CHAPITRE XV.

Calomniateurs confondus.


Confucius, qui mourut environ sept mille ans avant que je fusse né, recommanda aux Chinois de mépriser les injures, de les pardonner ; cette morale est aussi celle des ânes de Montmartre, mais ils ont un autre article dans leur Code moral qui ne leur permet pas d’entendre outrager la vérité et de se taire : il leur est ordonné de la faire prévaloir, et de confondre le mensonge. Le rang, le pouvoir, la fortune des imposteurs ne sont point capables de leur imposer silence. Protecteurs nés de la vérité, en tout temps, en tout lieu, ils doivent toujours la défendre.

C’est pour me conformer à cet article que j’entreprends ici de justifier les ânes, de les laver des tâches horribles que leurs ennemis, et surtout les Babyloniens, s’efforcent de leur imprimer. On les accusse d’être entêtés, lâches, timides et méchants. Voilà, sans doute, un corps d’accusation bien grave : rien cependant de plus facile à détruire : c’est une pure calomnie.

L’âne a naturellement de la constance et de la fermeté ; c’est ce qui fait qu’en hébreux une ânesse s’appelle athon, qui vient du verbe athana, lequel signifie être ferme dans ses desseins : ce qui s’accorde assez bien avec ce qu’Homère dit d’Achille, dont il compare la fermeté à celle d’un âne, au livre second de son Illiade.

Si la constance et la fermeté sont louables dans ce héros, pourquoi en faire un crime dans un âne ? Pourquoi ce qui est vertu dans l’un, sera-t-il un vice dans l’autre ? On méprise un sénateur faible, qui varie, qui chancèle dans son sentiment ; on rit de Soliman qu’un petit nez retroussé fait penser à la Babylonienne, et lorsqu’un âne est constant dans ses résolutions, on dit c’est un opiniâtre, un entêté. Une pareille inconséquence suffit pour détruire ce premier chef d’accusation.

J’ai entendu dire à mon grand-père que les ânesses de Babylone ont donné la vogue à cette calomnie : mon enfant, me disait-il souvent, si jamais tu vas dans cette ville, prends garde aux ânesses ; elles affectent une physionomie douce ; on dirait que la simplicité coule de leurs lèvres, l’orgueil et la vanité siègent dans leur cœur. Ne te laisse jamais prendre dans leurs filets, soit en leur présence, soit en leur absence, dis toujours ce que tu penses, et pense toujours vrai. Je sais qu’en suivant mes conseils elles te détesteront ; tu passeras pour un impoli, un entêté ; n’en sois point alarmé. La haine des sots est le trésor du sage.

J’ai reconnu depuis, par ma propre expérience, que mon grand-père n’avait pas tort. Les ânes les plus vieux, comme les plus jeunes, tout rampe devant les Babyloniennes. Cet avilissement général des ânes à courte oreille, a fait regarder ceux de Montmartre comme des entêtés : mais ce reproche fait leur triomphe et leur gloire.

On accuse en second lieu nos baudets d’être timides, de craindre l’eau. Lorsqu’un âne, dit-on, passe un pont ou une rivière, il frappe du pied, il n’avance qu’après avoir sondé le passage : à cela deux réponses : je trouve d’abord dans cette action de l’âne, une leçon admirable de prudence : en sondant ainsi le gué avec son pied, l’âne apprend à ceux qui se moquent de lui, qu’il ne faut jamais s’embarquer qu’avec beaucoup de précaution, dans les entreprises incertaines et périlleuses. Quand on ne veut point s’exposer au repentir, il faut prévoir les sottises. Ceux qui ont passé par le creuset de Saint Côme, entendront bien ce que je veux dire. La prévoyance n’a jamais été un défaut.

D’un autre côté, quand l’âne redouterait l’eau, ce ne serait pas une preuve qu’il est timide : il aurait cela de commun avec les plus grands hommes de l’antiquité. Voyez Ulysse dans l’Odyssée, Énée dans Virgile, la moindre tempête leur donne la colique : la raison en est fort simple : la mort qu’on trouve au milieu des flots, n’est ni glorieuse, ni digne d’un héros.

Quant au reproche de lâcheté, il est absolument destitué de fondement, et démenti par l’expérience. En vain l’on oppose que l’âne a les oreilles longues, et que tous les animaux de cette espèce sont craintifs. Ce préjugé ne m’affecte point. Que d’animaux dont on voit à peine les oreilles, et qui sont les plus grands poltrons de la terre. Laissons donc les oreilles de côté, et convenons qu’un bon mâle est toujours courageux : on ne contestera pas certainement cette qualité à l’âne : il a donc du courage. L’argument est sans réplique.

Il est vrai que l’âne n’est pas tapageur : on ne le voit point à chaque instant prêt à s’égorger pour des bagatelles, et comme une épée lui serait fort inutile, il n’en porte point. Nos jeunes baudets ne se font point un mérite de casser les lanternes, de battre ceux qui les servent, de mettre tout en désordre, tout en rumeur ; ces belles actions ne sont dignes que des baudets à courtes oreilles : on ne fait pas même à Montmartre une grande estime de la valeur, excepté dans le cas d’une légitime défense, on la croit fort inutile et quelquefois dangereuse. En général les ânes ont l’humeur pacifique. S’il n’y avait sur la terre que des ânes et des baudets, il n’y aurait ni guerre ni procès.

Dans l’occasion les ânes ont cependant donné des preuves de leur courage. La Mythologie payenne nous apprend que les Géants, ces enfants bâtards, de la terre, ayant formé le projet d’escalader le ciel et d’en chasser Jupiter, avaient fait une longue échelle avec plusieurs gros cailloux entassés les uns sur les autres. Déjà un de ces fameux étourdis était parvenu au dernier échelon ; déjà il avait un pied dans le ciel, et les dieux s’étaient réfugiés sous les oignons d’Égypte : il ne restait plus dans l’Olympe que Jupiter qui se débattait le mieux qu’il pouvait avec une poignée de foudre, et l’âne de Silène. C’était fait de la troupe immortelle ; c’était fait de Jupiter lui-même, si cet âne intrépide et sensible au malheur dont le ciel était menacé, ne se fut mis tout-à-coup à braire de toutes ses forces ; les voûtes du firmament retentirent de ces cris extraordinaires ; l’écho de l’abîme le répéta avec horreur : les géants effrayés crurent que l’univers s’écroulait sous eux ; en voulant fuir, ils se culbutent les uns sur les autres ; leur échelle se renverse et les écrase en tombant.

La défaite des géants fit tant d’honneur à l’âne de Silène, que les dieux reconnaissants lui donnèrent après sa mort une place distinguée dans le firmament : il est encore aujourd’hui au nombre des constellations et sa brillante étoile éclaire et confond les indignes calomniateurs des ânes de Montmartre ses descendants, ses pareils.

Hérodote, le père de l’histoire, nous fournit aussi un exemple de la bravoure des ânes. Je le cite préférablement à une foule d’autres, parce qu’en même temps il va démontrer que le cheval lui-même qu’on croit si courageux, doit le céder à l’âne. Hérodote rapporte que les perses étant en guerre avec les scythes, les derniers étaient montés sur des chevaux, les premiers n’avaient pour monture que des ânes, animaux inconnus alors en Scythie. À peine les deux partis en furent venus aux mains, qu’animés par la chaleur du combat, les ânes se mirent à braire avec véhémence. Ce cri général et inattendu, jeta l’effroi dans le cœur des scythes et de leurs chevaux : ils se débandent, on les poursuit, ils sont vaincus.

Plutarque rapporte dans la vie d’Alexandre, un exemple encore plus mémorable du courage et de l’intrépidité de l’âne : il doit confondre tous les calomniateurs. Cet auteur raconte qu’un âne combattit avec un lion : l’attaque et la défense fut très-vive de part et d’autre : l’âne avec ses dents, sa tête et ses pieds, fit des prodiges de valeur. On dit qu’il y perdit une oreille, mais le lion en fut la victime, il expira sous ses coups.

Je crois que ces exemples suffisent pour prouver que l’âne n’est ni lâche, ni timide : on défie les ânes de Babylone d’en citer autant.

On accuse enfin l’âne d’être méchant ; cette accusation est d’autant plus atroce, que dans tous les temps l’âne a donné des preuves, non-seulement de sa bonté, mais encore de son antipathie pour les méchants : cette aversion lui est si naturelle, que l’auteur du livre latin De quadrupedibus, a dit, que lorsque l’âne aperçoit un loup, il tourne aussitôt la tête pour ne pas le voir. Jugez de son éloignement pour la méchanceté, si la vue seule du méchant le fait frémir ! Hélas combien d’ânes à courtes oreilles, qui n’ont pas la même délicatesse. Si le rapport qu’on m’en a fait est véritable, loin de fuir les loups, ils encensent jusqu’aux crapauds.

L’ancienne mythologie contient un exemple si frappant de l’aversion des ânes pour la méchanceté, que je croirais manquer à ce que je dois à ces respectables animaux, si je le passais sous silence. Ô vous tous qui semblables à Mécène, feignez de dormir, lorsque de riches protecteurs veillent avec vos femmes ou vos filles, ânes postiches, écoutez ce que fit autrefois un âne véritable, et rougissez.

Vous savez peut-être que Vesta était une déesse, jeune et jolie, qui avait juré par le Styx, que jamais aucun Dieu, encore moins un mortel ne toucherait à certaine petite rose dont en naissant lui fit présent la nature. Déjà quinze ans s’étaient écoulés, et Vesta n’avait point violé son serment. Qui serait vertueuse, si une déesse ne l’était pas ? N’allez pas croire cependant que sa fidélité n’eût point été mise à l’épreuve. Tous les dieux avaient tenté de ravir la rose, tous excepté Priape, s’étaient avoués vaincus ; ce Priape avait le don de la persévérance : avec elle il prétendait obtenir la rose ; mais hélas le pauvre Dieu n’avait pas mieux réussi que les autres, et Vesta riait de ses tourments.

Un jour que cette jeune déesse, assise sur un lit de gazon, réfléchissait sur les différents assauts qu’elle avait repoussés, et s’applaudissait en secret de ses triomphes, un doux sommeil se glissa sur ses paupières, sans s’en apercevoir, elle s’endormit. Priape était aux aguets : ce sommeil involontaire était son ouvrage. Dégoûté de la persévérance, le fripon avait eu recours à la ruse. Oh ! pour le coup, dit-il en s’approchant, la rose est à nous. Il dit et déjà… Un âne paissait aux environs ; il s’aperçut des criminels desseins du Dieu : indigné de sa témérité, il se met à braire : Vesta s’éveille. Priape… Priape est disparu.

Lactance nous apprend que c’est en mémoire de cet important service, qu’autrefois pendant les fêtes de Vesta, on promenait dans les rues de Rome, des ânes couronnés de fleurs, avec des pains suspendus à leur cou. Honneur bien légitime sans doute ! On ne saurait trop récompenser les amis de la vertu.

Rentrez donc dans le néant, infâmes calomniateurs, ou rendez hommage à la vérité : cette fermeté que vous reprochez à l’âne, loin d’être un défaut, est une vertu que n’eurent jamais vos pareils : sa timidité est une sage prudence. Il n’est ni lâche, ni méchant. Vous seuls méritez ces reproches odieux. L’âne pourrait ici se venger, il pourrait révéler vos vices, et vous couvrir d’ignominie… mais non. C’est assez que d’avoir vengé la vérité outragée, il faut épargner les coupables.