Traduction par Pierre de Nolhac.
Garnier-Flammarion (p. 63-68).

LIII. — Il vaudrait mieux, sans doute, passer sous silence les Théologiens, éviter de remuer cette Camarine, de toucher à cette herbe infecte. Race étonnamment sourcilleuse et irritable, ils prendraient contre moi mille conclusions en bloc et, si je refusais de me rétracter, me dénonceraient sans délai comme hérétique. C’est la foudre dont ils terrifient instantanément qui leur déplaît. Je n’ai rencontré personne qui soit moins reconnaissant qu’eux de mes bienfaits, quoique je les en accable. L’amour-propre, par exemple, les juche au troisième ciel. Du haut de ce séjour enchanté, ils regardent le reste des mortels, troupeau rampant sur la terre, et le prennent en pitié. Je les entoure d’une armée de définitions magistrales, conclusions, corollaires, propositions explicites et implicites ; ils sont munis de tant de faux-fuyants qu’ils sauraient échapper au filet de Vulcain par les distinctions dont ils disposent et qui trancheraient tous les nœuds plus aisément que la hache de Ténédos. Leur style regorge de néologismes et de termes extraordinaires. Ils expliquent à leur manière les arcanes des mystères : comment le monde a été créé et distribué ; par quels canaux la tache du péché s’est épandue sur la postérité d’Adam ; par quels moyens, dans quelle mesure, et à quel instant le Christ a été achevé dans le sein de la Vierge ; de quelle façon, dans le sacrement, les accidents subsistent sans la matière.

À ces questions, aujourd’hui rebattues, les grands théologiens, les illuminés comme ils disent, préfèrent et jugent plus dignes d’eux d’autres qui les excitent davantage : s’il y a eu un instant précis dans la génération divine ; s’il y a eu plusieurs filiations dans le Christ ; si l’on peut soutenir cette proposition que Dieu le Père hait son Fils ; si Dieu aurait pu venir sous la forme d’une femme, d’un diable, d’un âne, d’une citrouille ou d’un caillou ; si la citrouille aurait prêché, fait des miracles, été crucifiée. Qu’aurait consacré saint Pierre, s’il eût célébré tandis que le corps du Christ pendait sur la croix ? À ce moment, pouvait-on dire que le Christ fût homme ? Les hommes, après la résurrection, pourront-ils manger et boire ? Nos gens se prémunissent par avance, on le voit, contre la faim et la soif.

Innombrables sont leurs subtiles niaiseries, encore plus subtiles que les précédentes, au sujet des instants, notions, relations, formalités, quiddités, eccéités, toutes imaginations que seul l’œil de Lyncée pourrait percevoir ; encore lui faudrait-il distinguer à travers les plus épaisses ténèbres ce qui n’existe pas. Joignez-y des sentences tellement paradoxales que celles des Stoïciens, qui portent le nom de paradoxes, semblent auprès d’elles banalités et lieux communs :

« Le péché, disent-ils, est moindre de massacrer mille hommes que de coudre le soulier d’un pauvre le dimanche. Il serait plutôt permis de laisser périr l’univers entier, avec tout ce qu’il contient, que de dire un tout petit mensonge, si léger fût-il. » Des subtilités plus subtiles encore encombrent les voies où vous conduisent les innombrables scolastiques. Le tracé d’un labyrinthe est moins compliqué que les tortueux détours des réalistes, nominalistes, thomistes, albertistes, occamistes, scotistes, et tant d’écoles dont je ne nomme que les principales. Leur érudition à toutes est si compliquée que les Apôtres eux-mêmes auraient besoin de recevoir un autre Saint-Esprit pour disputer de tels sujets avec ces théologiens d’un nouveau genre.

Saint Paul, reconnaissent-ils, a eu la foi, mais il la définit bien peu magistralement en disant : « La foi est la substance de l’espérance et la conviction des choses invisibles. » Il pratiquait parfaitement la charité, mais il ne l’a ni divisée, ni définie selon la dialectique, dans la première épître aux Corinthiens, chapitre XIII. Les Apôtres, assurément, consacraient avec piété l’Eucharistie ; mais qu’auraient-ils répondu sur le terme a quo et le terme ad quem, sur la transsubstantiation, sur la présence du même corps en des lieux divers, sur les différences du corps du Christ au Ciel, sur la Croix et dans le Sacrement, sur l’instant où se produit la transsubstantiation et celles des paroles opérantes qui y suffisent. N’en doutons pas, les réponses des Apôtres eussent été beaucoup moins subtiles que les dissertations et définitions des Scotistes. Ils connaissent la Mère de Jésus, mais qui d’entre eux a démontré son exemption de la souillure d’Adam aussi philosophiquement que l’ont fait nos théologiens ? Pierre a reçu les clefs, et certainement de Celui qui ne les eût pas confiées à un indigne ; cependant, je ne sais s’il aurait compris cette idée subtile que l’être qui ne possède pas la science peut en avoir la clef. Les Apôtres baptisaient en tous lieux ; pourtant, ils n’ont enseigné nulle part quelle est la cause formelle, matérielle, efficiente et finale du baptême ; ils n’ont jamais fait mention de son caractère délébile et indélébile. Ils adoraient, certes, mais en esprit, se bornant à suivre cette parole évangélique : « Dieu est esprit et doit être adoré en esprit et en vérité. » Il ne semble pas qu’on leur ait révélé qu’une adoration pareille soit due à une médiocre image tracée au charbon sur un mur et qui montre le Christ lui-même, pourvu qu’elle présente les deux doigts levés, de longs cheveux et trois rayons adhérents à l’occiput. Pour connaître ces choses, ne faut-il pas avoir étudié au moins trente-six ans la physique et la métaphysique d’Aristote et de Scot ?

Les Apôtres nomment la grâce, mais jamais ils ne distinguent la grâce donnée gratuitement de la grâce gratifiante. Ils encouragent aux bonnes œuvres sans discerner la différence entre l’œuvre opérante et l’œuvre opérée. Ils enseignent la charité, sans savoir séparer l’infuse de l’acquise, sans expliquer si elle est accident ou substance, chose créée ou incréée. Ils détestent le péché, mais ce que nous appelons le péché, que je meure s’ils ont su en donner une définition scientifique ! Il leur manque d’avoir étudié chez les Scotistes. Qui me fera croire que saint Paul, par qui nous jugeons du savoir de tous, eût condamné si souvent les questions, discussions, généalogies, et ce qu’il appelle les querelles de mots, s’il avait été lui-même initié à ces arguties ? Et cependant, les disputes d’alors étaient bien médiocres et bien grossières en regard de celles de nos maîtres, plus subtils que Chrysippe lui-même.

Ces docteurs cependant se montrent assez modestes pour ne pas condamner ce que les Apôtres ont écrit d’imparfait et de peu magistral ; on consent à honorer à la fois l’antiquité et le nom apostolique ; et, en vérité, il ne serait pas juste d’attendre des Apôtres le grand enseignement dont leur Maître ne leur a jamais dit mot. Mais, quand la même insuffisance se révèle dans Chrysostome, Basile ou Jérôme, il faut bien noter au passage : « Ce n’est pas reçu. » C’est seulement par leur vie et leurs miracles que ces Pères ont réfuté les philosophes ethniques fort obstinés de nature, ceux-ci étant incapables de comprendre le moindre quodlibetum de Scot. Mais aujourd’hui, quel païen, quel hérétique ne rendrait aussitôt les armes devant tant de cheveux coupés en quatre ? Il en est, il est vrai, d’assez obtus pour ne pas entendre nos docteurs, d’assez impertinents pour les siffler, ou même d’assez bons dialecticiens pour soutenir le combat. Ce sont alors magiciens contre magiciens, luttant chacun avec un glaive enchanté et n’arrivant à rien qu’à remettre sans fin au métier l’ouvrage de Pénélope.

Si les chrétiens m’écoutaient, à la place des lourdes armées qui, depuis si longtemps, n’arrivent pas à vaincre, ils enverraient contre les Turcs et les Sarrasins les très bruyants Scotistes, les très entêtés Occamistes, les invincibles Albertistes et tout le régiment des Sophistes ; et l’on assisterait, à mon avis, à la plus divertissante bataille et à une victoire d’un genre inédit. Quelle frigidité ne s’échaufferait à leur contact ? Quelle inertie ne céderait à leurs aiguillons ? Et qui serait assez malin pour se débrouiller dans leurs ténèbres ?

Mais vous croyez que je dis tout cela par moquerie ? Ce serait naturel, puisque les théologiens instruits aux bonnes lettres ont eux-mêmes la nausée de ces subtilités théologiques, et les jugent balivernes. Il en est qui regardent comme exécrable et presque sacrilège, et d’une suprême impiété, de traiter si irrévérencieusement des choses saintes, qui appellent l’adoration plutôt que l’explication, d’en discuter avec les mêmes profanes arguties que les païens, de les définir avec tant d’arrogance, et de souiller de paroles si vaines et de pensées si sordides la majesté de la divine Théologie. Malgré cette opposition, nos gens jouissent d’eux-mêmes et se congratulent, nuit et jour absorbés par d’aimables bouffonneries, qui ne leur laissent même pas le temps de feuilleter une fois l’Évangile ou les épîtres de saint Paul. Et tandis que, dans les universités, ils s’amusent à ces sornettes, ils estiment que l’Église entière s’étale sur leurs syllogismes et qu’elle s’écroulerait sans eux, comme les poètes disent qu’Atlas soutient le ciel sur ses épaules.

Vous jugez de leur félicité ! Ils pétrissent et repétrissent à leur gré, comme de la cire, les Lettres sacrées ; ils présentent leurs conclusions, approuvées déjà par quelques scolastiques, comme supérieures aux lois de Solon et même préférables aux décrets pontificaux ; ils se font les censeurs du monde et exigent qu’on rétracte tout ce qui ne s’adapte pas exactement à leurs propres conclusions explicites et implicites ; enfin, ils prononcent leurs oracles : « Cette proposition est scandaleuse ; cette autre est irrévérencieuse ; celle-ci sent l’hérésie ; celle-là sonne mal. » Aussi, ni le baptême ni l’Évangile, ni saint Paul ou saint Pierre, ni saint Jérôme ou saint Augustin, ni même saint Thomas, l’aristotélicien suprême, ne sauraient faire un chrétien, s’il ne s’ajoute à leur enseignement l’autorité de ces bacheliers grands juges en subtilités. Croirait-on qu’il n’est pas chrétien de dire équivalentes ces deux formules : « pot de chambre, tu pues » et « le pot de chambre pue » ? De même, « bouillir à la marmite » ou « bouillir dans la marmite » ; ce ne sera la même chose que si ces savants l’ont enseigné. De tant d’erreurs, à la vérité inaperçues jusqu’à eux, qui donc eût purgé l’Église, s’ils ne les avaient signalées sous les grands sceaux des universités ! Combien ils sont heureux, quand ils exercent cette activité, et lorsqu’ils décrivent minutieusement toutes les choses de l’Enfer, comme s’ils avaient passé des années au sein de cette république ; et lorsqu’ils fabriquent, à leur fantaisie, des sphères nouvelles, en ajoutant la plus étendue et la plus belle, afin que l’espace ne manque pas aux âmes bienheureuses pour se promener, banqueter ou jouer à la paume ! De telles sottises et mille autres semblables leur bourrent et farcissent le cerveau au point que celui de Jupiter était moins surchargé, lorsqu’il implora la hache de Vulcain pour accoucher de Pallas. Ne vous étonnez donc pas de les voir, aux jours de controverses publiques, la tête si serrée dans leur bonnet, puisque sans cela elle sauterait en éclats.

Je ris souvent, à part moi, en constatant de quelle façon ils établissent leur supériorité théologique. C’est à qui emploiera le langage le plus barbare et le plus grossier ; c’est à qui balbutiera au point de n’être entendu que par un bègue. Ils se disent profonds quand le public ne peut les suivre ; ils jugent même indigne des Lettres sacrées de plier leur style aux lois des grammairiens. Ce serait l’étrange prérogative des théologiens d’être seuls à parler incorrectement, s’ils ne la partageaient avec une foule de gens du peuple. Enfin, ils se croient voisins des Dieux, chaque fois qu’on les salue avec dévotion du titre de magister noster. Le mot, à leur avis, équivaut au tétragramme des Juifs ; aussi défendent-ils de l’écrire autrement qu’en majuscules et, si quelqu’un l’intervertissait en noster magister, il léserait assurément la majesté du nom théologique.