en écus sonnants, 50 p. 100 des billets.
POIRIER. — Tant pis pour vous !
CHAVASSUS. — Vous êtes père, M. Poirier ? Pensez à mes enfants ! J’en ai beaucoup.
POIRIER. — Ce n’est pas moi qui les ai faits.


IV

À cette époque, la France assiste à l’avènement d’une puissance nouvelle : l’Argent.

La création de l’industrie, le développement du crédit, la diffusion des titres au porteur ont multiplié les financiers, les banquiers et les riches. Dès 1846, Toussenel publie son livre : Histoire de la féodalité financière. La construction des chemins de fer met en mouvement des capitaux considérables, les emprunts se multiplient, le télégraphe électrique, le gaz d’éclairage annoncent un monde nouveau. Les mines de fer et de charbon prennent une activité jusqu’alors inconnue. L’exposition de 1855 témoigne de cette prospérité. Les travaux de Paris commencent ; l’exécution du plan Haussman nécessite des expropriations qui créent des fortunes soudaines. La découverte des mines d’or de Californie surexcite les imaginations.

« De là l’apparence de la richesse elle-même, qui ne se développe tout à fait qu’un peu plus tard ; de là des dépenses bruyantes à la suite de bénéfices inespérés. Les femmes elles-mêmes subirent l’entraînement commun… on en vit qui volèrent leurs maris afin de participer aux opérations de Bourse. Beaucoup d’hommes en crédit trafiquèrent de leur influence[3]. » Il se produisit dans la société une sorte d’affolement. Le luxe s’étala partout, et jusque dans la classe moyenne. Les questions de toilette prirent une importance extrême. Dans un bal, une plaisanterie sur une robe amène une suite de duels. Le Moiteur du 31 janvier 1854 écrit gravement : « La dépense d’un grand bal retombe comme une pluie d’or sur toutes les industries »… Une rivalité de splendeurs s’était établie entre les fêtes du Ministère des Affaires étrangères et celles des Tuileries[4].

On chercha des ressources dans la spéculation. Le Duc d’Orléans écrit dans une lettre, en parlant des financiers : « Ils ne voient dans la France qu’une ferme ou une maison de commerce, » et Metternich, dans ses Mémoires : « Je ne doute pas que vous ne tourniez vos regards vers la fièvre de spéculation qui envahit la France. »

Les financiers rêvaient en un mot de pousser la fortune jusqu’au point fabuleux où elle deviendrait de la gloire[5]. » Pour assurer le succès des émissions, on eut besoin de la publicité. Elle se glissa d’abord dans la presse, sous forme d’annonces qui, bientôt, changeant de forme, gagnèrent jusqu’à la première page.

Après le coup d’Etat, les menaces d’avertissement, de saisie, d’emprisonnement, rendirent le talent obligatoire chez les journalistes qui s’ingéniaient à tout faire entendre et non à tout crier. Le Journal des Débats garde sa tenue, avec sa rédaction d’universitaires. Le Siècle et l’Univers vivent des combats qu’ils se livrent. L’exemple du Figaro, frondeur, mais toléré, provoque l’éclosion de petites feuilles éphémères où chacun signe ses articles. Le rédacteur en chef, dès lors devenu bientôt inutile en tant qu’écrivain, est remplacé par quelque capitaliste, quelque entrepreneur frotté ou non de littérature. C’est ainsi, par exemple, qu’au Siècle, Havin succède à Armand Carrel.

Dès le moment où les financiers eurent compris quel concours pouvait leur apporter la presse, et la presse les subsides qu’elle pouvait tirer de la finance, la plus forte puissance était créée, et d’autant plus forte qu’aucune autre n’était prête à lui servir de contrepoids. L’aristocratie se réservait, boudeuse ou vindicative. En 1852, le Comte de Chambord avait prescrit aux royalistes l’abandon de toutes les charges publiques exigeant le serment, et toutes l’exigeaient. D’autre part, la politique de Napoléon III contre le Pape et le clergé, à propos du Syllabus, éveilla des divisions nouvelles et provoqua des alliances inattendues entre l’aristocratie, les cléricaux et les « rouges. » D’où un grand trouble, un désordre des idées, des inquiétudes. En même temps, le traité de commerce avec l’Angleterre (1860) provoquait des chômages et des abaissements de salaires. Les répercussions du mouvement ouvrier de 1848 agissaient sourdement. Les théories saint-simoniennes redevenaient à la mode. Les meilleurs esprits cherchaient l’amélioration du sort « de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. » Emile Augier crut pouvoir trouver le remède à cette situation par une organisation meilleure du suffrage universel ; il écrivit une brochure politique : La Question électorale, et même, plus tard, fut inscrit sur une liste de futurs sénateurs.

« On sait qu’Emile Augier était reçu avec beaucoup de bienveillance par l’Empereur, mais on ignore généralement que de ces rapports était résultée entre le poète et le souverain une véritable collaboration dans le domaine politique. Augier poussait vers les solutions libérales et démocratiques[6]. » Il rêvait la création d’une nouvelle aristocratie, fondée sur l’intelligence.

Telles étaient les préoccupations sociales et tel l’état d’esprit d’Emile Augier au moment où il crut avoir terminé sa campagne contre l’amant et la courtisane. Son horizon s’élargit ; il va consacrer quatre pièces importantes à l’étude des mœurs nouvelles.

Il ne lui suffit pas d’avoir défendu la bourgeoisie contre ses ennemis ; il va la défendre contre elle-même et lui présenter, dans les Effrontés, un miroir où elle n’apparaitra pas en beauté. Elle apprendra comment elle court à sa ruine morale, si elle continue à être lâche devant l’audace des malhonnêtes gens et plus particulièrement en face de la puissance nouvelle : la complicité de la presse et de l’argent.

Charrier est un personnage considérable et considéré. Banquier, il possède une clientèle aristocratique et il est maire, à Paris, de son arrondissement. Il a un fils qui, — ainsi que presque tous les fils des bourgeois d’Augier, — fait à son père des lettres de change. Il est père aussi d’une fille en âge d’être mariée. Son honnêteté est au-dessus de toute discussion. Elle ne le fut pas toujours, et, comme le Roussel de Ceinture dorée, il eut, il y a quinze ans, un procès fâcheux dont le verdict était un acquittement et les considérants une condamnation.

Il est l’Effronté d’hier qui, grâce à son impudence, grâce surtout à la veulerie de ses contemporains, peut se croire un homme honorable à l’abri de tout reproche. Il se trompe, et Vernouillet le lui fera bien voir. Vernouillet, c’est Charrier au moment de la crise. Il vient d’avoir, lui aussi, à comparaître devant les tribunaux, et, de même que, Charrier, il s’en est tiré à bon compte : sa réputation est perdue, sa liberté ne le fut pas. Nous le voyons d’abord traînant l’aile et tirant le pied, tête basse et songeant à s’expatrier. Mais il a une idée de génie, celle de mettre à son service la puissance de la presse. Le marquis d’Auberive, qui se délecte au spectacle des vilenies de la bourgeoisie jusqu’à les provoquer, a fort peu à faire pour le décider à relever la tête et à s’imposer. « Nos pères n’avaient perdu que le respect, dira Sergine ; nous avons, nous, perdu le mépris : le monde est aux Effrontés. » Vernouillet, par conséquent, réussira presque à surprendre la confiance d’un minière, l’estime d’une marquise, et à devenir le gendre de Charrier, dont l’honorabilité est cependant susceptible, en raison des épreuves qu’elle a subies.

Mais la force des Effrontés n’est faite que de la faiblesse des autres. « La calomnie, on la fait reculer en la regardant en face… Quand les honnêtes gens auront l’énergie de l’honneur, les corrompus ne tiendront pas tant de place au soleil[7]. » Et, en effet, la marquise ayant eu le courage de se dresser devant les aboyeurs, les a fait taire, et a changé en respect les sentiments tout opposés qui commençaient à naitre, sur son compte, parmi les lecteurs de l’article publié par un journal à scandales.

Pour pénétrer la pensée de l’auteur des Effrontés, nous possédons deux documents du plus haut intérêt. L’un est une copie d’agence dramatique, analysée avec le plus grand soin dans une thèse de M. Henry Gaillard et qui diffère notablement du texte représenté et publié dans l’édition définitive ! Nous y renvoyons les amis d’Augier[8]. Mais nous ne pouvons résister au plaisir d’en citer ici un passage assez inattendu, dans lequel notre auteur, par la bouche de Giboyer, prend parti… contre le capital.

Le voici :

LE MARQUIS. — La famille est empoisonnée dans sa source par le mariage d’argent.
GIBOYER. — Parbleu ! Deux et deux font quatre ; le règne de l’arithmétique est arrivé, comme il arrivera dans tous les pays où il n’y a rien au-dessus du capital.
LE MARQUIS. — Vous parlez d’or, jeune Pic !
GIBOYER. — Le capital ! Voilà le principe délétère et envahissant. Voilà l’ennemi qu’une société doit combattre et réprimer.
VERNOUILLET ! — Réprimer le capital ! Es-tu fou ? Et la prospérité du pays ?
GIBOYER. — La santé morale passe avant la santé financière. D’ailleurs, n’aie pas peur que l’argent se décourage : il est comme la vertu, il porte sa récompense en lui-même. Quand on lui ôterait la première place, il serait bien à plaindre ! On ne lui ôtera jamais la seconde !

LE MARQUIS. — Mais vous n’avez rien à lui opposer, malheureux ! Votre Révolution a tout détruit !
GIBOYER. — Et rien édifié, c’est vrai ! On l’a détournée au moment où elle allait reconstruire. Il s’agit de la remettre dans sa voie et d’achever son œuvre.
LE MARQUIS. — Ça n’est pas fini.
GIBOYER. — Vous avouerez que si c’était fini, ce serait la montagne qui accouche d’une souris, et qu’elle ferait trop d’embarras avec ses relevailles.

Il est certain que de telles phrases ne pouvaient être prononcées au théâtre en 1861, mais nous y trouvons une indication précieuse sur l’audace des conceptions de notre auteur. Dans un autre passage de la même scène, il en arrive même à effleurer la question de la suppression de l’héritage !

Le second document, ignoré jusqu’ici croyons-nous, est le manuscrit autographe des Effrontés tel qu’il est sorti de la main d’Augier[9]. Ce n’est pas une copie de la main de l’auteur, c’est le manuscrit initial, le manuscrit de travail, haché de ratures, bourré d’additions, de béquets, de doublons. Il contient au troisième acte une scène de premier ordre dont la perte eut été bien regrettable, ainsi qu’on en va juger.

Nous sommes dans le cabinet de Vernouillet où se réunissent les membres du Conseil d’Administration de la Conscience publique que Vernouillet vient d’acheter. On doit y arrêter la ligne politique du journal.

VERNOUILLET (au domestique). — Disposez la table et les fauteuils comme je vous ai dit. (Les domestiques apportent table et paravents.)

Autour de cette table s’asseyent : Charrier, Vernouillet, puis d’Isigny (un personnage qui ne fait plus dans l’édition définitive que paraître en de courtes scènes), Gautereau (personnage disparu, chef du centre gauche, à la piste d’un portefeuille), puis Sergine, et Giboyer, comme secrétaire sténographe.

On commence, par régler les petits détails. Vernouillet donne à Giboyer la critique dramatique. Le renvoi du critique actuel est décidé.

VERNOUILLET. — C’est un imbécile qui prend la critique au sérieux Je ne fais pas de l’art, moi, je fais du pouvoir. Je veux que les théâtres soient sous ma coupe, comme le reste. Il me faut un critique sûr, un homme à moi, qui ne se livre jamais aux fantaisies de l’impartialité.

Vernouillet donne à Giboyer moitié des appointements de son prédécesseur et ajoute : « Je te permets de lever des impôts sur les artistes. »

La grande discussion, qui va fixer l’orientation de la Conscience publique, s’ouvre aussitôt. Dans le Conseil, toutes les opinions sont représentées : centre gauche, juste-milieu, légitimiste, socialiste, éclectique et rieniste. On le constate avec satisfaction :

GAUTEREAU. — Malgré cette variété d’opinions, il est un terrain sur lequel nous nous rencontrerons toujours, j’en suis sûr. Nous sommes tous conservateurs.
GIBOYER. — Excepté moi, qui n’ai rien à conserver.

Sergine, le personnage sympathique, celui qui, au dénouement, épousera la jeune et charmante Clémence, et dans la bouche de qui Augier n’a certainement pas placé des paroles qu’il eût blâmées, Sergine (nous sommes en 1865) réclame le suffrage universel « dont on aura fait un instrument de précision, en assurant la compétence de l’électeur et la sincérité du vote. »[10]

Il développe sa pensée, s’anime, évoque les problèmes les plus grands, et s’attire cette admirable réponse de Charrier, troublé, comme ses amis.

— Mais, mon cher, on n’a pas le droit de soulever de pareilles questions sans les résoudre !
Sergine continue :
— Le triomphe de la cause du peuple est la substitution des privilèges de l’intelligence, au privilège, de la naissance,
Tout le monde l’approuve :
D’ISIGNY. — Le droit de l’intelligence est le seul devant lequel tous les partis doivent s’incliner.
CHARRIER. — Tout ce que vous avez dit, mon cher, je m’aperçois que je l’ai toujours pensé sans m’en douter.
— C’est le salut, c’est au moins une solution.

On passe au scrutin. Et c’est ici que se place un trait de haute comédie. Tous les membres du conseil se sont déclarés de l’avis de Sergine. Le vote n’est qu’une formalité. Les boules blanches sanctionneront l’accord. On vide l’urne, on compte elle contient cinq boules noires.

Sergine, tout de même, est quelque peu surpris du résultat :

— Je me flattais de vous avoir convaincus, dit-il.
VERNOUILLET. — Nous gardons nos convictions.
SERGINE. — Je le crois parbleu bien : vous les gardez pour vous… Vous disiez que c’est le salut.
CHARRIER. — C’est possible, mais nous ne sommes pas des apôtres.
D’ISIGNY. — Et, en attendant, le journal perdrait toute sa clientèle et par conséquent toute son influence.
GIBOYER. — La presse n’est pas seulement un sacerdoce, c’est aussi un négoce. Ça rime.
VERNOUILLET. — Nous nous tiendrons à une opposition modérée.
SERGINE. — Et inutile… Je souhaite à votre estimable feuille tout le succès qu’elle mérite. J’en vais chercher une qui soit une tribune et non une boutique.


La scène est vraiment de grande allure. Sur le manuscrit on trouverait d’autres passages inédits, non pas de la même valeur, mais cependant d’un vif intérêt. Ce que nous en avons cité suffit pour montrer un Emile Augier ignoré de ceux qui ne l’ont pas bien connu, et pour inspirer à son égard une admiration nouvelle et un plus profond respect. On sent qu’avec un dramaturge’ adroit, il y avait en lui un homme grave, préoccupé gravement des questions sociales, au cœur ouvert, à l’esprit audacieux : un courageux et bon citoyen.

Dans le même courant d’idées, il donnera, l’année suivante, le Fils de Giboyer, où la Bourgeoisie recevra une nouvelle leçon ! Le type choisi, Maréchal, a plus d’honnêteté que Charrier et Vernouillet, mais aussi moins d’intelligence. Il n’est même qu’un sot vaniteux et représente la Bourgeoisie inférieure, ballottée entre son admiration niaise pour les titres de noblesse et son attraction native pour les théories avancées, passant de « la grande chouannerie des salons avec ramification dans les salles à manger et les boudoirs » au socialisme d’un bohème, subissant successivement l’aristocratie insolente du marquis d’Auberive, et la démagogie narquoise de Giboyer.

Giboyer ! Giboyer n’est plus maintenant le personnage d’une pièce de théâtre, il est devenu un être vivant : il a pris dans nos esprits la puissance de la réalité. Le discuter, n’est pas discuter le talent d’Emile Augier, c’est étudier les passions, les vices et les travers d’un homme qui a vécu et dont nous connaissons la vie. En l’imaginant, Augier a véritablement créé.

Qu’on l’ait dit cent fois, ce n’est pas une raison pour ne pas le répéter encore : Giboyer est le Figaro du XIXe siècle. Consciemment ou non, Augier a été influencé par Beaumarchais. Ce monologue des Effrontés :

Tour à tour courtier d’assurances, sténographe, commis voyageur en librairie, secrétaire d’un député du centre dont je faisais les discours, d’un duc écrivassier dont je bâclais les ouvrages, préparateur ait baccalauréat, rédacteur en chef de la Bamboche, journal hebdomadaire, vivant d’expédients, empruntant l’aumône, laissant une illusion et un préjugé à chaque pièce de cent sous, je suis arrivé à l’âge de quarante ans, le gousset vide et le corps usé jusqu’à l’âme (Les Effrontés.)

est du même mouvement que celui du Barbier de Séville :

… Fatigué d’écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d’argent… accueilli dans une ville, emprisonné dans l’autre, et partout supérieur aux événements, loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, aidant au bon temps, supportant le mauvais, etc.

Giboyer est un déclassé. Fils d’un portier, il possédait l’âme qu’il fallait pour continuer le métier de son père. Il n’avait en lui qu’une faculté exceptionnellement développée, la mémoire, ce qui lui a permis d’être une « bête à concours. » L’instruction qu’il a reçue ne lui a appris que des mots et des dates. Il n’était pas doué d’une force que l’instruction pouvait développer. On a bourré son cerveau de phrases ; on n’a pas fait, on n’a pas pu faire l’éducation de son âme. En lui, il n’y a pas plus le sens de la morale que la force du caractère. A tout prendre, il a quelque raison de se plaindre. Il est une victime. Victime des programmes scolaires dont nous ne sommes pas encore débarrassés et qui continuent à faire des malheureux en voulant faire des bacheliers, et qui jettent dans la mêlée trop de littérateurs, trop d’avocats, trop de bureaucrates même et pas assez de cultivateurs, de commerçants et d’ouvriers.

L’instruction l’a rendu ambitieux et, comme son désordre l’a empêché de réaliser ses rêves, il est devenu aigri, envieux ; il a pris pour des injustices les échecs, logiques de sa vie désorbitée. Il est venu à la démocratie par une mauvaise voie, celle de l’envie, au lieu d’y arriver par la générosité. Giboyer parle du peuple sans le connaître, sans l’aimer, et, par conséquent, il en parle mal. Il n’est plus du peuple et n’est pas de la bourgeoisie. Il a toutes les tares des métis. Il est sans conscience, sans probité, il se vante de ses vices, et cache, sous une incessante ironie la bassesse de ses pensées. Il croit que l’honneur coûte cher ; il se trompe ; on l’a pour rien lorsqu’on se contente du rôle qu’on peut remplir. Il y a plus de dignité à faire le métier de concierge, si on le fait de son mieux, qu’à être un insulteur à gages, même avec beaucoup de talent. Il a tout appris, sauf le devoir et même la probité. Il est le témoignage du mal que peut apporter une forte instruction dans un être faible, indigne de la recevoir parce qu’incapable de la mettre au service d’un idéal.

Sans doute, il a bien aimé son père, et il aime son fils. Qu’il ait aimé son père, c’est une vertu qu’il partage avec des millions d’êtres qui ne songent pas à s’en glorifier. Quant à son fils, il reste à savoir si l’affection qu’il lui a vouée ne sera pas néfaste à ce jeune homme dont le caractère est si peu accusé que ses opinions sont modifiées en vingt-quatre heures par la simple lecture d’un discours. Ce fils, Maximilien, est trois fois docteur, les circonstances lui font faire un mariage riche, il devient bourgeois : on peut craindre qu’il ne soit pas plus tard, l’honneur de la bourgeoisie, de même que la démocratie aurait tort de compter sur son dévouement et même sur la fixité de ses convictions.

Animé d’une vie moins intense que ne l’est Giboyer, le marquis d’Auberive qu’Emile Augier a placé de l’autre côté de M. Maréchal est cependant un personnage qui s’accroche dans la mémoire et retient l’attention. Il est l’aristocrate survivant à l’aristocratie, un demi-solde de la noblesse. Il n’a plus de raison d’être et veut être, cependant, sans s’adapter. Comme Giboyer, il dénaturera les causes de ses sentiments. Son inutilité lui restera incompréhensible, et il rejettera sur d’autres les responsabilités de sa déchéance. Il est un émigré à l’intérieur. Dans la vie privée, il a gardé quelque chose des vertus qu’on attribue au gentilhomme. Il les montrera lorsqu’il s’agira de défendre l’honneur de la marquise qu’il a cependant eu le tort d’épouser lorsqu’elle avait dix-sept ans et lui cinquante, à laquelle il a peu de droits de reprocher une faute, pour cela d’abord, et ensuite parce que lui-même n’est pas sans reproche, étant le père d’une enfant née chez M. Maréchal. Mais il est par d’autres côtés bien méprisable. Non seulement, il est de ceux qui pratiquent la politique du pire, de ceux qui se réjouissaient des échecs de la France parce que ces échecs amoindrissaient un gouvernement qui n’était pas de leur goût, mais il prend un plaisir sadique à voir des bourgeois se vautrer dans la boue ; mieux, il les y pousse, il les encourage à s’y plonger, feignant de les excuser, et même de leur donner son approbation. Il est insolent, il est méchant, il poursuit bassement une basse vengeance. Il est, lui aussi, un effronté et un cynique : « Je m’amuse à fomenter la corruption de la Bourgeoisie, dira-t-il, elle nous venge. »

Tels sont les deux êtres, le bohème Giboyer et le marquis d’Auberive entre lesquels se trouve placé le symbolique M. Maréchal hésitant à prendre l’un ou l’autre pour modèle. Augier ne nous montrera pas ce qu’il fut devenu, ce bourgeois, en suivant Giboyer, mais dans la Contagion il placera sous nos yeux le spectacle de la Bourgeoisie contaminée par la fréquentation de ces aristocrates inférieurs, réduits eux-mêmes à des expédients, à des intrigues ; ils n’auront de but à leur vie que la jouissance, comme le baron d’Estrigaud, qui n’est qu’un marquis d’Auberive abaissé de quelques échelons, « incapable d’une bassesse, mais capable d’un crime… un bandit du XVIe siècle égaré dans le XIXe. »


V

Augier fut donc pour les vices et les travers de la bourgeoisie un moraliste austère, un satiriste impitoyable. Mais il ne fut pas un moraliste complet. Il lui a manqué un certain respect de la femme. Il lui échappe, sur elle, de lourdes plaisanteries d’homme chaste. Le jeune Reynold dans Madame, Caverlet fait au frère de sa fiancée des confidences gênantes, et qu’il serait difficile, isolées du contexte, de répéter ici. Dans Philiberte, il en est de même ordre, et aussi, çà et là, dans presque toutes ses pièces. Ses jeunes filles, quoi qu’on en ait dit, sont artificielles ou indécises. « Elles ne sont ni poésie, ni prose, elles tiennent de la pensionnaire et de la précieuse : vrais anges de salon qui jouent de l’aile comme de l’éventail[11]. » Plusieurs acceptent assez facilement le mariage sans amour. La Clémence des Effrontés est prête à donner sa main à Vernouillet, comme à Balardier la Caliste de Ceinture dorée.

Il semble qu’Augier ait un peu parlé pour soi dans les Méprises de l’amour, lorsqu’il fait dire à un de ses personnages :

Je fus dans tous les temps gauche à parler d’amour
Et des choses du cœur je ne sais pas le tour.

En effet, s’il reproche aux courtisanes de dissocier la famille, il ne montre que bien rarement le mal qu’elles font en brisant des cœurs. Il est bien peu de véritables amoureuses dans tout son théâtre, et celles qu’on y voit sont montrées non pour elles-mêmes, mais surtout comme « réactifs » ou par concession au goût du public qui, paraît-il, exige, dans toute pièce de théâtre, une histoire passionnelle.

Dans Paul Forestier, cependant, le sujet principal est là, mais Augier ne s’y meut qu’avec un certain embarras, avec quelque gaucherie, non sans quelques erreurs ; il donne l’impression d’un voyageur parcourant, le guide à la main, un pays qu’il ne connaît pas, sur la foi des descriptions qui lui en ont été faites. Et il s’y égare si bien, du reste, que dans cette pièce où sa volonté est de défendre le foyer conjugal, le personnage sympathique est Léa qui fut adultère, et plus. Il y a, il est vrai, Antoinette Poirier, mais elle est l’épouse et non pas l’amoureuse.

Moraliste incomplet, disions-nous : sa conception de la morale, en ce qui concerne la vie d’avant-mariage des jeunes gens, est pour étonner un peu tristement ceux qui ont pour lui un grand respect et une forte admiration, une affection même. De juger leurs pères, il donne aux jeunes hommes tous les droits. Il leur permet toutes les intransigeances, lorsqu’il s’agit d’évaluer-la légitimité d’une fortune. Trois d’entre eux obligeront les banquiers dont ils sont les fils à rembourser tout ou partie d’une fortune suspecte. Un autre ira jusqu’à la cruauté brutale : Henri, élevé, avec sa sœur, depuis son enfance, par M. Caverlet qu’il croit son beau-père, professe à son égard l’estime et l’affection le plus méritées. Mais, lorsque, venant d’apprendre que M. Caverlet n’est pas le mari légitime de sa mère, il le voit prêt à embrasser sa sœur, il s’écrie : « Je vous défends de toucher de vos lèvres le front de cette enfant… Depuis quinze ans, je crois vivre dans l’honneur… et je vis dans l’opprobre, etc. » ce jeune homme est d’une correction un peu farouche.

Augier exige des jeunes gens des inflexibilités de cet ordre, mais il leur permet de faire des dettes, de s’afficher avec des filles, comme Mlles Aurélie et Taffetas. Il trouve cela, non seulement naturel, mais désirable, et, si d’aventure il nous présente un jeune homme vertueux, ce sera pour s’en moquer, comme il le fait, dans le Fils de Giboyer, du comte d’Outreville, qui ne conquiert l’estime et la camaraderie d’une altière jeune fille qu’après avoir fait à sa robe d’innocence (à lui) de tels accrocs « qu’elle n’en est plus mettable. »

Mme Fourchambault accepte avec une indulgence souriante que sous son propre toit, son fils ait séduit une jeune fille à laquelle elle a donné l’hospitalité.

Un manuscrit des Archives de la Comédie-Française donne, à l’appui de ce que nous venons de dire, deux scènes où sont avouées, non sans audace, les complaisances de Mme Fourchambault pour les intrigues amoureuses que, — croit-elle, — son fils entretient sous le toit familial.

Les voici :

SCÈNE II

LES MEMES. — RASTIBOULOIS.



RASTIBOULOIS, à Fourchambault. — Bonjour, cher. (Baisant la main à Mme Fourchambault.) Comment se porte votre grâce ?
FOURCHAMBAULT- — Elle a mal aux dents.
Mme FOURCHAMBAULT. — Non pas du tout, un peu de, névralgies.
RASTIBOULOIS. — A la bonne heure ! J’avais bien entendu parler de turquoises malades, mais de perles… jamais.
Mme FOURCHAMBAULT, à part. — Il n’y a que lui ! (Haut.) Vous avez peut-être à causer, Messieurs ?

RASTIBOULOIS. — Pas le moins du monde. Ma visite est pour vous seule, dût votre époux en crever de jalousie.
FOURCHAMBAULT. — Alors, c’est moi qui suis de trop ! Je me retire.
RASTIBOULOIS. — Mais non ! Mais non !…
FOURCHAMBAULT. — Je me retire. (A part.) J’irai chez lui demain. Ce sera même plus correct, (il sort.)


SCÈNE XII

MADAME FOURCHAMBAULT, RASTIBOULOIS


RASTIBOULOIS. — Vous souffrez beaucoup ?
Mme FOURCHAMBAULT. — Cela passe. Il faut croire que votre présence a des vertus…
RASTIBOULOIS. — Sédatives ? Il n’en a pas été toujours ainsi, j’ose le dire, ma chère amie… vous me permettez cette familiarité ?
Mme FOURCHAMBAULT. — Ne sommes-nous pas presque parents ?
RASTIBOULOIS. — Voilà un mot qui autorise l’indiscrétion que je viens de commettre.
Mme FOURCHAMBAULT. — Indiscret, vous ? Je vous en défie !
RASTIBOULOIS (s’inclinant). — Marquise !… Ma foi, tant pis ! Le mot m’a échappé, je l’ai toujours sur les lèvres quand je vous parle. On ne me persuadera jamais que vous n’avez pas du sang de gentilhomme dans les veines, soit dit sans offenser Mesdames vos grand’mères.
Mme FOURCHAMBAULT. — Qui sait ?
RASTIBOULOIS. — J’en mettrais ma tête à couper. Vous êtes une grande dame… et du grand siècle encore, vous me rappelez Mme de Sévigné.
Mme FOURCHAMBAULT. — Par ma coiffure peut-être ?
RASTIBOULOIS. — D’abord… et puis comme femme et comme mère… comme mère surtout. Ne savait-elle pas bon gré à Mlle de Lenclos de lui ranger son charmant vaurien de fils, comme vous à Mlle Letellier de vous ranger le vôtre ?
Mme FOURCHAMBAULT. — Que voulez-vous dire ?
RASTIBOULOIS. — De la pruderie bourgeoise… avec moi ? Croyez-vous donc parler à M. Fourchambault ?
Mme FOURCHAMBAULT. — Non certes… mais j’ignore absolument.
RASTIBOULOIS. — Ah ! marquise, n’espérez pas me persuader qu’une femme aussi fine que vous ne voie pas ce qui se passe sous ses yeux.
Mme FOURCHAMBAULT. — Si elle les ferme pourtant.
RASTIBOULOIS. — Allons donc !… Nous entrons dans la voie des aveux !… Savez-vous que votre fils est un heureux coquin ?
Mme FOURCHAMBAULT. — Mais il ne se passe entre ces jeunes gens rien de répréhensible.

RASTIBOULOIS. — Tout platonique ? Vous en êtes bien sûre ?
Mme FOURCHAMBAULT. — J’en jurerais.
RASTIBOULOIS. — Tant pis ! morbleu ! Tant pis ! J’avais meilleure opinion de Léopold. Je lui aurais donné le diable sans confession à ce garçon-là. Il n’a pas plus l’air d’un amant transi !
Mme FOURCHAMBAULT. — Oh ! s’il l’est, ce n’est pas sa faute, le petit monstre.
RASTIBOULOIS. — La belle n’a pourtant pas les allures d’une inhumaine et à moins qu’elle n’ait des visées plus sérieuses… Ah ! c’est bien possible, prenez garde.
Mme FOURCHAMBAULT. — Il n’y a pas de danger de ce côté-là. Mon fils est bien étourdi, mais il a été élevé dans des principes… incompatibles avec un sot mariage.
RASTIBOULOIS. — Hé ! Hé ! Qui sait jusqu’où une jolie fille peut conduire un amoureux par sa résistance ?
Mme FOURCHAMBAULT (finement). — Ne vous inquiétez de rien.
RASTIBOULOIS. — Voilà un sourire qui me rassure. L’aveu est complet… N’essayez pas de le retirer ! (lui prenant la main) Je suis père et je vous comprends. D’ailleurs, vous n’aviez pas charge d’âme, Mlle Letellier était bien d’âge à se défendre.
Mme FOURCHAMBAULT. — Il est certain qu’elle était majeure.
RASTIBOULOIS. — Vous avez agi en mère judicieuse et, quant à moi, je vous donne l’absolution. Malheureusement, nos jeunes gens ont fait bien des imprudences.
Mme FOURCHAMBAULT. — Que voulez-vous ? Ils sont jeunes.
RASTIBOULOIS. — Leur liaison n’est pas restée sous le manteau de la cheminée. Le bruit en est venu jusqu’à ma femme et je ne vous cache pas que cela me met dans un terrible embarras.
Mme FOURCHAMBAULT. — Quel embarras ?
RASTIBOULOIS. — Entre nous, ma femme est un très petit esprit, très étroit, très obstiné, rien de Madame de Sévigné ! Ne m’a-t-elle pas déclaré tout à l’heure qu’en présence de ce qu’elle appelle un esclandre, elle renonçait positivement à l’honneur de votre alliance ?
Mme FOURCHAMBAULT, se levant. — Vous plaisantez ?
RASTIBOULOIS. — Je suis vite accouru dans l’espoir de tirer de vous quelques éclaircissements de nature à calmer ses scrupules, car je tiens par-dessus tout à votre alliance, je crois l’avoir assez prouvé ! Mais que diable ! vous avouez tout ! Que voulez-vous que j’allègue à la baronne ? Que puis-je m’alléguera moi-même ? Car enfin, tout cela est charmant, tout cela rappelle le grand siècle ! Vous avez agi en mère judicieuse au point de vue de votre fils, je ne m’en dédis pas, mais bien imprudente au point de vue de votre fille. Voilà une enfant bien difficile à marier, vivant dans un milieu si… comment dirai-je ?

si anormal ! Moi-même, puis-je donner d’en haut cet exemple déplorable, d’un représentant de l’autorité, de l’ordre et de la morale, couvrant du nom de ses pères un pareil relâchement de tous principes ? Non ! vous ne me le conseilleriez pas comme amie… et j’espère que vous resterez mon amie comme je reste le vôtre, malgré la douloureuse nécessité où je me trouve de renoncer à des liens plus étroits. Comprenez-moi et plaignez-moi. Adieu, chère madame, agréez l’expression de mon dévouement et de ma parfaite considération. (A part, en sortant) Ouf !

SCÈNE XIII

Mme FOURCHAMBAULT


Mme FOURCHAMBAULT, seule. — Canaille ! Et moi, triple sotte qui n’ai pas vu le piège ! me voilà au ban de l’opinion et où s’arrêtera-t-elle dans cette voie ? On dira que j’ai poussé Marie dans les bras de mon fils. Et que répliquerai-je ? N’ai-je jamais eu l’imprudence de garder la coupable chez moi ?

Elle n’a pas pensé que Maïa, ainsi séduite, peut devenir une Olympe Taverny. Toutes les maîtresses de piano qui ont cédé au jeune homme de la maison avec l’encouragement tacite de la mère ne se transforment pas en héroïnes comme Mme Bernard, et l’on peut craindre que certaines, plus tard, ne viennent jeter la honte ou la ruine dans ces familles où elles ont été offertes comme un jouet, comme un dérivatif au bourgeois adolescent qu’on voulait ainsi préserver du contact de leurs sœurs aînées. Augier a manqué ou d’une foi religieuse plus complète, ou d’une philosophie plus haute. Dumas fils, sur ce point, a été, plus que lui, audacieux et logique (Les Idées de Mme Aubray).

S’il eût vécu plus longtemps, Augier nous eût donné le Bourgeois socialiste et les Complaisances. Dans la première, il eût montré le bourgeois que nous avons connu, emboitant le pas à Giboyer, moitié par humanité, moitié par snobisme. Dans la seconde, il eût dit que l’homme a des devoirs dès son adolescence, non seulement envers lui-même, mais envers ses enfants futurs. Il eût condamné ce sourire de demi-complicité qu’ont certaines mères au récit des « fredaines de leurs fils ; » il eût condamné ainsi l’abominable proverbe : « Il faut que jeunesse se passe. »

Cependant la tâche qu’il a accomplie est belle. Nulle existence littéraire ne fut plus digne. Il ne fut jamais le courtisan du succès. Il voulut se servir du théâtre parce que, « de tous les engins de la pensée humaine, le théâtre est le plus puissant. » (Préface des Lionnes Pauvres.) Il utilisa cette force à faire le bien, à célébrer la droiture, à exalter le sentiment du devoir. Il voulut, avant tout, être utile. Il sentit la nécessité de défendre la bourgeoisie, de lui montrer les dangers intimes et sociaux qui la menaçaient, de la mettre en garde contre la propension qu’elle montrait à trop exclusivement suivre le conseil de Guizot : « Enrichissez-vous. » Il lui a prêché le travail et la probité, les vertus domestiques et le devoir extérieur ; il a montré qu’elle était capable des plus grandes vertus : les exemples de dévouement, d’abnégation, de sacrifice, donnés par des bourgeois sont nombreux dans son théâtre. Il a fait voir qu’elle était un réservoir de forces et il a, l’un des premiers, désigné aux sympathies de tous l’explorateur et le jeune savant dont un si regrettable abus devait être fait par ses successeurs. Il a ressenti de belles indignations et de saintes colères. Son théâtre est, comme lui, noble, désintéressé, audacieux, sain, clair, généreux, et, c’est pourquoi on a pu le surnommer le défenseur ou le chevalier de la bourgeoisie. Il lui a répété que la probité était son devoir, que la famille était sa force et le travail sa raison d’être.

Contre l’oisiveté, contre la peur de l’effort et la fuite devant les responsabilités, il a placé dans la bouche d’un de ses héros des paroles définitives et prophétiques :

« Et l’oisiveté ! Les petits-fils des hommes de 89 travestissent leurs noms et se consacrent à l’inutilité ! Prenez garde, messieurs ! nous vivons dans un temps où la stérilité est une abdication. Au-dessous de vous, dans l’ombre et sans bruit, se prépare un nouveau tiers-étal qui vous remplacera par la force des choses, comme vos grands-pères ont remplacé la caste dont vous reprenez les errements, et ce sera justice ! »

Augier n’a pas vieilli.


BRIEUX.

  1. Voir la Revue du 1er janvier.
  2. Dictionnaire des contemporains. Cf. Vie de Pigault-Lebrun, par Emile Augier. « Un rapprochement eut lieu entre le fils et le père, qui mourut en l’avantageant, autant que le nouveau code le permettait. Mais Pigault, fidèle à sa haine pour tout ce qui lui rappelait les injustices de l’ancien régime, déchira le testament, et partagea l’héritage avec ses frères et sœurs, au nombre de sept, échangeant ainsi l’opulence contre la médiocrité. »
  3. Pierre de la Gorce, Histoire du Second Empire.
  4. Comte de Beaumont-Vassy, Histoire intime du Second Empire.
  5. P. de la Gorce, Op. cit.
  6. M. de Freycinet. Discours à l’Académie française. Eloge d’Emile Augier.
  7. La Contagion.
  8. Le texte des Effrontés, thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris, par Henry Gaillard.
  9. Archives de la Comédie-Française.
  10. Ce sont les termes mêmes dont se servira Emile Augier dans la Question électorale.
  11. Paul de Saint-Victor.