Éloge historique de Lemonnier

Éloge historique de Lemonnier
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 37-54).


ÉLOGE HISTORIQUE

DE LEMONNIER,

ASSOCIÉ RÉGNICOLE,

LU LE 7 OCTOBRE 1800.


Si L'Institut ne publie point ordinairement de notice sur la vie de ses associés, ce n'est pas pour établir entre eux et ses membres résidants une différence que n'admet point la loi ; mais c'est que, n'ayant point le bonheur de vivre avec eux, nous ne les connaissons, comme le public, que par leurs ouvrages, et que nous ne pourrions rendre compte des détails de leur vie privée, ni peindre leur caractère moral.

En effet, qu'est-ce qui nous fait lire avec tant d'intérêt ces éloges que les Fontenelle et les Condorcet nous ont laissés des savants leurs contemporains ?

Ce ne sont pas les extraits presque toujours insuffisants des ouvrages, si connus d'ailleurs, de ces hommes célèbres ; ce ne sont point les indications presque toujours incomplètes de leurs découvertes : mais c'est la connaissance intime de leur individu ; c'est le plaisir d'être admis, pour ainsi dire, dans leur société ; de contempler de près leurs qualités, leurs vertus, leurs défauts même dans des tableaux tracés par le talent. Ce qui surtout fait de ces éloges une des lectures les plus attachantes et les plus utiles, c’est ce sentiment, dont on y est pénétré à chaque page, du bonheur vrai, de la sérénité que répand sur la vie la culture des sciences ; c’est cette longue suite de septuagénaires, d’octogénaires, parvenus à la gloire en éclairant le monde, et la comparaison de leur sort avec celui des hommes qui ont cherché cette gloire en le dévastant.

Quoique le séjour de Lemonnier à Versailles, dans ses dernières années, l’ait empêché d’être placé sur la liste des membres résidants de l’Institut, la plupart de ceux qui composent la classe dont il était associé ayant joui de son amitié, ayant pu apprécier ses vertus, pendant les quarante-neuf ans qu’il a appartenu à l’Académie des sciences, il a été facile de recueillir les traits de son histoire : heureux si les événements qui l’éloignèrent de notre sein ne nous avaient aussi enlevé l’homme qui savait donner tant d’intérêt à ces sortes de récits !

Louis-Guillaume Lemonnier, associé de l’Institut, ci-devant membre de l’Académie des sciences, conseiller d’État honoraire, et premier médecin du Roi, naquit à Paris le 27 juin 1717. Il était originaire des environs de Vire. Son père, professeur de physique au collège d’Harcourt et membre de l’Académie des sciences, est auteur d’un Cours de philosophie qui servait autrefois de livre élémentaire dans les collèges[1]. Son frère aîné, mort peu de temps avant lui, membre de l'Institut, et l'une de nos plus célèbres astronomes, avait été, pendant cinquante-deux ans, de cette même Académie. Le père et les deux fils y siégèrent ensemble pendant quatorze ans[2].

Cette espèce d'illustration, dont si peu de familles ont joui, est du nombre de celles qu'on peut citer dans l'éloge d'un homme de lettres ; quelle que soit la constitution de l'État, on peut toujours avouer une noblesse qui ne passe aux enfants qu'autant qu'ils le méritent par les mêmes travaux que leurs pères.

Fils d'un physicien, le jeune Lemonier devait naturellement se livrer à la physique, et il le fit d'abord avec succès. Il traduisit le Traité de l'équilibre des liqueurs de Cotes ; il trouva une manière ingénieuse de comparer le degré de fluidité des divers liquides, en comparant la rapidité avec laquelle ils s'écoulent par des orifices semblables[3]. Il montra que la commotion électrique peut se communiquer instantanément à plus d'une lieue sans s'affaiblir ; que l'eau est un des meilleurs conducteurs de l'électricité ; que l'air contient souvent une assez forte quantité de cette matière, même lorsqu'il n'y a pas la moindre apparence d'orage[4]. Il est le premier qui ait fait voir que les conducteurs se chargent d'électricité en raison, non pas de leur masse, comme on devait être tenté de le croire, mais de leur surface, et surtout de leur longueur[5]. Ces faits, aujourd'hui vulgaires, étaient alors des découvertes réelles et même brillantes, et le docteur Priestley, dans son Histoire de l'électricité, leur assigne la place honorable qu'ils méritent. Les articles Aimant et Aiguille aimantée, de la première Encyclopédie, remarquables par leur précision et leur clarté, sont de M. Lemonnier.

Mais, à côté de la physique, l'histoire naturelle eut bientôt une grande part à ses affections, et finit par l'emporter entièrement. Lorsque Cassini de Thury et Lacaille allèrent, en 1739, dans le midi de la France pour y prolonger la méridienne de l'Observatoire, Lemonnier, âgé alors de vingt-deux ans, fut envoyé avec eux pour recueillir les observations qui se présenteraient sur leur route. Il décrivit les mines d'ocre, de houille, de fer, d'antimoine et d'améthyste de l'Auvergne, les eaux minérales du Mont-d'Or, et les mines de fer et de jayet du Roussillon[6]. Il examine quelques eaux minérales, particulièrement celles de Barèges[7] ; il fit connaître les mauvaises qualités de certains champignons[8]. Ces premiers travaux en annonçaient de plus heureux, s’ils eussent été suivis : aussi leur auteur regretta-t-il toujours de s’être vu par degré conduit à abandonner l’étude active des sciences, pour suivre une carrière plus honorée et plus lucrative, mais qui convenait moins à la modération de ses goûts.

Dès sa première jeunesse[9], il avait été placé à Saint-Germain en Laye comme médecin de l’hôpital ; et, dans l’obligation de passer une grande partie de son temps dans cette petite ville, il y avait cherché une occupation qui pût lui faire oublier la capitale et le distraire des recherches plus profondes auxquelles il aurait voulu constamment se livrer.

Un jardinier fleuriste, nommé Richard, avait rassemblé par goût et par spéculation un assez grand nombre de plantes étrangères, et montrait beaucoup de talent pour leur culture : Lemonnier s’amusa à disposer ces plantes suivant le système de Linné.

Le duc d’Ayen, si célèbre par sa hardiesse à dire la vérité à la cour, et par l’art piquant de se faire une source de faveur de ce qui aurait perdu un courtisan moins habile, visitait quelquefois le jardin de Richard ; il y rencontra Lemonnier. Les entretiens du jeune botaniste inspirèrent bientôt le goût des plantes au grand seigneur ; le parc de celui-ci devint un champ plus vaste pour les travaux et les expériences du premier, et ne tarda pas à recevoir ces beaux arbres que l’on y admire encore aujourd’hui.

Louis XV, que son favori entretenait souvent de ses amusements, voulut les connaître par lui-même ; il se fit montrer ses plantations ; il entendit avec intérêt l'histoire, les propriétés de chaque végétal : étonné de trouver que les plaisirs qui instruisent valent au moins les plaisirs qui ne font que fatiguer, il voulut aussi avoir un jardin de botanique, et désira connaître l'homme qui avait si bien arrangé celui du duc. Celui-ci, saisissant avec empressement l'occasion de servir son ami, court le chercher, et, sans l'avoir prévenu, le conduit devant le monarque. Le jeune homme, surpris, s'intimide, pâlit, se trouve mal. Les rois eux-mêmes ne sont pas insensibles à la petite satisfaction de paraître imposants : dès ce moment, Louis XV donna à Lemonnier des marques d'une affection qui se changea en véritable faveur, lorsqu'il put mieux le connaître.

Lemonnier avait, en effet le genre de mérite propre à frapper les grands ; il savait rendre des idées nettes par des expressions élégantes ; aussi le roi, se l'étant attaché comme botaniste, goûta-t-il toujours de plus en plus son entretien ; et, lorsque les plaisirs et les affaires l'avaient également lassé, il venait souvent dans son jardin de Trianon, passer auprès de lui des instants que les courtisans enviaient, mais que Lemonnier n'employa jamais que pour l'avantage de la science aimable qui les lui procurait.

Nous avons vu, dans ce siècle, des souverains, des gens du monde, des gens de lettres, chercher, dans l'étude des plantes, quelque relâche à cette représentation qui les fatigue tous, chacun à sa manière ; un homme de génie a voulu reposer sur elles l'imagination qui l'avait rendu si malheureux, oublier avec elles les injustices et les travers de la société. On se demande comment d'autres parties de l'histoire naturelle, les animaux, par exemple, qui présentent un spectacle plus piquant et plus varié, qui conduisent à des idées plus profondes, n'ont point attiré l'attention de ces divers amateurs ? La raison en paraît fort simple, l'étude des animaux a des difficultés qu'un grand zèle peut seul faire surmonter ; il faut se livrer aux tourments, pour apprécier leurs facultés physiques ; leurs ressorts sont intérieurs, et ce n'est que le scalpel à la main, ce n'est qu'en vivant parmi les cadavres, qu'on peut les reconnaître. D'ailleurs nous retrouvons parmi eux le même spectacle que dans le monde : quoi qu'en aient dit nos moralistes, ils ne sont guère moins méchants ni guère moins malheureux que nous ; l'arrogance des forts, la bassesse des faibles, la vile rapacité, de courts plaisirs achetés par de grands efforts, la mort amenée par de longues douleurs, voilà ce qui règne chez les animaux comme parmi les hommes.

Dans les plantes, l'existence n'est point entourée par la peine ; aucune image triste ne ternit à nos yeux leur éclat ; rien ne nous y rappelle nos passions, nos chagrins, nos malheurs ; l'amour y est sans jalousie, la beauté sans vanité, la force sans tyrannie, la mort sans angoisses : rien n'y ressemble à l'espèce humaine.

Aussi a-t-on remarqué que ceux qui se sont livrés à la botanique ont été assez généralement des hommes religieux ; c'est qu'ils ne voyaient dans les objets de leurs études que l'ordre, la symétrie, la convenance, et qu'ils n'avaient pas d'occasion d'être frappés de ces distributions bizarres de biens et de maux qui semblent si souvent accuser la Providence.

Lemonnier fut aussi fort religieux, fort pieux même ; mais d'une religion, d'une piété, toutes bienfaisantes, comme cette Providence dont les œuvres lui avaient inspiré ces sentiments. Également éloigné de l'orgueilleuse humilité de tant de dévots, et du froid égoïsme de tant de philosophes, il fit ce que dévots et philosophes auraient eu souvent peine à faire ; il produisit à la cour ou il favorisa même les hommes dont il pouvait craindre la rivalité.

Ce fut lui qui présenta à Louis XV, pour avoir soin du jardin de Trianon pendant son absence, le célèbre Bernard de Jussieu, auquel il fournit par là l'occasion de développer cette méthode qui, portée depuis à la perfection par son illustre neveu[10], a replacé la France au rang que la Suède lui avait enlevé en botanique.

Nommé en 1755 professeur au Jardin des Plantes, il choisit pour son suppléant ce même neveu qui annonçait dès lors ce qu'il serait un jour, et il céda depuis sa place au célèbre professeur[11] qui l'occupe aujourd'hui, et qui ne s’est pas moins honoré par la reconnaissance qu'il lui a toujours témoignée, que par les grands progrès qu'il a fait faire à la science.

Lemonnier ne profita du goût de Louis XV, et ensuite de son propre crédit, soit à la cour, soit à l'Académie, que pour faire envoyer dans toutes les parties du monde, des voyageurs éclairés, chargés d'en rapporter les plantes. Simon et Michaud allèrent en Perse ; Antoine Richard parcourut les îles et les côtes de la Méditerranée ; Piraut se rendit sur les bords de l’Euphrate ; Aublet et ensuite Richard fils, à Cayenne ; Poivre, aux Indes et à la Chine, d’où les missionnaires faisaient d’ailleurs de fréquents envois ; Desfontaines visita l’Atlas, La Billardière le Liban.

Lemonnier lui-même recherchait dans ses courses les végétaux de l’intérieur de la France. Dès 1745 il avait fait l’herborisation de la forêt de Fontainebleau avec Linnæus, Antoine et Bernard de Jussieu ; et ce serait déjà pour tout autre un assez grand honneur que d’avoir été, même pour quelques jours seulement, le compagnon de trois pareils hommes. En 1753, il visita l’Auvergne, et fit imprimer le catalogue des plantes qu’il y avait trouvées. En 1775, il fit quelques herborisations avec J. J. Rousseau.

Ceux de ces voyages qui eurent lieu sous Louis XV, enrichirent d’abord le jardin de Trianon ; mais, lorsqu’après sa mort ce jardin fut abandonné, celui de Paris en reçut les premiers produits. Au reste, ni le prince ni son botaniste n’avaient voulu s’en réserver la jouissance exclusive ; des échanges, des distributions gratuites aux botanistes célèbres, les répandirent dans toute l’Europe. Souvent Linnæus reçut des graines recueillies de la main même de Louis XV, et il en témoigna sa gratitude en donnant le nom du roi, celui du duc d’Ayen et celui de Lemonnier, à autant de genres de plantes.

Avec tant de secours, Lemonnier aurait pu se placer aisément au rang de nos plus célèbres botanistes ; mais, comme son ami Bernard de Jussieu, il n'écrivit point. Lorsqu'on l'en pressait, il avait coutume de répondre que le temps employé à instruire les autres est perdu pour s'instruire soi-même ? il avait cependant une autre raison qu'il ne dissimulait point à ses amis, c'étaient les critiques injustes que ses premiers Mémoires avaient essuyées. Timide comme il le fut toujours, il s'affrayait de la moindre contradiction, et son silence n'a pu être balancé en faveur de sa réputation par tous les autres services qu'il a rendus à la botanique et à l'agriculture ; tant les hommes sont injustes dans la distribution de la gloire.

En effet, la première place dans leur mémoire est accordée à ceux qui ont détruit des hommes, la seconde à ceux qui les ont amusés ; à peine en reste-t-il une pour ceux qui les ont servis.

Et, pour ne point sortir de l'objet favori des soins de Lemonnier, tandis que, dans ce même pays où nos ancêtres se nourrissaient de glands et de châtaignes, les tables mêmes des gens de fortune médiocre se couvrent aujourd'hui de fruits succulents, de vins délicieux ; que leurs jardins se remplissent de fleurs éclatantes ou suaves, d'arbustes piquants par leur variété : rarement ceux qui jouissent de ces dons savent-ils les noms de ceux qui les leur ont procurés Cependant, la cerise, la pèche, l'abricot, la vigne nous ont été apportés des pays lointains par des agriculteurs ou par des hommes d'État. Ce n'est en tout genre qu'en forçant la nature que l'on a embelli la société. Les productions qui enrichissent nos colonies n'en sont point originaires : l'indigo y fut apporté des Indes ; le sucre, de Sicile, où il était aussi venu des Indes ; le café, venu d'Arabie au Jardin des Plantes, et porté à la Martinique, a fait la fortune de milliers de propriétaires et de négociants qui ignorent que c'est à Antoine de Jussieu qu'ils le doivent ; et si Poivre et Sonnerat n'avaient laissé des témoignages écrits de leurs travaux, Cayenne et l'Île de France oublieraient bientôt qu'ils hasardèrent leur vie pour donner à ces îles le girofle et la muscade.

Lemonier et quelques-uns de ses amis ont puissamment contribué à faire naître et à encourager en France ce goût pour naturaliser les végétaux utiles. Lemonnier surtout se livra sans interruption à cet objet pendant plus de cinquante années. Les jardins de Saint-Germain, de Trianon, de Bellevue furent remplis par lui des arbres étrangers les plus rares. Un terrain qu'il avait acquis de madame de Marsan, son amie, devint une espèce de dépôt, où des graines et des plants arrivaient de toutes les parties du monde, et d'où il en distribuait les rejetons à tous les amateurs. Il fit plus, il tenta d'en enrichir nos forêts. Des cèdres du Liban furent plantés dans le Roussillon, des pins de Weymouth dans différents endroits de la forêt de Fontainebleau ; plusieurs lieux incultes des environs de Rouen furent convertis en superbes forêts de pins maritimes et de sapins du Nord ; de pareilles forêts furent créées aux environs du Mans et en divers endroits des côtes. Avec le temps, notre marine aurait profité de ces travaux, si l'incurie des administrateurs ne les avait laissé détruire depuis quelques années. Il proposa aussi plusieurs fois au ministère de faire planter en France le pin de Riga, si nécessaire pour la nature, que nous allons chercher à grands frais, et dont nous manquons toujours en temps de guerre : mais des gens intéressés a faire venir cet arbre de loin entravèrent constamment ses projets. Lemonnier réussit mieux pour les fleurs et les arbres d'ornement. On lui doit la belle-de-nuit à longues fleurs, le faux acacia à fleurs couleur de rose, l'amandier à feuilles satinées ; il a multiplié prodigieusement les kalmias, les rhododendrons et les autres beaux arbustes de l'Amérique septentrionale. C'est lui qui a introduit l'usage du terreau de bruyère, si utile pour la culture des plantes du Cap et de l'Amérique.

Mais c'est assez le considérer comme agriculteur et comme botaniste ; voyons-le un moment sur un autre théâtre.

La faveur de Louis XV, et la confiance qu'il avait obtenue chez les grands comme médecin, devaient l'engager à tourner ses vues du côté de la cour ; il y fut tout à fait déterminé par une dame à qui son art avait sauvé la vie, la comtesse de Marsan. Elle se lia avec lui d'une amitié assez rare alors entre personnes d'un rang si différent, le logea chez elle, lui fournit toutes les facilités pour allier son amour pour la botanique avec l'assiduité nécessaire à la cour ; enfin elle le fit placer auprès des enfants de France, dont elle était gouvernante.

Malgré tous ces moyens d'avancement, malgré les services qu'il avait rendus comme médecin en chef de l'armée d'Hanovre, pendant la guerre de 1756, la modestie de Lemonnier se contenta longtemps de la place de premier médecin ordinaire, qu'il avait achetée, à son retour d'Allemagne, de l'économiste Quénai. À la mort de Senac, Louis XV eut le dessein de lui donner celle de premier médecin ; mais madame du Barry la demandait impérieusement pour Bordeu, et le faible roi ne put échapper aux persécutions de sa favorite qu'en supprimant le titre de premier médecin, dont il donna les fonctions et les honneurs à Lemonnier.

Cependant Louis XVI, étant monté sur le tronc, conserva auprès de sa personne Lieutaud, qui avait été son médecin pendant qu'il était dauphin ; Lassone succéda à Lieutaud, par la protection de la reine, et ce ne fut qu'en 1788 que Lemonnier parvint à la première place qui lui avait été destinée près de vingt ans auparavant.

Sa pratique de la médecine tenait plus de la prudence que de la hardiesse ; il prenait rarement un parti décisif, et cherchait à observer la nature plutôt qu'à la maîtriser ; il ordonnait peu de remèdes : mais, ce qui valait mieux que des remèdes, c'était l'intérêt qu'il prenait à ses malades, l'attention qu'il portait à les consoler, et surtout l'art qu'il avait de pénétrer les causes morales de leurs souffrances ; art d'autant plus précieux dans le pays qu'il habitait, que la plupart des maux des gens de cour ont leur source dans les affections de l'âme.

Sa conduite privée fut plus remarquable encore que sa manière d'exercer son art ; non-seulement il partagea avec plusieurs de ses devanciers le mérite, qui n'est peut-être pas bien grand pour un savant et pour un philosophe, de demeurer parfaitement étranger aux intrigues qui l'environnaient ; il eut de plus le mérite, si rare dans les cours et ailleurs, de montrer du courage et de la constance dans l'amitié. Lorsque le cardinal neveu de sa protectrice fut arrêté, il ne cessa jamais de le voir dans sa prison, et de braver la haine des personnages tout puissants qui le persécutaient.

Mais, ce qui le distingue le plus, ce fut son noble désintéressement et son extrême charité ; car il faut bien employer encore ce mot qui n'a point de synonyme. Dès l'instant où il habite la cour, il n'accepta aucun honoraire pour les soins qu'il donnait aux particuliers, et cependant il ne refusa jamais ces soins à personne : chaque fois que sa voiture paraissait, elle était entourée de pauvres qui venaient lui demander des conseils ; il les suivait souvent jusque dans les asiles de la misère, et y répandait ses bienfaits, ses consolations, plus encore que les secours de la médecine. Ce n'était qu'après avoir parcouru ainsi tous les lieux ou il pouvait trouver du bien à faire, qu'il se retirait dans son jardin, où il passait le reste du jour avec ses plantes et ses livres chéris, ou dans les pratiques d'une dévotion d'autant plus sincère qu'elle était plus cachée.

Cette conduite le faisait estimer de toutes les classes, et adorer des indigents ; l'air de bonté affectueuse qui se mêlait sur sa physionomie avec la candeur et la dignité modeste, inspirait le respect à ceux qui ne le connaissaient point.

Ce fut à cet extérieur imposant qu'il dut la vie dans la journée du 10 août 1792. Il se trouvait au château, et ne s'y borne point à remplir les fonctions de sa place : malgré son âge et son état, il crut de son devoir de concourir à la défense de ceux qu'il servait, et ce ne fut que lorsque la famille royale se fut rendue à l'Assemblée nationale, qu'il se retira dans une pièce qui lui était accordée dans le pavillon de Flore. Il ne tarda pas à entendre les cris de la fureur et ceux du désespoir. Sa porte est bientôt forcée ; la multitude se précipite dans sa chambre, l'entoure, le menace : il se croit déjà leur victime ; il se prépare à la mort, lorsqu'un inconnu sans armes l'apostrophe d'une voix dure, et, le prenant par le bras, lui ordonne de le suivre. Mais le combat dure encore, s'écria-t-il ! Ce n'est pas le moment de craindre les balles, est tout ce qu'on lui répond, et il est entraîné avec rapidité au travers des tas de morts, de mourants et du feu des deux partis. À son grand étonnement, son conducteur et lui n'éprouvent aucun obstacle dans leur marche, et ils parviennent sains et sauts de l'autre coté de la rivière. Là, cet homme, après avoir réfléchi un instant, dit : La bataille est gagnée, je n'y suis plus nécessaire ; je vais vous accompagner jusqu'à votre demeure, et il l'accompagna, en effet, jusqu'au Luxembourg, où Lemonnier avait son logement. Pendant le chemin, il lui apprit qu'il était un ancien militaire, engagé par ses opinions politiques à diriger une partie de l'attaque, et qui, frappe de son air vénérable, avait conçu pour lui un intérêt subit et s'était déterminé à lui sauver la vie.

La plupart des événements tragiques de la révolution présentent des traits pareils de générosité, qu'il vaudrait peut-être mieux conserver à la mémoire que tant de scènes d'horreur dont on se plaît à nous reproduire si souvent les affligeants récits.

L'attachement de Lemonnier pour son maître tenait à la personne, et non à la puissance. Il le prouva en continuant de le voir et de le secourir dans sa prison, et le dévouement constant que montrèrent à cet infortuné monarque un simple médecin et un ministre longtemps négligé dut sans doute le toucher beaucoup plus que ne le surprit ou ne l'affligea l'abandon de tous ces hommes si empressés autour de lui dans les jours de sa grandeur.

Lemonnier montra un autre genre de courage dans la manière dont il soutint les pertes et les malheurs qu'il eut bientôt à essuyer.

Je ne parle pas de celle de sa fortune : il était trop sage pour attacher quelque mérite même à ne pas plaindre de cette perte-là. Cependant, quoique sa place de premier médecin lui procurât un très-grand revenu, sa bienfaisance et ses dépenses pour la botanique ne lui avaient pas permis de faire d'économies. Il aurait bien trouvé quelques ressources dans la vente de son jardin et de sa bibliothèque : mais comment renoncer à ce qui lui était plus cher que la vie ? Pour éviter ce douloureux sacrifice, il redemanda le nécessaire à la science qui l'avait autrefois conduit à l'opulence ; on vit ce vénérable vieillard établir une petite boutique d'herboriste, et y recevoir gaiement un modique salaire des mêmes hommes auxquels il avait si souvent prodigue son or avec ses conseils : on ne savait ce qui les touchait le plus, du souvenir de ses bienfaits d'autrefois, ou du besoin où il était aujourd'hui de leur reconnaissance.

Mais qu'était la fortune auprès des autres coups qui frappaient Lemonnier, lorsqu'il voyait ses protecteurs, ses amis les plus chers, tomber successivement sous la hache des bourreaux ; lorsque ces beaux jardins qu'il avait plantés, dévastés par des barbares, ne lui présentaient plus que des idées lugubres ; lorsqu'il ne pouvait même parcourir le sien sans croire y rencontrer les ombres sanglantes des hommes illustres ou vertueux qu'il y avait autrefois reçus !

Ne dissimulons pas cependant une circonstance qui, si elle diminue quelque chose du mérite de sa résignation, fait le plus bel éloge de son cœur et est honorable pour l'humanité : il ne fut abandonné par aucun des amis que la mort ne lui enleva pas.

Jusqu'à ses derniers jours il fut entouré d'un cercle aimable, qu'attirait sa conversation toujours douce et gaie, toujours nourrie d'une quantité d'anecdotes piquantes et placées à propos. Deux de ses nièces faisaient tour à tour le charme de cette société, et dissipaient les moindres nuages qui auraient pu altérer la tranquillité du bon vieillard. Aussi répéta-t-il souvent : Mes dernières années ont été les plus heureuses.

Comment peindre le dévouement de la plus jeune, la seule restée libre ? Dans toute la fraîcheur de la jeunesse, dans tout l'éclat de la beauté, elle veut être son épouse. L'épouse d'un octogénaire devenu pauvre ! C'est qu'une épouse seule pouvait avec décence prendre les soins dont son cœur lui annonçait la prochaine nécessité. Dès lors elle ne le quitte plus : pendant dix mois d'une maladie douloureuse, elle n'a qu'un lit avec lui, elle la veille la nuit, elle le distrait le jour ; les aliments, les remèdes, elle lui prépare tout, elle lui donne tout de ses mains ; elle semble tenir sa vie suspendue par ce courage héroïque, par ce dévouement ignoré de tous les jours, de tous les instants, si supérieur à celui de l'homme qui affronte un moment la mort, parce qu'il n'a que le choix de la gloire ou de l'infamie.

Enfin arrive l'instant que sa piété n'a pu éloigner davantage ; elle tombe de douleur, une partie de ses membres perdent le mouvement : à peine les secours de l'art peuvent-ils le rappeler après plusieurs mois ; à peine les secours de la religion peuvent-ils rendre le calme à ce cœur si aimant et si abattu.

Je sens que je blesse la modestie de celle dont je parle : mais n'est-ce pas le plus beau trait de l'éloge de son époux, et aurait-elle voulu qu'on ignorât jusqu'à quel point il sut inspirer l'enthousiasme à ceux qui purent connaître son âme ?

M. Lemonnier est mort le 2 septembre 1799, âgé de 82 ans.



  1. Cursus philosophicus, 1750, 6 vol. in-12o.
  2. Louis-Guillanme Lemonier fut nommé ajoint-botaniste le 3 juillet 1743, associé le 14 mars 1744, et pensionnaire le 5 août 1758.
    Son frère Pierre-Charles, l'astronome, avait été nommé en 1735, et mourut le 3 avril 1799. Son éloge, par M. Lefèvre-Gineau, n'a point encore été imprimé.
    Leur père, Pierre Lemonmier, avait été nommé adjoint géomètre en 1725 et associé vétéran en 1736 ; il mourut, en 1757, à quatre-vingt—deux ans. Il ne paraît pas que son éloge ait été fait.
  3. Mémoires de l'Académie, pour 1741.
  4. Mémoires de l'Académie, pour 1752, p. 233.
  5. Ibid., pour 1746, p. 447.
  6. Ibid., pour 1744.
  7. Ibid., pour 1747.
  8. Ibid., pour 1760.
  9. En 1739.
  10. M. Antoine-Laurent de Jussieu.
  11. M. Desfontaines.