Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 81-84).

LXIII. — De telles autorités sont-elles de peu de poids auprès des chrétiens ? J’étaierai alors mon éloge, je le fonderai, comme disent les doctes, sur le témoignage des Saintes Écritures. Que les théologiens me le pardonnent, la tâche est difficile, et ce serait le cas de faire de nouveau venir les Muses de l’Hélicon ; mais quel grand voyage pour un objet qui ne les concerne guère ! Il me conviendrait mieux, sans doute, puisque je fais la théologienne et m’aventure parmi ces épines, d’évoquer en mon sein, du fond de sa Sorbonne, l’âme de Scot. Plus épineuse que le porc-épic et le hérisson, elle s’en retournera ensuite où elle voudra, « chez les corbeaux », s’il lui plaît. Que ne puis-je changer aussi de visage et me parer de l’habit théologique ! Mais je redoute qu’on m’accuse de larcin et de pillage clandestin dans les cassettes de nos docteurs, quand on me verra si forte en théologie. Il n’est pourtant pas étonnant qu’étant depuis si longtemps de leur intime compagnie j’aie attrapé quelque chose de leur savoir : Priape, dieu de figuier, a bien noté et retenu quelques mots grecs de ce que son maître lisait devant lui ; et le coq de Lucien, à force de fréquenter les hommes, n’a-t-il pas appris le langage humain ? Commençons donc sous de bons auspices.

« Le nombre des fous est infini », écrit l’Ecclésiaste, au chapitre premier. Ce mot paraît bien embrasser tous les hommes, sauf quelques-uns qu’on n’aperçoit guère. Jérémie est plus explicite encore, au chapitre X : « Tout homme devient fou par sa propre sagesse. » Dieu seul est sage, selon lui, l’humanité entière étant folle. Il dit un peu plus haut : « Que l’homme ne se glorifie point de sa sagesse ! » Pourquoi le lui interdis-tu, brave Jérémie ? Tout simplement, répondra-t-il, parce que l’homme n’a pas de sagesse. Mais revenons à l’Ecclésiaste : « Vanité des vanités, s’écrie-t-il, et tout est vanité ! » Qu’entend-il ici, sinon que la vie humaine, selon ma formule, n’est qu’un jeu de la Folie ? C’est un caillou blanc qu’il joint pour moi à la magnifique louange cicéronienne déjà citée : « Le monde est rempli de fous. » Que signifie encore cette parole du docte Ecclésiastique : « Le fou change comme la lune, le sage demeure comme le soleil ? » Tout simplement que le genre humain est fou et que Dieu immuable a seul l’attribut de la Sagesse ; car la nature humaine est figurée par la lune et Dieu par le soleil, source de toute lumière. Le Christ lui-même, dans l’Évangile, ajoute que Dieu seul doit être appelé bon : si sagesse et bonté, comme le veulent les Stoïciens, sont des termes identiques, et si quiconque n’est pas sage est fou, tout ce qui est mortel dépend nécessairement de la Folie.

Salomon dit encore au chapitre XV : « Sa folie fait la joie du fou », reconnaissant manifestement que, sans folie, la vie n’a aucun charme. À la même idée se rapporte ce passage : « Qui ajoute à la science ajoute à la douleur ; plus on connaît, plus on s’irrite. » L’excellent discoureur n’a-t-il pas exprimé une pensée semblable au chapitre VII : « Le cœur des sages est avec la tristesse, le cœur des fous avec la joie. » C’est pourquoi il ne lui a pas suffi d’approfondir la Sagesse, il a voulu faire aussi ma connaissance. Si vous en doutez, voici ses propres paroles au chapitre premier : « J’ai appliqué mon cœur à connaître la Sagesse et la Science, les erreurs et la Folie. » Remarquez ici, à l’honneur de la Folie, qu’il la nomme en dernier lieu. Vous savez que l’ordre usité dans l’Église est que le premier personnage en dignité paraisse le dernier dans les cérémonies, ce qui est conforme au précepte évangélique. Mais que la Folie soit de plus haut prix que la Sagesse, voilà ce que le livre de l’Ecclésiaste, quel qu’en soit l’auteur, atteste clairement au chapitre XLIV. J’attendrai seulement, pour faire ma citation, que vous aidiez ma méthode inductive en répondant aux questions que je vais vous poser à la manière de Socrate dans les dialogues de Platon.

Quels objets vaut-il mieux mettre sous clef ? Ceux qui sont précieux ou ceux qui n’ont ni rareté, ni valeur ? Vous vous taisez. Si vous n’avez point d’avis, ce proverbe répondra pour vous : « La cruche reste à la porte », et, pour le faire accepter, je cite qui le rapporte ; c’est Aristote, dieu de nos docteurs. Est-il parmi vous quelqu’un d’assez absurde pour laisser sur le grand chemin ses bijoux et son or ? Personne assurément. Vous les serrez au plus secret de la maison, aux coins les plus retirés et dans les cassettes les mieux ferrées ; vous laissez sur la voie publique les ordures. Or, si ce qu’on a de plus précieux est tenu caché, et ce qu’on a de plus vil abandonné au jour, la Sagesse, que l’on défend de cacher, n’est-elle pas de toute évidence moins précieuse que la Folie, qu’on recommande de dissimuler ? Voici maintenant le témoignage que j’invoquais : « L’homme qui cache sa folie vaut mieux que celui qui cache sa sagesse. »

Les Saintes Écritures reconnaissent au fou la qualité de modestie, en face du sage qui se croit au-dessus de tous. C’est ainsi que j’entends l’Ecclésiaste, au chapitre X : « Mais le fou qui marche dans sa voie, étant insensé, croit que tous les autres sont fous comme lui. » N’est-ce pas, en effet, d’une bien belle modestie d’égaler tout le monde à soi-même et, alors que chacun se met vaniteusement au-dessus des autres, de partager avec tous ses mérites ? Ce grand roi Salomon n’a pas rougi du titre, quand il a dit, chapitre XXX : « Je suis le plus fou des hommes. » Et saint Paul, le docteur des nations, le revendique délibérément dans l’épître aux Corinthiens : « Je parle en fou, dit-il, l’étant plus que personne », comme s’il était humiliant d’être surpassé en folie.

J’entends ici protester à grands cris certains petits grécisants, qui s’efforcent de crever les yeux des corneilles, c’est-à-dire des théologiens de ce temps-ci, et publient leurs commentaires pour éblouir les gens. (La troupe a pour chef en second, sinon en premier, mon ami Érasme, que j’aime à nommer souvent pour lui faire honneur.) Citation vraiment folle, clament-ils, et bien digne de cette Moria ! La pensée de l’Apôtre est fort loin de cette rêverie ; ses paroles ne signifient nullement qu’il se dit plus fou que les autres ; mais après avoir écrit : « Ils sont ministres du Christ, je le suis aussi », ce qui l’égale aux autres Apôtres, il se corrige en précisant : « Je le suis même davantage. » Il sent, en effet, que, voué comme eux au ministère de l’Évangile, il leur est en quelque sorte supérieur. Pour se faire reconnaître comme tel, sans offenser par une parole d’orgueil, il se couvre du manteau de la Folie : il se dit fou parce que les fous ont seuls le privilège de la vérité qui n’offense pas.

J’abandonne à la discussion le sens que Paul a donné à ce passage. Il y a de grands théologiens, gros et gras, et pleins de leur autorité, que je veux uniquement suivre ; ainsi font la plupart des savants, qui aiment mieux errer avec eux qu’être dans le vrai avec ceux qui connaissent les trois langues. Les petits grécisants ne sont pas pris au sérieux plus que des oiseaux. Du reste, un glorieux théologien, dont je tais le nom par prudence (nos grécisants lui lanceraient aussitôt le brocard grec de l’âne jouant de la lyre), a commenté le passage en question magistralement et théologalement. De cette phrase : « Je parle en fou, l’étant plus que personne », il tire un chapitre inattendu, qui a demandé une dialectique consommée, et il divise son interprétation d’une façon également nouvelle. Je le cite textuellement, forme et substance : « Je parle en fou, c’est-à-dire, si je vous parais déraisonner en m’égalant aux faux apôtres, je ne vous paraîtrai pas plus sage en me préférant à eux. » Puis il oublie son sujet et passe à un autre.