Éloge historique de Gilbert

Éloge historique de Gilbert
Recueil des éloges historiquesFirmin Didot FrèresTome 1 (p. 77-95).

ÉLOGE HISTORIQUE

DE GILBERT,

LU LE 7 OCTOBRE 1801.

Certaines personnes trouveront peut-être quelque contraste entre le sujet de ce discours et l'appareil imposant au milieu duquel je le prononce. Comment ! diront-elles, c’est dans ce palais célèbre, c'est devant ces images des grands hommes dont le génie honora la France, c'est en présence de ceux qui marchent si bien sur leurs traces, que le public est assemblé pour entendre l'histoire d'un simple agriculteur !

Les hommes si disposés à se prosterner devant la puissance n'accordent déjà qu'avec peine leurs hommages au génie, tant le pouvoir qui ne s'exerce que sur les opinions leur paraît inférieur à celui qui dispense les fortunes. De quel œil verront-ils que des honneurs publics soient rendus à un homme quine lit que du bien, et qui le fit dans le silence ?

Nous répondrons que c'est un des bienfaits de notre institution ; de corriger les erreurs de la renommée quelquefois aussi aveugle que la fortune, et de venger le mérite obscur de l'oubli où ceux qui en profitent le laissent si souvent.

Certes, ce genre de louange n'a pas les mêmes inconvénients que l'autre. La gloire de Virgile a fait bien des Chapelains ; celle d'Alexandre bien des Charles XII : mais les émules de Caton et de Columelle ne furent jamais ni odieux ni ridicules.

François-Hilaire Gilbert, membre du Corps législatif, de l'Institut national, du Conseil d'agriculture au ministère de l'intérieur, et de la Société d'agriculture du département de la Seine, professeur et directeur-adjoint de l'École vétérinaire d'Alfort, naquit à Châtellerault, le 18 mars 1757, de François Gilbert, procureur près le bailliage de cette ville.

Il commença ses études dans sa ville natale, et fut envoyé, à l'âge de quatorze ans, à Paris pour les continuer dans le collège de Montaigu, l'un des principaux de l'Université. Il manifestait dès lors ce caractère impétueux qui le distingue depuis, et son ardeur à faire justice par la voie la plus courte lui procura bientôt les désagréments qu'elle entraîne toujours dans nos sociétés amies des formes. Voyant un jour un de ses camarades maltraité par un autre, il repoussa si violemment l'agresseur, que son maître crut devoir le punir lui-même. Le jeune Gilbert était trop fier pour subir une peine qu'il croyait injuste, et il alla demeurer dans un autre collège, celui du Cardinal-le-Moine, Il n'y fut pas plus heureux. Un professeur de mathématiques, habile, mais brutal, se permit un jour de lui jeter son livre à la tête, parce que l'élève ne saisissait pas assez vite au gré du maitre une démonstration difficile. Gilbert le lui renvoya comme il l'avait reçu, et il fallut encore quitter cette maison.

Ses parents le placèrent alors chez un procureur, pour le préparer, par la pratique des écritures, à une petite place qu'ils lui destinaient. C'était bien de toutes les études celle qui convenait le moins à son genre d'esprit. Aussi fut-il bientôt jugé incapable de tout par l'homme de loi qui s'était chargé de le diriger ; et son père, attribuant à l'inconduite le peu de succès qu'il avait eu jusque-là, refusa de continuer la petite pension qu'il lui faisait. Gilbert se retira dans une espèce de grenier, au fond d'un faubourg, où il fut réduit à vivre d'aliments grossiers qu'il préparait lui-même. Il y passa gaiement plusieurs mois, sans autre société que les livres qu'il empruntait. Si mon père me voyait, disait-il un jour à un ami qui était venu l'y surprendre, il ne n'accuserait pas de mener une vie déréglée.

Un hasard heureux vint le tirer d'un état aussi précaire. Un jour, lisant Buffon, il fut frappé de l'éloge pompeux que ce grand naturaliste fait du cheval, et conçut un vif désir de connaître en détail ce noble animal, Il s'informe ; il apprend qu'il existe, une école ou le gouvernement entretient des jeunes gens pour les former à l'art vétérinaire.

Son parti est pris à l'instant ; il quitte sa retraite, et se présente, seul et sans protecteur, à l'audience du ministre. M. Necker l'était alors, frappé de l'air assuré de ce jeune homme, il le fit examiner par un intendant des finances, et, sur le rapport avantageux de ce dernier, il lui donna une place gratuite à l'école d'Alfort.

Gilbert, déjà fort instruit, et placé au milieu de jeunes gens la plupart dénués d'études préliminaires, ne pouvait tarder à être remarqué. On lui confia le soin de faire répéter les leçons aux élèves les moins avancés ; on lui fit traduire du latin quelques ouvrages relatifs à l'art vétérinaire, et le directeur de l'école le prit pour son secrétaire particulier.

Ces distinctions en faveur d'un nouveau venu étaient plus que suffisantes pour exciter la jalousie : cependant elles étaient si justes, et le caractère franc et ouvert de celui qui les recevait laissait si peu de prise à la haine, que Gilbert conserva toujours l'attachement de ses camarades, et que plusieurs d'entre eux parlent encore de lui avec une sorte d'enthousiasme.

Il n'avait été que trois ans élève d'Alfort, lorsqu'il en fut nommé professeur, c'est-à-dire, lorsqu'il devint le collègue des Daubenton, des Vicq-d'Azyr et des Fourcroy.

La vivacité de l'esprit, la rapidité et l'abondance de l'élocution, qui ne font pas toujours le savant profond, sont les premières qualités du professeur ; c'est en mettant lui-même à ce qu'il dit toute la chaleur d'un vif intérêt, qu'il sait en inspirer à ceux qui l'écoutent.

Gilbert, qui possédait toutes ces qualités dans un degré éminent, eut le plus brillant succès, et ce fut seulement alors que son père se réconcilia avec lui, s'apercevant que le choix que son fils avait fait de lui-même valait au moins celui auquel il avait voulu le contraindre.

Divers prix qu'il remporta sur des questions relatives à l'agriculture, proposées par quelques académies, le tirent bientôt connaître dans un cercle plus étendu que celui de son école. La principale de ces questions fut celle des prairies artificielles, que plusieurs sociétés d'agriculture proposèrent presque en même temps.

Les vues qui doivent diriger dans la solution des problèmes de cette espèce sont si peu appréciées, même par la plupart des savants, que quelques réflexions a ce sujet ne paraîtront pas déplacées ici.

Cette étonnante variété de plantes et d'animaux qui revêtent et qui vivifient la surface du globe, n'est pas composée d'un nombre d'éléments aussi considérable qu'on pourrait l'imaginer. L'analyse chimique réduit presque toutes leurs parties en quelques substances combustibles, la plupart volatiles. Un peu de charbon, d'azote, d'hydrogène, combinés en diverses proportions, soit entre eux, soit avec l'oxygène, voila, avec un peu de terre, ce qui fait la matière de ces êtres si admirables et si diversifiés.

Ces éléments leur viennent du sol et de l'atmosphère : les plantes les tirent de l'un par leurs racines, de l'autre par leurs feuilles ; les animaux les reçoivent déjà élaborés par les plantes, et, selon que la multiplication de ces deux règnes est plus ou moins active, la masse des éléments combinés est plus ou moins-forte, proportionnellement à celle des éléments libres ; et cette proportion peut varier à l'infini, depuis les immenses plaines sablonneuses de l'Afrique et de l'Arabie, où jamais l'œil du voyageur ne se repose sur la moindre verdure, jus qu'a ces vallées plantureuses de nos climats tempérés, ou d'épaisses forêts, de gras pâturages, de nombreux troupeaux, des guérets surchargés de récoltes, attestent l'influence bienfaisante d'un travail opiniâtre et sagement dirigé.

Car l'agriculture n'est que l'art de faire en sorte qu'il y ait toujours, dans un espace donné, la plus grande quantité possible d'éléments combinés à la fois en substances vivantes.

Quelque bizarre que cette définition puisse paraître a ceux qui n'y ont pas réfléchi, c'est la seule qui exprime dans toute sa généralité le véritable problème que l'agriculture se propose. Cette combinaison est le but commun auquel tendent tous ceux qui s'occupent de cet art, depuis le ministre qui dirige et le savant qui médite, jusqu'au manœuvre qui retourne la terre sans savoir ni s'informer pourquoi.

Mais parmi ceux qui se livrant aux travaux de l'agriculture, et parmi ceux qui jouissent de ses produits, il en est bien peu qui sachent combien il est difficile de faire arriver ces produits à cette plus grande quantité possible.

Les éléments qui composent les corps organisés tendent sans cesse à se disperser, et se disperseraient bientôt s'ils n'étaient sans cesse ramenés dans la circulation organique par la force de la génération et de la nutrition, si à l'instant où une plante est dans sa force, il ne se trouvait a point nommé un animal pour s'en nourrir ; si la terre ne recevait des animaux en engrais ce qu'elle leur donne en fourrage ; si des végé taux choisis ne forçaient pas l'atmosphère à rendre au sol ce que celui-ci perd par l'exportation de ce qu'il a fait naître. C'est comme dans la circulation politique, où la masse du numéraire ne contribue pas autant à l'aisance générale que la rapidité de son mouvement.

Mais, pour que l'agriculteur se détermine à toutes les peines et à toutes les avances qu'un tel travail exige, il faut qu'il soit assuré que ses produits seront consommés précisément dans la même mesure qu'il les obtiendra.

La juste proportion entre les terres à blé et les terres à fourrages, le choix des espèces les plus productives et les plus appropriées à chaque terrain, la perfection de tous les procédés de leur culture, ne suffisent donc pas : il faut souvent que les habitudes des peuples, leur façon de se vêtir, de se nourrir, soient encore modifiées, pour arriver à la solution la plus parfaite de ce grand problème ; et cependant c'est du résultat de tant de rapports compliqués que dépend la prospérité des empires. L'homme, ce roi des autres espèces, ne subsiste qu'à leurs dépens, et c'est leur multiplication qui fait la base de la sienne. N'ayez point assez de bestiaux, et bientôt vos champs effrités ne présenteront plus qu'un sol aride et épuisé ; ayez-en trop, et à la moindre interruption du commerce le peuple viendra vous demander en tumulte ce pain que l'étranger ne lui apportera plus.

Or, ces nombreuses difficultés, la question des prairies artificielles les embrasse toutes : c'est le pivot de l'agriculture, la clef du système de cet art ; il n'en est aucune branche qui ne soit plus ou moins liée à celle-là.

Gilbert la traita d’une manière digne de son importance. Il parcourut à pied toute la généralité de Paris ; il consulta les fermiers intelligents : il fut souvent obligé de les épier, et exposé à des refus, des humiliations, avant d’arriver à connaître quelques pratiques secrètes. Il examina l’exposition, la nature du sol, les débouchés de chaque canton ; étudia les plantes qui pouvaient réussir dans chacun d’eux, et déduisit de ce grand amas de faits le système de division le plus avantageux, les moyens les plus simples de l’introduire et de vaincre les obstacles qui s’y opposaient.

Un des résultats les plus curieux de ses recherches, c’est que le système de culture que ses méditations et son expérience lui avaient indiqué comme le plus avantageux se trouva être précisément le même que les Romains observaient dans les temps les plus florissants de la République. Comment se fait-il que nous soyons si instruits des crimes et des malheurs des anciens peuples, et que nous connaissions si peu les procédés de leur industrie ? et pourquoi avons-nous été si longtemps à retrouver la trace de leurs pratiques agricoles, tandis que leur ambition, leur tyrannie et leur bassesse n’ont manqué d’imitateurs dans aucun siècle ?

Ce mémoire de Gilbert n’a pas eu le sort de tant d’ouvrages, couronnés sans doute faute de concurrents, mais bientôt après condamnés au tribunal du public : il est regardé encore aujourd’hui comme un livre fondamental dans cette partie, et il a déjà été réimprimé deux fois[1].

Les matériaux et les idées qui avaient servi de base à son travail n’étaient pas si particuliers à la généralité de Paris, qu’ils ne pussent aussi être utiles aux provinces voisines ; il les employa de nouveau pour répondre à des questions à peu près semblables, proposées par l’Académie d’Amiens et par celle d’Arras, et il en obtint les mêmes récompenses.

Ces écrits l’ayant fait connaître du ministère, il fut dès lors consulté sur les questions délicates de l’administration, et chargé de plusieurs missions qui exigeaient du talent et de la probité.

M. de Tolosan, intendant du commerce, l’envoya en Angleterre pour y étudier la manière de conduire les moutons à laine longue, et pour tâcher d’en introduire la race dans nos provinces septentrionales ; opération bien importante pour nos manufactures d’étoffes rases, qui tiraient leurs laines d’Angleterre, comme celles de draps les tiraient d’Espagne, tandis qu’il nous aurait été si aisé de faire naître chez nous ces matières premières.

Le gouvernement l’employa ensuite contre un grand nombre d’épizooties ; mission souvent odieuse à ceux mêmes dont elle doit sauver la propriété, lorsqu’elle commence par la destruction des animaux infectés, et toujours pénible dans ces campagnes éloignées où le peuple croupit dans la superstition, la paresse et la misère : souvent Gilbert vit des paysans refuser d’employer pour leurs bestiaux d’autre remède que l’eau bénite.

Lorsque la révolution eut détruit les entraves que la féodalité opposait aux progrès de l’agriculture, on imagina qu’il suffirait d’éclairer les gens de la campagne pour exciter leur industrie. Des instructions populaires sur divers objets d’économie rurale furent imprimées et répandues dans les départements : Gilbert en composa quelques-unes et on remarque dans le nombre plusieurs traités de médecine vétérinaire qui seront toujours cités comme des ouvrages utiles[2].

Nommé membre de la commission et ensuite du conseil d’agriculture, il contribua avec ses collègues à la création d’un établissement où toutes les expériences devaient se faire en grand et qui pouvait être la source d’une foule d’améliorations dont notre économie rurale éprouve encore le besoin[3].

On peut dire qu’il combattit comme sur la brèche pour défendre cet établissement, lorsqu’une politique pusillanime et une économie ruineuse se liguèrent pour le dénaturer[4].

Espérons que dorénavant un gouvernement paternel et prévoyant se chargera lui-même de défendre la portion d'établissements de ce genre qui nous reste encore, et que l'appât d'un peu d'or présent n'empêchera plus de voir les bienfaits que promet l'avenir[5].

Dès l'époque désastreuse de 1793, Gilbert avait, de concert avec les mêmes collègues, employé le plus grand courage à préserver de la destruction un superbe troupeau de moutons espagnols, que notre confrère Chanorier, obligé de fuir, avait laissé à sa terre de Croissy. Lorsque tant de malheureux ne retrouvaient que de tristes débris des plus belles fortunes, cet excellent citoyen fut bien étonné de revoir sa plus précieuse propriété dans un meilleur état qu'il ne l'avait quittée. On ne sait que trop qu'alors il n'y avait pas partout de tels dépositaires.

Mais tous ces services rendus à sa patrie n‘étaient rien aux yeux de Gilbert, auprès de ceux qu'il espérait lui rendre dans la dernière mission qu'il reçut.

Après une guerre courte et glorieuse pour nos armes, l'Espagne avait fait sa paix avec la France. Un des articles du traité nous cédait la moitié espagnole de Saint-Domingue, c'est-à-dire qu'il nous permettait de la conquérir ; un autre, resté d’abord secret, nous accordait la faculté d'acheter en Espagne quelques milliers de ces moutons dont la superbe laine alimente encore aujourd'hui presque toutes nos manufactures de draps.

Prétendre sans restriction que ce dernier article était plus avantageux que l'autre, ce serait encourir l'imputation de philosophie, aujourd'hui si odieuse à certaines gens ; mais on conviendra du moins que, dans l'état où se trouvaient alors nos propres colonies, il n'y avait pas de comparaison.

Cependant ceux qui furent successivement portés à la tête des affaires, depuis le traité de Bâle, eurent trop à s'occuper de leur propre existence pour pouvoir penser à des améliorations lentes ; et quoique le terme de l’exploration fût fixé à cinq ans, il s'en était déjà passé trois, sans qu'on eût songé aux moyens de l'effectuer.

Gilbert saisit un moment de calme pour-lire sur cet objet, dans une de nos assemblées, un mémoire pressant, qui fut imprimé par ordre de la classe, et adressé par elle au gouvernement[6]. Un ministre, membre de l'Institut, qui n'a jamais manqué une occasion de servir l'agriculture[7], fit ordonner l'exécution de cette mesure, et Gilbert eut la satisfaction d'être lui-même chargé de cette mission délicate.

Que l'on juge de sa joie à cette nouvelle. L'Espagne bénit encore la mémoire de don Pèdre IV de Castille, et l'Angleterre celle d'Édouard IV, parce que ces princes donnèrent a leur pays les beaux troupeaux qui en font la principale richesse. Gilbert avait toujours offert ces exemples à l'administration. L'instant était enfin venu où ses conseils allaient être suivis, où la France allait jouir des mêmes avantages que ces pays rivaux ; et c'était lui-même qui était chargé de les procurer, c'était son nom qui allait s‘attacher à cette glorieuse époque ! On le vit, rayonnant de plaisir, annoncer cette nouvelle à ses amis. Ce fut avec une sorte de transport qu'il se prépara à quitter sa famille pour un voyage qui lui paraissait devoir être si court, si utile et si instructif.

Il ne prévoyait guère les obstacles et les chagrins qui l'attendaient ; il n'imaginait pas qu'il ne lui serait plus donné de revoir sa patrie.

Les premiers de ces obstacles, qui tenaient à la nature même des choses, ne furent pas les plus fâcheux.

On sait qu'encore aujourd'hui, dans le plus beau climat de l'Europe, l'Espagne croit devoir gouverner ses troupeaux comme ces peuples nomades confinés dans les plaines stériles de l'Afrique et de la Tartarie. Au lieu de préparer dans chaque ferme la quantité de fourrage nécessaire aux moutons, on les fait errer de province en province, suivant les saisons, pour chercher des pâturages. Des millions de ces animaux descendent en automne des montagnes de Galice et de Léon, et vont peupler pendent l'hiver les riches plaines de l'Andalousie et de l‘Estrémadure, d'où ils repartent au printemps. Une bande de terrain d'une largeur énorme est réservée pour leur passage, et perdue pour l'agriculture : les lois défendent sévèrement d'en enclore ni d'en cultiver aucune partie. On observe dans ces voyages la même discipline que dans ceux d'une armée : chaque grand troupeau ou cavagna, de 40 à 50,000 bêtes, se subdivise en trou peaux plus petits, conduits chacun par un berger d'un ordre inférieur ; ceux-ci obéissent à un chef commun nommé mayoral. Des boulangers, des valets de toute espèce marchent à la suite ; on avance en colonnes et à petites journées. Ce n'est qu'à l'époque de la tonte que les troupeaux se rassemblent, et que leurs propriétaires viennent en faire la revue ; ce n'est aussi qu'alors qu'on peut acheter avec avantage et choisir sur un grand nombre, tandis que le reste de l'année il faut courir après ces troupeaux errants, et prendre ce qu'on vous présente.

Or, Gilbert fut tellement entravé, qu'il manqua deux ans de suite cette époque favorable. D'abord les propriétaires des troupeaux, soit par une sorte de patriotisme assez raisonnable, soit par la crainte de déplaire à la cour, refusèrent, sous toute sorte de prétextes, de lui rien vendre. Il fallut solliciter des lettres du roi pour les engager à être moins opiniâtres ; et lorsqu'eux-mêmes eurent cédé, il fallut vaincre encore les refus des bergers, qui regrettaient de voir partir les beaux individus de leurs troupeaux.

Ces lenteurs se compliquèrent avec les retards dans les payements qui devaient venir de France. Par une fatalité qui semble attachée à la nature humaine, les peuples achètent l'or à tout prix pour s'entre-détruire, et ne disposent jamais de rien quand il s'agit de se rendre heureux chez eux.

On avait promis à Gilbert de faire arriver avant lui à Madrid toutes les sommes qui avaient été jugées nécessaires, et ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois de séjour qu'il reçut une lettre de crédit allant à peine au tiers de ce qu'il lui fallait ; encore, au moment où il allait l'employer, son banquier reçut-il ordre de la réduire à moitié, de sorte qu'il ne put disposer que d'une misérable somme de trente mille francs pour une opération où il aurait fallu prodiguer des millions. Soit impuissance ou négligence de la part des chefs, soit infidélité de la part des agents, toutes ses sollicitations, toutes celle de ses amis de France, furent impitoyablement éconduites pendant plus d'une année. Il fut obligé d'engager son propre patrimoine pour acquitter des dettes d'autant plus sacrées à ses yeux qu'elles intéressaient l'honneur de sa patrie, et ce ne fut qu'avec peine qu'il obtint le supplément nécessaire pour se tirer des cruels embarras où l'avait mis sa confiance en ceux qui l'envoyaient.

On conçoit quels chagrins devaient l'accabler. Il se flattait, en partant, d'avoir tout fait en trois mois ; il attachait à ce travail la gloire de toute sa vie, et après deux ans de traverses, de fatigues incroyables, de contrariétés de tout genre et même d'humiliations, le troupeau qu'il était parvenu à rassembler était à peine le tiers de ce qu'il aurait dû être.

Ces chagrins achevèrent ce que les fatigues avaient commencé. On sait combien les voyages sont pénibles en Espagne, pays sans grandes routes, sans auberges, sans aucun secours pour les étrangers. Mais les désagréments des provinces fréquentées ne sont rien en comparaison de ceux que Gilbert éprouva dans les montagnes de Léon, le pays le plus sauvage de tout le royaume.

Il fut obligé de les parcourir dans une saison pluvieuse, presque toujours à pied, et traînant son cheval le long des précipices, couchant dans les huttes des pâtres au sommet des rochers, souvent au-dessus de la région des nuages. Il y gagna une fièvre tierce que l'abattement de son esprit fit bientôt dégénérer en fièvre maligne, et qui l'emporta au bout de neuf jours, le 6 septembre 1800.

Aussi longtemps qu'il conserva un peu de force, il ne cessa d'étudier et de recueillir tout ce qu'il crut pouvoir être utile. Ces glands doux, préférables aux châtaignes, et qu'on dit avoir fait la première nourriture des hommes ; la pistache de terre, plante singulière, dont le fruit est attaché aux racines ; des boutures des ceps qui produisent ces vins si célèbres dans toute l'Europe, furent envoyés par lui au ministre. Il porta encore une attention particulière sur ces fameux haras de l'Andalousie, qui fournissaient jadis les chevaux les plus estimés de l'Europe, et que la manie réglementaire, aussi funeste à l'agriculture qu'aux autres branches de l'industrie, a tant fait dégénérer de leur ancienne splendeur. Le mémoire qu'il envoya à ce sujet à l'Institut national, serait digne d'être médité par les administrateurs espagnols.

On voit, dans les dernières lettres qu'il écrivait au ministère pour essayer encore de réveiller sa sollicitude en faveur de ce troupeau si chèrement acquis, le pres sentiment qu'il n'aurait pas le bonheur de le ramener lui-même en France. Il y indiquait, avec le plus tendre intérêt, les précautions nécessaires pour le transporter, le recevoir, l'acclimater, et le distribuer de la manière la plus profitable.

Il faut avoir connu Gilbert pour comprendre comment de simples contrariétés purent lui devenir si funestes. L'air de son visage, l'éclat de ses yeux, faisaient connaître, au premier aspect, la vivacité de son caractère et la chaleur de son âme. Agreste comme sa profession, il n'avait nulle idée de ces détours par lesquels la plupart des hommes prétendent être forcés de passer pour arriver au bien. Il était d'un patriotisme ardent ; et cependant il n'imita point tant d'hypocrites qui ne surent jamais montrer leur zèle pour le bien public qu'en faisant des malheurs particuliers. Il protégeait, au contraire, de préférence ceux qui appartenaient au parti persécuté, et, dans les diverses vicissitudes de la révolution, le pouvoir a changé assez souvent de main pour lui donner occasion de prouver que c'était l'infortune et non les opinions qu'il protégeait. Plusieurs fois des hommes de partis opposés furent étonnés de trouver dans sa maison un asile commun.

Qu'on nous permette de raconter un des traits qui peignent le mieux la délicatesse et l'étendue de sa générosité.

Dans ce temps où la destitution entraînait les fers, et où les fers annonçaient la mort, un de ses collègues, que des liaisons avec l'une des principales victimes de cette époque funeste avaient rendu suspect[8], perdit sa place et fut renfermé à Saint-Lazare. Tant que sa détention dura, Gilbert portait, chaque mois, à la femme de cet ami la moitié de ses propres appointements, lui laissant croire que c'étaient ceux de son mari, afin qu'elle ne se doutât pas de sa destitution, et qu'elle ne vit point toute l'étendue du danger qu'il courait.

Un trait moins intéressant par lui-même mérite encore d'être rapporté, à cause d'un heureux concours de circonstance qui le récompense immédiatement de sa bonne action.

Lorsqu'il entra en Espagne, les routes étaient infestées de voleurs, restes de la guerre qui avait désolé la frontière ; et comme on ne pouvait voyager qu'en troupe et bien armé, il s'était arrangé pour faire route commune avec plusieurs marchands. Une française[9] dont la grandeur passée n'a fait qu'aggraver les malheurs présents, apprenant qu'un de ses compatriotes passait dans son voisinage, le fait prier de venir la trouver. Gilbert, imaginant bien qu'il n'entendrait que des plaintes auxquelles il ne pourrait donner aucun remède, refusa d'abord de quitter sa caravane ; mais un instant de réflexion le rappela à son caractère, et il se détourna de plusieurs lieues pour porter à cette dame au moins quelques consolations.

Précisément dans cet intervalle, la troupe qu'il venait de quitter fut battue et dévalisée par les brigands ; son humanité lui fut plus utile que ne l'auraient été ses précautions ; il passa sain et sauf quelques heures après.

Tel fut l'homme estimable que nous regrettons. Sa mort a plongé ses amis dans le deuil ; elle a laissé dans l'abandon une famille intéressante ; et, ce qui doit sans doute être dit dans son éloge, elle a fait vaquer à l'Institut une place que jusqu'à présent la classe des sciences physiques n'a cru pouvoir remplir : c'est aussi là une sorte d'hommage qui prouve mieux que tous les discours l'étendue de la perte qu'elle a faite.



  1. Traité des Prairies artificielles ; Paris, 1799, in-8o.
  2. Recherches sur les causes des maladies charbonneuses dans les animaux, etc. ; 1795.
    Instruction sur le vertige abdominal, ou indigestion verrigineuse des chevaux ; 1795.
    Instruction sur le claveau des moutons ; 1796.
  3. Dans le domaine de Sceaux.
  4. Le Directoire fit vendre ce domaine, qui avait appartenu au duc de Penthièvre, pour qu’il ne fût pas dit qu’un seul des biens de la maison de Bourbon restait disponible.
  5. Ce vœu a été inutile. La fermette la Ménagerie, où l'on avait transporté l'École d'agriculture, fut aliénée peu de temps après, comme on le prévoyait au moment ou cet éloge fut prononcé.
  6. Instruction sur les moyens les plus propres à assurer la propagation des bêtes à laine de race d'Espagne, et à la conservation de cette race dans toute sa pureté ; in-8°.
  7. M. François de Neufchâteau.
  8. M. Dubois, qui a été depuis préfet du Gard : il avait été attaché à M. de Malesherbes.
  9. M. la duchesse douairière d'Orléans.