CHAPITRE IV.

Éducation de l’Âne.


Tous les hommes naissent méchants : Il y a longtemps qu’on l’a dit ; et malgré Rousseau de Genève, on le dira encore plus d’une fois : cette méchanceté de l’homme lui est naturelle avec le reste des animaux. Une pente invincible les attire vers le mal ; ils ne semblent nés que pour se détruire mutuellement : les lions, les tigres, les ours, les loups, le cheval lui-même, cet animal qu’on vante tant, et dont je parlerai bientôt, naissent avec de mauvaises inclinations. L’âne, au contraire, a reçu de la nature la bonté en partage. Tous les ânes naissent bons.

L’éducation qu’on donne aux autres animaux ne les rend pas souvent meilleurs. Néron en est un exemple frappant. Senèque et Burrhus avaient tâché de lui inspirer toutes les vertus qui contribuent à former un honnête homme et un grand prince : il devint le plus scélérat des mortels. L’âne ne reçoit aucune éducation, il n’en devient pas plus méchant. Convaincu intérieurement qu’il est nécessaire que chaque individu soit bon, pour que tous soient heureux, il plie sous le joug de la nécessité, et paraît indiquer par sa résignation, le chemin qu’il faut prendre pour arriver au bonheur suprême.

Si l’on néglige de former le cœur de l’âne, on n’apporte pas plus de soins pour lui former l’esprit et le corps. C’est, dit-on, un lourdaud, un imbécile ; il ne peut rien faire, on ne saurait rien lui apprendre. On a tort : c’est un diamant qui est encore dans la forme qu’il a reçue de la nature : s’il n’est pas brillant ce n’est pas sa faute, il est ce qu’il doit être.

Le fils d’un financier fait des armes, touche du clavecin, danse avec légèreté, chante avec grâce : Son père est un gros individu, un jarret raide, a la mâchoire lourde, il sait à peine signer son nom. D’où vient cette différence ? est-ce de la nature ? Non : de l’éducation c’est l’ouvrage.

Un cheval lève la tête avec noblesse ; il caracole, il voltige, tous ses pas sont mesurés : est-ce donc étonnant ? Dès sa plus tendre enfance, on le soigne, on le dresse, on l’instruit, tandis que l’âne abandonné à la grossièreté du dernier des valets, ou à la malice des enfants, bien loin d’acquérir, ne peut que perdre par son éducation. S’il n’avait pas, dit M. Buffon, un grand fond de bonnes qualités, il les perdrait par la manière dont on le traite : il est le jouet, le plastron, le bardeau des rustres qui le conduisent le bâton à la main, qui le frappent, qui le surchargent, l’excédent sans précaution, sans ménagement. Quand ce serait le plus dangereux, ou le plus inutile des animaux, on ne l’éleverait pas plus durement.

Il est évident que sous de pareils maîtres, et avec de semblables principes, il n’est pas possible que l’âne ait les mêmes qualités qu’on admire dans le cheval ; ce n’est pas qu’il ne soit susceptible de talents agréables : il suffit de le voir lorsqu’il est jeune, pour juger de son intelligence et de sa capacité. Un ânon est gai, joli, plein de feu, il a de la légèreté, de la gentillesse ; prenez-le dans cet âge, donnez-lui les mêmes leçons qu’au cheval, vous réussirez à le former de même.

Le célèbre Chardin dans ses très-remarquables relations, nous apprend qu’en Perse il y a des ânes fort jolis, que des espèces d’écuyers montent soir et matin : ils les exercent à aller l’ambe, leur font faire tous les tours du manège, et réussissent à merveille.

Je pourrais citer ici une foule d’exemples qui démontrent que les ânes sont susceptibles de l’éducation la plus distinguée : des ânes ont fait dans les foires, par leur adresse et leur sagacité, l’admiration de tous les spectateurs : on accourait de toutes parts pour les voir, et chacun s’en retournait satisfait, et racontant les prodiges qu’il avait vus. Mais comme ce mérite est fort léger, je n’entrerai dans aucun détail à ce sujet. L’âne laisse aux ânes à courtes oreilles, le frivole avantage de plaire aux yeux et de faire illusion à l’esprit : qu’ils soient les colifichets de la nature, pour lui il se contente d’être bon, d’être utile, il n’en demande pas davantage.