Éloge de la Mouche
LVII
ÉLOGE DE LA MOUCHE[1].
[1] La mouche n’est pas le plus petit des êtres ailés, si on la compare aux moucherons, aux cousins, et à de plus légers insectes ; mais elle les surpasse en grosseur autant qu’elle le cède elle-même à l’abeille. Elle n’a pas, comme les autres habitants de l’air, le corps couvert de plumes, dont les plus longues servent à voler ; mais ses ailes, semblables à celles des sauterelles, des cigales et des abeilles, sont formées d’une membrane dont la délicatesse surpasse autant celles des autres insectes qu’une étoffe des Indes est plus légère et plus moelleuse qu’une étoffe de la Grèce. Elle est fleurie de nuances comme les paons, quand on la regarde avec attention, au moment où, se déployant au soleil, elle va prendre l’essor.
[2] Son vol n’est pas, comme celui de la chauve-souris, un battement d’ailes continu, ni un bond comme celui de la sauterelle ; elle ne fait point entendre un son strident comme la guêpe, mais elle plane avec grâce dans la région de l’air à laquelle elle peut s’élever. Elle a encore cet avantage, qu’elle ne reste pas dans le silence, mais qu’elle chante en volant, sans produire toutefois le bruit insupportable des moucherons et des moustiques, ni le bourdonnement de l’abeille, ni le frémissement terrible et menaçant de la guêpe : elle l’emporte sur eux en douceur autant que la flûte a des accents plus mélodieux que la trompette et les cymbales.
[3] En ce qui regarde son corps, sa tête est jointe au cou par une attache extrêmement ténue ; elle se meut en tous sens avec facilité et ne demeure pas fixe comme dans la sauterelle : ses yeux sont saillants, solides, et ressemblent beaucoup à de la corne ; sa poitrine est bien emboîtée, et les pieds y adhèrent, sans y rester collés comme dans les guêpes. Son ventre est fortement plastronné, et ressemble à une cuirasse avec ses larges bandes et ses écailles. Elle se défend contre son ennemi, non avec son derrière, comme la guêpe et l’abeille, mais avec la bouche et la trompe, dont elle est armée comme les éléphants, et avec laquelle elle prend sa nourriture, saisit les objets et s’y attache, au moyen d’un cotylédon placé à l’extrémité. Il en sort une dent avec laquelle elle pique et boit le sang. Elle boit aussi du lait, mais elle préfère le sang, et sa piqûre n’est pas très-douloureuse. Elle a six pattes, mais elle ne marche que sur quatre ; les deux de devant lui servent de mains. On la voit donc marcher sur quatre pieds, tenant dans ses mains quelque nourriture qu’elle élève en l’air d’une façon tout humaine, absolument comme nous.
[4] Elle ne naît pas telle que nous la voyons : c’est d’abord un ver éclos du cadavre d’un homme ou d’un animal ; bientôt il lui vient des pieds, il lui pousse des ailes, de reptile elle devient oiseau ; puis, féconde à son tour, elle produit un ver destiné à être plus tard une mouche. Nourrie avec les hommes, leur commensale et leur convive, elle goûte à tous les aliments excepté l’huile : en boire, pour elle c’est la mort. Quelque rapide que soit sa destinée, car sa vie est limitée à un court intervalle, elle se plaît à la lumière et vaque à ses affaires en plein jour. La nuit, elle demeure en paix, elle ne vole ni ne chante, mais elle reste blottie et sans mouvement.
[5] Pour prouver que son intelligence est loin d’être bornée, il me suffit de dire qu’elle sait éviter les pièges que lui tend l’araignée, sa plus cruelle ennemie. Celle-ci se place en embuscade, mais la mouche la voit, l’observe, et détourne son essor pour ne pas être prise dans les filets et ne pas tomber entre les pattes de cette bête cruelle. À l’égard de sa force et de son courage, ce n’est point à moi qu’il appartient d’en parler, c’est au plus sublime des poëtes, à Homère. Ce poëte, voulant faire l’éloge d’un de ses plus grands héros, au lieu de le comparer à un lion, à une panthère, ou à un sanglier, met son intrépidité et la constance de ses efforts, en parallèle avec l’audace de la mouche, et il ne dit pas qu’elle a de la jactance, mais de la vaillance[2]. C’est en vain, ajoute-t-il, qu’on la repousse, elle n’abandonne pas sa proie, mais elle revient à sa morsure. Il aime tant la mouche, il se plaît si fort à la louer, qu’il n’en parle pas seulement une fois ni en quelques mots, mais qu’il en rehausse souvent la beauté de ses vers. Tantôt il en représente un essaim qui vole autour d’un vase plein de lait[3] ; ailleurs, lorsqu’il nous peint Minerve détournant la flèche qui allait frapper Ménélas à un endroit mortel, comme une mère qui veille sur son enfant endormi[4], il a soin de faire entrer la mouche dans cette comparaison. Enfin, il décore les mouches de l’épithète la plus honorable, il les appelle serrées en bataillons[5], et donne le nom de nations à leurs essaims.
[6] La mouche est tellement forte, que tout ce qu’elle mord, elle le blesse. Sa morsure ne pénètre pas seulement la peau de l’homme, mais celle du cheval et du bœuf. Elle tourmente l’éléphant, en s’insinuant dans ses rides, et le blesse avec sa trompe autant que sa grosseur le lui permet. Dans ses amours et son hymen, elle jouit de la plus entière liberté : le mâle, comme le coq, ne descend pas aussitôt qu’il est monté ; mais il demeure longtemps à cheval sur sa femelle qui porte son époux sur son dos et vole avec lui, sans que rien trouble leur union aérienne. Quand on lui coupe la tête, le reste de son corps vit et respire longtemps encore.
[7] Mais le don le plus précieux que lui ait fait la nature, c’est celui dont je vais parler : et il me semble que Platon a observé ce fait dans son livre sur l’immortalité de l’âme. Lorsque la mouche est morte, si on jette sur elle un peu de cendre, elle ressuscite à l’instant, reçoit une nouvelle naissance et recommence une seconde vie[6]. Aussi tout le monde doit-il être convaincu que l’âme des mouches est immortelle, et que, si elle s’éloigne de son corps pour quelques instants, elle y revient bientôt après, le reconnaît, Je ranime et lui fait prendre sa volée. Enfin elle rend vraisemblable la fable d’Hermotimus de Clazomène, qui disait que souvent son âme le quittait, et voyageait seule, qu’ensuite elle revenait, rentrait dans son corps, et ressuscitait Hermotimus[7].
[8] La mouche, cependant, est paresseuse ; elle recueille le fruit du travail des autres, et trouve partout une table abondante. C’est pour elle qu’on trait les chèvres ; que l’abeille, aussi bien que pour les hommes, déploie son industrie ; que les cuisiniers assaisonnent leurs mets, dont elle goûte avant les rois, sur la table desquels elle se promène, vivant comme eux et partageant tous leurs plaisirs[8].
[9] Elle ne place point son nid et sa ponte dans un lieu particulier, mais, errante en son vol, à l’exemple des Scythes[9], partout où la nuit la surprend, elle établit sa demeure et son gîte. Elle n’agit point, comme je l’ai déjà dit, pendant les ténèbres : elle ne veut pas dérober la vue de ses actions et ne croit pas devoir faire alors ce qu’elle rougirait de faire en plein jour.
[10] La Fable nous apprend que la mouche était autrefois une femme d’une beauté ravissante, mais un peu bavarde, d’ailleurs musicienne et amateur de chant[10]. Elle devint rivale de la Lune dans ses amours avec Endymion. Comme elle se plaisait à réveiller ce beau dormeur, en chantant sans cesse à ses oreilles et lui contant mille sornettes, Endymion se fâcha, et la Lune irritée la métamorphosa en mouche. De là vient qu’elle ne veut laisser dormir personne, et le souvenir de son Endymion lui fait rechercher de préférence les jolis garçons, qui ont la peau tendre. Sa morsure, le goût qu’elle a pour le sang, ne sont donc pas une marque de cruauté, c’est un signe d’amour et de philanthropie : elle jouit comme elle peut et cueille une fleur de beauté.
[11] Il y eut chez les anciens une femme qui portait le nom de Mouche : elle excellait dans la poésie, aussi belle que sage. Une autre Mouche fut une des plus illustrés courtisanes d’Athènes. C’est d’elle que le poète comique a dit[11] :
La Mouche l’a piqué jusques un fond du cœur.
Ainsi, la muse de la comédie n’a pas dédaigné d’employer ce nom et de le produire sur la scène ; nos pères ne se sont point fait un scrupule d’appeler ainsi leurs filles. Mais la tragédie elle-même parle de la mouche avec le plus grand éloge, quand elle dit[12] :
Quoi ! la mouche peut bien, d’un courage invincible
Fondre sur les mortels, pour s’enivrer de sang,
Et des soldats ont peur du fer étincelant !
J’aurais encore beaucoup de choses à dire de la Mouche, fille de Pythagore, si son histoire n’était connue de tout le monde.
[12] Il y a une espèce particulière de grandes mouches, qu’on appelle communément mouches militaires ou chiens : elles font entendre un bourdonnement très-prononcé ; leur vol est rapide ; elles jouissent d’une très-longue vie et passent l’hiver sans prendre de nourriture, cachées surtout dans les lambris. Ce qu’il y a de plus extraordinaire chez elles, c’est qu’elles remplissent la tour de rôle les fonctions de mâles et de femelles, couvrant après avoir été couvertes, et réunissant, comme le fils de Mercure et d’Aphrodite, un double sexe et une double beauté. Je pourrais ajouter encore bien des traits a cet éloge ; mais je m’arrête, de peur de paraître vouloir, comme dit le proverbe, faire d’une mouche un éléphant.
- ↑ Il est curieux de rapprocher ce joli badinage des observations de Réaumur, Mem. [pour l’histoire des insectes, t. l. vie mémoire, p. 239 et suivantes. Cf., dans l’Amphitheatrum de Dornaw, l’opuscle de Scribanius, intitulé : Muscæ principatus, hoc es muscæ ex continua cum principe comparatione encomium. Voy., du reste, notre thèse latine : De ludicris, etc., p. 73 et suivantes, où nous avons fait les rapprochements et donné les indications bibliographiques relatives au sujet.
- ↑ Iliade, XVI, v. 570.
- ↑ Iliade, II, v 469 et suivants.
- ↑ Iliade, IV, v. 130.
- ↑ Iliade, II, v. 469.
- ↑ Voy. Élien, Des animaux, II, xxix.
- ↑ Cf. Pline, Hist. nat. VII, lii.
- ↑ Voy. la fable de La Fontaine : la Mouche et la Fourmi.
- ↑ Cf. Horace, Ode xxiv du livre III.
- ↑ Elle s’appelait, en effet, Myia, c’est-à-dire la mouche.
- ↑ On suppose que c’est Aristophane.
- ↑ Pascal est disposé à attribuer ces vers à Euripide.