Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 25-27).

XV. — Mais ne parlons plus des mortels. Parcourez l’ensemble du Ciel ; je consens que mon nom soit pris pour injure, si l’on y découvre un seul dieu, de ceux qu’on goûte et qu’on recherche, qui ne soit de ma clientèle. Pourquoi Bacchus est-il toujours le jeune éphèbe aux beaux cheveux ? C’est qu’il vit, ivre et inconscient, parmi les festins, les danses, les chants et les jeux, et qu’il n’a pas avec Pallas le moindre commerce. Il tient si peu à passer pour sage, que le culte qui lui agrée n’est que farces et plaisanteries. Il ne s’offense pas de l’adage qui le déclare « plus fou que Morychos ». Ce nom de Morychos vient de la statue à l’entrée de son temple, que les cultivateurs s’égaient à barbouiller de moût et de figues fraîches. Quels coups de boutoir n’a-t-il pas reçus de l’ancienne Comédie ! « Le sot dieu, disait-on, bien digne de naître d’une cuisse ! » Mais qui n’aimerait mieux être ce fou et ce sot, toujours jovial, toujours juvénile, apportant plaisirs et joie à chacun, plutôt qu’un Jupiter peu sûr et redoutable au monde entier, ou le vieux Pan, qui sème partout la déroute, ou Vulcain souillé de cendre et sali du travail de sa forge, ou Pallas elle-même, au regard torve, qui menace continuellement de sa Gorgone et de sa lance ! Cupidon ne cesse pas d’être enfant ; pourquoi ? parce qu’étant frivole, il ne s’occupe et ne songe à rien de sensé. Pourquoi la beauté de Vénus dorée est-elle un éternel printemps ? parce qu’elle est de ma famille et porte au visage la couleur de mon père, d’où Homère l’appelle Aphrodite d’or. De plus, elle a toujours le sourire, à en croire les poètes ou les sculpteurs, leurs émules. Quelle divinité enfin fut plus honorée des Romains que Flore, mère de tous les plaisirs ?

Si l’on étudie attentivement dans Homère comment se comportent même les dieux sévères, on trouvera partout maint trait de folie. Connaissez-vous bien, par exemple, les amours et les ébats de ce Jupiter qui gouverne la foudre ? Cette farouche Diane, qui oublie son sexe et ne fait que chasser, dépérit cependant d’amour pour Endymion. Je voudrais que Momus leur fît entendre leurs vérités, ce qui jadis lui arrivait assez souvent ; mais ils se sont fâchés et l’ont précipité sur la terre avec Até, parce que ses remontrances importunaient la félicité divine. Et l’exilé n’est ici-bas recueilli par personne ; il ne le sera surtout point à la cour des princes : ma suivante, la Flatterie, qui y tient la première place, s’accorde avec Momus comme le loup avec l’agneau.

Depuis qu’ils l’ont chassé, les Dieux s’amusent davantage et beaucoup plus librement. Ils mènent la vie facile, comme dit Homère, et nul ne les censure plus. Comme il leur prête à rire, le Priape de bois de figuier ! Comme ils se divertissent aux larcins et aux escamotages de Mercure ! Vulcain, à leur banquet, devenu l’habituel bouffon, arrive en claudiquant, débite ses malices et ses énormités, et toute la table crève de rire. Puis Silène, barbon lascif, leur danse la cordace avec le lourd Polyphème, tandis que le chœur des Nymphes les régale de la gymnopédie. Des Satyres, aux jambes de bouc, leur jouent des farces atellanes. Avec quelque chanson idiote Pan les fait tous pouffer, et ils préfèrent son chant à celui des Muses, surtout à l’heure où le nectar commence à leur monter à la tête. Comment conter ce que font, après le repas, des dieux qui ont bu consciencieusement ? C’est tellement fou que je ne pourrais quelquefois m’empêcher d’en rire. Mais mieux vaut, sur ce point, se taire comme Harpocrate, de peur que quelque dieu Corycéen ne nous écoute révéler des choses que Momus lui-même n’a pu dire impunément.