Élisabeth Seton/Texte entier

LAURE CONAN


ÉLISABETH
SETON

LA CIE DE PUBLICATION DE LA REVUE CANADIENNE
Montréal
1903

ÉLISABETH SETON




Il y a déjà quatre-vingts ans que Madame Seton s’est éteinte à Emmetsburg, mais, loin de plonger dans l’ombre, sa mémoire grandit. D’après quelques journaux, les évêques des États-Unis songeraient à demander la canonisation de cette illustre convertie. On a même annoncé que le président de l’Université de Niagara était chargé de recueillir les preuves de l’héroïcité de ses vertus.

Quoi qu’il en soit, Élisabeth Seton est l’une des gloires de l’Amérique et son histoire offre un grand intérêt.

Cette femme comblée de tous les dons a éprouvé toutes les vicissitudes humaines ; elle a connu les ardentes tendresses, les joies qui transportent et aussi toutes les angoisses, tous les déchirements de la douleur. Encore protestante, elle s’est élevée à une admirable vertu : « Je ne regarde ni en arrière, ni en avant, je regarde en haut, » disait-elle dans l’écroulement de son bonheur, l’un des plus complets qu’une créature mortelle ait jamais possédés. Et ces mots la révèlent et la peignent.

Attirée vers le catholicisme, avant d’arriver à la conviction qui oblige, elle passa à travers les ténèbres et les agonies du doute. Tous les liens du sang, de l’intérêt, de l’affection, du souvenir l’attachaient à la religion où elle était née. C’est par de sanglants sacrifices qu’elle parvint à l’entière vérité, à l’éclatante lumière.

Ruinée entièrement, veuve désolée, abandonnée des siens, elle fut l’ouvrière de Dieu dans la grande République. Le catholicisme y était alors en exécration. Mais la Révolution française avait envoyé aux États-Unis des prêtres admirables. Les Cheverus, les Matignon, les Du Bourg, les Bruté de Rémur, etc., firent un immense bien, et Madame Seton a la gloire d’avoir aidé ces proscrits apôtres de sa patrie.

Plusieurs ont écrit sa vie. Il me semble qu’on peut difficilement la lire sans attendrissement, sans profit, sans ressentir, au moins en passant, ce qu’un ancien appelait le mouvement des ailes de l’âme.

Mme  Seton est-elle aussi connue chez nous qu’elle le devrait être ? Je ne le crois pas : et, m’aidant de ses historiens[1], je vais donner aux lecteurs de la Revue Canadienne une biographie de cette femme, l’une des plus accomplies, des plus aimantes et des plus aimées qui aient jamais foulé la terre. Elle a beaucoup écrit ; et, autant que possible, je la laisserai parler elle-même.


I


Mme  Seton (Élisabeth-Anna Bayley) naquit à New-York, en 1774, de Richard Bayley, cadet d’une noble famille d’Angleterre, et de Catherine Charlton, fille d’un ministre anglican.

Son père devait arriver au plus haut rang dans la profession médicale, mais sa mère mourut fort jeune.

Élisabeth n’avait pas encore trois ans quand elle la perdit et toutes ses affections se reportèrent sur son père.[2]

Richard Bayley avait une rare élévation de caractère. Chirurgien très distingué, savant illustre, il n’en restait pas moins de la race des aimants, des dévoués, et le malheur de sa fille rendit sa sollicitude plus inquiète et plus tendre.

L’enfant avait toutes les grâces, les dons les plus rares, les plus charmants, et sa pensée s’envolait comme naturellement vers l’autre vie.

Elle avait quatre ans quand elle perdit sa petite sœur Catherine, qui n’en avait que deux.

Après l’avoir vu mettre dans son cercueil[3], Élisabeth alla s’asseoir sur l’un des degrés du seuil de la maison et y resta longtemps, silencieuse, les yeux fixés au ciel

« Eh quoi ! lui dit quelqu’un, la petite Kitty — que vous aimiez tant — est morte et vous ne pleurez point !

— Non, répondit-elle, parce que Kitty est au ciel. Je voudrais bien pouvoir aussi aller au ciel avec maman. »

Elle aimait passionnément le jeu. Mais un jour, malgré ses supplications, ses petites compagnes s’obstinèrent à détruire un nid d’oiseau. Élisabeth pleura amèrement et son chagrin fut long à se guérir. Depuis, elle aima toujours mieux jouer et se promener seule. À la fin de sa vie, notant ses chers souvenirs, Madame Seton écrivait, se reportant à ses jeunes années :

« Mon admiration pour les nuages ; mon bonheur à les contempler toujours avec une pensée pour ma mère et pour Kitty, toutes deux au ciel. — Mon bonheur à rester seule assise au bord de la mer, à errer pendant des heures sur la plage, chantant, ramassant des coquillages. La moindre petite feuille, la moindre fleur, un insecte, un animal, l’ombre des nuages, le frémissement du feuillage, tout sujet de pensées vagues, indéfinies, vers Dieu et vers l’autre vie. »

Dès sa petite enfance, on put reconnaître qu’elle avait reçu le don redoutable de la sensibilité extrême. Sa tendresse pour son père touchait à l’adoration. Jamais il ne lui arriva de lui désobéir. Le désir de lui plaire lui donnait le courage de l’effort, de l’application soutenue. Heureux ceux qui commencent la vie avec le sentiment d’une vénération profonde.


II


Le docteur Bayley fit presque seul l’éducation de sa fille. Alors, aux États-Unis, les établissements d’éducation étaient loin d’offrir les mêmes avantages qu’aujourd’hui, et d’ailleurs, la guerre civile les avait presque tous fermés.

Cette glorieuse guerre de l’Indépendance dura sept ans ; et, pendant ces années d’alarmes et de périls, Richard Bayley, chirurgien de l’armée, trouva moyen de s’occuper assidûment de sa fille.

Élisabeth avait un esprit d’élite ; elle acquit vite une instruction remarquable. Son goût pour la lecture devint de bonne heure une passion. À quatorze ans, les beautés de la Bible et des grands poètes anglais la ravissaient. Mais le docteur Bayley savait que la supériorité d’une femme ne lui assure pas le bonheur. Au lieu d’exciter l’ardente intelligence de sa fille, il s’appliqua surtout à bien former son caractère, à fortifier sa volonté. Et si Élisabeth a été l’une des bienfaitrices de la grande et douloureuse famille humaine ; si elle a gravi d’un pas si ferme le sentier âpre, escarpé, le sentier des cimes, on peut affirmer que son éducation première y a beaucoup contribué.

L’église anglicane a plus gardé du catholicisme que toutes les autres sectes. Élisabeth en suivait les offices avec bonheur ; et on l’eût bien étonnée en lui apprenant que ce qu’elle goûtait surtout dans son culte venait de l’Église catholique.

Fort attachée à ses croyances, elle aspirait à vivre comme il convient à une âme immortelle.

Le sentiment filial envers Dieu était singulièrement vif en son cœur ; et, à ce sentiment délicieux, tout servait d’aliment.

« Un jour de l’année 1789, écrivait-elle en 1803, dans son journal, pendant que mon père était en Angleterre, par une belle matinée de mai, le cœur léger et joyeux, je sautai dans un chariot qui allait au bois chercher des branchages. Joe, qui avait conduit, se mit à couper son bois ; et moi, je m’avançai sous les arbres. Je trouvai bientôt un sentier qui menait à une prairie. Là, il y avait un châtaignier entouré de jeunes plants sous lequel je pensai trouver une jolie place pour m’asseoir. C’était en effet un lit charmant : une mousse épaisse et verte, de l’ombre sous un arbre et un chaud soleil. Sur ma tête, la voûte du ciel d’un bleu d’azur ; autour de moi, toutes les rumeurs du printemps, tout allégresse et mélodie ; et ces douces fleurs, les clochettes des bois, et tous ces bouquets sauvages que j’avais cueillis en chemin. J’étais là, mon cœur d’enfant aussi innocent que jamais cœur d’enfant ait pu l’être, me remplissant d’amour pour Dieu et pour ses œuvres. Même à présent, je crois éprouver les impressions que mon âme d’enfant ressentit alors. Il me vint à la pensée que mon père, qui était si loin à ce moment, ne pouvait prendre soin de moi, mais que Dieu était mon Père, mon Tout. Je priai, je chantai des hymnes, je m’écriai à travers le bois ; je riais et me parlais à moi seule, admirant la bonté de Celui qui m’élevait ainsi au-dessus de moi-même et de tout chagrin. Puis je m’assis de nouveau pour goûter cette paix céleste. »

La piété de Mlle  Bayley avait ce caractère tendre, joyeux, abandonné, mais la jeune fille n’y laissait rien au caprice. Elle avait compris que la « religion n’est rien si elle n’est pas tout, si elle n’inspire, ne dirige et ne soutient la vie entière »[4]. Tous les jours, elle consacrait un temps considérable à la lecture de l’Écriture sainte ; chaque soir, et d’ordinaire par écrit, elle faisait son examen de conscience. Mais son cœur passionnément tendre ne s’accommodait guère de la sécheresse protestante.

L’image de Notre-Seigneur lui inspirait une vénération inexprimable. Contrairement, aux usages de ses coreligionnaires, elle aimait à prier, chez elle, devant un crucifix et portait à son cou une petite croix qu’elle ne quittait jamais.

Ce qu’elle lisait dans l’histoire des anciens ordres religieux la ravissait et — preuve que l’imagination ne sert pas qu’au romanesque, comme on le croit trop généralement — elle se plaisait aux descriptions des vieux cloîtres.

L’effervescence de la jeunesse et les premiers rapports avec le monde refroidirent-ils cette ferveur religieuse ? On en jugera par ce qu’Élisabeth a écrit sur cette partie de sa vie ; et, dans les chimères de la dix-huitième année, on trouvera peut-être comme un pressentiment de sa mission.

« Seize ans. — Contrariétés dans la famille — Folie, chagrin, roman, misérables amitiés. Mais tout devait tourner à bien, et à me faire comprendre, en y réfléchissant, combien il est absurde d’aimer ainsi quelque chose en ce monde. »

« Dix-huit ans. — Beaux rêves d’une maison à la campagne, pour y réunir tous les enfants d’alentour et leur enseigner leurs prières et les tenir bien propres et leur apprendre à être bons. Désirs passionnés qu’il pût y avoir en Amérique des endroits comme dans les romans que je lisais, où l’on pourrait vivre retiré du monde, et prier, et être toujours bon. Pensé très souvent à courir au loin, même au delà des mers, sous un déguisement, travaillant pour vivre, afin de découvrir de tels endroits, s’il en existait. Mes étonnements de voir les gens attacher tant d’importance à la toilette, au monde. Mille réflexions après m’être trouvée dehors, à la promenade, ou ailleurs, me demandant pourquoi je ne pouvais y dire mes prières, et y avoir d’aussi bonnes pensées que si j’avais été à la maison. Désir de raisonner philosophie et de donner sa place à chaque chose ; incapable cependant de faire ni l’un ni l’autre. Préféré rester dans ma chambre à tous les amusements du dehors. Hélas ! hélas ! hélas ! des larmes de sang ! Mon Dieu ! horrible démenti à toutes ces bonnes promesses faites avec la plus téméraire présomption. « Dieu m’avait créée. Je me trouvais très malheureuse. Dieu était trop bon pour condamner une si pauvre créature faite de poussière et poussée par le chagrin ». Tel était mon misérable raisonnement. Laudanum. Actions de grâces, louanges à Dieu, inexprimable joie pour n’avoir pas commis cet acte horrible. Mille promesses d’une éternelle gratitude. »

Élisabeth n’a jamais fait d’autre allusion à cette lutte contre le désespoir ; et la cause de ses souffrances, à cet âge de la sensibilité extrême, est restée inconnue.


III


Mlle  Bayley avait dix-neuf ans quand elle épousa M. William-Magee Seton.

Né comme elle à New-York, William Seton descendait d’une très ancienne et très noble famille écossaise. Son père était directeur de la banque de l’État de New-York, et l’un des plus riches armateurs des États-Unis.

Suivant la coutume anglaise, M. Seton avait voulu que son fils complétât son éducation par un grand voyage.

Le jeune Américain avait visité l’Écosse, l’Angleterre, la France, l’Espagne et l’Italie. Pour se rompre aux affaires du haut commerce, il avait même séjourné trois ans à Livourne chez les Filicchi, banquiers et armateurs correspondants de son père.

C’est à son retour dans sa patrie qu’il épousa Mlle  Bayley.

William Seton avait alors vingt-cinq ans ; et aux qualités les plus attachantes, à des connaissances étendues, il joignait beaucoup d’agréments personnels.

Le bonheur, a dit Bossuet, se compose de tant de pièces, qu’il y en a toujours quelqu’une qui manque. Mais, privilège bien rare, rien ne manqua au bonheur de M. et Mme  Seton. Leur sympathie était complète, leur tendresse mutuelle, extrême ; tout ce que le monde estime, recherche, admire, les jeunes époux le possédaient.

Leur mariage avait en outre comblé les vœux de leurs parents, et rendu encore plus agréables et plus sûrs les rapports qui existaient, depuis longtemps entre les deux familles.

C’est donc en toute vérité qu’Élisabeth disait avoir possédé le bonheur le plus parfait qu’on ait jamais eu en ce monde.

Mais dès lors son cœur s’élevait à Dieu pour lui dire de prendre ce qui lui plairait, de prendre tout, s’il lui plaisait, seulement qu’il ne la laissât pas le perdre, Lui.

Chose qui fut singulièrement douce à Madame Seton, elle retrouva dans sa nouvelle famille, les exemples de bienfaisance qu’elle avait eus de son père. Malgré le lourd poids des affaires, le chef de la famille Seton trouvait du temps à donner aux pauvres. Il était leur constant recours, leur aide dans toutes leurs difficultés, et l’on avait surnommé sa fille Rebecca — la sœur de charité protestante.

L’amitié la plus vive, la plus confiante, la plus délicieuse qui fut jamais, unit bientôt Élisabeth et cette jeune fille.

« Souvent par les temps les plus froids, on voyait dès l’aube du jour, les deux belles-sœurs diriger ensemble leurs pas vers les sombres réduits où elles allaient chercher la souffrance. Lorsqu’elles apparaissaient, empressées, compatissantes, leur présence changeait les larmes en sourires, les gémissements en actions de grâces. »[5]


IV


On devine facilement ce que devait être l’amour maternel dans le cœur d’Élisabeth.

Jamais mère ne fut plus tendre, plus vigilante, plus dévouée ; mais ce que Madame Seton voyait surtout dans ses enfants, c’était l’âme et ses destinées magnifiques ou terribles ; et la crainte de leur perte éternelle fut toujours son souci dominant, laissant bien loin toutes tes peines et toutes les joies d’une mère.

En les berçant la nuit, elle récitait le Te Deum et les offrait à Dieu. « Annina offerte à Dieu mille fois, dit-elle de sa première née, dans ses chers souvenirs, offerte tandis qu’elle était dans son innocence ; je craignais tant qu’elle ne vînt à se perdre. »

Tels étaient les sentiments d’Élisabeth encore protestante. Devenue catholique, et voyant les réalités de la foi dans une lumière plus vive encore, elle écrivait[6] : « Offerte de toute mon âme ma petite Kate (sa seconde fille qui venait d’avoir sept ans). Est-ce que je pourrais ne pas volontiers consentir à la voir devenir un ange et posséder la certitude que jamais elle ne sera assez malheureuse pour offenser Dieu ? Précieuse enfant, le cœur de ta mère, qui t’idolâtre, implore de Lui qu’il te prenne en ta première fleur, plutôt que de te laisser vivre pour l’offenser, même une seule fois… Qu’est-ce que la douleur ?… qu’est-ce que la mort ?… De vains mots seulement à qui est en paix avec Jésus. La douleur ! la mort !… leur sens réel, c’est la porte de son cher amour. »


V


Mme  Seton avait trouvé dans le mariage plus de joie que les plus illusionnés n’en osent espérer. Mais une crainte terrible ne tarda point à troubler son bonheur. Deux ans après son mariage, elle écrivait : « Je m’applique à connaître mon propre cœur ; j’essaie de le gouverner par la réflexion ; cependant je sens qu’il devient de jour en jour plus sujet à s’attendrir : ce que j’attribue aux inquiétudes que me donne la santé de mon William. Ah ! cette santé, c’est d’elle que dépendent toutes mes espérances de bonheur. Par elle, je continuerai de vivre plus heureuse qu’on ne l’a jamais été en ce monde, ou je me verrai plongée dans les derniers abîmes de la douleur. Un principe bien fixe chez moi, comme chrétienne et comme créature raisonnable, est de ne point arrêter ma pensée sur les événements de l’avenir, quand je n’y puis rien. Malgré cela, maintenant, je ne vois jamais le soleil couchant, je ne me promène jamais seule, sans que la mélancolie ne cherche à s’emparer de moi. Je m’y laisserais aller, si je ne me sauvais vite vers mon Anna, mon petit trésor, et si je ne lui faisais appeler : « Papa » et m’embrasser un millier de fois. »

D’autres inquiétudes surgirent, car la rupture du traité d’Amiens porta de rudes coups à la fortune de William Seton et, pour comble de malheur, la mort lui enleva inopinément son père.

En tout temps, la mort de M. Seton aurait été pour sa famille un grand malheur — arrivant en ce moment, ce fut la ruine.

Chargé de veiller aux intérêts aussi divers qu’importants de ses douze frères et sieurs, William Seton, à peine âgé de trente ans, se trouva seul à la tête d’immenses affaires.

Les difficultés s’aggravèrent entre les États et le continent. Les fonds américains furent saisis, l’embargo mis sur les vaisseaux ; les cargaisons furent enlevées par les corsaires et même par les vaisseaux de guerre. Chaque navire qui rentrait dans la baie de New-York apportait à M. Seton de sinistres nouvelles. Mais sa femme était auprès de lui, le soutenant, le reportant vers les hautes pensées. Pour mieux remplir son devoir, elle s’appliqua à l’étude des affaires et adoucit les travaux de son mari en les partageant. Elle consacrait à l’examen de ses combinaisons, de ses calculs, non seulement ses jours, mais souvent ses nuits.

La courageuse femme écrivait à sa belle-sœur Rebecca : « Je voudrais pouvoir vous écrire une longue lettre, sans vous dire un seul mot de nos affaires. Elles sont si tristes qu’on n’y peut penser. Mais cela ne dépend nullement de William. Jamais mortel ne supporta avec autant de fermeté les coups de l’adversité qui vont toujours s’appesantissant. »

L’importance des intérêts en jeu n’avait point désuni la famille Seton. « Notre bien-aimé père, écrivait Élisabeth, avait élevé ses enfants dans les sentiments d’une telle harmonie, d’une telle affection, tous y annoncent ou y possèdent de si bonnes et si aimables dispositions, que si William peut seulement arriver ce qu’il leur reste un peu de bien-être, nous conserverons nos espérances de bonheur. »


VI


L’immense fortune était presque anéantie. Madame Seton abandonna sans regret sa somptueuse maison de New-York et se retira à la campagne. Un dégagement complet des vanités lui permit de rompre sans effort avec ses habitudes de luxe. Elle écrivait à ses intimes :

« Je regarde comme le plus grand bonheur de cette vie d’être délivrée des obligations, des cérémonies de ce qu’on appelle le monde. Mon monde à moi, c’est ma famille… Je suis mille fois plus calme qu’auparavant. Vienne que pourra ! Dieu est là-haut, tout, tournera à notre bien… Nous ne devons pas nous attendre à avoir ici-bas ce qui nous plairait davantage. Non, grâce au ciel ! car si nous l’avions, avec quelle facilité nous perdrions de vue l’autre vie, seul séjour d’une paix sans fin. »

Et, rappelant le temps où la vie lui avait paru si belle, qu’elle aurait volontiers consenti à y demeurer toujours, Élisabeth ajoutait :

« Maintenant, après un si court intervalle, tout est changé si complètement pour moi que rien en ce monde — ses joies y fussent-elles toutes réunies à la fois — rien ne me tenterait, du désir d’y être autrement que je n’y suis, c’est-à-dire en passant. »

Le soin continuel et si tendre qu’Élisabeth prenait de ses petits enfants ne l’empêchait pas de rester pour son père la plus aimable et la plus aimante des filles. Quand quelque circonstance les séparait, elle lui écrivait sans cesse : « Je vous vois toujours présent, lui disait-elle, et m’attache à faire tout ce qui mériterait, votre approbation. »

Un livre sur la fièvre jaune avait porté au loin le nom de Richard Bayley et fortement intéressé le monde scientifique d’alors.

Justement fière de la supériorité intellectuelle de son père, Madame Seton l’était encore bien davantage de sa réputation de désintéressement et de bienfaisance. Une preuve entre autres de la générosité, de la bonté de cet illustre Américain.

« Un chirurgien de Staten Island[7] était venu demander le secours des lumières de M. Bayley pour une opération difficile et redoutable. Malgré son désir d’obliger, le docteur refusa, autant à cause de la distance que de l’excès de ses fatigues et de ses occupations. Son confrère insistant auprès de lui : Ces pauvres gens qui espéraient tant vous voir, qu’ils vont être affligés de votre refus ! Il m’en coûte de leur en porter la nouvelle… ils sont déjà si malheureux… et ils sont si pauvres !…

— Ils sont pauvres ! s’écria Richard Bayley, bondissant hors de son fauteuil, ils sont pauvres ! Eh ! que ne le disiez-vous plus tôt ! Partons, mon cher. Allons, je vous suis. »[8]

Le docteur Bayley possédait à Staten Island une délicieuse villa et Madame Seton y passait toujours avec lui la belle saison. Elle y était au mois d’août 1801, quand la fièvre jaune éclata à New-York. C’était surtout parmi les pauvres émigrants irlandais que le fléau sévissait. Comme il l’avait déjà fait en des circonstances analogues, Richard Bayley donna l’exemple du plus complet dévouement, du plus généreux mépris de la vie.

Chaque jour, il devançait le lever du soleil et jusqu’à une heure avancée de la soirée il restait au milieu des malades et des mourants, à leur donner tous les soins.

Il y prit la fièvre : et, après six jours de cruelles souffrances, expira entre les bras de sa fille, en implorant la miséricorde de son Sauveur.

Sa mort laissa Mme  Seton sans force, sans ressort. Le courage dont elle avait déjà donné tant de preuves l’abandonna, et un profond accablement s’empara d’elle. Mais, dans cette âme profondément chrétienne, le sentiment du devoir se réveilla bientôt.

Élisabeth comprit qu’il fallait à tout prix s’arracher à cette torpeur. Par un violent effort sans cesse renouvelé, elle se remit à la vie active. Mais la douleur de la séparation resta vive en son cœur. À cette souffrance vint bientôt s’ajouter une poignante inquiétude.


VII


Le traité de paix de 1803 semblait devoir permettre à William Seton d’améliorer ses affaires. Mais les dévorantes inquiétudes et le travail incessant avaient ruiné sa santé. Tous les soins restèrent impuissants ; et les médecin conseillèrent un voyage sur mer et un long séjour dans un climat plus doux.

William Seton fut ravi de la proposition. Il avait gardé des relations fort affectueuses avec MM. Filicchi, chez qui il avait passé de si agréables années. Plusieurs fois les deux banquiers italiens étaient venus à New-York ; l’aîné Filippo avait même épousé une Américaine. William Seton décida qu’il se rendrait en Toscane, chez ces amis de sa jeunesse.

La pensée de revoir l’Italie avec Élisabeth le transportait. Plein d’illusions, comme tous les poitrinaires, il faisait mille projets.

Sa femme semblait s’y intéresser ; mais, « rien n’est douloureux à la nature humaine comme une grande crainte mêlée d’un faible espoir », et Élisabeth avait fort à faire pour cacher ses angoisses.

Le voyage lui apparaissait comme la voie douloureuse ; s’unissant à la passion du Christ, elle baisait souvent la petite croix d’or qu’elle portait.

Mme  Seton avait décidé d’emmener sa fille aînée Anna-Maria, qui avait alors huit ans. Elle confia ses quatre plus jeunes enfants à la tendresse de ses parents et peu avant son départ écrivit à Mme  Sadler, l’une de ses plus chères amies :

« Depuis que je ne vous ai vue mon William a beaucoup souffert. Ils disent tous que c’est témérité, que c’est presque folie à nous d’entreprendre ce voyage, mais vous savez que nous ne raisonnons pas ainsi. Nous allons partir. Nous nous appuyons sur Dieu, notre unique force. Mon âme est remplie de reconnaissance envers lui ; car assurément, avec tant de sujets que nous avons de renoncer toutes nos espérances ici-bas, nous irons chercher naturellement, sans le moindre effort, là-haut, notre repos. Mon Dieu ! se peut-il bien que nous soyons là réunis un jour, sans crainte d’être séparés jamais ! Je m’appuie sur une foi ardente ; et alors je sens que tout est bien, que tout repose en la miséricorde de Dieu ; qu’il vous bénisse », chère Éliza, comme mon âme vous bénit. Et maintenant je suis hors d’état, de rien vous dire, si ce n’est que vous preniez souvent entre vos bras mes chers petits enfants ; et encore, que vous ne laissiez jamais vos pensées s’arrêter sur quoi que ce soit venant de moi qui aurait pu vous faire de la peine. Je sais bien que vous ne l’auriez pas fait ; mais, voyez-vous, quand je pense à tout ce que j’aime, il me semble que je touche à mon heure dernière. »

Le 2 octobre, M. et Mme  Seton s’embarquaient avec leur petite fille sur le brick The Sheperdess.

L’affection d’Élisabeth pour Rebecca Seton avait grandi avec les souffrances et les épreuves. Sa belle-sœur lui était une force, un appui. S’en séparer lui fut par-dessus tout, pénible : et à cette amie incomparable, confidente de toutes ses pensées, elle promit le journal des événements et des impressions du voyage.


VIII


Le départ arracha bien des larmes à Mme  Seton, mais elle retrouva bientôt son énergie. Le 3 octobre, au sortir de la baie de New-York, elle écrivit à Rebecca :

« Notre William a beaucoup souffert en passant la batterie, mais il est bien remis. Mon crucifix m’est une source de paix et de consolation. Je suis maintenant si contente avec mon trésor caché que vous me prendriez pour un vieux roc. Tout va bien. Ma confiance est dans le Tout-Puissant. On nous menace d’une tempête, mais avec Lui je ne crains rien. Bénissez et embrassez pour moi mes chers petits. »

Sa confiance en Dieu ne lui donnait pas seulement la paix, mais encore la sérénité. Après avoir passé les îles Açores, elles écrivait à sa belle-sœur :

« D’heure en heure, nous espérons la rencontre de quelque navire qui se chargera de nos lettres. Je vous écris donc ; mais quand je vous aurai appris que mon cher William va mieux de jour en jour, et que ma petite Anna se porte bien et moi aussi, je crois que je n’aurai plus rien de bien intéressant à vous conter. Si j’osais me laisser aller à mon enthousiasme, et chercher à l’exprimer par des paroles, un cahier entier ne suffirait pas à vous dire mes folles joies en contemplant le lever du soleil, son coucher, les clairs de lune.

« Il est un autre sentiment que vous partagerez avec moi, et qui absorbe mon âme tout entière : c’est le tendre, le paisible, le suave amour qui surnage sur chaque moment, sur chaque heure de ma lourde épreuve. Vous me comprenez, parce que vous savez combien sont heureux ceux qui se reposent en notre Père céleste. Plus de luttes, alors ; plus de pensées de découragement. L’espérance la plus confiante, la paix la plus consolante n’ont point cessé d’accompagner mon chemin, me soutenant à travers de tels dangers, de telles tempêtes, que toute âme qui n’aurait pas eu le Christ lui-même pour rocher eût été véritablement terrifiée. »

M. Selon supporta bien la mer, mais il souffrit cruellement dans la baie de Gibraltar et Élisabeth a noté un rêve qu’elle y fit. Elle vit des anges debout sur la rive. Compatissants et radieux, ils l’encouragèrent à gravir les hauteurs escarpées.

C’est en mer, à la date du 14 novembre qu’Élisabeth écrivit le solennel engagement qui suit :

« Après avoir médité sur l’infirmité de notre nature corrompue qui voudrait l’emporter en nous sur l’esprit de grâce, me sentant pleine d’effroi à la pensée que la moindre indulgence à ces penchants me conduirait à d’innombrables offenses envers Dieu, dans l’anxiété d’une âme qui tremble de déplaire à son adorable Seigneur, j’ai pris aujourd’hui l’engagement solennel, avec l’aide de son Saint-Esprit, de ne plus jamais exposer cette nature corrompue, infirme, à la tentation même la plus légère, du moment que je le pourrai éviter. C’est pourquoi, s’il plaît à notre Père céleste de me ramener encore au milieu des miens, je ferai chaque jour le sacrifice de mes plus innocents désirs, de crainte qu’ils ne me détournent du vœu solennel et sacré que je viens de prononcer. Mon Dieu, par la force de votre Esprit-Saint, imprimez ce vœu dans mon cœur. Que la force de votre Esprit me défende, me soutienne, qu’elle me garde d’oublier jamais que vous êtes mon tout ; et que, sans un cœur pur, fidèle, souverainement, dévoué à votre sainte volonté, je ne pourrai entrer dans votre royaume. Ô Dieu, veillez sur moi, pour l’amour de Jésus-Christ. »

Le 18 novembre, les côtes d’Italie apparurent aux regards des passagers ; et, au moment où toutes les cloches sonnaient l’Ave Maria, le navire entra dans le port de Livourne. Mais, au départ, on avait négligé certaines formalités, et, la fièvre jaune sévissant à New-York, l’équipage et les passagers du brick américain allaient être traités comme des pestiférés.


JOURNAL D’ÉLISABETH
(Écrit pour Rebecca Seton)


19 novembre 1803, 10 heures du soir.

« Une voix qui vous offrirait de vous dire en ce moment où est votre sœur, la sœur de votre âme, comme vous l’écouteriez avec avidité ! Eh bien, vous ne pourriez plus dormir tranquille dans votre lit, si vous la voyiez comme elle est, sous les verrous, dans le coin d’une immense prison, n’ayant de jour que par une étroite fenêtre fermée d’un double grillage en fer. Si j’ai quelque chose à demander, c’est par là qu’il faut que j’appelle ; alors paraît la sentinelle, armée de pied en cap, qui se promène avec un long fusil ; et tout cela, parce qu’on veut se préserver de la terrible contagion qu’on suppose que nous avons apportée de New-York… Dans la matinée, on nous apprit qu’un bateau se trouvait par le travers de notre navire ; je volai sur le pont, et aussitôt apercevant le cher Carleton[9], venu à notre rencontre, j’allais me précipiter dans ses bras, quand un garde que je remarquai pour la première fois, s’écria : N’approchez pas ! On venait d’apprendre, à Livourne, que la fièvre jaune sévissait à New-York, et comme nous n’avions pas de certificat de la Santé, il n’y avait rien à répondre.

« Le navire dut aller en rade, et mon pauvre William se préparer à entrer au lazaret, malade comme il était. Pendant que nous faisions nos apprêts pour nous y rendre, la troupe de musiciens, qui s’empresse toujours au-devant des étrangers, est venue jouer sous la fenêtre de notre cabine le Hail Columbia, et ces petits airs que les enfants chez nous chantent en dansant… Mon cœur était gonflé de tristesse et prêt à éclater. Mon pauvre William me regardait ; ses yeux avaient une expression d’angoisse dont vous ne sauriez vous faire une idée ; il paraissait tellement souffrant, qu’on eût dit qu’il n’eût pu aller jusqu’au soir.

« Un bateau parut, remorqué par une barque à quatorze rames, et on nous fit entrer dans le bateau. Le lazaret étant à quelques milles de la ville, on nous ramena au large. Après une heure de navigation, nous arrivâmes devant les chaînes qui barrent l’entrée du chenal par lequel on a accès dans la place. Ces chaînes s’abaissent à un signal donné successivement par plusieurs cloches ; nous passons sous des murailles plus hautes que les fenêtres d’un second étage ; nos marins, après beaucoup de cris et de disputes, finissent par s’accorder sur le lieu de notre débarquement ; notre bateau s’arrête. De nouveaux tintements de cloches amènent un garde, et puis un autre ; et, environ une demi-heure plus tard, celui que l’on appelle ici Monsieur le capitano, qui, après maintes consultations, maints chuchotements à l’oreille de son lieutenant, dit que nous pouvions prendre terre. Sur quoi, tout l’équipage s’étant retiré, un garde nous indique avec sa baïonnette le chemin que nous devons prendre. À ce moment, un ordre écrit du commandant, de la barque qui venait de nous remorquer fut expédié au capitano, qui reçut ce papier au bout d’un bâton ; et on alluma du feu, pour le faire passer à travers la fumée avant de le lire. Mes livres, qui vont toujours avec moi, ont été soigneusement mis à part ; on les a tous examinés et aussi ma boîte à écrire. La personne qui a fait cet office et qui a visité nos matelas sera soumise à une quarantaine aussi longue que la nôtre.

« Pauvre petite Anna, comme elle tremblait pendant tout ce temps-là ! et William, il chancelait, comme s’il avait été au moment de défaillir. Si cela lui fût arrivé, personne n’aurait osé le toucher ni le secourir, tant ils ont peur pour leur vie. Nous fûmes conduits juste en face des fenêtres de la maison du capitano, où était venue Mme  Filippo Filicchi. Regards affectueux, signes d’amitié sans nombre. Il y avait la grille devant nous ; je crains pourtant de n’avoir pu cacher ma fatigue de corps et d’esprit.

« Pour commencer, on nous a offert des sièges ; ou plutôt, on en a placé à notre portée. À présent que nous les avons touchés, il n’est plus permis de les rapporter à la maison. Après, on nous a montré la porte par où nous devions entrer : no 6 ; un escalier de pierre, vingt marches roides à monter ; une grande chambre voûtée, très haute, aussi haute que le plafond de Saint-Paul ; le pavé en briques ; les murailles toutes nues. Le capitano nous a envoyé trois œufs à la coque, une bouteille de vin et quelques tranches de pain. On avait mis à terre un matelas pour William, et il s’était couché dessus ; il n’a pu goûter ni au vin, ni aux œufs. Nos sirops, nos gelées, nos potions qu’il fallait lui donner d’heure en heure, à bord du vaisseau, où sont-elles ? Je n’ai rien apporté ; j’avais toujours entendu dire que le lazaret était un endroit tout exprès pour les malades. J’ai découvert auprès de notre chambre un petit réduit, où j’ai été m’agenouiller un instant. Là, j’ai laissé mon cœur déborder ; mes larmes ont arrosé le pavé. Je suis revenue ensuite vers mon pauvre William ; lui et Anna avaient grand besoin de quelques paroles d’encouragement. Petite chérie ! elle ne fut pas longue à trouver un bout de corde qui avait lié une de nos caisses, et elle s’est mise à sauter ; le froid nous faisait grelotter sur ce pavé de briques, dans cette grande chambre aux murailles nues.

« À la tombée de la nuit, les excellents Filicchi nous ont envoyé de quoi dîner, et, en même temps, plusieurs choses de première nécessité. Nous sommes retournés à la grille pour les voir. Maintenant, William et Anna dorment étendus sur des matelas de bord qu’on a posés sur ce pavé froid. Je me confie en Dieu, espérant qu’après avoir donné à mon pauvre malade la force de résister à l’épreuve d’une telle journée, il nous assistera pour nous faire aller plus loin. Il est vraiment notre tout… Mes yeux me font mal, après toutes ces larmes, et ce vent, et cette fatigue ; il me faut les fermer et élever mon cœur. Le sommeil ne viendra pas facilement. Comme vous auriez aimé la petite Anna, si vous l’aviez vue tout à l’heure, pendant ses prières, ses petits bras enlacés à mon cou ; elle répandait des larmes à flots. Je lui ai lu, pour l’endormir, quelques courtes paroles de confiance et d’abandon à Dieu ; elle m’a dit : Maman, si papa allait mourir ici ! mais Dieu est avec nous.

« Oui, Dieu est avec nous ; et « si nos souffrances abondent, ses consolations surabondent et surpassent toutes paroles. » On dit qu’on n’a jamais vu un tel vent dans cette saison. Si dans ce vent qui se déchaîne et mugit dans la cheminée avec un bruit de tonnerre, qui éteint presque notre lumière et s’abat sur William par toutes les fentes des murs ; si dans tout cela, nous ne voyions pas l’effet du vouloir de Dieu ; si dans le délaissement de notre situation, nous ne voyions pas l’accomplissement des desseins de Dieu qui règle tous les événements de notre vie, vraiment nous serions bien à plaindre. Voici une heure qu’il a eu une violente crise de toux, et il a encore craché du sang. Il fait tout ce qu’il peut pour me le cacher, et cela l’agite et le tourmente encore davantage… que dirons-nous ? C’est ici l’heure de l’épreuve. Que le Seigneur, qui la permet, nous soutienne et nous fortifie. Regarder autour de soi, cela jette en trop d’angoisses. Regardons en avant vers le but, vers la récompense.


Le 20 novembre, dimanche, 9 heures.

« Les cloches du matin ont éveillé mon âme aux regrets les plus douloureux, et l’ont plongée dans une telle agonie de tristesse, qu’au premier moment la prière elle-même a été impuissante à me soulager. De ma petite chambre, j’ai regardé longtemps au loin la pleine mer ; plus près, les vagues qui se brisaient contre les hauts rochers, aux abords de cette prison. Elles montaient, toutes écumantes, jusqu’à la hauteur de nos murailles. J’ai fini par rentrer en moi. J’ai vu que j’étais là, offensant Dieu, mon unique ami, mon unique ressource dans mon malheur. La prière que j’ai faite pour obtenir force et pardon m’a apporté la paix ; j’ai pu revenir auprès de mon William, la sérénité sur le visage. On venait de tirer les verrous de notre porte ; le pauvre Filippo, dans sa peur d’approcher de trop près, avait déposé une jatte de lait pour nous, sur le seuil de notre chambre. Anna et William ont pris un peu de pain trempé dans ce lait ; et moi, tout en marchant de long en large, une croûte de pain avec un peu de vin. William ne pouvait se tenir assis. Une crise lui est, revenue, et avec elle toute l’agonie de mon âme. Voir mon mari gisant sur ces carreaux glacés, sans feu, gémissant et grelottant ! Ses yeux tristes, presque éteints, fixés sur mon visage, tandis que ses larmes coulaient sur son oreiller, sans qu’il prononçât un mot. Anna se mit à frotter l’une de ses mains, moi l’autre, jusqu’à ce que la chaleur de la fièvre fût survenue. Le commandant[10] est venu nous apporter la nouvelle que notre quarantaine est abrégée de cinq jours. Il m’a dit qu’on devait toujours demeurer content dans l’accomplissement des desseins de la Providence, etc. Notre réponse n’a été qu’une suite de sanglots, aussi n’a-t-il pas tardé à s’éloigner.

M. Filicchi est venu pour consoler mon William. Après qu’il nous eut quittés, nous avons récité de nos chères prières autant qu’en a pu suivre William. Après, j’ai été obligée de laisser reposer un peu ma tête. On nous a envoyé de la ville notre dîner et un serviteur qui restera avec nous tout le temps de notre quarantaine. C’est un vieillard, Luigi, tout petit, avec des cheveux blancs. Il a des yeux bleus dont le regard passe tour à tour de la gaieté à la tristesse, comme s’il voulait nous plaindre et nous ranimer en même temps. Quand il est entré, j’avais le visage couvert avec un mouchoir, et je n’ai pas seulement levé les yeux, tant j’étais fatiguée de voir tous ces hommes avec leurs chapeaux retroussés, leurs cocardes, leurs baïonnettes, etc. Pauvre Luigi, je me souviendrai longtemps de sa voix pleine de larmes et de tendresse, quand il vit que je refusais de dîner. Il regarda au ciel, en élevant ses mains, dans quelque prière qui demandait à Dieu de me consoler. Vraiment, je serais toute consolée, si je n’avais pas là mon pauvre William. Mais le voir ainsi, en l’état où il est, c’est pire que la mort !

“ On a tiré les verrous d’une autre porte, et l’on a donné à Luigi un logement à part, à côté de nous. Maintenant, qu’il est entré dans notre chambre et qu’il a touché ce que nous avons touché, il est devenu pour eux tous un objet de terreur. Que de fois, dans une seule journée, ce pauvre vieillard monte et redescend nos vingt marches roides, presque perpendiculaires, pour nous procurer ce qui nous est nécessaire, ou pour nous apporter quelque soulagement !


Lundi, 21 novembre.

À mon réveil, même impression de calme et de consolation qu’hier en me mettant au lit, — apporté à William le lait chaud qu’il prend chaque matin — Réfléchi avec lui sur notre situation. Bien qu’elle soit si contraire à ce qu’exigerait son état, commencé à l’envisager comme le premier pas dans la voie où nous veut cette volonté toute-puissante, qui dispose toutes choses pour votre profit. Mis ma petite Anna en train à son travail ; moi-même appliquée à ma chère Écriture sainte, tout contre le lit du pauvre malade, tremblant d’un accès de fièvre.

« Le commandant est venu avec des gardes et a fait monter pour nous un lit fort propre avec des rideaux, envoyé par Filicchi. Il a fait dresser des bancs sur lesquels nous pourrons coucher, Anna et moi, et il y a inscrit nos noms : Signor Gugliemo, Signora Elisabetta, Signorina, Anna-Maria. Le ton de sa voix, qui de nouveau m’exhortait avec douceur à me tourner vers le bon Dieu, m’a fait lever les yeux sur lui. Son grand chapeau, qu’il venait d’ôter, m’avait caché jusqu’alors ses cheveux blancs, avec une bonne » et douce figure. Il m’a dit : “J’ai été marié ; j’avais une femme que j’aimais, que j’aimais, ah !… elle m’a donné une petite fille, et elle est morte presqu’aussitôt après, en me recommandant son enfant. »

Il joignit les mains, leva les yeux en haut, puis regardant mon William : « Si Dieu l’appelait, qu’y pourrions-nous ? E che volete, Signora. »

« Je commence à aimer notre capitano.

« Lu, et sauté à la corde pour me réchauffer. Regardé tout autour de moi dans notre prison, et trouvé que notre position était supportable. Consolé mon William autant que je l’ai pu, tenant ses mains dans les miennes, essuyant ses larmes, lui suggérant des paroles de piété ; son âme est trop accablée pour pouvoir prier d’elle-même. Écouté lire Anna, pendant que je contemplais le soleil couchant, au milieu d’un nuage. Quand ils ont été endormis tous les deux, lu, prié, pleuré et prié encore jusqu’à onze heures. Il est bien facile ici de savoir les heures du jour et de la nuit : il y a quatre cloches qui sonnent à toutes les heures et à tous les quarts.


Mardi, 22 novembre.

« William s’est trouvé mieux ; il est tout encouragé par le docteur Tutilli qui est plein de bontés pour lui, comme l’est aussi le commandant. Celui-ci parait maintenant me comprendre un peu ; il m’a encore répété : « J’aimais ma femme, je l’aimais, et elle est morte ; e che volete, Signora. » — Causé avec les Filicchi, de l’autre cédé de la grille. Quelle difficulté j’ai eue pour ramener mon William jusqu’en haut de l’escalier — soigné mon William. Fait la lecture pour lui — Écouté Anna — Rangé, mis tout en ordre ; notre Luigi nous a apporté un élégant bouquet de jasmins, de géraniums et d’œillets. Il sait faire des soupes excellentes. Il fait tout cuire sur du charbon, dans une petite marmite. Point de soleil à l’heure du couchant. Un vent impétueux ; il aurait certainement renversé nos murailles, si quelque chose pouvait les renverser. Les mugissements de la mer semblables au tonnerre. Passé cette soirée comme la précédente ; mais tout à fait réconciliée avec les verrous, les barreaux et la sentinelle en faction. Mon flambeau ne me fait plus peur ; d’ailleurs, autour de nous, il n’y aurait rien à brûler que le volet de la fenêtre. »


Mercredi, 23 novembre.

« Non seulement je suis résolue à porter ma croix, mais je l’ai baisée. Mais à ce même moment, tandis que je rendais gloire à Dieu de ses consolations, mon pauvre William a été pris d’une crise presque au-dessus de ses forces. Il m’a dit, comme déjà plusieurs fois, qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui, que ses forces s’affaiblissaient d’heure en heure ; qu’il s’en allait et qu’il n’irait pas loin. Ceci pour moi seule. Avec ses amis, il est tout à fait gai. Il n’est plus en état d’aller jusque vers eux ; on les admet au seuil de notre porte. Le bout du bâton de notre capitano avertit mon pauvre William de demeurer à distance, au moindre mouvement qu’il fait vers eux dans l’ardeur de la conversation. C’est tout à fait comme dans mon enfance, quand on allait voir les lions. Un des gardiens a apporté de l’encens dans un vase, pour purifier l’air. Au coucher du soleil, une demi-heure de calme ; Anna et moi avons chanté les hymnes de l’Avent, à mi-voix. »


Jeudi, 24 novembre.

«…Notre commandant nous a encore fait grâce de cinq jours ; le 19 décembre nous serons libres. Le pauvre William a dit avec un soupir : « Je crois qu’avant ce moment-là…

« Nous pleurons et prions ensemble, et quand il a épanché sa tristesse, il paraît un peu soulagé. Il a toujours un sommeil paisible après ces crises. Une tempête violente, qui fait jaillir l’écume de la mer jusqu’à notre fenêtre, ajoute encore à sa mélancolie. Dans de pareils moments, si je pouvais oublier mon Dieu un seul instant, je deviendrais folle. Mais il apaise tout : Ne t’agite pas. Souviens-toi que je suis ton Dieu, ton Père. Notre chère maison là-bas… Nos chères sœurs… mes chers petits enfants… Eh bien, ils sont sous la garde de Dieu en ce monde, ou au ciel. Tous ceux que j’aime le plus tendrement aiment Dieu ; si nous ne devons plus nous revoir ici-bas, nous serons réunis là-haut, où nous ne nous séparerons plus ; que c’est là, pour s’y arrêter longtemps, une douce pensée ! S’ils sont maintenant perdus pour moi, leur gain est infini, éternel — Que de fois j’ai dit à mon William : « Quand vous vous réveillerez en cet autre monde, vous verrez que ce monde n’a rien à donner, rien qui vaille qu’on soit tenté d’y revenir »… Père céleste, prenez pitié de vos pauvres créatures, faibles et surchargées d’un si lourd fardeau. La force nous manque pour lever les yeux vers vous. Relevez-nous de la poussière, pour l’amour de Celui qui est notre résurrection et notre vie, Jésus-Christ, notre adorable Rédempteur. »


Vendredi, 25 novembre.

« Journée de souffrances pour le corps, mais de paix en Dieu. — Prié à genoux sur nos nattes, autour de la table, et récité notre office — grand vent et tempête. Carleton a été admis au bas de notre escalier ; d’en haut, j’ai pu m’entretenir avec lui, ce qui m’est une grande douceur ; car je le regarde comme un être parfait. C’est aujourd’hui l’anniversaire de la naissance de notre cher petit William[11] ; je l’ai rappelé à mon mari ; j’ai mal fait, car il en a été ému jusqu’aux larmes. Hélas ! il est si faible, qu’il pleure à la seule pensée de notre foyer. Que Notre-Seigneur est bon de donner un peu de force à mon âme ! Imaginez que vous voyez mon pauvre mari, lui qui a tout quitté pour venir chercher un climat plus doux, emprisonné entre ces murailles hautes et humides, exposé au froid et au vent, qui le pénètrent jusqu’aux os ; et impossible d’avoir du feu, si ce n’est celui de la cuisine, fait avec du charbon de terre, dont la fumée l’oppresse, lui serre la poitrine jusqu’à lui donner presque des convulsions ; et pas une goutte de sirop, rien pour calmer cette toux. Du lait seulement, du quina, du lichen d’Islande, ou encore des pilules d’opium, qu’il prend sans dire mot, comme par devoir, sans avoir seulement l’air d’en rien espérer. Lorsque je sens en moi que la nature succombe, et que je ne puis même trouver un sourire, je cache ma tête contre la chaise à côté de son lit ; il s’imagine que je prie. Je prie, en effet : la prière est toute ma consolation. Sans elle, je serais de bien peu d’utilité pour lui. Nuit et jour, il m’appelle « son âme, sa vie, sa chérie, son tout. » — Notre commandant est venu cet après-midi, et voyant le pauvre William dans un violent accès de fièvre, il s’est : écrié : « Dans cette chambre, que de souffrances j’ai vues déjà ! Ici, un Arménien, en lutte avec la mort, qui suppliait qu’on lui donnât un couteau pour mettre fin à ses angoisses. Là, à la place même du lit de la Signora, un Français, pris du délire de la fièvre, qui voulait absolument qu’on lui tirât un coup de feu ; et il mourut au milieu de convulsions terribles. Ces petits carrés de papier que vous voyez collés sur les portes, marquent combien de jours les personnes qui s’y sont succédé y ont passés. Le volet est couvert d’entailles avec les nombres 10, 20, 30, 40, qui signifient autant de jours. » — Mon Dieu, je ne les marquerai pas, nos jours ; j’espère qu’ils sont comptés là-haut. »

« Cher William, je parviens quelquefois à lui inspirer, pendant quelques moments, la pensée qu’il lui serait doux de mourir. Mon Père et mon Dieu, que votre volonté soit faite. Père de miséricorde et de compassion, Seigneur, notre Dieu tout-puissant pour nous secourir et nous sauver, vous qui nous promettez le pardon et nous rachetez par les mérites de notre adorable Rédempteur, non, vous ne laisserez pas périr ceux pour qui Jésus a répandu son sang précieux. Oh ! si nous ne connaissions pas notre Dieu, si nous ne sentions pas ses consolations, si nous n’embrassions pas sa radieuse espérance, si nous ne trouvions pas nos délices dans l’étude de sa vérité et de sa sainte parole, qu’est-ce que nous deviendrions ? »


Mardi, 29 novembre.

« La nuit dernière, j’ai été obligée de me mettre au lit à dix heures, pour me réchauffer dans les bras de la petite Anna. Ce matin je me suis réveillée comme la lune brillait encore juste en face de la fenêtre ; mais je n’ai pas joui de sa clarté, l’écume de la mer rend les carreaux toujours obscurs. Restée au lit, avec ma petite Anna, à lui expliquer le Te Deum jusqu’à neuf heures. Après déjeuner, lu nos psaumes à mon William, et le trente-cinquième chapitre d’ïsaïe ; nous y avons trouvé un charme tel que cela nous a rendus tout joyeux. Il a lu, à la demande de la petite Anna, le dernier chapitre de l’Apocalypse ; mais l’accent de cette voix ! Non, il n’y a pas de cœur qui y eût résisté. Encore la tempête en mer, et le vent qui souffle, et un froid si vif ! William, avec une couverture sur ses épaules, se traîne vers le feu de notre vieux serviteur ; Anna saute à la corde, et Mme  Élisabeth fait cinq ou six fois de suite le tour de la chambre, en sautant sur un pied. Vous riez, ma sœur, mais c’est un bon exercice, qui réchauffe plus vite que le feu quand on se remue de bon cœur.


Saint-André, 30 novembre.

« William a pu retourner auprès du feu, dans la cuisine. La nuit dernière, trente ou quarante pauvres créatures de toutes les nations, Grecs, Turcs, Espagnols, Français, venant de faire naufrage, sont arrivés ici. Point de matelas, point d’habits, point de nourriture. De grandes jaquettes et pas de chemises ; ou des chemises et pas d’habits. On les a entassés tous dans une seule chambre aux murailles nues, avec une cruche d’eau, en attendant que le commandant trouvât le temps de s’occuper d’eux. Notre capitano dit qu’il ne peut rien faire, sans avoir des ordres. « Patienza, E che volete, Signora ». — Anna dit : « Encore que nous ayons si froid, et que nous soyons dans une prison, comme nous sommes heureux, en comparaison d’eux ! Et puis, nous avons la paix, tandis qu’eux ne font que se quereller, que se battre, et ils crient tout le temps. Le capitano nous envoie jusqu’à des marrons et des fruits de sa propre fable ; eux, ils n’ont pas même de pain. » Nous avons récité notre office de chaque jour auprès du lit de William ; il se figurait que cela arrêterait ses frissons. L’âme de mon William est abattue ; elle a peine à embrasser cette foi qui est notre unique ressource. C’est en notre Rédempteur qu’il nous faut chercher notre vie ; mais si notre âme est au moment de son départ, oh ! c’est alors qu’il faut nous suspendre à lui, par une étreinte encore plus forte ; que deviendrions-nous sans lui ? Cher William, ce n’est pas un sentiment de terreur qui vous pousse vers votre Dieu. Vous désiriez le servir, vous y faisiez tous vos efforts longtemps avant cette épreuve. Pourquoi donc ne pas voir en lui un père qui reçoit dans sa bonté tous ceux qui viennent à lui par la voie qu’il leur a choisie ?

« Nous avons eu la visite du second de notre vaisseau, envoyé par le capitaine O’Brien. J’ai été pour lui parler de l’autre côté de la grille ; il avait, avec lui un des matelots qui, lorsque nous étions à bord, paraissait nous aimer comme sa vraie âme, toujours en mouvement pour nous servir et ne sachant qu’imaginer pour nous être agréable. Pauvre Charles ! il est devenu tout pâle lorsqu’il a vu ma figure à travers les barreaux de fer : « Eh quoi ! madame Seton, êtes-vous en prison ? » — Tout le long du chemin, en s’en retournant, il a regardé en arrière.

« Que mon maître adorable est bon de donner une expression de compassion et de douceur, même au regard d’un étranger. Depuis le jour où nous sommes arrivés, j’ai remarqué qu’un des gardiens de notre chambre a toujours un air de tristesse et de sympathie quand il nous regarde. Je ne comprends pas ce qu’il dit, et il ne m’entend pas non plus ; cependant nous nous parlons beaucoup et très vite. Hier, en me montrant sa poitrine et son gosier, il m’a fait entendre qu’il était malade. Quand le commandant est venu, je lui ai dit que j’étais bien triste pour le pauvre Filippo : « Ah, Signora, il n’est pas à plaindre : voici deux ans qu’il s’est marié avec une belle jeune femme de seize ans ; il a deux enfants et il reçoit par jour, trois sols et six deniers. Il est vrai qu’il est obligé de passer les nuits au lazaret ; mais, le matin, il peut aller chez lui une heure ou deux. Il n’y a pas eu moyen de lui accorder plus de temps, à cause de son emploi : E che volete, Signora. Père clément et miséricordieux, qui donnez plein contentement à cet honnête cœur, avec trois sols et six deniers par jour ! une femme et deux enfants à nourrir avec de si faibles ressources ! faites que je me souvienne de Filippo quand quelque chose me manquera, ou quand je penserai que quelque chose me manque…


1er  décembre.

« Levée entre six et sept heures, avant que le jour eût paru. La lune était brillante, en face de notre fenêtre ; sa clarté l’emportait encore sur l’aube qui naissait. Pas un souffle de brise. La mer, que j’avais vue jusqu’alors si violente, semblait caresser les rochers qu’elle avait battus tant de fois. Autour de moi, tout était calme et en repos. Là-haut seulement, comme deux points dans l’azur, deux petites mouettes blanches se jouaient au-dessus de ma tête. Elles ont pris leur vol vers l’ouest ; vers ma maison, là-bas, vers mes amours, — oh, non, pas cette pensée !…


2 décembre.

« Goûté la douceur de l’aube naissante et de la matinée. Lu le commentaire du psaume 104 ; et chanté des hymnes jusqu’à dix heures. — Forte gelée pendant la nuit. — Essayé de faire du feu dans ma chambre avec des broussailles ; mais tout a été perdu de fumée. — Les pauvres étrangers arrivés d’hier, devenus presque fous de froid et de faim, se sont querellés, battus, et enfin assis par groupes, sur la terre, pour jouer aux cartes, ce qui les a rendus encore plus bruyants que leurs querelles. — Patience… Anna est souffrante. William succombe… Coucher du soleil clair et pur.


4 décembre.

«…Jour d’anxiété passé entre Anna et son père. Elle a été très souffrante pendant quelques heures. Quand elle s’est trouvée un peu mieux, nous nous sommes mises à genoux toutes les deux. Ah ! puisse sa chère âme répandre longtemps de ces larmes précieuses comme elle en répandait tout à l’heure. — Chère, chère Rebecca, que de fois n’avons-nous pas veillé ensemble, nous deux auprès du foyer, comme m’y voici, maintenant toute seule. Seule, oh ! non, je ne suis pas seule. J’ai ma Bible, mes livres de piété, mon Imitation, visibles objets d’une jouissance continuelle ; quand je n’ai pas des heures à leur donner, j’ai des minutes… »


12 décembre.

« Une semaine vient de s’écouler, chère sœur, sans qu’une seule ligne sortie de ma plume en ait fixé les souvenirs. Le premier jour, ce cher jour du dimanche, qui d’ordinaire m’apporte ses constantes bénédictions, s’est passé en prières interrompues, dans l’anxiété, et toute la nuit à veiller. — Lundi, le 5, je fus réveillée de très bonne heure par mon pauvre William, souffrant toujours davantage. Je fis appeler le docteur Tutilli, qui, sitôt qu’il l’eut vu, me dit : « Ce n’est plus moi qui suis nécessaire ici. Il faut faire appeler celui qui peut assister son âme. » À ce moment, je me sentis comme seule au monde. Mon William me regardait dans une agonie muette ; et, moi, de même, je le regardais, chacun de nous ayant peur d’affaiblir le courage de l’autre. Tout à coup il s’est jeté dans mes bras, et il a dit : « Je rends mon âme près de toi… je meurs. » — Une crise affreuse est survenue, et après, une révolution extraordinaire s’est opérée en lui ; tellement que quelques heures plus tard il ne paraissait pas plus mal que lors de notre arrivée au lazaret. Oh ! quelle journée !… Je l’ai passée tout entière à côté de son lit, sur ma petite natte. La plus grande partie du temps, il est demeuré assoupi. Comme je priais, comme je louais Dieu ! Nul n’est venu troubler ce silence solennel. Ni déjeuner, ni dîner pour interrompre ce repos… Carleton est venu à la tombée de la nuit ; puis notre commandant, tout bon, tout empressé. Il a été effrayé du calme où il a trouvé William, et désespéré de voir que j’allais rester seule avec lui ; car le docteur lui avait dit que, malgré le soulagement actuel, tout annonçait qu’il pouvait s’éteindre en quelques heures. — Et moi, est-ce que j’aurais voulu avoir quelqu’un avec moi dans ma chambre ? Oh ! non… Je n’avais pas pour… Je fis semblant de me coucher comme pour dormir, afin de ne pas lui faire de la peine. — Prêté l’oreille toute la nuit ; tantôt auprès du feu, tantôt couchée ; m’imaginant par moments que sa respiration s’arrêtait ; glacée d’effroi, la minute d’après, en écoutant le souffle oppressé de sa poitrine. J’ai été baiser son pauvre visage pour voir s’il n’était pas froid… J’étais seule… ! Père indulgent et chéri ! et pourtant je n’étais pas seule, tandis que je me tenais si fortement unie à Toi, par une prière incessante et en action de grâces. Prière pour lui. Joie, étonnement, ravissement pour moi, de voir que ce secours sur lequel j’avais compté si tendrement, avec une foi si affermie, une espérance si abandonnée, l’heure de l’épreuve étant venue, me soutenait, me consolait au delà de tout ce que j’avais pu espérer, même concevoir ! Oui, je sentais que mon Dieu me soutenait. Je sentais qu’il me soutiendrait et m’aiderait au milieu de ses épreuves les plus sévères ; en continuant de me donner cette même force, cette confiance, cet abandon, qui, dans une situation telle que la mienne, étaient au-dessus de ce qu’eût jamais pu espérer une créature humaine… Ces consolations qu’il donne, qui les dira ? quelle parole essaierait d’exprimer ce que lui seul peut faire sentir ?

« Dès le matin, sitôt que le jour a paru, agitation, désir de partir, de changer de place — M. Hall[12] est venu avec M. Filicchi et le commandant ; ils ont promis de revenir. — Nos journées et nos soirées se passent à nous occuper du seul nécessaire, avec une attention de plus en plus soutenue. J’ai écrit, car, par moments, pour me tenir éveillée, je ne trouve d’autre moyen que de revenir à cette vieille habitude… William ne va pas plus mal, mais je suis bien occupée auprès de lui. Anna est un trésor. Elle lisait hier dans son Évangile que Jean-Baptiste avait été mis en prison. Oui, papa, disait-elle, Hérode le mit en prison, mais Hérodiade le délivra — non, ma chérie, Hérodiade demanda qu’on le fît mourir. — Eh bien, papa, elle le délivra de sa prison et l’envoya à Dieu. — Enfant selon mon cœur ! »


13 décembre.

« Cinq jours encore, et notre quarantaine sera finie. Nos logements sont retenus à Pise, sur le bord de l’Arno. Autrefois, le seul nom de ce fleuve célèbre éveillait en mon esprit mille visions poétiques. Il n’y a plus de place aujourd’hui pour les visions de la poésie ; une seule image est là, devant moi.

« Personne n’a jamais vu mon William sans être charmé de son amabilité et de l’attrait de toute sa personne. Mais voir maintenant ce caractère aimable transformé jusqu’à faire de lui le chrétien le plus doux, le plus humble ; soumis à la volonté de Dieu avec une patience plus qu’humaine, affermi dans sa foi par la piété la plus ardente, c’était une consolation qui m’était réservée à moi, pauvre femme et pauvre mère, destinée à ne plus connaître aucune des autres joies qui accompagnent un tel bonheur. Il n’est ni souffrance maintenant, ni défaillance, ni angoisse qui puisse l’empêcher de me suivre chaque jour dans la prière, la récitation de nos psaumes, même dans la lecture souvent très prolongée de nos Saintes Écritures. S’il se sent mieux, il redouble d’attention ; quand il est plus mal, il n’en a que plus d’ardeur à ne pas perdre un moment. C’est ainsi qu’il a toujours été depuis que nous sommes renfermés dans ces murs de pierre ; toujours, excepté ce jour que nous avons cru le dernier. Il dit souvent : « Soit que je vive, soit que je meure, je regarderai ce moment de ma vie comme un temps de bénédiction : c’est le seul temps que je n’ai pas perdu. » Jamais le moindre murmure. Oh ! avec un regard vers le ciel : c’est, le seul mot de plainte que j’ai jamais entendu de lui ; bien qu’il soit épuisé, presque réduit à rien, par les rapides progrès d’un mal dont la nature même est de ne pas lui laisser de trêve entre l’irritation de la toux, les frissons, les suffocations, les défaillances, la faiblesse continuelle. Pourquoi es-tu triste, mon âme ? Voilà les seules paroles qui semblent le soulager. Souvent il parle de ses chers petits enfants ; plus souvent encore du bonheur de les revoir au ciel. Il parle de ceux que nous avons quittés, il regrette surtout notre cher Henry Hobart[13] dont les visites et la société lui eussent été une si grande consolation dans l’affliction où il est. Lorsque je remercie Dieu de ce qu’il m’a créée et de ce qu’il me conserve, je le remercie maintenant avec une ardeur que je ne m’étais pas connue.

« Ne rien attendre que de Dieu seul pour l’âme et pour le corps de mon William ; adoucir et consoler de pareilles heures d’accablement et de souffrance ; le secourir en de telles défaillances, ce que nul ne peut faire ici, hors moi seule après Dieu ; lui chanter les hymnes triomphantes de l’espérance et de la victoire du chrétien, tandis que son amour, prévenu en ma faveur, m’attribue toute la joie qu’il y trouve ; l’entendre prononcer le nom de mon Rédempteur, en me disant que c’est moi qui la première lui en ai fait sentir la douceur : oh ! cette œuvre de bénédiction, pour qu’elle fût possible, il fallait ces jours de retraite et d’absolue séparation d’avec le monde entier ! M’eût-on jetée au fond du cachot de ce lazaret, j’y bénirais encore et j’y louerais mon Dieu. »


14 décembre.

« Récité mes chères prières, seule, pendant que mon William était assoupi ; je n’ai pas osé lui proposer de les dire avec moi, car la faiblesse et les souffrances l’accablent tout à fait. — Pluie et tempête, comme nous en avons eu chaque jour, on peut le dire, pendant les vingt-six jours que nous avons passés ici. L’humidité qui règne autour de nous, on la trouverait dangereuse pour une personne en bonne santé ; qu’est-ce donc pour un malade comme William ! Ah, je sais bien que Dieu est là-haut !… Commandant, qu’ai-je besoin que votre regard et le signe de votre main me montre toujours le ciel ? Si je considérais notre situation comme l’œuvre d’un homme mortel, bien loin d’être une Madeleine en pleurs, comme il vous plaît de m’appeler gracieusement, vous verriez en moi une lionne furieuse, prête à mettre, s’il se pouvait, le feu, sous vos yeux, à votre lazaret, pour en tirer mon prisonnier et lui faire respirer l’air du ciel. Emprisonner un pauvre être qui vient demander la vie à votre pays ! Le garder trente jours entre ces murailles humides, avec la fumée et le vent qui souffle de tous côtés, enlève les rideaux de son lit, pénètre jusqu’à la moelle de ses os, et le fait trembler de froid, s’il veut se tenir debout seulement quelques minutes, pâle comme l’ombre de la mort ! — Il faut qu’il aille à Pise pour sa santé ! Ah ! aujourd’hui, elles sont bien loin de Pise, ses pensées… Mais, ô mon Père céleste, je sais que tous ces maux viennent de votre volonté ; de votre volonté qui est toute sagesse et lumière. Nous sommes ici plongés dans les ténèbres ; et nous devons vous bénir, car les desseins que vous aviez sur nous, sont toujours saints et parfaits, si obscurs qu’ils nous semblent ; soyez toujours présente à notre esprit, miséricorde infinie, qui, tandis que vous permettez les souffrances de nos corps mortels, consolez et nourrissez si largement nos âmes, afin de les faire arriver à cette vie éternelle, où nous verrons très certainement que tout ici-bas avait été disposé pour notre profit et pour affermir notre confiance en Dieu. »


15 décembre.

« Achevé de lire le Nouveau Testament que j’avais commencé le 6 octobre. Avancé la lecture de ma Bible jusqu’à Ezéchiel ; je l’ai toujours lue seule, par ordre, chapitre par chapitre. Avec William, je lis seulement les leçons marquées dans mon livre de prières. Aujourd’hui, j’ai choisi pour lui plusieurs passages d’Isaïe : il les a goûtés tellement que, pendant quelques minutes, il s’est trouvé délivré de toute souffrance et de tout souci. Vraiment, ces lectures nous sont d’un secours infaillible. William dit qu’il se sent comme quelqu’un qui serait amené à la lumière, après avoir passé des années dans l’obscurité… »


16 décembre.

« Jour d’accablement. Récité notre office ensemble jusqu’à la moitié ; le reste, à moi toute seule. Le soir, quand ils sont partis, après nous avoir mis sous les verrous, j’ai vu qu’ils ne s’attendaient pas à retrouver mon William le lendemain matin ; mais il repose tranquillement. Dieu est avec nous. »


17 et 18 décembre.

« Tristes journées de lutte entre la faiblesse de la nature et le courage que lui inspire l’attente de son départ du lazaret pour aller à Pise. »


19 décembre.

« Levée avant le jour. Tout préparé pour cette heure que je redoute. À dix heures, tout était prêt. À onze heures, deux hommes ont assis mon William sur leurs bras, pour le porter du lazaret à la voiture des Filicchi. Je lui tenais la main. Une foule de gens nous entouraient et répétaient avec des soupirs : Poverino ! Le cœur me battait à croire que j’allais me trouver mal, de la crainte que j’avais de le voir mourir. Mais le grand air l’a ravivé. Son esprit était tout remonté. Il s’est soutenu pendant un trajet de quinze milles, par une route pénible ; et, en arrivant, il a paru plus fort qu’au moment du départ. — Mon Père et mon Dieu — c’est là tout ce que pouvait balbutier mon cœur débordant de gratitude. »


20 décembre.

« Laissez-moi m’arrêter ici, me demander si je suis en état de continuer ces pages avec la même sincérité, la même exactitude scrupuleuse. Engloutie sous ce flot d’afflictions qui s’est abattu sur moi dans un si court espace de temps, me sera-t-il possible de maîtriser l’émotion qui me suffoque et de conserver mon âme dans sa solitude avec son Dieu ?… Oui, je continuerai d’écrire, car chaque moment est à sa louange et mérite d’être rappelé. — Mon William a été tranquille la plus grande partie de la journée, étendu sur un canapé, heureux du changement de sa situation, charmé du goût et de l’élégance de toute chose autour de lui. Tout ce qu’il peut souhaiter, il l’a maintenant à sa portée. Nous avons lu, causé, comparé le passé avec le présent, parlé des espérances célestes ; puis nous avons eu de bonnes heures avec notre cher Carleton, qui était venu ici pour nous donner quatre jours. Tout annonçait que nous pouvions espérer une bonne nuit : mais, à peine avais-je arrangé les coussins du sofa qui me sert de lit, que je l’ai entendu qui m’appelait pour le soutenir. À partir de ce moment, les derniers symptômes, ceux que le docteur Tutilli m’a dit devoir être les derniers, se sont manifestés. »


21 décembre.

« Une sorte de langueur s’est emparée de son esprit en même temps que de son corps. Pourtant il a dit qu’il devait sortir, qu’il voulait sortir en voiture. Le docteur Carlelach m’a dit tout bas que rien qu’à l’essayer il pourrait y rester. Mais lui refuser ce qu’il désirait était presque impossible. D’ailleurs, le docteur a dit que rien ne pouvait être pire que de le contrarier. On l’a descendu dans un fauteuil, appuyé sur des coussins que soutenaient mes bras tremblants. Nous sommes partis. Ô mon Dieu ! vous avez bien fait de me soutenir à cette heure… Au bout de cinq minutes, nous avons été forcés de revenir, de le sortir de la voiture et de le porter sur son fauteuil, dans l’escalier et à son lit. »


22 décembre.

« Jour voilé de sombres nuages, mais calme. »


23 décembre.

« La souffrance a semblé diminuer un peu. Il a voulu encore essayer d’une nouvelle sortie en voiture. J’ai pris avec moi Mme  de Tott, la dame qui nous loue la maison. Nous sommes revenus mieux que nous n’étions partis. Il semblait mieux se soutenir. J’ai commencé vraiment à croire que ces sorties lui seraient bonnes… »


24 décembre.

« Souffrances continuelles. Pour la première fois, il ne peut plus du tout quitter son lit. Il a parlé avec tendresse de ses chers petits enfants ; remercié Dieu de lui avoir donné le temps de réfléchir, de l’avoir soutenu par de si grandes consolations goûtées dans sa parole et dans la prière. Il a reposé jusqu’à minuit, grâce à quelques gouttes de laudanum. Ensuite il s’est éveillé ; s’est étonné de voir que j’étais encore debout. Je lui ai dit : « Mon cher amour, les pensées les plus douces éloignent de moi le sommeil ; la nuit de Noël est commencée… »


26 décembre.

« Il était si impatient, de partir ! À peine, si j’ai pu obtenir qu’il me permît d’humecter ses lèvres. Il ne cessait de demander à son Rédempteur de lui pardonner et de le délivrer. Comme il voulait toujours que sa porte fût tenue fermée, je n’ai pas été dérangée d’auprès de lui. Carleton s’était chargé de tenir Anna éloignée. Je ne cessais de lui rappeler les promesses de l’Écriture et les prières que ma mémoire me rappelait. Il n’y avait que cela uniquement qui parût le soulager. Si je m’arrêtais un instant pour lui rendre quelque soin, il me disait : « Que fais-tu là ? de quoi ai-je besoin ? Je n’ai besoin que d’aller au ciel. Prie, prie pour mon âme. » Il se sentait si consolé dans la confiance que son Rédempteur le recevrait ! Il croyait voir devant lui sa chère petite Rebecca qui lui souriait. Il a dit à la petite Anna : « Oh ! si ton père pouvait t’emmener ! » — À minuit, la sueur froide est venue, il a essayé d’étendre ses deux bras hors de son lit, et il a répété à plusieurs reprises : « Tu m’as promis que tu repartirais. Viens, viens, sauvons-nous ! » — À quatre heures, la lutte violente a cessé. Seulement quelques faibles sanglots, de longs soupirs… quelques mots : « Ma chère femme, mes chers petits ! »… et « mon Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de moi, recevez-moi… » C’est tout ce que j’ai pu distinguer. Et encore à plusieurs reprises : « Jésus-Christ ! … Jésus-Christ ! » Et ainsi jusqu’à sept heures et un quart, que sa chère âme a pris son vol vers la nouvelle et bienheureuse demeure après laquelle il soupirait.

« Je lui demandais souvent, quand déjà il ne pouvait plus parler : « Tu sais bien, mon cher amour, que tu vas vers ton Rédempteur. » Et il me répondait : « Oui » par un faible mouvement et par un regard de paix… À sept heures et un quart, le mardi matin, 27 décembre, son âme a été délivrée ; et aussi la mienne a été délivrée d’une angoisse voisine de la mort. — La vraie sœur de mon âme, qui n’a pas été témoin de ce qu’a souffert mon pauvre William, ne comprendra peut-être jamais que j’aie pu prendre dans mes bras ma petite Anna, et l’agenouiller près de ces chers restes, et lui faire rendre grâces avec moi à notre Père céleste d’avoir délivré notre bien-aimé de ses misères… Après, ouvrant la porte, pour faire savoir aux gens de la maison que tout était fini, tous, les serviteurs et la maîtresse de la maison se montrèrent fort en peine de ce qu’il fallait faire. Les voyant : tous épouvantés de s’approcher de nous, comme si nous avions eu la fièvre jaune, j’ai fait venir deux femmes, des laveuses qui s’étaient déjà employées pour moi, et ayant fermé la porte, moi toute seule, avec leur secours, j’ai accompli près de lui le dernier de tous les devoirs ; et après, j’ai senti que j’avais fait tout, oui, tout ce que le plus tendre amour et le devoir pouvaient faire. »


IX


À la mort de ceux même qu’on a le plus aimés, il est bien rare qu’on puisse se rendre ce doux et glorieux témoignage. Quand tous les torts, tous les manquements sont devenus à jamais irréparables, les meilleurs d’entre nous savent quels regrets amers s’élèvent dans l’âme.

Noble exception dans l’égoïste humanité, Mme  Seton avait été jusqu’au bout de ses forces dans le devoir et dans l’amour. Et les gens de la maison qu’elle habitait, émerveillés de son courage, de son dévouement sans bornes, s’écriaient naïvement : « Si elle n’était pas une hérétique, elle serait une sainte. »

Le corps de William Seton fut transporté à Livourne et tous les Américains et les Anglais qui s’y trouvaient assistèrent aux funérailles[14].

La famille Filicchi offrit l’hospitalité à Élisabeth. J’ai dit plus haut que Mme  Filippo était une Américaine[15]. Elle accueillit son infortunée compatriote comme une sœur, et Mme  Antonio ne se montra ni moins empressée, ni moins sympathique.

Mais les soins délicats dont Mme  Seton fut entourée la laissèrent d’abord comme inconsciente. Son âme était dans cet au-delà mystérieux, impénétrable où William venait de disparaître ; et, sous le coup de la séparation, elle ne savait plus que répéter : « Ô Dieu, vous êtes mon Dieu, et me voilà seule, seule avec vous, mon Dieu, et mes chers petits. »

« Comme il est difficile, disait Alexandrine de la Ferronnays, de s’accoutumer à penser que l’amour, le bonheur et la jeunesse, l’avenir sur terre, que tout cela est fini, que toutes les espérances, tous les rêves de félicité terrestre sont à tout jamais anéantis ! »

On le comprenait autour d’Élisabeth, et pour l’arracher à son accablement les Filicchi l’emmenèrent à Florence. Au sortir du lazaret, Mme  Seton fut logée dans un palais des Médicis ; les splendeurs de l’art lui apparurent pour la première fois, et le 8 janvier qui était un dimanche, Mme  Antonio lui proposa de l’accompagner à la chapelle della Santissima Annunziata.

Jamais encore Mme  Seton n’avait assisté à la messe, jamais elle n’était entrée dans un temple catholique. Saisie d’un respect inexprimable, elle tomba à genoux et sans souci de ce qu’en pourraient penser ceux qui l’entouraient, elle pleura longtemps, mais avec un avant-goût du ciel.

On lui fit visiter les jardins, les palais, les musées ; et encore qu’elle eût très vif le sentiment de toutes les beautés, rien ne la toucha. « Il m’était impossible, disait-elle, de regarder et de ne pas penser, et chaque pensée était au fond de mon âme comme un sanglot. »

La petite Anna partageait les promenades et les jeux des quatre enfants d’Antonio Filicchi. Mais cette vie charmante ne lui faisait pas oublier son père et lorsqu’elle récitait avec sa mère les prières qu’ils avaient coutume de dire ensemble au lazaret, elle pleurait toujours abondamment : « Mon cher papa loue Dieu dans le ciel et je ne devrais pas pleurer, dit-elle un soir, mais je crois que cela est bien naturel, n’est-ce pas, maman ? Je pense à cette parole de David : J’irai vers lui, s’il ne peut revenir vers moi. »

Après quelques jours passés à Florence, les luttes d’Élisabeth la ramenèrent à Livourne : “Les Filicchi font tout ce qu’ils peuvent pour adoucir ma situation ; on dirait qu’ils croient n’en pouvoir jamais assez faire, écrivait-elle à sa famille. Vraiment, depuis que nous avons quitté notre pays, nous n’avons rencontré que bonté, empressement, même de la part des étrangers et des serviteurs. Ici, à Livourne, les souffrances et la mort de mon mari ont inspiré pour nous tant d’intérêt à un grand nombre de personnes, que de tout côté c’est à qui cherche à nous consoler, à nous entourer de soins. Quand je considère ma situation si incertaine maintenant et si dépourvue de ressource au point de vue de ce monde, je ne puis m’empêcher de sourire à leur tendresse et à leur bonté. La petite Anna me dit souvent : « Maman, que d’amis Dieu avait préparés pour nous dans ce pays étranger ! car ils sont pour nous des amis, même avant de nous connaître. » Elle dit vrai ; et moi, je dis en mon cœur : quelle consolation Dieu m’a préparée, quand il m’a donné une pareille enfant ! Je préfère sa conversation à toutes celles que je puis avoir de ce côté-ci du tombeau. »

X


Filippo et Antonio Filicchi avaient un esprit supérieur ; ils avaient aussi d’admirables vertus. Très riches et encore plus généreux, les deux banquiers faisaient un bien immense. Leur union était parfaite, leur foi humble et vive : et Mesdames Maria et Amabilia, toutes deux catholiques ferventes, faisaient aussi grand honneur à leur religion.

À cette époque douloureuse et solennelle de sa vie, il aurait été bien difficile de mieux entourer, de mieux placer Élisabeth ; et dans cet intérieur béni elle vit promptement s’évanouir beaucoup de ses préjugés.

L’affection des Filicchi pour William Seton avait été le premier mobile de leur empressement auprès de sa jeune veuve. Mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître la valeur personnelle d’Élisabeth. Son courage, sa droiture extrême, sa fidélité héroïque à tous ses devoirs leur faisait espérer que la Providence avait tout disposé pour amener cette âme d’élite à la véritable Église.

Jamais encore Élisabeth n’avait été en rapports avec des catholiques ; elle était naturellement portée à s’enquérir des doctrines et des pratiques de l’Église romaine. Et un jour qu’elle avait fait à Antonio Filicchi quelques questions sur les différences des religions, il lui répondit qu’il n’y a qu’une religion véritable.

Cette parole jeta Mme  Seton dans un grand trouble ; le doute était entré tout à coup dans son âme. M. Filicchi, qui s’en aperçut, ne craignit pas de revenir à la charge.

« Votre cher William a été le meilleur ami de ma jeunesse, lui dit-il, et vous avez pris sa place dans mon cœur. L’Océan va bientôt nous séparer, mais je veux vous avoir avec moi en paradis.

« Priez, priez, implorez la lumière. »

Mme Seton suivit ce conseil. Elle espérait voir ses doutes se dissiper, elle espérait recouvrer bientôt la paix et, confiante dans l’efficacité de la prière, elle redisait sans se lasser les vers de Pope :


If I am right, thy grace impart,
Still in the right to stay ;
If I am wrong, teach, oh ! teach my heart
To find the better way, »


Le Christ amoindri du protestantisme avait tenu en son cœur une grande place ; elle avait aimé le Dieu de la crèche, le Dieu du Calvaire : et Celui que son amour allait chercher au plus haut des cieux semblait se plaire à lui faire sentir qu’il n’a pas abandonné ses rachetés. Elle ne pouvait entrer dans une église sans se sentir envahie par une étrange et pieuse émotion, sans éprouver un sentiment extraordinaire de ferveur.

Elle tâchait de ne point trop s’arrêter à ces impressions et travaillait sérieusement, consciencieusement à s’éclairer. Les entretiens avec les Filicchi lui étaient d’un grand secours. Filippo écrivit pour elle une exposition de la foi catholique. Il y prouvait que le dogme bien compris de l’autorité et de l’infaillibilité de l’Eglise lève toutes les difficultés.

Que la véritable Église doive tirer son origine par une succession continue d’engendrements spirituels de la société même que fondèrent les apôtres, c’est un point de sens commun. « Il n’y a donc, disait Bossuet, qu’à ramener toutes les sectes séparées à leur origine. Nulle ne pourra remonter sans interruption à Jésus-Christ ; le point de la rupture demeure toujours sanglant, et le caractère de nouveauté que toutes les sectes portent sur leur front les rendra toujours reconnaissables. »

Avec la plus entière bonne foi, Élisabeth avait cru longtemps marcher dans la voie la meilleure. Ses convictions religieuses étaient fort ébranlées, et c’était surtout le dogme de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie qui l’attirait vers le catholicisme.

Humainement parlant, il n’y avait plus pour elle que deuil en ce monde ; et, dans sa tristesse, elle se prenait souvent à songer au bonheur de ceux qui croient Jésus-Christ encore présent sur la terre : « Ah, disait-elle, je n’imagine pas qu’on puisse avoir quelque peine en ce monde, quand on croit ce que les catholiques croient. Ils sont presque aussi heureux que les anges. »

Un jour, elle s’était rendue avec ses amis à la délicieuse église de Monte-Nero et assistait à la messe qui se disait pour eux. Au moment de l’élévation, un Anglais qui se trouvait là, s’approcha d’elle et lui dit ironiquement : « Regardez, voilà ce qu’ils appellent leur présence réelle. »

« Mon âme, disait plus tard Élisabeth, se sentit frémir à cette froide interruption. Tout était silence autour de moi, profond silence et adoration : presque tous étaient prosternés. Je me reculai par un mouvement involontaire, et j’allai m’agenouiller devant l’autel, pensant en secret et avec larmes à ces paroles de saint Paul : Ils ne discernent pas le corps et le sang du Seigneur. Puis il me vint cette pensée : Si ce corps et ce sang n’étaient pas là, réellement présents, comment l’apôtre aurait-il pu dire : Ils mangent et boivent leur propre condamnation parce qu’ils ne discernent pas le corps et le sang du Seigneur ? Il me vint cette autre pensée : Comment sa puissance a-t-elle pu unir mon âme à mon corps. Comment ? et cent autres comment auxquels je ne saurais répondre le premier mot…

Mme  Seton désirait passionnément revoir ses petits enfants dont elle n’avait pas de nouvelles. Le 3 février, elle s’embarqua pour New-York, mais une miséricordieuse disposition de la Providence la ramena presque aussitôt à Livourne.



JOURNAL D’EÉISABETH.


(Écrit pour Rébecca Seton, 18 février 1804.)


« Ô mon Dieu, bien véritablement mon Dieu, car s’il en était autrement que deviendrais-je ? Comment vous dire, Rébecca, le temps qui se passera avant que nous puissions nous revoir ? Nous étions installées à bord du vaisseau prêt à mettre à la voile le lendemain matin. Nous nous étions séparées de nos amis si parfaits, comblées de leurs bontés et de leurs présents ; moi, toute chargée d’or, de passeports, de lettres de recommandation, crainte des pirates d’Alger, ou de relâche forcée dans quelque port de la Méditerranée. Mais tout cela s’est trouvé inutile. Une rude bourrasque, pendant la nuit, a fait heurter notre vaisseau contre un autre navire ; et, le lendemain matin, au lieu de faire voile pour l’Amérique, il a fallu revenir à terre. Les bons Filicchi nous ont reçues à bras ouverts ; mais que je me sentais le cœur abattu ! Figurez-vous après ce que ce fut, lorsque notre pauvre petite Anna, ne pouvant plus cacher ce qu’elle souffrait, on fit venir un médecin qui déclara qu’elle avait une forte fièvre et tous les symptômes de la scarlatine. Hélas ! hélas ! cette pauvre petite, qui essayait de cacher son mal tant qu’elle pouvait, n’en prévoyait pas toutes les conséquences. Car, dès le lendemain, le docteur déclara qu’il fallait renoncer à notre voyage, ajoutant qu’il y allait de la vie de l’enfant. Eh bien, maintenant, ce que je dois avoir uniquement en vue, c’est la main de Dieu. »


24 février.

« La petite Anna est encore bien malade ; mais nous avons passé le plus dangereux, entourées de tant de soins, de tant d’attentions de chacun ici, que j’en ai le cœur tout attendri. Pauvre Anna ! il me semble que mon âme est comme si elle avait passé dans la sienne. Je ne la quitte ni jour ni nuit, toujours assise ou couchée auprès de son lit, dans ce pays étranger et si beau. Ma sœur, ma chérie, que nous serions heureuses, si nous croyions ce qu’elles croient ces chères âmes !… Ils possèdent par leur foi leur Dieu dans le sacrement ; ils le trouvent dans leurs églises, ils le voient venir à eux lorsqu’ils sont malades. Hélas ! hélas ! quand le saint Sacrement passe sous mes fenêtres, et que je sens le complet isolement et la tristesse de ma situation, mes larmes ne peuvent plus s’arrêter. Mon Dieu, que je serais heureuse, même éloignée comme je le suis de tout ce qui m’est cher, si je pouvais comme eux vous trouver à l’église ! Et même ici, il y a une chapelle dans la maison même de M. Filicchi ; — que de choses je vous dirais des chagrins de mon cœur et des péchés de ma vie ! L’autre jour, dans un moment d’excessive détresse, je tombai à genoux sans y penser, tandis que le saint Sacrement passait ; je criai vers Dieu dans une sorte d’agonie, le suppliant de me bénir, s’il était là, vraiment présent. « Mon âme ne désire que vous ! » lui disais-je.

« Quand je me relevai, après bien des soupirs et des larmes, le petit livre de prières, que Mme  Filicchi avait donné à Annina, se trouvait ouvert sous mes yeux à l’endroit de la prière de saint Bernard à la sainte Vierge : Memorare. Avec quelle ferveur je le récitai ! Pendant que je priais, je sentis que j’avais une mère… Vous savez les rêveries de mon pauvre cœur, qui se lamentait si souvent de ce que j’avais perdu ma mère aux jours de ma tendre enfance. Quand je remonte aux souvenirs les plus lointains de mon jeune âge, je me vois toujours, au plus fort de mes jeux et de leur enivrement, levant les yeux vers les nuages, pour y chercher ma mère. Je venais de la trouver ce jour-là. J’avais trouvé même plus qu’une mère pour la tendresse et la compassion. Je pleurais ; et tout en pleurant, je m’endormis doucement. »


18 mars.
« Votre sœur vient d’être longtemps hors d’état de tenir sa plume. Le jour même où Anna quittait le lit, je tombai malade à mon tour. Oh ! la patience et la bonté plus qu’humaines de ces chers Filicchi. Vous eussiez dit qu’ils recevaient Notre-Seigneur lui-même en notre personne, nous, étrangères, pauvres et malades ! Maintenant me voici en état de quitter ma chambre, après une maladie qui a duré vingt jours, le même temps qu’avait duré la maladie d’Anna…

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« Ce soir, j’étais assise auprès de ma croisée ; la lune éclairait de tous ses rayons le visage d’Antonio Filicchi. Il a levé les yeux au ciel, et il m’a appris faire le signe de la croix. Très chère Rébecca, je suis demeurée immobile et comme anéantie sous l’impression de respect que m’a causée ce premier signe de croix… Le signe de la croix sur moi !… Il a fait naître en mon cœur je ne sais quel ardent désir de m’unir à Celui qui mourut sur ce bois, et de voir ce jour, le dernier des jours, où il portera sa croix en triomphe…

« Est-il jamais venu à votre pensée, ma très chère, que la lettre T, dont l’ange doit nous marquer au front, a la forme d’une croix ? La religion catholique est remplie de ces symboles ; je trouve qu’ils ont un intérêt si touchant ! Ah ! Rébecca, ils croient que toutes nos actions, que toutes nos souffrances, peuvent, nous servir d’expiation, si nous les offrons pour nos péchés. »

« Je tiendrai donc encore mes chers petits enfants contre mon cœur. Père céleste, quel moment que celui-là ! mes enfants chéris, mes enfants qui n’ont plus de père ! des orphelins aux yeux du monde ; mais de riches enfants en Dieu leur Père ; car il ne nous abandonnera jamais. »

« Je suis allée à la tombe de mon cher William, et j’y ai longtemps pleuré de toute mon âme, dans une émotion de tendresse inexprimable, mêlant le souvenir de ses dernières souffrances au souvenir de notre passé et de nos heureuses années. Il me semblait que je l’aimais plus qu’on ne peut aimer sur terre. Quand vous lirez tout ce que j’ai écrit pour vous, depuis mon départ de New-York, vous comprendrez quel a été mon amour ; et vous reconnaîtrez qu’il ne pouvait trouver de secours qu’en Dieu seul, à travers tant d’épreuves auxquelles il a été soumis. »

« Ô joie ! ô joie ! nous allons partir ! C’est un capitaine Blagg qui va nous conduire en Amérique ; mais imaginez-vous la bonté de M. Filicchi ? Comme ce capitaine est un très jeune homme et un étranger, et que nous aurons pendant le voyage beaucoup de risques à courir à cause des pirates et des croisières’ennemies, M. Filicchi nous accompagnera. Il y a longtemps qu’il pensait à faire ce voyage à cause de ses affaires. Anna est folle de joie ; pourtant elle me dit tout bas, bien souvent : « Maman, est-ce qu’il n’y a pas des catholiques en Amérique ? Maman, est-ce que nous irons à l’église quand nous serons revenues chez nous ? » Petite chérie ! elle est sortie en ce moment pour aller visiter quelque sanctuaire avec les enfants de Mme  Filicchi et leur gouvernante. Croiriez-vous que chaque fois que nous sortons pour la promenade, nous allons d’abord à quelque église ou chapelle de couvent que nous trouvons sur notre chemin ? Nous les reconnaissons de loin à la croix qui les surmonte ; nous y faisons une petite prière, et nous poursuivons. Ici, les hommes, comme les femmes, visitent ainsi les églises ; vous savez, chez nous, un homme aurait honte si on le voyait à genoux, surtout un autre jour que le dimanche. Oh ! ma chère !… mais je vous verrai bientôt. Encore deux jours, et nous partons pour revenir vers vous. »


6 avril.

« La douce soirée de ce jour, une soirée vraiment céleste, me fait penser au temps où, si souvent appuyées l’une contre l’autre, nous suivions des yeux le soleil à son déclin ; parfois avec des larmes silencieuses et tant de soupirs vers cette patrie où la tristesse n’a point d’accès. Hélas ! je vais retrouver ma patrie sur terre ! qu’aura-t-elle à m’offrir ? une foule de chagrins. J’en parlais l’autre soir avec Antonio Filicchi ; il me dit dans son anglais un peu brusque : « Ma petite sœur, le Dieu tout-puissant sourit de vos chagrins. Il prend soin des petits oiseaux, il fait croître les lis des champs, et vous craignez qu’il ne vous oublie ! Je vous dis qu’il prendra soin de vous. » Je l’espère aussi, très chère Rébecca… Vous souvenez-vous que nous avions coutume d’envier les pauvres, parce qu’eux n’ont rien à faire avec le monde ? »


8 avril.

« Cette heure est la dernière que je passerai à Livourne. Oh ! pensez combien ce cœur tremble ! Les étoiles étaient encore toutes brillantes au ciel, quand Mme  Filicchi est venue me dire que nous allions entendre la messe ; et puis qu’elle se séparerait de son Antonio. Oh, l’admirable femme ! Comme nous entrions dans l’église, le canon du Fiammingo donna le signal ; nous devions être à bord dans deux heures. Quelques instants après, nous étions tous prosternés en la présence de Dieu.

« Mon amie, que l’offrande de ce sacrifice fut solennelle ! je demandai bénédiction pour notre voyage, pour mes enfants chéris ; pour mes sœurs, pour tout ce qui m’est cher ; plus encore pour l’âme de mon cher mari et pour l’âme de mon père. Nos ferventes prières s’élevaient vers Dieu, s’unissant à l’auguste sacrifice afin d’être favorablement reçues par les mérites de Celui qui s’est donné lui-même à nous. Avec quelle ardeur je désirais d’être à Lui ! Comme de grand cœur j’aurais affronté tous les chagrins qui m’attendent, pour obtenir de participer à ce corps sacré et à ce sang précieux ! Mon Seigneur ! Mon Sauveur ! Antonio et, sa femme ! Leurs adieux ! leur séparation et leur communion en Dieu !… pauvre créature que je suis ! Mais quoi ! ne lui ai-je pas demandé de me donner leur foi ?… Ne lui ai-je pas tout offert en retour pour un tel don ?… La petite Anna et moi, nous avions d’étranges larmes de joie et de tristesse. Mon Dieu, épargnez-moi, ayez pitié de moi ! »


8 avril. — Continué à bord du Fiammingo.

« Quand nous rentrâmes à la maison, nos cœurs étaient agités de mille impressions différentes. Pour moi, j’étais partagée entre la douleur de dire adieu à ces incomparables amis et à leurs chers anges que j’aime si tendrement, et la joie de m’embarquer de nouveau pour revenir vers vous. Nous étions tous sur le balcon. Tandis que j’embrassais la chère Amabilia pour la dernière fois, le soleil parut à l’orient dans toute la gloire de ses rayons, et nos pensées s’élevèrent vers l’heure où le Soleil de justice se lèvera et nous réunira dans l’éternité.

« Le dernier signal était donné, le batelier nous attendait… Les derniers vœux et les adieux de Filippo, couronnement de ce qu’il a toujours été, le plus véritable ami. »


À bord du Fiammingo, 8 avril 1804.

« À huit heures, j’étais paisiblement assise sur le pont, avec la petite Anna et le cher Antonio. L’ancre était levée ; le cri chantant des matelots, le cher Yo ! Yo ! se faisait entendre de toutes parts. J’ai senti se réveiller en moi le souvenir du 3 octobre de l’an passé, accompagné d’une douleur, si poignante, que je ne croyais pas possible de la supporter. Très cher William, où es-tu maintenant ? Je perds de vue la terre où reposent tes restes chéris, et ton âme est dans cette région de l’immensité où je ne puis aller te trouver. Mon Dieu ! mon Père ! Et cependant mon souvenir ne doit-il pas se rappeler avec amour toutes les dispositions de votre Providence ? Être conduite à une si énorme distance, dans une poursuite désespérée ; soutenue des consolations de votre grâce à travers une suite d’épreuves où la nature, abandonnée à elle-même, aurait succombé ; amenée à la lumière de votre vérité, quand les premières affections de mon cœur et de ma propre volonté lui étaient opposées ; secourue et recueillie par l’amitié la plus tendre, tandis que j’étais si loin de tous ceux que j’avais jusqu’alors aimés ! Ô mon Père et mon Dieu ! souffrez que je vous bénisse tant que je vivrai ; souffrez que je vous serve et vous adore tant que je respirerai ! »


20 avril.

« Il y a aujourd’hui trente-sept ans que mon William venait au monde. Ce jour de sa naissance, le passe-t-il au ciel ? Ô mon ami bien-aimé, que mon âme serait heureuse si elle était, réunie à la tienne ! Quelle joie, si elle se retrouvait avec toi devant le trône de Dieu ! Ah ! si tu es encore dans les chaînes de la justice, comme je voudrais pouvoir partager ta peine et l’adoucir ! Ne vous irritez pas contre moi, mon Sauveur ; mais voyez mon désir et soyez-moi miséricordieux !

« Mes chers petits enfants, point de fête joyeuse pour vous aujourd’hui ! Et toi, chère Rébecca, sœur de mon âme, je ne sais quoi de plus fort que moi me dit que, toi aussi, tu es au ciel. »


21 avril.

« Tant de jours passés à bord, et point de courage pour me mettre à écrire à mon journal ! Ô mon Dieu ! écoutez favorablement ma prière, acceptez mes larmes.

« Vous ne serez point tenté au delà de vos forces. Au sein même de votre épreuve, une voie se trouvera par où vous pourrez échapper. Cette voie, Seigneur, il faut que je la cherche, ou je suis perdue. Point de ressources du dehors : c’est en votre saint nom, en lui seul que doit être mon refuge. Nous voilà donc en chemin une fois de plus, ne comptant que sur vous seul, précédés de votre bannière, et portant votre croix. Si cet ennemi que nous ne pouvons fuir paraît devant nous, nous le regarderons en face, en invoquant votre saint nom : Jésus, Jésus, Jésus !

« Seigneur, fortifiez nos âmes ! que tant de fermes propos ne soient pas de vaines paroles. Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de nous !

« Quand mon âme met son espérance en son Dieu, se sentant prête à renoncer à tout en ce monde, et à tenir les plus chers liens de la vie pour moins que rien, au prix de son amour ; quand cette âme, sincèrement résolue à servir Dieu et à lui obéir, se voit assiégée par les bas mouvements de la nature ; et malgré ses prières, ses larmes, ses pénitences les plus rigoureuses, tentée, du moins en apparence, de céder aux humiliantes suggestions du mal, ah ! c’est l’œuvre assurément de l’ennemi du salut… Mais quoi ! ne le sait-il donc pas ? nous avons juré fidélité inviolable à notre Dieu. Le Seigneur est avec nous.


23 avril.

« Cette journée, nous l’avons passée toute entière en vue des Pyrénées. Je ne pouvais me lasser de les contempler avec délices depuis leur base, noire comme le jais, jusqu’à leurs sommets éblouissants, couverts de neige et perdus au-dessus des nuages. Elles me parlaient si haut de Dieu ! Mon âme leur répondait involontairement dans le doux langage de la louange. Le paisible mouvement de la mer, si calme qu’on pouvait y voir comme en un miroir la cime blanche des montagnes, colorée des feux du soleil ; la lune qui apparaissait de l’autre côté du rivage ; plus encore ce doux état d’une âme en paix avec elle-même, d’une âme fidèle à son cher Seigneur : tout a fait revivre en moi le souvenir des heures qui me furent les plus précieuses. Mon Dieu, mon Dieu ! ne m’abandonnez pas !… Les Pyrénées séparent l’Espagne d’avec la France. Hélas ! des centaines de lieues me séparent des chers Highlands de mon pays. Dieu ! patience ! espérance ! »


26 avril.

« Nous avons passé les détroits, et j’ai vu Gibraltar, avec mille souvenirs amers de ce qu’avait souffert mon William à notre passage ici.

« Il y a deux journées dont je n’ai rien écrit, et pourtant je ne veux pas les oublier : l’une, où nous eûmes en vue les grandes Alpes, qui séparent l’Italie de la France ; l’autre, où nous fûmes arrêtés par un calme plat, en face de la ville de Valence, entourés de tous côtés par la flotte de lord Nelson. Nous fûmes abordés par le Belle-Isle ; et le soir d’avant, nous l’avions été par l’Excellent, de soixante-quatorze canons. »


25 mai.

« Le corail dans l’Océan est une branche d’un vert pâle. Retirez-la de son lit natal, elle devient ferme, ne fléchit plus, c’est presque une pierre. Sa tendre couleur est changée en un brillant vermillon : ainsi de nous, submergés dans l’océan de ce monde, soumis à la vicissitude de ses flots, prêts à céder sous l’effort de chaque vague et de chaque tentation.

« Mais aussitôt que notre âme s’élève, et qu’elle respire vers le ciel, le pâle vert de nos maladives espérances se change en ce pur vermillon du divin et constant amour. Alors, nous regardons le bouleversement de la nature et la chute des mondes avec une constance et une confiance inébranlables. »

XI


La traversée fut longue.

Dans l’esprit de Mme  Seton, l’étude, la réflexion, la prière, avaient dissipé tous les doutes. Elle était arrivée à la conviction, et sa résolution était prise. Mais elle savait qu’aux États-Unis le fanatisme laissait à peine aux catholiques le droit de vivre, et de douloureux problèmes se dressaient devant elle.

Les Filicchi avaient eu la délicate bonté de lui cacher la ruine complète de son mari ; et, sous forme d’avance, ils lui avaient fait accepter une somme assez considérable.

Mais si Élisabeth ignorait encore sa ruine totale, elle savait parfaitement qu’elle allait se trouver, en arrivant à New-York, dans de terribles embarras d’affaires. Elle savait également que sa conversion au catholicisme allait la priver de tout conseil, de tout appui, de tout secours. Ni la famille de son mari, ni la sienne ne feraient plus rien pour elle.

Elle allait être abandonnée de tous. Seule, Rébecca lui resterait fidèle. Elle comptait sur son amitié à toute épreuve.


Filippo et Antonio Filicchi avaient sérieusement songé à ce qu’ils pourraient faire pour Élisabeth. Les États-Unis négociaient alors avec la France l’achat de la Louisiane. Bonaparte en demandait quatre-vingts millions, et les États-Unis consentaient à payer cette somme pourvu qu’on en détachât vingt millions qui seraient consacrés à indemniser les commerçants américains des captures illégalement faites par les croiseurs français. MM. Filicchi espéraient faire obtenir à Élisabeth une part de cette indemnité à laquelle lui donnaient droit les pertes subies par W. Seton durant la guerre. Mais cet espoir était bien faible, bien incertain.


3 juin.

Enfin, après cinquante-six jours de navigation, le Fiammingo arriva à New-York. Madame Seton trouva ses quatre petits enfants qui l’attendaient ; tous les siens étaient venus à sa rencontre, tous, excepté Rebecca. Ne la voyant point, Mme  Seton pressentit un grand malheur. Elle ne se trompait point. Rébecca était fort malade et la mort allait bientôt emporter cette amie incomparable.


JOURNAL D’ÉLISABETH.


4 juin 1804.

« C’est donc bien vrai, je serre encore mes chers enfants contre mon cœur. La nature me crie bien haut qu’ils n’ont plus de père ; mais en même temps Dieu me répond : Je suis le père de ceux qui n’ont plus de père, le protecteur de ceux qui n’ont plus de protecteur. J’ai bien sujet de m’attacher à vous, mon Dieu, quel autre que vous ai-je au ciel et sur la terre ? Mon cœur et ma chair ont défailli, mais vous êtes ma force et mon partage à jamais.

« La sœur de mon âme n’est pas venue à ma rencontre. Elle aussi a bien avancé son voyage vers sa demeure céleste. Je crois pourtant qu’elle ne voulait pas partir pour l’éternité, sans que je l’assiste au passage.

« Revoir celle qui a été la chère compagne de toutes mes joies et de toutes mes pensées, de mes chants d’actions de grâces et de mes hymnes de douleur ; celle qui fut toujours, pendant tant d’années, à travers tant d’épreuves, la chère, la fidèle, la tendre amie de mon âme, hélas ! la revoir perdue… l’ombre d’elle-même, prête à disparaître, avant peu de jours !

« Maison où tout semblait me sourire, intimité des deux sœurs, unies par la prière et par les célestes affections… hymnes du soir, lectures de chaque jour faites ensemble, contemplations au coucher du soleil ; office des jours sacrés récité avec elle ; baiser de paix, visite des pauvres veuves : tout est fini, fini pour toujours !… Et qu’aurai-je donc en échange ? la pauvreté, les chagrins !… Mon mari, ma sœur, ma maison, tout ce qui faisait le charme de mon existence, plus rien… seulement la pauvreté, les chagrins ! Eh bien ! vous aussi, pauvreté, chagrins, transformés par la grâce de Dieu, vous allez devenir mes amis les plus chers. Le monde n’aperçoit de vous que vos tristes livrées ; mais, sous ces froides réalités, mon âme voit la palme de la victoire, le triomphe de la foi, et les douces traces de mon Rédempteur, qui conduisent en droite ligne à son royaume éternel.


8 juillet 1804.

« Ce jour a été pour ma Rébecca son jour de naissance au ciel. Plus de veilles dans la douleur maintenant, sœur chérie ; plus de ces longues heures passées dans une angoisse voisine de la mort. Les prières de chaque moment, interrompues par les souffrances et les larmes, sont remplacées maintenant par l’alléluia éternel. Les anges bénis, qui furent si souvent témoins de nos faibles efforts, vous enseignent, maintenant les cantiques de Sion. Chère, chère âme, nous ne prolongerons plus nos prières, à genoux, l’une à côté de l’autre, à l’heure où le soleil est à son déclin, nos cœurs unissant leurs soupirs vers le Soleil de justice ; il vous a maintenant reçue dans sa lumière qui ne s’éteindra jamais ! Nous ne chanterons plus ensemble les louanges du Créateur, les yeux fixés sur les astres des nuits au fond des cieux calmes et purs ; vous êtes réveillée aux joies éternelles. Nous n’entendrons plus parmi nous cette voix chérie qui consolait le cœur de la veuve, avertissait l’âme oublieuse, inspirait l’amour de Dieu, et n’avait pour tous que des paroles de tendresse et de paix.

« La matinée de ce jour fut d’une beauté inaccoutumée. Quand les teintes roses de l’aurore commencèrent à resplendir au ciel, l’âme de Rébecca sembla se réveiller de cette torpeur qui précède souvent la mort, et qui, s’étant appesantie par degrés sur elle, lui avait apporté du calme pendant la nuit. Elle me montra du doigt, juste en face de sa fenêtre, un léger nuage, tout baigné de lumière et de soleil ; et souriant d’un doux sourire : « Chère sœur, me dit-elle, si ce rayon de gloire est si délicieux, que sera donc la présence de notre Dieu dans le ciel ! »…

« Elle disait : « Nous vous louons et nous vous glorifions avec les anges et les archanges et tous les habitants des cieux. Ce jour est le jour précieux du repos. Chère sœur, croyez-vous que ce soit ici le jour de mon bienheureux repos ? Ah ! vous m’avez désappointée hier, quand vous m’avez dit que mon pouls était plus fort. Mais Celui qui a promis est fidèle. Je puis bien l’assurer, il est fidèle… Nous parlâmes ensuite de la douce et constante tendresse que nous avions eue l’une pour l’autre, et nous demandâmes avec ferveur à Dieu que cette délicieuse affection, commencée sur la terre, reçût son perfectionnement au ciel. « Et maintenant, dit-elle, tout est prêt. Fermez les fenêtres, chère sœur, et remettez ma tête tout doucement sur l’oreiller, pour que je puisse un peu dormir. » Ce furent là ses propres paroles. Je lui dis : « Ma chère, je n’ose pas vous remuer, si je n’ai quelqu’un pour m’aider. — Et pourquoi donc pas ? demanda-t-elle, tout est prêt. » Elle comprit alors que j’avais peur de ce qui pourrait arriver si je la remuais. Ma tante entra dans sa chambre. Comme je vis qu’elle désirait tant qu’on la remuât, je soulevai sa tête, et je l’attirai un peu vers moi. À ce moment, elle poussa de grands soupirs, et elle passa entre mes bras, en moins de quelques minutes, sans un gémissement. Celui qui sonde les cœurs, et qui connaît la source de nos tendresses les plus intimes ; celui-là seul connaît ce que je perdis en cet instant. Mais la pensée du bonheur inexprimable qu’elle allait posséder me fit imposer silence à la voix de la nature. »


À cette heure accablante, la nature pourtant devait crier bien haut. Élisabeth savait quel affreux vide l’annonce de sa résolution allait faire autour d’elle. En perdant Rébecca, elle perdait la sympathie, le soutien sur lequel elle avait compté. « Pas une de mes peines, pas une de mes épreuves qu’elle n’eût fait tout sienne » disait-elle plus tard.


XII


Filippo Filicchi connaissait personnellement Mgr  Carroll[16]. Pendant son séjour en Amérique, il avait même eu avec lui d’étroits rapports, et il désirait qu’il achevât l’œuvre commencée à Livourne. Il croyait que l’évêque des États-Unis pouvait mieux que personne aviser la convertie ; et en se séparant de Mme  Seton, il lui avait donné une chaleureuse recommandation. Mais toute à sa sœur mourante, elle avait différé d’envoyer la lettre à Mgr  Carroll.

Antonio Filicchi n’était plus à New-York, mais à Boston où ses affaires le retenaient, et il pressait Élisabeth de ne pas tarder davantage à déclarer qu’elle abandonnait le protestantisme. Se croyant inébranlable, elle n’hésita pas à suivre ce conseil peu prudent.

On sait qu’aux États-Unis le catholicisme était alors en exécration et en mépris. Le seul nom de papiste y soulevait le cœur. Dans le Maryland, la foi avait été presque aussitôt étouffée par les sectaires ingrats que la charité avait reçus à bras ouverts. Toutes les sectes s’unissaient dans cette violente passion contre l’Église romaine, et la conversion d’un protestant au catholicisme entraînait une véritable déchéance sociale.

Aussi, quand Mme  Seton annonça qu’elle était résolue de se faire catholique, ce fut d’abord dans sa famille une vraie stupeur, puis des emportements incroyables.

Élisabeth avait prévu la fureur des siens, et cette tempête la laissa fort calme. Mais, la première indignation passée, ses parents comprirent que la colère n’obtiendrait rien, et, se contentant de lui montrer une douleur extrême, ils firent appel à son cœur, à ses chers et douloureux souvenirs.

On lui prodigua les marques d’estime, de confiance, on l’entoura de soins, de tendresse, la suppliant de ne pas se couvrir d’opprobre, de ne pas déshonorer sa famille.

Son ancien pasteur, M. Hobart, — homme admirablement doué — intervint. Une amitié qui datait de l’enfance l’unissait à Élisabeth, mais il ne lui fit pas le moindre reproche. Il se contenta de lui demander de vouloir bien étudier avec lui la religion qu’elle voulait abandonner.

Élisabeth eut l’imprudence d’y consentir, et le résultat de ces discussions fut de la replonger dans le doute.


À cette âme affamée d’adoration, de vérité, aucune situation ne pouvait être plus cruelle ; et, après avoir fait part à Antonio de ses irrésolutions, Mme  Seton ajoutait : « Supplication à Dieu, prière incessante, c’est là maintenant ce que je puis regarder comme mon unique refuge… prière en tout temps, prière en tout lieu. Réellement, Antonio, mon frère très cher, je prie, je prie si continuellement que ma pensée, je crois, n’est plus qu’une prière. Quand je me réveille de mon court sommeil, il me semble que je l’ai employé à prier. Mes pauvres yeux sont presque aveugles à force d’avoir pleuré ; car le moyen d’implorer la faveur que je demande, sans un torrent de larmes et sans toute l’émotion du cœur ? Mes enfants disent continuellement : « Pauvre maman ! pauvre maman ! » Réellement, ils sont plus gentils que jamais, parce qu’ils ne veulent pas ajouter à ma tristesse. Elles sont douces cependant ces larmes ; elles sont douces ces peines ; et grande est ma consolation, de voir que si la source toute-puissante de la lumière ne me visite pas encore de ses bienheureuses clartés, au moins ne permet-elle pas que je demeure satisfaite et insensible au milieu de mes ténèbres. »


Peut-être n’est-il pas ici-bas un spectacle plus digne de Dieu que ce travail d’une âme qui cherche la lumière ; mais l’étoile disparue ne se levait pas. « Les Écritures, ma consolation autrefois, et mes délices, me sont devenues une source de peines, écrivait Mme  Seton. Chaque page que j’ouvre jette le trouble en ma pauvre âme. Je tombe à genoux, et aveuglée par mes larmes, je crie vers Dieu pour qu’il m’instruise lui-même… Autrefois, après les six jours écoulés, avec quelle joie je voyais arriver le cher jour du dimanche, comme l’ample dédommagement de n’importe quels chagrins ou soucis que j’avais pu avoir pendant la semaine. Maintenant c’est avec inquiétude que je consulte le coucher du soleil, tant j’ai peur qu’il ne m’annonce une belle matinée qui m’ôterait toute excuse pour ne pas aller à l’église.

« Quand je passe le long de la rue qui conduit à notre église, mon cœur se débat, et il s’écrie : « Oh ! Seigneur, dites-moi où je dois aller ! » Avant de quitter la maison, je demande toujours à Dieu de me pardonner si vraiment je passe devant la demeure où il réside, sans m’y arrêter. Et quand je me trouve à l’église, oh ! combien souvent mon âme se sent appelée dans la petite chapelle de Santa Catarina, là où je me sois vue tant de fois à côté de votre Amabilia… Si votre Église est celle de l’Antéchrist, si votre culte est une idolâtrie, mon âme partage ce crime, malgré la résistance de ma volonté. Si vous pouviez, savoir, mon frère, tout ce qu’on offre à mon esprit d’images horribles, révoltantes, pour m’éloigner de votre Église, vous diriez qu’il est impossible que j’en fasse jamais partie, à moins qu’une voix descendant du ciel ne vienne directement m’y appeler[17].

À la date du 6 septembre 1804, Mme  Seton écrivait à Mme Antonio Filicchi :


« Jusqu’à présent, je n’avais pas souffert l’épreuve d’une si triste lassitude de la vie. Mes délicieux petits enfants, autour de la table où ils étudient, ou près de mon foyer le soir, me font oublier un peu cet indigne abattement, qui vient, je crois, de la continuelle application de mon esprit à tous ces livres qu’on m’apporte pour mon instruction, et surtout, aux prophéties de Newton. Ce n’est pas que votre pauvre amie se trouble aisément des faits sur lesquels ce livre s’appuie… Cependant, il m’est resté dans le cœur une impression si pénible, si triste, que tout en est assombri, troublé. Je dis les psaumes de la pénitence, sinon dans l’esprit du prophète royal, du moins avec ses larmes. Elles se mêlent réellement à ma nourriture ; elles baignent la couche de votre pauvre amie. En même temps, je sens en moi une telle confiance en Dieu, qu’il me semble qu’il n’a jamais été si véritablement mon Père et mon tout. À notre prière du soir, Anna me caresse doucement, pour obtenir que je dise le « Je vous salue, Marie » ; et les autres enfants s’écrient tous ensemble : « Oh ! apprenez-le-nous, apprenez-le-nous, chère maman ». Jusqu’à la petite Rébecca, qui essaie de le balbutier, elle qui peut à peine parler. Et moi, je demande à mon Sauveur : Pourquoi ne le dirions-nous donc pas ? S’il est quelqu’un au ciel, assurément ce doit être sa mère. Les anges, qu’on nous représente s’intéressant si fort à nous sur la terre[18], sont-ils plus compatissants, plus puissants qu’elle ? Ô Marie, notre mère ! oh ! non, il n’en peut être ainsi. C’est pourquoi, avec la confiance et la tendresse d’une de ses enfants, je la supplie d’avoir pitié de nous, et de nous conduire à la vraie foi si nous n’y sommes pas. Je la supplie d’obtenir la paix à ma pauvre âme, afin que je sois une bonne mère pour mes pauvres chers enfants. »


Jamais la dévotion des catholiques envers la sainte Vierge ne répugna à Mme  Seton. Son amour pour Jésus-Christ avait fait naître en son cœur une profonde vénération pour Marie. « Ah ! écrivait-elle, avec quelle joie je baiserais les pieds de Celle qui fut sa mère, et lui prodiguerais les marques de mon respect. »


MME SETON À MME ANTONIO FILICCHI.


25 septembre 1804.

« Votre Antonio n’aurait pas été content de moi, s’il m’avait vue aujourd’hui dans Saint-Paul, l’église protestante épiscopalienne. Mais le désir d’avoir la paix, joint à un certain sentiment des convenances, l’a emporté. Toutefois, j’ai été prendre place dans un banc de côté, d’où je me trouvais tournée dans la direction de l’église catholique qui est justement en face, dans la rue la plus proche. Je me suis surprise vingt fois, m’entretenant avec le saint Sacrement, là tout à côté, au lieu d’avoir les yeux fixés sur l’autel nu et dépouillé devant lequel je me trouvais, ou de prêter mon attention à la récitation des prières. Et puis, des larmes sans fin, des soupirs profonds, silencieux, comme le jour où j’entrai pour la première fois dans votre église bénie de l’Annunziata, à Florence ; tout en moi, larmes, pensées, soupirs, venant se perdre dans un seul et unique désir, celui de connaître la voie la plus agréable à mon Dieu, quelle qu’elle puisse être.

« J’entendis M. Hobart qui disait : « Comment pouvoir s’imaginer qu’il y ait autant de Dieux que de milliers d’autels, etc. ? » Je ne puis m’empêcher de sourire encore du sérieux qu’il avait en disant cela.

« Il y a bien des années, je lisais cette pensée dans je ne sais plus quel vieux livre : « Lorsque vous dites qu’une chose est un mystère, et que vous ne la comprenez pas, vous ne dites rien contre le mystère lui-même ; vous reconnaissez seulement les bornes de votre science et de votre entendement, qui ne saurait comprendre un millier d’autres choses dont vous tenez la certitude pour absolument incontestable. »

« Il est une autre pensée qui me vient souvent, à l’esprit. Si, comme on me le dit, elle n’était pas vraie, cette religion qui a donné au monde les célestes consolations attachées à la foi en la présence réelle d’un Dieu s’offrant lui-même dans le sacrement de l’autel, pour nourrir les pauvres voyageurs errants au milieu de ce désert terrestre, comme la manne autrefois nourrissait les Hébreux, dans le désert de Chanaan ; si elle n’était pas vraie, cette religion ; si elle était une œuvre ou une invention humaine, Dieu ne nous aimerait donc pas, nous, les enfants de sa rédemption, nous, les rachetés du précieux Sang de son cher Fils, autant qu’il a aimé les enfants de l’ancienne loi ? Il voudrait donc que nos églises restassent désertes avec leurs murailles nues, avec nos autels qui ne possèdent ni l’arche sainte, ni aucun des anciens et précieux gages de son amour pour nous ? On me dit que je dois honorer Dieu en esprit et en vérité ; mais mon pauvre esprit s’assoupit sans cesse, ou s’en va errant çà et là, faute d’avoir où fixer son attention. Pour dire la vérité, très chère Amabilia, quand je suis devant une image du crucifix que j’ai trouvée il y a quelques années dans le porte-feuille de mon père, je me sens dans une plus véritable union de cœur et d’âme avec Dieu, que je n’en sens dans le… Mais ce que j’allais dire est une folie, car la vérité ne dépend ni des gens qui sont autour de nous, ni du lieu où nous nous trouvons. Je puis dire seulement que je soupire et languis du désir d’adorer notre Dieu dans la vérité ; et que si je ne vous avais jamais rencontrés, vous autres catholiques, et que cependant j’eusse lu les livres que M. Hobart m’a apportés, ils m’auraient à eux seuls jetée dans un abîme de doutes et d’incertitude. Oh ! mes doutes pourtant, ils me servent tant à calmer mon esprit devant Dieu, par la certitude qu’ils me donnent de la pitié qu’il doit avoir pour moi ; lui qui sait que l’unique objet de mon cœur est de lui plaire ; de lui plaire à lui seul, étroitement unie à lui dans cette vie et dans l’éternité ; lui qui sait qu’aux heures de la nuit la plus profonde — c’est bien vrai, Amabilia, ce que je vous dis là — je suis souvent demeurée dans ma détresse, les yeux attachés sur la muraille, regardant à travers mes larmes ; et plutôt que de croire que Dieu voulût délaisser ou abandonner une créature si malheureuse, m’attendant à voir son doigt écrire sur ce mur pour me consoler. »


Mais la lumière ne venait pas. Mme  Seton écrivait à Antonio Filicchi :


« Ma pauvre âme est de plus en plus incertaine et troublée. Ce n’est pas qu’elle manque de prier et de s’entretenir avec son Dieu ; — mes prières sont, au contraire, plutôt multipliées que négligées ; — mais, comme un oiseau qui se débat dans un filet, elle est là tremblante et qui ne peut se dégager de toutes ses craintes.

« Cette après-midi, après que j’eus envoyé mes petits enfants à leurs jeux, je me suis jetée à genoux dans ma petite chambre. Et là, seule en présence de Dieu, j’ai considéré ce que je devais faire, ce que m’indiquait mon devoir le plus sacré. Devais-je encore relire les premiers livres que m’avait remis M. Hobart ? Mais mon cœur s’est révolté à cette pensée, car c’est là que se trouvent toutes les noires accusations ; et les trouver ainsi reproduites toutes à la fois m’est un supplice. Ou bien, devais-je encore revoir ceux de mes livres qui traitent de la doctrine catholique »…

« Vous me recommandez de ne pas négliger les Vies des Saints. Je le voudrais que je ne le pourrais. Elles m’intéressent tellement que je leur consacre en entier le peu de moments que je puis saisir pour la lecture ; j’y trouve le soulagement de mon esprit, en ce qu’elles amoindrissent ses troubles et les réduisent presque à rien par la comparaison. Quand je lis que Saint Augustin demeura si longtemps dans un état d’esprit plein d’hésitation entre la vérité et l’erreur, je me dis : Aie patience, Dieu finira par t’amener au bercail. — Et ces leçons de renoncement, de pauvreté volontairement acceptée, si saint François de Sales, si la vie de notre cher Seigneur ne m’avait pas appris déjà de combien de grâces et de vertus elles sont accompagnées, je ne laisserais encore pas de les souhaiter, tant mon désir est grand de ressembler par quelque côté à ces chers saints. Antonio, Antonio, comment ma pauvre âme ne peut-elle se tenir pour satisfaite, quand elle sait que votre religion est la même aujourd’hui qu’a été la leur ? Comment, peut-elle hésiter ? Pourquoi faut-il qu’elle se débatte ? Le Tout-Puissant, lui seul, la déterminera. Les protestants disent que je suis en état de tentation. Vous allez le penser comme eux. Quoi qu’il arrive, le Tout-Puissant sera mon défenseur, non pour aucun mérite de ma part, mais pour le nom de Jésus-Christ. »


« Rien de nouveau. Cette pauvre âme se traîne toujours dans la même voie. Comme une barque sur l’Océan, elle flotte à la dérive, éloignée du port ; si elle en approche, on ne saurait le voir, mais soutenue par l’espérance qu’elle a mise en Dieu qui ne la laissera pas périr.

« Passant devant l’église romaine, je m’arrêtai à lire les inscriptions sur les tombes ; puis j’élevai mon cœur à Dieu, le prenant pour mon juge. Quelle joie ce serait pour moi, si je pouvais entrer ici et baiser les marches de son autel !… Visiter ici mon Sauveur, répandre, chaque jour, mon âme en sa présence, ah ! c’est mon suprême désir. Mais, Antonio, est-ce que jamais j’oserais apporter en ce lieu mon esprit hésitant, troublé, irrésolu ? »…

« N’est-ce pas, Antonio, vous qui savez où appuyer votre esprit d’un appui si sûr, vous devez sourire de ce que vous dit votre pauvre sœur, comme on sourirait des divagations d’une imagination malade. Mais songez qu’ici mon âme est en jeu ! et ces chers petits enfants, qui partageront mon erreur soit que je change ou que je demeure où je suis ! Le point, terrible pour moi, c’est d’avoir un esprit tourné par ce qu’il a d’instruction, tandis que mon âme n’a pas la lumière. À un tel mal, il n’y a qu’un remède. Mon Dieu, enseignez-moi le chemin où je dois marcher. Je remets mon esprit entre vos mains ; Seigneur que voulez-vous que je fasse ?… À propos d’une foulure au pied, M. Hobart a envoyé savoir de mes nouvelles ; me voici très contente d’avoir une excuse pour ne plus entendre ces conversations qui ne mènent à rien. »


XIII


Très affligé des nouvelles reçues, M. Filippo Filicchi écrivait de Livourne à Mme  Seton :

« Quand vous nous avez quittés, aucun doute ne demeurait dans votre esprit. Quelle imprudence d’avoir soumis votre détermination à la censure de ceux qui ne pouvaient évidemment manquer de la combattre ni d’introduire le trouble et l’inquiétude dans votre conscience ! L’agitation et l’angoisse se sont emparées de votre esprit ; votre cœur est devenu pusillanime, vos résolutions se sont évanouies, votre raison s’est couverte de nuages, votre entendement s’est rempli d’obscurité. »

Et, après avoir répondu point par point aux difficultés soulevées par M. Hobart et les théologiens protestants, ramenant la question au point capital, il ajoutait :


« Retenez bien l’argument que voici, et cessez de fatiguer votre esprit par des controverses :

« Tous les chrétiens savent que Jésus-Christ a établi une Église, et qu’il sera avec elle jusqu’à la consommation des siècles. Saint Paul appelle cette Église la ferme colonne de la vérité.

« Il faut qu’il y ait une Église véritable, laquelle doit être aussi ancienne que le christianisme lui-même.

« Tous nos efforts doivent avoir pour objet de chercher quelle est l’Église véritable parmi les sociétés chrétiennes qui réclament ce privilège. Lorsque nous avons trouvé cette église, nous n’avons plus besoin d’une plus longue étude. Croyons ce qu’elle nous enseigne, puisque la vraie Église ne peut errer.

« Un tel privilège ne saurait être revendiqué par des institutions nouvelles. Que si, pour s’en prévaloir, elles veulent fonder leur droit sur la succession d’une autre Église, voici à quel argument elles ont à répondre : L’Église dont vous procédez était dans la vérité ou dans l’erreur. Si elle était dans la vérité, vous avez eu tort de changer sa doctrine ; si elle était dans l’erreur, vous-mêmes êtes dans l’erreur. Succession légitime et innovation, sont choses qui se contredisent. L’étude de la religion ne saurait être difficile. Il faut qu’elle soit à la portée de l’entendement de chacun. Les controverses ne produisent pas de bien.

« Ceux de votre clergé s’efforceront toujours de détourner votre attention des principes que je viens d’exposer, et chercheront à vous entraîner dans un labyrinthe de controverses. S’ils réussissent à porter la confusion dans votre esprit, ils auront gagné la bataille. Vous ne serez plus protestante ; mais du moins vous ne serez pas catholique. »

Cependant la lutte se continuait dans l’âme d’Élisabeth. Le 19 décembre 1804, elle écrivait à Mme Antonio Filicchi :


« Le croiriez-vous, Amabilia ? dans le désespoir de mon cœur, je suis allée dimanche dernier à l’église de Saint-Georges. Une église anglicane. L’angoisse qui me torturait était si pressante, que je me suis adressée droit à Dieu, et je lui ai dit : « Puisque je ne puis découvrir la voie qui vous plaît davantage, à vous, à qui seul je désire plaire, tout au monde m’est indifférent. Jusqu’à ce que vous m’ayez montré la voie dans laquelle vous voulez que je marche, je continuerai à me traîner dans le sentier où vous avez permis que je sois née ; et même j’irai de nouveau au sacrement où j’avais coutume de vous trouver autrefois. » — J’y allai en effet ; et ma bonne vieille Mary se trouva bien heureuse quand je lui demandai de veiller sur mes enfants à ma place jusqu’à mon retour. Mais si je quittai la maison protestante, j’y revins catholique, à ce que je crois, puisque j’y revins avec la résolution de ne plus retourner chez les protestants, m’étant sentie infiniment plus troublée que je n’aurais jamais imaginé pouvoir l’être. Je l’avais été à un tel point, qu’inclinant mon cœur devant l’évêque pour recevoir son absolution, qu’il donne publiquement, et à tous ceux qui sont présents dans l’église, je n’avais pas senti la moindre foi en ses prières. J’aurais préféré cent fois entendre la formule apostolique pour la rémission de mes péchés ; cette formule dont ils ne veulent plus, et même qu’ils repoussent, à ce que je vois, d’après les livres de M. Hobart.


« J’allai tremblante à la communion, à demi-morte de ma lutte intérieure. Lorsque j’entendis ces mots : Le corps et le sang du Christ ! oh ! Amabilia, il n’y a point de paroles pour dire le supplice où je fus ! Je me souvins que dans les éditions précédentes de mon livre de prières, du temps que j’étais enfant, on n’enseignait pas comme aujourd’hui, qu’on reçoit le sacrement spirituellement… Revenue chez moi, je ne pus supporter, pour la première fois de ma vie, les douces caresses de mes enfants chéris. »


Ces tortures d’esprit avaient usé les forces de Mme  Seton ; elle n’était plus que l’ombre d’elle-même, un squelette, disait-elle.

L’espérance l’avait abandonnée ; et, ne croyant pas possible d’arriver à la lumière, elle prit la triste résolution de cesser toute recherche, toute étude religieuse, et de ne plus s’attacher jusqu’à sa mort à aucune religion.

Quelques jours plus tard, Mme  Seton se trouvait seule un soir, à son foyer.

C’était le 6 janvier. Chez les protestants, l’Épiphanie est une grande fête ; et, amèrement désolée, Élisabeth sondait le vide affreux que l’absence de tout culte avait fait dans sa vie.

Longtemps elle resta ainsi, se demandant ce qu’elle allait devenir, comment elle pourrait supporter l’existence.

Un volume de Bourdaloue se trouvait à portée de sa main. Par un retour presque machinal aux pieuses habitudes du passé, elle le prit et l’ouvrit précisément au sermon de l’Épiphanie, au passage admirable où l’orateur retrace l’épreuve qui fut imposée aux Mages, par la disparition de l’étoile.

Elle lut ces pages qui semblaient écrites pour elle ; et le conseil de s’adresser aux prêtres que Bourdaloue donne à ceux qui ont perdu la foi l’impressionna comme un ordre venu d’en haut. Sur l’heure, elle écrivit à l’abbé de Cheverus dont elle avait souvent entendu parler et qui était alors à Boston. « Si M. de Cheverus n’eût écouté que l’inspiration de son zèle, il serait parti à l’instant pour New-York, » dit l’historien de sa vie. N’osant risquer cette démarche, il invita Mme  Seton à lui soumettre par écrit ses difficultés. Elle le fit : et les réponses du proscrit apôtre dissipèrent ses doutes.

L’Église catholique, « toujours attaquée, jamais vaincue, » lui apparut dans sa grandeur, dans sa majesté, avec ses caractères d’unité, d’autorité et d’infaillibilité. La conviction se fit dans son esprit, et le 15 février 1805, elle écrivait à Mme  Antonio Filicchi :

… Ils me disent maintenant de prendre garde ; que je suis mère, et que je répondrai de mes enfants au jugement de Dieu. Je le sais : et de plus, j’ai été bien avertie par M. Hobart des conséquences que leur religion aura pour eux et pour moi, au point de vue des intérêts de ce monde. N’importe ce qu’il en sera, j’irai maintenant avec calme et fermeté à l’Église catholique ; car si la foi importe tant à notre salut, je veux chercher la vraie foi à la source d’où elle est sortie ; je la veux chercher parmi ceux qui l’ont revue de Dieu lui-même…

« Venez donc, mes petits enfants, suivez-moi. Nous irons ensemble au jugement. Nous présenterons à Notre-Seigneur ses propres paroles ; et s’il nous dit : « Insensés, vous n’avez pas compris ce que je vous ai dit ! » nous lui répondrons : « Seigneur, puisque vous avez dit que vous seriez toujours, et jusqu’à la fin des siècles, avec cette Église que vous avez cimentée de votre sang précieux ; si depuis vous l’aviez abandonnée, ce serait donc votre parole qui nous aurait égarés. »


XIV


« Entre la conviction et, l’action, il y a loin chez la plupart des hommes. »

Mais il n’en fut pas ainsi chez Mme  Seton ; et, le 14 mars 1805, dans la pauvre petite église de Saint-Pierre,[19] — la seule église catholique qu’il y eût alors à New-York — elle abjura solennellement le protestantisme.

M. O’Brien, le desservant de la congrégation irlandaise, reçut son abjuration et Antonio Filicchi en fut le témoin.


« Je m’en revins chez moi, disait Élisabeth, le cœur léger et la tête calme, pour la première fois depuis bien des mois, conjurant Notre-Seigneur d’enfoncer mon cœur le plus avant possible dans son côté ouvert. Oh ! les délices de cette journée avec mes enfants chéris. Oh ! la joie de ce cœur ravi d’allégresse en Dieu, tandis qu’entourée de ces bienaimés, je me mêlais à leurs aimables divertissements. »


Toujours, elle mit par-dessus tout le bonheur d’appartenir à l’Église. « Le monde ! disait-elle, je le donnerais pour aider une seule âme à entrer en possession d’un bonheur semblable[20] à celui qui m’a été donné.


Elle fit sa première communion le 25 mars.


« Que les choses de la terre aillent maintenant comme elles veulent… Je l’ai reçu !… écrivait-elle à Mme  Filicchi. Quelles solennelles impressions la veille au soir ! Quelles craintes de n’avoir pas fait tout ce qu’il fallait pour me préparer ! En même temps quels transports de confiance joyeuse et d’espérance en sa bonté. Mon Dieu, jusqu’au dernier soupir de ma vie, je me rappellerai cette veille passée dans l’attente de l’aube du matin, ce cœur agité, tremblant, si impatient de partir… Cette longue course avant d’arriver à la ville, chaque pas me rapprochant de la rue, de l’église ; plus près encore de l’autel ; plus près encore du tabernacle, d’où il allait descendre pour prendre possession de cette pauvre demeure, si entièrement à Lui ! Et quand il fut venu, cette première pensée dont il me souvienne : Que Dieu se lève et que ses ennemis soient dissipés ! car il me semblait que mon Roi était venu pour prendre possession de son trône ; tellement qu’au lieu de la bienvenue, humble et tendre, que j’avais pensé lui faire, je ne trouvais plus en moi qu’un sentiment de triomphe, de joie, d’allégresse, de ce que mon Libérateur était venu : mon défenseur, mon bouclier, ma force, mon salut, pour ce monde et pour l’autre. À ce moment, mon cœur se dilatait dans ses transports… et maintenant, ee qu’il faut, c’est produire des fruits. »


Les fruits bénis allaient croître et mûrir au milieu des plus rudes épreuves. Aussitôt que l’abjuration d’Élisabeth fut connue, ses parents rompirent violemment avec elle, Cécilia et Harriet Seton — une toute jeune fille et une enfant — continuèrent seules de la voir quelquefois. Tous ses autres parents ne lui montrèrent plus que de la haine ou du mépris. Elle fut exclue de la bonne société, abandonnée et méprisée de tous, excepté de ses amies, Mme  Sadler et Mme  Dupleix.

Pour comble d’affliction, les affaires de la succession, déjà plus qu’embarrassées, se compliquèrent d’une façon désastreuse, et personne ne voulut prendre les intérêts de Mme  Seton.

Un héritage, qui lui était assuré, passa même, après sa conversion, sur une autre tête.

» Hosannah ! écrivait Élisabeth, la foi en son triomphe est joyeuse… C’est à l’heure de la peine, de l’affliction, qu’elle sent surtout sa joie. Pendant que je suis là fatiguée, pareille à l’oiseau de passage, qu’il m’est doux de voir la foi qui se tient toujours en tête, et fait signe à l’âme épuisée, harassée, pour l’encourager à se soutenir sur ses ailes, et à presser sa course en avant. »

Cependant il fallait vivre et faire vivre cinq enfants. La sollicitude d’Antonio Filicchi était toujours en éveil ; sa bourse s’ouvrait avec une fraternelle facilité. Mais Élisabeth voulait se suffire. Elle essaya d’abord de tenir une pension pour les élèves qui fréquentaient une académie des faubourgs ; puis, à deux reprises, elle ouvrit une école. Ces tentatives furent infructueuses ; mais, à force de démarches et d’instances, Mme  Dupleix finit par lui obtenir de l’emploi chez un protestant, M. Harris, qui dirigeait un établissement d’éducation.


XV


Cette jeune femme, qui avait été l’une des reines de l’élégance, eut alors à se plier à toutes les exigences d’une vie étroite et dépendante.

Levée avant le jour, tandis que ses enfants reposaient encore, elle allait entendre la messe à l’église Saint-Pierre. Toute la journée était employée aux soins domestiques ou à l’enseignement.

Le soir venu, Mme  Seton ouvrait son piano et faisait danser et chanter ses enfants : c’était sa seule récréation ; et, quand les petits étaient endormis, elle travaillait à leurs vêtements.

À la date du 2 octobre 1805, elle écrivait à Antonio Filicchi :

« Ma conscience me reproche réellement, mon cher Antonio, de ne vous avoir pas encore écrit à Boston, comme vous me l’aviez demandé. Pour vous dire la pure vérité, j’ai été si occupée à préparer des vêtements d’hiver pour mes enfants, que l’heure que je voulais employer à écrire au meilleur des frères a toujours été prise d’une manière ou d’une autre. Je travaille pourtant jusqu’à minuit, et quelquefois jusqu’à une heure du matin. Si vous pouviez imaginer quelle occupation c’est de raccommoder et retourner ces vieilleries, pour en faire quelque chose de bon. »

La fière nature d’Élisabeth se révoltait parfois contre les assujettissements et les humiliations de sa vie. C’était l’occasion d’une lutte d’autant plus méritoire qu’elle était plus obscure. Du reste, chaque jour ajoutait à sa paix, et la sainte communion lui était une source inépuisable de joie.

« Qu’elle est douce, écrivait-elle dans son journal, qu’elle est douce la présence de Jésus ; qu’elle a de consolations pour l’âme accablée, languissante ! elle apporte une soudaine paix ; elle est un baume à toute blessure. Ô céleste bonheur ! ô délices au delà de toute expression…

« Qui sera mon refuge maintenant ? C’est Jésus !… Jésus, que je trouve partout… jusque dans l’air que je respire. Oui, partout ; et dans ce sacrement, sur cet autel, aussi actuellement, aussi réellement présent que mon âme est présente à mon corps ; et aussi dans ce saint sacrifice, offert maintenant, chaque jour, comme il a été offert un jour sur le Calvaire. Miséricordieux Sauveur, rien se peut-il comparer à notre bonheur et à vos bienfaits ? Adoré Seigneur, augmentez ma foi, perfectionnez-la, couronnez-la. Elle est votre propre don ; et le plus cher de tous, le plus précieux ! Après m’avoir tirée de l’abîme, portée dans vos bras à votre bercail, gardez-moi dans vos doux pâturages et conduisez-moi vers la demeure éternelle. »

« Jésus est donc là, nous pouvons aller à Lui, le recevoir, il nous appartient ! Nous pourrions méditer cette pensée et l’approfondir pendant l’éternité, que nous n’en saisirions pas encore la réalité, si ce n’est par notre foi. Il est là ! pensée céleste, vérité certaine !…

« Disons sans cesse son nom d’amour, comme un ravissant murmure. Il nous gardera des bruits discordants qui se font autour de nous. Le reste ne se peut exprimer. L’harmonie du ciel commence pour nous quand le silence se fait sur tout ce qui est du monde, et que nous disons et redisons encore : « Jésus, Jésus, Jésus ! »

« Hélas ! combien l’appellent par son adorable nom, tandis qu’ils vont le chercher là où il ne réside pas ; ne voulant pas le reconnaître ici, sur son autel.

« Qui de nous, ayant goûté, ne fût-ce qu’une fois, combien le Seigneur est doux dans son sacrement et dans son véritable sanctuaire ; qui de nous, ayant trouvé le pain qui alimente son âme, la force qui soutient son travail, l’hostie de sa propitiation et de ses actions de grâces, son espérance, son refuge, pourrait penser sans angoisse à ce culte dépouillé, dépourvu de consolation, auquel sont réduits ceux qui ne connaissent pas le trésor de notre foi ? Triste culte, fondé sur des mots dont ils n’ont rien pris que l’ombre ; tandis que nous jouissons de la substance adorable, dans le plus intime de nos cœurs. Culte glacé, quand on le compare avec les délices de notre oblation de chaque jour, dans laquelle Jésus intercède pour nous ! »

« Ô mon âme, lorsque la nature infirme succombe, lorsque nous sommes lasse de nous-même, affaiblie de tous côtés, découragée par des rechutes continuelles, accablée de soucis et de tristesse, venons tout mettre à ses pieds avec suavité et douceur. Réconciliée, encouragée par celui qui le représente sur la terre, tremblante toutefois, et pénétrée du sentiment de nos imparfaites dispositions, approchons-nous de la source de toute grâce !… Adoration, gratitude, amour, joie, paix, contentement céleste ! »


XVI


Harriet et Cécilia Seton, les deux plus jeunes belles-sœurs d’Élisabeth, n’avaient cessé ni de l’admirer, ni de l’aimer. La voir traitée comme une paria leur était un amer chagrin ; et Cécilia, étant tombée malade, supplia sa famille de la faire venir.

Son état était grave ; on n’osa la refuser et l’on envoya chercher Madame Seton. Elle vint et continua de visiter la malade. Or, un jour qu’on les avait laissées seules, Cécilia lui confia que, touchée de son exemple, elle était résolue de se faire catholique.

Cachant sa joie au fond de son cœur, Madame Seton lui conseilla de bien prier, et de ne rien dire ni rien faire sans mûre réflexion.

Mais la réflexion et la prière confirmèrent Cécilia dans son dessein. Aussitôt rétablie, elle s’empressa de se faire instruire et déclara intrépidement sa résolution. On l’accabla de reproches, on s’emporta contre Élisabeth, l’accusant, d’avoir perverti son esprit.

James Seton (frère puîné de William) reconnu comme le chef de la famille, était un homme d’une grande valeur. Cependant, emporté par son fanatisme, il ne craignit pas de séquestrer rigoureusement sa jeune sœur, la menaçant, si elle persistait, de l’expédier aux Indes occidentales et de faire expulser Élisabeth de New-York par la législature.

Cécilia n’avait pas encore quinze ans. Jusque-là elle avait été idolâtrée de sa famille.

Elle n’en fut pas moins inébranlable, et, au mois de juin 1806, elle abjura le protestantisme.

En rentrant, elle le déclara franchement. Les Seton se réunirent ; il y eut un conseil de famille, et Cécilia fut chassée de la maison. Ainsi jetée sur le pavé, la frêle enfant alla frapper à l’humble porte d’Élisabeth.

Elle fut accueillie à bras ouverts : mais sa conversion fit un bruit terrible. On en tint Madame Seton responsable ; et ses parents — si bons, si aimables, quand les préjugés religieux n’étaient pas en cause — s’unirent à ses anciens pasteurs pour la réduire à la mendicité. Ils forcèrent M. Harris de renvoyer cette hypocrite, cette sirène, peste de la société.

Heureusement que les cruelles lois de l’État de New-York contre les catholiques avaient été abolies cette année même (1806), car on ne sait où le fanatisme se serait arrêté.

«  La populace s’est rassemblée pour jeter à bas notre église et, y mettre le feu, écrivait Mme  Seton à Antonio Filicchi. On l’a dispersée ; mais un constable a été tué et d’autres ont été blessés. Il était grand temps qu’on intervînt ! la croix avait été arrachée. Le maire a fait une proclamation pour arrêter le mal. Nos messieurs, près de l’église, ont eu un triste moment. »

En faisant perdre à Madame Seton son emploi, on avait espéré réduire les converties à la misère aiguë. Mais Antonio Filicchi, qui se trouvait alors à Londres, vint promptement et, noblement au secours de la veuve de son ami.

« Si ceux qui sont dans les pleurs méritent d’être appelés bienheureux, vous, ma bien-aimée sœur, vous êtes en effet bien heureuse. Courage et persévérance ! Vous le savez, la couronne de glorieuse immortalité attend ceux-là seulement qui auront persévéré jusqu’à la fin. Laissez votre nouvelle sainte Cécilia venir prendre rang dans votre famille bienheureuse, sans vous arrêter au vain mépris de qui que ce soit, et priez pour vos persécuteurs. Votre modération, votre charité, votre courage, votre piété, les feront rougir à la fin. Dieu est votre protecteur. Ne le serai-je pas aussi, moi, votre ami ? Qui donc pourriez-vous craindre ? Mon bon ange gardien m’a suggéré d’adresser à mes amis Murray la lettre que je joins à celle-ci, et que je laisse ouverte afin que vous la lisiez, et qu’elle serve à réconforter votre cœur. »


ANTONIO FILICCHI À MM. MURRAY.
« À MM. Murray & Fils, à New-York.

« La religion chrétienne, fondée sur la charité, est si peu comprise par quelques-uns de ceux qui vivent dans votre voisinage, qu’ils s’attribuent le droit de remplacer par l’injure et par la persécution la consolation et le secours qu’on doit à la vertu dans le malheur. En disant ceci, j’ai en vue ma vertueuse et infortunée amie, Mme  W.-M. Seton. C’est elle qui est la persécutée. Les persécuteurs sont ses proches, ses prétendus amis ; et c’est la religion qui, par une déplorable inconséquence de leur esprit, sert de prétexte au mal qu’ils font. Je professe, et j’en rends grâces à Dieu, des principes qui sont meilleurs. En sus des ordres que je vous ai laissés lors de mon départ d’Amérique, je vous requiers de fournir à Mme  Seton n’importe quelle somme elle réclamera de vous, et en quelque temps que ce soit, pour ses besoins et ceux de sa famille. Peut-être se résoudra-t-elle à venir chercher la tranquillité ou la retraite chez nous autres, pauvres insensés catholiques romains. En ce cas, je vous prierai, mes dignes amis, de lui prêter l’assistance nécessaire, pour laquelle mes dus remerciements et ma pleine responsabilité vous sont offerts à l’avance, avec le plus grand empressement par moi, votre obéissant serviteur et ami.

ANTONIO FILICCHI.

De son côté, l’évêque de Baltimore écrivait à Élisabeth :

« Encore que vous soyez persécutée pour avoir obéi à ce que votre conscience vous dictait, et qu’il vous soit interdit de vous entretenir librement avec les personnes qui vous sont unies par les liens les plus étroits et les plus chers, votre exemple, cependant, votre patience, et, je puis le dire, votre joie à souffrir, produiront certainement, et ont déjà commencé de produire leur effet sur la conscience de tous ceux qui mettent à un plus haut prix le salut éternel que les intérêts terrestres. À l’égard de votre persévérance, je ne me sens aucune appréhension ; mais ma sollicitude est grande pour ceux qui, s’étant exclus volontairement, de l’enseignement que votre exemple leur donnerait si bien, se privent du pain de vie. En pensant à eux, toutefois, je me confie en la paternelle bonté de Dieu, auquel il est si facile d’écarter les obstacles et les ténèbres que l’erreur répand sur le chemin de ceux qu’il a élus.

« Tout ce que j’apprends et entends de vous accroît mon intérêt, mon respect et mon admiration. Mais gardez-vous de vous attribuer aucun mérite pour tout ce que vous avez fait. Ce qui est digne d’être loué en vous, dans l’ordre de la nature ou de la grâce, est un don de Dieu et lui appartient. Il serait au-dessous de la dignité d’une âme chrétienne, qui a médité souvent sur le désordre de l’orgueil, de s’attribuer une gloire qui n’appartient qu’à Dieu seul. »

« Je ne finirai pas sans vous dire que vous devrez compter sur moi en toute circonstance où il serait en mon pouvoir de m’employer pour vous ; et sans vous assurer que si vous aviez le moindre besoin de mes encouragements, ils ne vous feraient pas défaut pour vous aider à persévérer dans la constance que vous avez montrée au milieu de vos épreuves. »


XVII


Ces secours, ces encouragements pénétraient Mme  Seton de reconnaissance. « En vérité, écrivait-elle,[21] c’est une chose singulière d’avoir le nom de persécutée et de jouir cependant des plus grandes douceurs ; d’être pauvre et misérable, et cependant riche et heureuse ; délaissée, abandonnée de tous les siens, et cependant chérie, tendrement traitée par les plus favorisés des amis et des serviteurs de Dieu. Je vous le répète, de peur que vous n’ayez de l’inquiétude à ce sujet, — ce sont ici mes jours les plus heureux. Quelquefois la pauvre âme, accablée par cette succession de souffrances, soupire après un changement… En vérité, quand même je porterais une chaîne écrasante, quand je ne vivrais que de pain et d’eau, je devrais me sentir transportée de gratitude. Jamais, en aucun temps, je ne me suis trouvée si contente, si satisfaite de ma position. J’espère que c’est ici le temps de la moisson ; chaque heure amène son sacrifice. »


Abandon, injustices, injures, outrages, calomnies, elle souffrait tout avec joie ; mais elle ne pouvait, sans angoisse, penser à ce que deviendraient ses enfants, si la mort l’enlevait.

« Je ne m’attristerais pas de les laisser indigents, s’ils gardaient la foi, disait-elle, mais la garderaient-ils ? »

Pour ses fils qui grandissaient, elle comprenait quel péril extrême il y avait à vivre dans un milieu où le ridicule et la calomnie étaient sans cesse jetés sur le catholicisme. Son regard s’en allait souvent vers le Canada. Il lui semblait qu’à Montréal, elle trouverait facilement à gagner sa vie et celle de ses enfants. Mais Mgr  Carroll et tous ceux qui s’intéressaient à elle s’opposèrent à ce projet. L’abbé Matignon, l’un des saints proscrits français, lui dit :

« Restez dans votre pays, Madame, car Dieu veut se servir de vous pour y faire une grande œuvre. »

Sans attacher beaucoup d’importance à cette prédiction, Mme  Seton resta. Mais la vie lui était devenue intolérable à New-York. Aussi fut-elle ravie, quand un prêtre d’un grand mérite, M. du Bourg[22], qui venait de fonder un collège pour les jeunes gens à Baltimore, lui proposa d’ouvrir dans la même ville une école pour les jeunes filles.

«  Venez chez nous, Madame Seton, lui dit-il, nous vous aiderons à mettre vos enfants à l’abri des dangers qui les menacent ici. Vous-même, vous trouverez à Baltimore plus de consolations pour votre foi. »


XVIII


En effet, Élisabeth se trouva à Baltimore dans une sorte de paradis.


«  C’est presque à faire tourner mon pauvre esprit, écrivait-elle à Cécilia Seton. Des messes depuis l’aube du jour jusqu’à huit heures. Mon appartement si charmant, si commode : il touche presque à la chapelle. Les vêpres et la bénédiction, tous les soirs. Tous les cœurs nous font des caresses. Dans les yeux de chacun, des regards de bienveillance et de paix. »


Comme l’avait prévu M. du Bourg, l’établissement de Mme  Seton prospéra. Mais, non contente de se dévouer aux jeunes filles riches qu’on lui confiait, Élisabeth rêvait d’ouvrir ses bras aux enfants pauvres et à tous les malheureux.

Un matin, après avoir communié dans la chapelle du séminaire de Sainte-Marie, elle exposait à Notre-Seigneur ce besoin de son cœur, quand un nouveau converti, M. Cooper, vint s’agenouiller près d’elle.

«  Ah ! très doux Sauveur, dit-elle, comme involontairement, quelles grâces j’obtiendrais de votre bonté, si vous vouliez seulement me confier le soin des pauvres petits enfants. Voilà M. Cooper qui est là en prière. Il a de l’argent : si vous vouliez lui inspirer d’en donner un peu, pour qu’on puisse apprendre à ces pauvres petits à vous connaître et à vous aimer. »

Ce sera, disait un grand religieux, l’une des joies du ciel d’apprendre le secret du pouvoir de la prière.

Mme  Seton n’attendit pas jusque-là.

Le même jour, rencontrant M. du Bourg, elle se mit à lui parler de son dessein de recueillir les enfants abandonnés ; et continuant sur ce sujet, elle finit par lui faire part de ce qu’elle appelait ses rêveries du matin.

M. du Bourg l’écouta avec une attention profonde, et, joignant les mains, lui dit tout ému :

« C’est une chose étrange que vous n’ayez parlé de ceci à personne, et que ce matin même j’aie reçu la visite de M. Cooper, qui venait me demander par quel moyen il pourrait contribuer à faire élever et instruire les enfants pauvres. Si je connaissais quelqu’un, m’a-t-il dit, qui pût se charger de cette œuvre, j’y consacrerais une somme considérable. » Puis, ajouta M. du Bourg, après m’avoir expliqué ce qu’il était en mesure de faire, il m’a dit : « Croyez-vous que Mme  Seton voulût nous seconder dans une telle œuvre ?[23] »


XIX


On décida que Mme  Seton commencerait son œuvre, non à Baltimore, — comme M. du Bourg l’aurait voulu — mais à Emmettsburg, qui en est éloigné d’une cinquantaine de milles. Ce petit village entièrement catholique était encore comme perdu au milieu des bois et des montagnes ; mais, charmé de la beauté du site, M. du Bourg y avait déjà établi son séminaire du Mont Sainte-Marie.

À deux milles du Séminaire encore inachevé, M. Cooper acheta un terrain et y fit construire une maison (a loghouse) pour recevoir les enfants, les vieillards et les infirmes. Pendant que l’on bâtissait, quatre jeunes filles[24] offrirent leur concours à Mme  Seton. Elle accueillit avec une joie inexprimable les aides que Dieu lui envoyait, et Mgr  Carroll voulut bénir lui-même la communauté naissante. Il en confia solennellement la direction à Mme  Seton, à qui il donna le titre de Mère.

La mère Seton, depuis sa conversion au catholicisme, avait toujours désiré se faire religieuse. Mais la responsabilité que Mgr  Carroll mettait sur ses épaules sembla d’abord l’accabler. Le soir de ce jour-là, se trouvant seule avec ses compagnes, elle se prit à pleurer amèrement. Puis, comme pressée du besoin de s’humilier, elle se jeta à genoux et accusa à haute voix toutes les fautes de sa vie. Après quoi, levant les mains et les yeux au ciel, elle s’écria, tout en larmes : « Et c’est moi qui suis chargée de conduire les autres, moi si coupable, si misérable, si ignorante de moi-même ! »

Il avait été décidé que la nouvelle société prendrait pour modèle l’Institut des Filles de la Charité. En attendant qu’on pût se procurer une copie des règles données par Saint Vincent de Paul, la mère Seton et ses compagnes suivirent une règle provisoire ; et, par dévotion à l’auguste gardien de Jésus et de Marie, elles prirent le nom de Sœurs de Saint-Joseph.

Ainsi qu’il arrive presque toujours, l’argent donné pour fonder la communauté avait été employé à l’achat des terres, aux constructions, et les généreuses femmes eurent à endurer ce martyre de détail, qui se compose de tous les jeûnes, de toutes les privations.

« Mais, écrivait plus tard la mère Seton, les sœurs s’appliquaient à la mortification avec une ferveur si grande, qu’on trouvait le café au jus de carottes et la soupe au lait de beurre une nourriture trop délicate. »

Cette âpre pauvreté ne troublait point la mère Seton : elle y voyait au contraire une source de bénédictions.

Le jour de Noël, comme la communauté n’avait pour dîner que des harengs secs, quelques cuillérées de melasse et du pain de seigle : « Oh ! mes sœurs, s’écria-t-elle, heureuse d’avoir part à la pauvreté du Sauveur, aimons-le ! aimons-le ! Demeurons toujours prêtes à faire sa divine volonté. Il est notre Père ! quand nous serons dans l’éternité, nous saurons quel trésor il y avait dans les souffrances. »

Malgré la rude vie qu’on menait à Emmettsburg, beaucoup de postulantes ne tardèrent pas à s’y présenter.

« Que la Providence est admirable dans ses vues, écrivait M. de Cheverus à la fondatrice. Déjà je vois les chœurs nombreux des Vierges qui vous suivront à l’autel. Voici votre congrégation bénie, qui se propage dans toute la région des États-Unis ; elle répand au loin le parfum de Jésus-Christ. »

Il y a toujours par le monde des âmes capables de tous les héroïsmes, pourvu qu’elles trouvent un guide. M. de Cheverus le savait et Élisabeth en fit la douce et fortifiante expérience. Elle écrivait : » La perspective qui s’ouvre devant nous est vraiment céleste. Qui pourrait dire ce que j’apprends chaque jour de la piété de ces chères âmes qui ont mis toute leur joie dans la croix ? »

En attendant que leur couvent fût prêt à les recevoir, les Sœurs de Saint-Joseph habitaient, tout auprès, une petite maison de fermier. Elles y étaient terriblement à l’étroit. Cependant, en dépit des gênes et des souffrances de toute nature, les cœurs débordaient de joie. Parmi ces dames accoutumées au confortable et même à toutes les recherches de l’élégance et, du luxe, c’était à qui semblerait le moins s’apercevoir de tout ce qui manquait.

Mais Mgr  Carroll déclarait ne pouvoir penser de sang-froid à leur situation, et se demandait avec angoisse si elles en sortiraient la vie sauve.


XX


Pendant ce temps, Cécilia Seton était retenue à New-York. La mort inopinée de sa belle-sœur, Mme  James Seton, l’avait fait rappeler chez son frère, où sa vie était une souffrance de tous les instants. Elle écrivait à sa chère Élisabeth :


« Je préférerais être toute autre part ailleurs qu’ici, dussé-je y être au rang de la dernière des servantes. Si je n’avais la ferme foi qu’il y a un Dieu tout sage et tout puissant, pour diriger tous les événements de ce monde et récompenser tout ce que nous y avons à souffrir, je ne saurais, en vérité, que penser de ma situation. »


Sans qu’on s’en doutât, l’effort continuel dévorait ses forces.

Quand ses fanatiques parents s’en aperçurent, leur amer ressentiment se fondit. Ils entourèrent la jeune fille des plus tendres soins. Ils firent venir Harriet, sa sœur chérie, qu’on avait éloignée, la soupçonnant d’incliner vers le catholicisme.

C’était trop tard. Le mal était sans remède. Cécilia ne devait plus que languir.

Sa famille repentante ne savait plus rien lui refuser ; et elle n’eut qu’à exprimer son désir de se réunir à Élisabeth, pour qu’on s’empressât de la conduire à Emmettsburg.

La joie sembla lui rendre des forces ; on se reprit à espérer. Harriet l’avait accompagnée à Emmettsburg : et pour les trois sœurs, cette réunion était une jouissance aussi vive qu’inespérée. Cécilia pressait souvent la mère Seton de la recevoir au noviciat : « Je ne suis point venue chercher une vie d’aise et de plaisir, disait-elle, mais une vie de pénitence et d’humiliation. »

Pour Harriet, le monde avait bien des attraits et des promesses. Sa merveilleuse beauté était l’une des gloires de New-York ; elle y tenait le sceptre de l’élégance, et son fiancé, charmant, ardemment aimé, ne cessait de l’y rappeler.

Cependant elle prolongeait son séjour à Emmettsburg, et dans son cœur un grand combat se livrait. Sans examen, sans recherche, cette jeune fille était arrivée à la vérité : la foi lui avait été donnée. Mais l’amour extrême qu’elle portait à son fiancé la retenait dans le protestantisme. Elle ne pouvait se résoudre à sacrifier cet amour qui lui était plus que la vie.

Quelques semaines se passèrent dans ces luttes. Enfin, un jour que le saint sacrifice avait été offert pour elle, s’en revenant de l’église avec la mère Seton, elle lui dit tout à coup :

« C’en est fait, ma sœur, je suis catholique. »

Elle savait que ce mot allait la déconsidérer, l’isoler : « Ah ! j’ai bien réfléchi, dit-elle à Élisabeth. » Et lui montrant une miniature de son fiancé qu’elle portait toujours à son cou :

« Je serai peut-être repoussée même de lui qui m’est si cher ; mais je n’hésite plus, j’ai une âme à sauver. »

Tout fut mis en œuvre pour l’ébranler, mais tout fut inutile. « Il me semble, disait-elle, que j’éprouve pendant la sainte messe, au moment de l’élévation de la divine hostie, une impression aussi profonde que si la personne de Notre-Seigneur était là visiblement présente. »

Elle se prépara à sa première communion avec une ferveur toute céleste ; elle écrivait au P. Babad, qui avait reçu sa confession :


« C’est mon Dieu, c’est sa main qui m’a conduite ici. À cette heure, les luttes de la faible nature sont finies. Les plus tendres fibres de mon pauvre cœur sont déjà coupées, la blessure est cicatrisée. Il fera le reste. Si je vois rompre le lien sacré, le lien si fort qui me tient encore attachée, et qui causera, s’il vient à être brisé, la plus vive de toutes mes souffrances, ce sera Dieu qui l’aura voulu, et ce sera pour mon bonheur éternel. Jamais plus je ne formerai un engagement de cette nature. Je m’efforcerai d’oublier ; et je prendrai pour unique ami Celui qui ne nous abandonne jamais. À Jésus, je donnerai mon cœur. Je lui demanderai de l’unir à son cœur sanglant et blessé. J’ensevelirai dans cet abri, comme dans un tombeau, mes chagrins les plus secrets… Il faut que j’apprenne à soumettre ce corps de péché aux châtiments qu’il mérite, et à demander cette grâce fortifiante qui changera toute peine soufferte ici-bas en une gloire éternelle. C’est à Dieu que je veux offrir toutes mes souffrances, tous mes chagrins, tous mes ennuis ; le priant de les unir aux afflictions que mon adorable Rédempteur a endurées pour me sauver. J’irai me mettre en esprit au pied de sa croix ; je le supplierai de permettre qu’une goutte du précieux sang qu’il a répandu rejaillisse jusqu’à moi pour éclairer, soutenir, fortifier mon âme en cette vie, et assurer, après, mon salut éternel. Il connaît toute ma faiblesse et les misères de mon cœur ; mais il a déclaré lui-même que, comme un père a compassion de ses enfants, il aura compassion de nous. Quand la tristesse viendra m’assaillir, je reposerai ma tête sur le sein de l’innocent Jésus, avec la ferme assurance qu’il guérira toutes mes blessures, chacune en son temps. Ce soupir d’un cœur affligé, ce gémissement qu’aucune oreille humaine n’a pu entendre, est écouté du Dieu du ciel ; cette larme silencieuse, inaperçue, dédaignée, est recueillie par lui. »


La vie apparaissait encore bien longue à l’aimable jeune fille. Cependant elle touchait au terme.

Trois mois après sa première communion, comme elle veillait tour à tour, sa sœur Cécilia, dont l’état était désespéré, et son jeune neveu, William Seton qu’on avait ramené très malade du collège Sainte-Marie, Harriet fut saisie d’un mal subit, violent, qui la jeta entre les bras de la mort :

« Mon Jésus, je souffre avec vous, s’écriait-elle dans ses moments lucides ; mon Jésus, vous savez que je crois en vous, que j’espère en vous, vous savez que je vous aime. » Sa mort, arriva le 22 décembre 1809.


XXI


Cette mort si inattendue porta un terrible coup à Élisabeth. Ses larmes ne tarissaient point. Pour comble de douleur, Cécilia ne pouvait tarder à suivre sa sœur.

« Elles m’étaient toutes deux beaucoup plus chères que moi-même, écrivait Élisabeth, et nous nous séparons. Cécilia va suivre Harriet très prochainement. Pour moi, c’est une angoisse qui menace d’amener la complète dissolution. »

C’est, pendant ces jours si douloureux pour elle que les Sœurs prirent, possession de leur maison. Elle était vaste, agréablement située, mais tout — même la chapelle — y était d’une primitive simplicité. « L’autel était bien pauvre, dit un témoin de la consécration. Il n’avait d’autre ornement qu’un tableau représentant Notre-Seigneur que Mme  Seton avait apporté de New-York et avec cela deux petits chandeliers d’argent. On avait mis alentour quelques lauriers sauvages ; et dans des vases tout unis, les plus simples du monde, des touffes de fleurs et d’herbe des bois. » Dès le lendemain, 22 février, les Sœurs ouvrirent leur école, qui fut tout de suite très fréquentée. Cécilia ne quittait plus son lit. Elle n’avait point d’illusion, et rendant compte de l’état de son âme, elle écrivait :


« On me dit que je vais me rétablir ; mais moi je pense que le reste de mon exil sera très court. Dieu soit béni ! Et ; cependant, quelle chose étrange ! je suis triste et abattue, je soupire après le moment où cette enveloppe mortelle, étant brisée, mon âme ira reposer dans le sein de son Dieu ; en même temps, je redoute le moment qui s’approche… Comment en est-il ainsi ? C’est que je pense au jugement qui suivra la mort. Les saints eux-mêmes y pensaient en tremblant : moi donc, que ferai-je ? Ils se confiaient en la miséricorde de Dieu. Ah ! si je n’avais cette confiance que m’inspire mon Jésus, que deviendrais-je ? Je ne vois souvent devant moi que ténèbres et tristesse ; mais c’est alors que l’âme s’attache étroitement à son adoré Seigneur, étroitement, plus que jamais ! »


1er  mars.

« Le mois de février est passé, et ma pauvre machine ébranlée est encore debout ; mais je sens d’un cœur joyeux, — d’où ce changement peut-il venir ? — je sens que je m’affaiblis tous les jours, et je suis heureuse en pensant que quelques semaines mettront fin à tout. Que m’est le monde entier aujourd’hui ?… Le voilà qui s’évanouit comme une fumée… jour, nuit, soleil, pluie, ce m’est tout un ; mes regards sont fixés sur le jour éternel. La souffrance est devenue mon repos. Jamais mes nuits ne s’écoulent plus doucement que lorsque je les passe dans la veille et le malaise. Mon très cher Seigneur, que vous êtes bon pour moi ! Vous avez véritablement exaucé ma prière en me donnant de souffrir pour vous, afin d’expier mes offenses ; et de pouvoir espérer que l’heure de la mort étant venue, je passerai de ce monde entre les bras de votre miséricorde. Oh ! combien est précieuse maintenant chaque heure du temps qui me reste. Pas un instant n’en doit être perdu ! Chaque pensée, parole, action, ne doit plus tendre qu’à un seul objet.

« La dernière confession que j’ai faite m’a laissée sous une impression de paix que mon âme n’avait plus connue depuis le départ de notre chère, douce Harriet. La mort ne m’apparaît plus sous cet aspect effrayant. Je puis maintenant y penser avec un grand calme. Mes souffrances de chaque jour me deviennent, je le vois, d’heure en heure, plus précieuses, bien qu’il m’arrive quelquefois de me sentir comme épuisée, et même de souhaiter d’être délivrée. Mais je vois plus souvent encore, qu’au milieu de mes souffrances les plus douloureuses, je prie Notre Seigneur qu’il ajoute encore à la part qu’il m’a faite, afin qu’il me purifie et me forme pour lui-même. Je ne saurais m’empêcher de croire que j’approche rapidement du terme de mon exil. Le pèlerinage a été pénible. La montagne a été bien rude à gravir ces derniers mois… »


5 mars.

« Les jours où je suis privée de la sainte communion, je ne me sens plus la même créature. Je sens tellement plus de consolation maintenant qu’autrefois, dans mes communions ! Selon nos besoins, Il nous donne. La mort et l’éternité sont constamment devant mes yeux. D’où vient cela ? C’est que vous m’avez donné quelques souffrances, très cher Seigneur, quelques souffrances avec quelques malaises… Vous m’avez fait sentir, ô mon cher maître, la vanité des choses terrestres, et maintenant je soupire après le moment qui brisera mes liens et qui me verra entrer dans mon repos. Taillez, crucifiez ce corps de péché, qu’il subisse en ce monde la peine qui lui est due, mais après, épargnez-moi, ô mon Jésus. À l’heure de la mort, assistez-moi, recevez-moi. »

Cécilia languit jusqu’au mois d’avril. Elle s’éteignit sans lutte, sans souffrances, en serrant son crucifix et en souriant, à Élisabeth.


XXII


La mort d’Harriet et de Cécilia faisait un vide affreux, à jamais irréparable dans la vie d’Élisabeth. Mais sa douleur ne nuisit en rien à son activité. Elle sut s’oublier ; et, dans sa correspondance d’alors, il n’y a point trace d’un attendrissement, d’un retour sur elle-même. Sa foi la soutenait, elle répondait à une amie protestante :


« Ma très chère Harriet, mon ange Cécilia, reposent dans le bois, tout à côté de moi. Les enfants et plusieurs de nos bonnes sœurs, qu’elles aimaient si tendrement, font croître des fleurs sur leurs tombes. Le petit enclos qui les renferme est l’endroit qui m’est le plus cher au monde. Je suis loin d’être privée d’elles autant que vous le pensez, car il me semble que je les ai toujours près de moi. Au reste, la séparation ne sera pas longue. »


De grands secours lui étaient venus de ses amis de Livourne ; et son œuvre, bénie de Dieu et des hommes, prospérait au-delà de ce qu’elle eût jamais osé espérer. Elle écrivait au mois de mai :


« Nous avons eu la maladie sans trêve dans notre maison pendant tout l’hiver ; et j’ai été obligée de faire bien des frais et de marcher à travers toutes sortes de difficultés, très naturelles dans une œuvre telle que celle où je me suis engagée. Mais il semble que notre adoré Seigneur ait dessein qu’elle obtienne un plein succès, tant il y a engagé de sujets excellents. Nous sommes douze maintenant, et autant attendent leur admission. J’ai une très grande école à surveiller, avec la charge de donner l’instruction religieuse à toute la contrée environnante. Tous ont recours aux Sœurs de Charité, qui sont, nuit et jour, dévouées aux malades et aux ignorants. Notre saint évêque a l’intention de transférer quelques-unes d’entre nous à Baltimore afin qu’elles y accomplissent les mêmes offices qu’ici. La maison que nous avons est très bonne, bien que ce ne soit qu’une log-house elle restera la maison mère, et la maison de retraite dans tous les cas… Il y a grand espoir que ce qui s’est commencé ici soit le germe d’un bien immense à l’avenir. »


Dès ces premiers mois, la maison entretenait, plus de quarante enfants pauvres, et, avant la fin de l’année, ce nombre s’était fort augmenté.

William et Richard, les deux fils de la mère Seton, avaient été admis au petit séminaire du Mont Sainte-Marie. Elle avait auprès d’elle ses trois filles Alma, Catherine et Rebecca, qui lui donnaient tous les contentements possibles ; l’union la plus tendre régnait entre les sœurs, et la courageuse fondatrice ne cessait de remercier Dieu des consolations qu’il lui envoyait. Elle pressait Mme  Sadler, qui lui semblait incliner vers le catholicisme, de venir passer quelque temps à Saint-Joseph.

« La seule pensée de votre visite, lui disait-elle, nous cause une joie que vous ne sauriez imaginer. La solitude de nos montagnes, le silence des tombes d’Harriet et de Cécilia, vos petits enfants courant et sautant à travers nos bois, cueillant pour vous à chaque pas les fleurs sauvages dont, la terre ici est couverte dès que le printemps a paru ; le bon ensemble de notre maison, qui est très confortable, très vaste ; tout au bout, à l’extrémité d’une des ailes, notre chère, chère chapelle, si soignée, si tranquille ; — là, dans ce tabernacle, habite, comme nous le croyons, vous savez bien qui ! — Et tout ceci n’est pas un songe. Il faut que vous-même en soyez témoin, pour comprendre comment, depuis le premier jusqu’au dernier jour de la semaine, tout est harmonie, tout est tranquillité ; toutes et chacune s’encourageant et se venant en aide l’une à l’autre. Il faut vraiment le voir pour le croire. Le monde entier n’aurait pu me persuader que cela fut possible, si moi-même je ne l’avais vu. Aussi, il vous est permis d’être incrédule ; mais venez seulement, et voyez ! »


C’est M. Flaget, évêque nommé de Bardstown, qui apporta à la communauté d’Emmettsburg la copie demandée des constitutions données par saint Vincent de Paul aux Filles de la Charité. Après quelques modifications jugées nécessaires en pays protestant, cette règle fut acceptée, et il s’ensuivit une grave difficulté pour Élisabeth, car elle la jugeait incompatible avec ses devoirs envers ses enfants. Le monde entier, disait-elle, ne me ferait pas croire qu’un tuteur peut remplacer une mère. Si elle eût été moins abandonnée à la volonté de Dieu, son angoisse aurait été cruelle. Elle écrivait à son amie, Mme  Sadler :


« Je songe à me préparer pour recommencer de vivre dans le monde. Quoiqu’il arrive, nous serons toujours sous la protection du Très-Haut, du Très-Puissant. Vraiment, je serais heureuse, si je pouvais inspirer à votre chère âme autant d’indifférence qu’il s’en trouve dans la mienne, du moment où je sais que pendant le peu de jours que dure ce pèlerinage terrestre, l’adorable volonté de Dieu s’accomplit en moi. Je le fais, ce pèlerinage, au milieu de tant de larmes, il est semé de tant de croix, qu’assurément la joie se trouvera au bout avec le repos éternel.

« Regardez là-haut : les plus élevés au ciel ne furent-ils pas les plus abaissés sur la terre ? Ce qu’ils ont ambitionné le plus, c’était la pauvreté et l’humiliation, ces compagnes fidèles de leur Maître, et de notre Maître, pendant sa vie toute de douleur… Ayons seulement du courage, et nous marcherons vers le ciel avec la vitesse d’un bon coursier, au lieu de ramper et de nous traîner dans le chemin. Tout ce que je puis dire, c’est que notre Maître est trop bon, s’il nous donne à finir notre vie comme il a voulu passer la sienne, sans une place où reposer sa tête. »


Se croyant inutile, l’humble fondatrice n’avait pas prévu ce qui arriva. Mgr  Carroll et son conseil la jugeant nécessaire à la communauté firent un règlement spécial en faveur d’Élisabeth, et par de sages exceptions lui permirent de se donner à toutes les misères humaines, sans cesser d’être à ses enfants.

Leur avenir était pour elle une source inépuisable d’anxiétés. Non qu’elle redoutât pour eux la lutte, la pauvreté, mais elle craignait pour leur foi, si la mort venait à l’enlever. Le cruel abandon de sa famille, qui l’avait tant aimée, lui prouvait quelle était sa haine contre le catholicisme. Elle écrivait à Antonio Filicchi :


« L’espérance, même si lointaine, que vous me donnez, qu’il serait possible que vous fissiez un voyage en ce pays-ci, est comme un rayon de lumière au milieu de mes sombres pensées sur l’avenir de mes pauvres enfants. Non que je me mette en peine pour leur fortune temporelle. Mais si la mort m’enlevait, s’ils étaient remis entre les mains de nos parents, ce serait la ruine certaine de leur croyance. Je remets tout, soyez-en certain, à Celui, comme vous le dites, qui nourrit les oiseaux du ciel. Mais, dans l’état d’affaiblissement, d’ébranlement, où est maintenant ma santé, à peu près détruite, je ne puis les regarder tous les cinq sans éprouver les craintes et les pressentiments d’une mère qui n’a de pensée, ni de désir qu’en vue de leur éternité.

« Notre saint Cheverus, lorsqu’il vint nous voir l’hiver dernier, a trouvé qu’ils donnaient, eux tous, de grandes espérances ; et il m’a encouragée à compter qu’il ferait tout ce qu’il pourrait pour les protéger. C’est à lui, et à des cœurs tels que les cœurs des Filicchi, que je les confie en ce monde. »


XXIII


À l’unanimité, la communauté d’Emmettsburg avait élu la mère Seton supérieure.

La règle de saint Vincent de Paul était adoptée ; ses premières compagnes elles-mêmes durent recommencer leur noviciat. Toutes s’y portèrent avec une admirable ferveur. Mais Anna Seton, l’angélique, la délicieuse fille d’Élisabeth, allait être la première professe.

La joie de la mère Seton fut grande, quand sa fille manifesta son désir d’être sœur de Charité. Anna avait alors seize ans, et déjà elle était citée comme une merveille de beauté, d’amabilité et de grâce.

Elle commença son noviciat avec une générosité sans bornes, mais sa santé inspira peu après de vives alarmes ; et la crainte, une crainte horrible s’établit dans le cœur d’Élisabeth. Cette enfant de bénédiction, comblée de tous les dons, elle la voyait s’affaiblir, se fondre.

Ni ses soins, ni ses prières n’y purent rien, et, en deux mois, la phtisie galopante réduisit Anna à l’extrémité.

La mère ne se faisait point d’illusions et s’épouvantait de ne pouvoir triompher des révoltes de sa nature. Écrivant à son confesseur, elle se déclarait « brisée de se trouver en état de résistance perverse, obstinée, sans cesse renaissante à la volonté divine. » « Ô mon père, disait-elle, priez pour qu’un cœur généreux, n’aspirant qu’en haut, me soit donné. »

Pour Anna, elle ne se disait pas seulement résignée, mais heureuse de mourir. Baignée d’une sueur froide, haletante à chaque souffle, incapable le plus souvent d’articuler un mot, l’héroïque enfant ne pouvait souffrir qu’on pleurât sur elle :

« Je bois mon calice avec Lui, disait-elle. Mon Maître adorable, que votre volonté soit faite ; votre volonté toute seule. Je la veux aussi. Je quitte ma chère, ma bien-aimée mère, parce que vous le voulez… Ma chère mère. »

Elle désira plusieurs fois voir les élèves de la maison ; de cette voix sourde et voilée qu’elle avait depuis les premiers jours de sa maladie, elle s’efforçait de les animer à l’amour de Jésus-Christ :


« Mes chères amies, approchez, disait-elle ; regardez-moi entre les bras de la mort… qu’est-ce que la beauté ?… qu’est-ce que la vie ?… Rien ! Rien ! Oh ! aimez Dieu, soyez bien pieuses… Aimez notre Jésus… Regardez-moi maintenant… où en serais-je sans Lui ?… Vous voyez ma chère, ma bien-aimée mère… Lui seul sait combien je l’aime. Mais que peut-elle pour moi ?… Rien, excepté me fortifier dans l’amour de notre Jésus… dans lequel nous espérons être réunies à jamais… Maintenant, il faut que je la quitte, elle et tout le monde… et toutes choses… Il faut que je m’en aille toute seule… Soyez bonnes… Aimez votre Sauveur… aimez-le. »


Anna désirait mourir sœur de Charité. On abrégea en sa faveur le délai fixé, et, la veille de sa mort, elle prononça ses vœux. Quelques heures avant d’expirer, elle fit appeler ses deux petites sœurs et leur demanda de chanter ces paroles d’un cantique qu’elle aimait :


Quand toutes les puissances de l’enfer m’environneraient,
Je ne craindrais aucun mal,
Tant que j’aurai mon Jésus pour ami,
Je ne craindrai aucun danger.


Mais les pauvres enfants, suffoquées d’émotion, essayèrent en vain de se rendre à son désir.

Jour et nuit, la mère Seton avait été auprès de sa fille ; mais, quand l’agonie commença, elle souffrit que les religieuses prissent sa place. On l’entraîna à la chapelle, et jusqu’à ce que tout fut fini, elle demeura prosternée aux pieds de Jésus-Christ, seul consolateur de la douleur humaine.

Quelques jours après, la mère Seton écrivait à Mme  Sadler :


« Le départ de mon ange a laissé dans mon âme une impression si nouvelle pour moi et si profonde que, si je n’étais pas obligée de vivre en ces chers petits qui me restent, je mourrais en elle, sans le vouloir. Certainement, sans le vouloir ; car jamais, par un acte libre de ma volonté, je ne consentirais à regretter l’accomplissement de la volonté de Dieu. »

La santé d’Élisabeth était ruinée, et, à mesure que le temps s’écoulait, elle semblait plus affaiblie.

Au mois de mai, elle écrivait à Mme  Sadler :


« Le souvenir de ma pauvre chérie s’empare maintenant de moi à chaque moment. Sa modestie, sa grâce incomparable en tout ce qu’elle faisait ou disait ; son air quand elle relevait tout à coup ses yeux baissés et qu’elle faisait rayonner véritablement toute son âme jusqu’au fond de mon âme — et c’était là souvent sa seule manière d’exprimer ce qu’elle pensait et ce qu’elle désirait — je suis si heureuse maintenant de n’avoir jamais eu à contrarier un seul de ses désirs ! Ses sentiments si purs, ses façons de juger si sages, si raisonnables ; la netteté, l’ordre qu’elle avait dans tous les petits objets qui lui appartenaient ; son ingénieuse adresse à réunir l’élégance et l’économie dans sa mise si nette et si simple ; toutes ces choses, qui faisaient le bonheur de sa pauvre mère, sont maintenant la source intarissable de ses regrets et de son admiration : il me semble que jamais je ne verrai rien qui se puisse comparer à elle… Si vous l’aviez vue au moment où j’étais à genoux, cherchant à réchauffer ses pieds glacés — ils ont été glacés près de deux jours avant. — Elle vit que je pleurais, et ne pouvant me cacher qu’elle pleurait aussi, tout en me souriant en même temps, elle me fit encore la question qu’elle m’avait si souvent adressée : « Se pourrait-il que vous pleuriez sur moi ?… Ne devriez-vous pas vous réjouir ?… Ce ne sera que pour un moment ; et après, nous serons réunies pour l’éternité… l’éternité !… l’heureuse éternité avec ma mère ! quelle pensée ! »… Oh ! le dernier regard de ses yeux ! comme si elle avait vu par delà les nuages… et ces chères mains qu’elle avait jointes et qu’elle a toujours gardées ainsi !! La chère sœur qui l’a habillée dans sa robe blanche a voulu couper ses manches pour la laisser, pour ne pas la déranger, dans cette position. Il ne faut pas que la pauvre mère en dise davantage. Priez seulement pour que la force lui soit donnée.

« Vous me croiriez, si vous m’entendiez disant de toute mon âme : Que votre volonté soit faite !… L’éternité, c’était le mot de prédilection d’Anna. Je le trouve écrit sur tout ce qui lui appartenait, sur ses livres, sur ses cahiers, sa musique ; sur les murs de sa petite chambre, partout ce mot là.[25] »


XXIV


L’éternité ! c’était aussi le mot d’Élisabeth ; mais elle n’avait plus le ressort de ses jeunes années. Puis, quand tout souffre en nous, le besoin d’isolement, d’immobilité se fait fortement sentir, et inexprimablement soumise à la volonté divine, la pauvre mère aurait pourtant voulu s’arrêter à la résignation passive.

Elle éprouvait un besoin morbide de se plonger dans sa douleur.

Les relations ordinaires lui étaient devenues un supplice. Et comme son devoir de supérieure l’obligeait à l’action continuelle, ce fut l’occasion d’une lutte incessante, héroïque.

« Je préférerais cent fois prendre le breuvage le plus amer, la médecine la plus rebutante, et, en somme, me soumettre à toute espèce de peines corporelles, plutôt que de dire seulement une parole à une créature vivante,  » écrivait-elle à son directeur, M. Bruté de Rémur.

Elle se reprochait ce qu’elle appelait : son indigne abattement[26].

Dans le cœur profondément aimant d’Élisabeth la douleur de la séparation resta horrible, toute vive. « Ce qui ne se comprend pas, écrivait-elle à une amie, c’est que l’amour d’une mère puisse aller croissant comme fait le mien depuis qu’elle n’est plus. »

Mais, se rappelant qu’elle avait tout offert à Jésus-Christ pour obtenir le don de son amour, elle renouvelait sa généreuse offrande et le conjurait de couper, tailler, retrancher, quelque angoisse qu’elle dût souffrir.

« Laissez saigner ce cœur, disait-elle, laissez-le souffrir, tout souffrir, pourvu seulement, ô mon Seigneur bien-aimé, que vous le formiez pour vous. »

Ô nobles ! ô courageuses prières des saints ! et que l’héroïque femme devait encore souffrir pour mériter ce bonheur divin que l’amour fit vraiment son œuvre dans son cœur !

À la tristesse du cœur, pareille, dit l’Écriture, à une plaie universelle, vinrent s’ajouter de rudes tentations, et toute l’amertume des peines intérieures. Elle écrivait à son directeur, M. Bruté de Rémur :


« Oh ! si vous saviez seulement la moitié de mes répugnances à faire une instruction ou un catéchisme, — les délices de mon cœur autrefois, — il me semble que vous prendriez en mépris cette lâche et ingrate pécheresse. Le cher Maître cependant me dit : « Tu dois faire ceci, et tu le feras, uniquement à cause que tu sais que je le veux. Confie-moi ton faible cœur, et ta pauvre tête toute malade, c’est moi qui agirai pour toi. »

« Quelquefois, — le démon a des contrariétés si cruelles ! — là où l’on s’imagine avoir quelque succès bien évident, il se montre tout à coup et il dit : « Regarde comme les voilà touchées, comme elles t’écoutent toutes silencieuses et attentives : quel respect, quel regard d’amour ! » Et il s’efforce de me distraire de toutes les manières. La pauvre, pauvre âme ne lui accorde pas même un coup d’œil ; elle va droit dans le chemin qui conduit à son cher Seigneur ; mais le cœur est si accablé, si appesanti par ce vil mélange !

« Ou bien, c’est au réfectoire ; mes larmes m’échappent, malgré moi ; la faiblesse, celle d’un enfant qui viendrait de naître, s’empare de toute ma personne. Mais le cher Maître est là qui me dit encore : « Penses-y donc, si tu étais là bien tranquille, pouvant manger toute seule ton petit morceau, et de la qualité que tu le voudrais, n’éprouvant d’ailleurs ni peine ni répugnance à te nourrir, où serait la part que j’aurais, moi, à un pareil repas ? C’est ici qu’est ta place, pour maintenir le bon ordre ; pour diriger celle qui fait la lecture ; pour donner l’exemple ; et pour manger joyeusement le peu que tu prends, en esprit d’amour, et comme si tu étais devant mon propre tabernacle. Je ferais le reste ; toi, fais-moi l’abandon de tout, l’abandon de tout. » Oui, cher Seigneur, tout est abandonné ! Mais vous, mon père, priez, priez continuellement pour la pauvre misérable.


« Il est vrai, mon être, mon existence sont une réalité, puisque je médite et que je parle, et que je conduis la communauté ; et tout cela avec régularité, résignation, simplicité de cœur. Cependant ce n’est pas moi, c’est, une espèce de machine… Hier, cependant, j’avais retrouvé le sentiment. Ce ne fut que pour voir l’enfer entr’ouvert sous mes pas, et pour comprendre combien les jugements éternels sont terribles… Je ne suis qu’un atôme, et vous êtes mon Dieu ! ma misère est mon seul titre à votre miséricorde. Si nous nous perdons, la patience qui nous avait attendus en sera-t-elle moins adorable ? Mon âme se plonge dans l’abîme de ce mystère ; et demeure, en ces profondeurs, tout obscurité. Mais, au dehors, elle joue avec les enfants, elle se récrée avec les Sœurs, condescend à toutes les minuties, se montre attentive à tous les besoins, et agit, avec la liberté de ce philosophe qui souffrait en silence, laissant torturer la machine, pour que rien ne fût dérangé, disait-il, dans la beauté de l’ordre général. Hélas ! hélas ! et en tout ceci pas une seule étincelle de l’action surnaturelle…


« Elles sont toutes là autour de moi, si aimantes, si attentives au moindre regard de la mère, si vivement impressionnées par son sourire ou par l’ombre qui passe sur son front. Je frissonnerais du danger que ma situation intérieure pourrait avoir pour elles, s’il n’était pas aussi clair que le jour que c’est là un des moyens que Dieu prend pour faire avancer son œuvre. Ah ! cette œuvre, elle est bien la sienne ! j’étais tellement peu faite pour y contribuer… Triste et indolente nature, ennemie de tout effort, qui voudrait n’être qu’un animal, et mourir comme lui, sans penser à rien ! Ô mon Dieu, tout ce que je puis faire, c’est de me prosterner, et de m’abandonner à vous. Que c’est bon à vous de permettre que je puisse le faire.

« Ce n’est pas l’âme qui est coupable en tout ceci : l’esprit, du mal, il est vrai, est très actif ; mais le bon esprit se tient dans l’angoisse au pied de la croix, élevant ses regards par delà toute cette désolation, adorant, se soumettant, abandonnant tout à Dieu, ne voyant que lui, s’anéantissant devant lui, oubliant toutes les créatures, disant Amen aux Alleluias qui retentissent au ciel ; se sentant prêt à tout moment à se précipiter jusque dans les enfers plutôt que d’ajouter une seule offense à cette montagne de péchés que l’âme coupable a déjà entassée sur les épaules du Sauveur. »


À la désolation intérieure s’ajoutèrent des tentations violentes. L’obéissance qu’elle avait vouée avec tant de consolation lui devient odieuse, insupportable ; et un amer sentiment de révolte contre la Providence remplit malgré elle son cœur.

La mère Seton a raconté que n’en pouvant plus de cette lutte contre elle-même, elle sortit, un jour, de grand matin. Un petit chien qui l’accompagnait souvent, mais qu’elle ne voulait point cette fois, s’étant obstiné à la suivre, Élisabeth prit un bâton et l’en menaça. Mais le chien se coucha sous le bâton et en lécha le bout. Le bâton ne remuant plus, écrit Élisabeth, il s’approcha en rampant jusqu’à ce qu’il eût atteint les pieds de sa maîtresse, et se mit à les lécher avec des transports de joie et de tendresse. Je fus si touchée que je jetai le bâton, et pris dans mes bras la fidèle petite créature que je couvris de larmes les plus douces que j’eusse répandues depuis longtemps : « Oui, mon Seigneur bien-aimé, oui, mon maître adoré, disais-je, moi aussi je baiserai le bâton levé pour me frapper ; moi aussi je m’enlacerai autour des pieds qui sont prêts à me fouler. » Puis, ouvrant mon livre de prières, les premières lignes qui tombèrent sous mes yeux furent les résolutions d’une âme déterminée à un total abandon : « J’obéirai à la volonté de ceux pour qui je me sens le plus d’éloignement ; et, pour l’amour de Dieu, je me mettrai sous les pieds de tout le monde. »


La mère Seton avait sur elle-même un tel empire, qu’à l’extérieur rien ne trahissait les souffrances de son âme. Pour tous ceux qui l’approchaient, elle fut toujours un modèle d’amabilité et de douceur.


XXV


Après le temps fixé pour l’essai des règles, dix-huit religieuses firent profession. Le noviciat fut constitué régulièrement ; et, peu après, les Sœurs de Charité furent appelées à Philadelphie pour y prendre la direction d’un orphelinat. L’œuvre de la mère Seton était fondée : elle allait se répandre, mais la fondatrice avait encore à traverser bien des douleurs.

Pendant la guerre que les États-Unis déclarèrent à l’Angleterre, les religieuses eurent encore à lutter contre la plus âpre pauvreté. Mais la mère Seton et ses compagnes ne s’effrayaient d’aucun labeur, d’aucune privation. La pauvreté fut accueillie à Emmetsburg comme la bien-aimée de Notre-Seigneur.

Dans les années qui précédèrent la chute de Napoléon, les communications entre l’Amérique et l’Europe étaient rares et incertaines. Depuis longtemps Élisabeth n’avait eu aucune nouvelle des Filicchi ; et cette privation, si amère pour elle, se mêlait à bien des inquiétudes et des souffrances de cœur. Une chute sur la glace avait rendu infirme Rébecca, sa dernière enfant. Elle était entre les mains des médecins qui, dans l’espoir de la guérir, lui faisaient subir des traitements rigoureux.

Catherine, encore si jeune, gagnait son pain en enseignant chez les Sœurs. William et Richard étaient élèves au collège du Mont Sainte-Marie, éloigné seulement d’un mille de la maison Saint-Joseph. Pour l’extérieur, les manières et les dispositions, elle les déclarait tout ce que peut souhaiter le pauvre cœur d’une mère. Mais ni l’un ni l’autre ne manifestaient de vocation pour le sacerdoce, et la pensée des dangers qui menaçaient leur foi dans le monde lui était devenue un tourment. « Ne soyez point en peine de moi, si ce n’est quand vous penserez à mes pauvres garçons, écrivait-elle, à tout hasard, à Antonio Filicchi. Ils sont maintenant, pieux et d’une rare innocence, mais que cela est vite perdu ! » Le goût de William pour la marine ajoutait encore à ses craintes. Son angoisse était si grande qu’à la chute de Napoléon, quand la paix fut, rendue à l’Europe, elle se décida à envoyer son fils aux Filicchi, encore qu’elle n’en eût pas eu de nouvelles depuis deux ans. Heureusement, les bouleversements de l’époque n’avaient pas nui aux deux banquiers, et ces amis — comme il est si rare et si doux d’en avoir — furent ravis de la confiance qu’Élisabeth leur témoignait. Ils firent, à son fils un accueil parfait, et Filippo Filicchi, alors très malade, se ranima pour l’attirer dans ses bras.[27]

William s’empressa d’écrire à sa mère avec quelle cordialité on l’avait reçu. Elle en fut pénétrée de joie et de reconnaissance :


« C’est continuellement que je pense à tout ce que votre incomparable amitié a fait pour la génération entière des Seton. Mais il n’en est pas moins vrai que le souvenir que j’en ai est ce qui peut le plus augmenter ma crainte d’être indiscrète, et me faire le plus sentir avec quelle délicatesse je devais agir au moment où je vous imposais une nouvelle charge.

« Et pourtant, maintenant, cette crainte s’efface ; puisque vous avez non seulement reçu mon William, mais reçu de telle façon, qu’il me dit que tout ce qui est possible pour le rendre heureux, vous le faites. Je ne puis pas cacher à Notre-Seigneur, mais il faut que je cache à tous les yeux, les larmes sans fin qui se mêlent aux actions de grâces intarissables qui débordent de mon cœur, quand je pense qu’il est à l’abri pour sa foi, sous votre protection… Que je l’aime tant, c’est ce dont je ne saurais rendre compte. Mais ce dont vous êtes cause, mon Antonio, c’est de toute cette faiblesse. Ayez compassion d’une mère qui est attachée à ses enfants par des motifs aussi particuliers que les motifs qui m’attachent aux miens. Je cherche à épurer tout ce que je sens pour eux autant que je le puis. Notre-Seigneur sait bien que c’est uniquement leur âme que j’ai en vue…

« Quand William me parle de votre bonté paternelle et des soins que prend de lui votre chère Amabilia, comme si elle était une vraie mère, je sens qu’il n’y a que Dieu pour savoir la mesure de ma joie et de ma gratitude… Ô bon ange de votre mauvaise petite sœur, vous êtes maintenant, le gardien de ce qui m’est plus cher mille fois que moi-même ! Si vous saviez quel bon et sage et respectueux enfant William a toujours été pour moi, vous ne me gronderiez pas de parler ainsi. À présent que tous deux, votre frère et vous, êtes devenus ses protecteurs, et que lui comprend si bien quelle bénédiction c’est pour lui de se trouver sous vos ailes, je puis, comme un pauvre vieux soldat usé, m’en aller en paix prendre mon repos à côté de mon Annina ; tout à fait confiante que les autres seront protégés et soutenus dans leur religion, ce qui est tout ce qui m’importe, pour eux comme pour moi. »[28]

XXVI


L’heure du repos n’était pas venue pour elle. La douleur n’avait pas fini son œuvre dans son cœur.

La maladie de Rébecca, qui durait depuis quatre ans, devint atrocement douloureuse et se prolongea longtemps. La pauvre petite n’avait de soulagement qu’en sa mère ; et pendant les neuf dernières semaines de sa vie, Élisabeth la tint nuit et jour entre ses bras.

La patience de l’enfant était prodigieuse :


« Il semble parfois que je ne puis plus y tenir, disait-elle, à sa mère, mais un regard sur mon crucifix change tout. Oh ! mère, que n’a-t-il pas souffert, lui, quand ses os étaient tout brisés… Il ne me laisserait pas souffrir un seul moment, ce bon Sauveur, si ce n’était pour mon bien. Non, je ne puis croire que Notre-Seigneur aurait voulu m’envoyer tant de souffrances, si ce n’avait été pour me faire faire pénitence et pour me sauver… Oh ! mère, répétait-elle, dans l’excès de ses tourments, priez… priez pour ma foi. Pourtant, je ne me souviens que d’avoir eu deux fois la pensée que mes souffrances étaient trop dures. »


Les larmes de sa sœur Catherine lui faisaient mal : « Je ne m’arrête pas à la pensée que vous me laisserez dans le tombeau, disait-elle, que moi partie, vous reviendrez à la maison, toutes, sans moi. Je regarde là-haut. »

Et, elle ajoutait, en faisant à sa mère mille caresses :

« Oh ! comme je vais prier Notre-Seigneur, pour qu’il me laisse souvent venir auprès de vous, quand vous serez là, sans votre petite Becc. Comme je vais lui demander de me laisser venir et vous consoler. »

Avant de recevoir l’Extrême-Onction, elle demanda à son confesseur si c’était mal d’espérer aller droit au ciel en mourant. — Non, mon enfant bien-aimée, répondit le prêtre, pourvu que votre espérance ne s’appuie pas sur vos mérites, mais sur la miséricorde de Dieu et les mérites de Jésus-Christ. — Ah, répondit-elle, quels mérites une pauvre enfant comme moi peut-elle avoir !

Mais, à la dernière heure, l’angoisse la saisit : « Mon amour a été si faible, si imparfait, disait-elle. Ma mère, j’ai été si peu fidèle, j’ai si mal prouvé mon amour. »

Elle baisait sans cesse le petit crucifix qu’elle portait à son cou : « Mon âme délaissée se suspend à toi, lui disait-elle. » Puis, transportée de joie elle se mit à chanter un hymne qu’elle aimait : « Allons, levons les yeux, je verrai le chemin de la vie. » Elle languit encore quelques heures dans des souffrances indescriptibles, et ses cruelles douleurs augmentèrent jusqu’à la fin.

Quand la sainte enfant eut rendu le dernier soupir, Élisabeth lui ferma les yeux ; aidée de l’une des Sœurs, elle la porta sur le lit où la pauvre petite n’avait pu reposer, même pour y mourir. Penchée sur son visage inanimé, elle resta longtemps à la regarder, à la caresser, à l’embrasser, répétant avec une infinie tendresse :

« Ma Rébecca, ma Rébecca, ma chère petite enfant !…  » Puis levant les yeux au ciel, elle s’écria dans une sorte de transport : « Mon Dieu, mon enfant bien-aimée est avec vous. Elle ne peut plus vous offenser, et je vous bénis et je vous bénirai. »


Mais ce ne fut que vingt jours plus tard qu’elle trouva la force d’écrire à son fils William :


21 novembre 1816.

« Mon William, cher enfant de mon âme, oh ! que ne donnerais-je pas pour me trouver auprès de vous quand vous apprendrez la douloureuse nouvelle à laquelle vous ont préparé toutes mes dernières lettres ! Il est des moments, mon fils, où notre soumission envers Dieu doit triompher des sentiments les plus tendres, les plus profonds de la nature. C’est là ce qui vous est demandé maintenant, mon bien-aimé ; car, s’il avait été donné de voir notre Rébecca monter au ciel sous la forme d’un ange, vous ne pourriez être plus certain qu’elle est avec Dieu que vous n’en serez certain par la foi, lorsque vous aurez appris de quelle sainte mort nous avons été les témoins.

« C’eût été de notre part un souhait égoïste, oui égoïste, de désirer prolonger ses souffrances et ajourner son assuré bonheur pour nous conserver plus longtemps la douce possession de cette chère créature. Et pourtant, j’ai perdu en elle la bien-aimée petite amie de mon cœur, qui lisait en lui toute peine et toute joie, comme en un livre ouvert. J’ai perdu l’enfant la plus chérie de mon âme, à cause de ses souffrances et de sa patience incomparable. Toutefois, en ce moment, je regarde en haut avec joie, souffrant seulement pour vous qui êtes si loin… Elle a dit souvent que si Dieu permettait qu’elle se fît voir à vous, elle n’y manquerait pas ; mais ce dont elle se tenait pour bien assurée, c’est que Notre-Seigneur ne refuserait pas à son âme la douceur de vous voir. Pour nous, vraiment, après les grâces célestes dont son Seigneur l’a favorisée en ce monde, nous pouvons bien croire qu’il ne lui refuse plus rien à cette heure.

« Il ne m’est pas possible de vous donner une idée de la perfection de Rébecca : la beauté de son âme, et même aussi sa terrestre beauté ont été croissant chaque jour, jusque dans les bras de la mort. Votre dernière lettre nous arriva la veille du jour où nous l’avons perdue. Elle était entrée déjà dans sa longue agonie. Je pus encore lui apporter vos tendres paroles : elle leva les yeux sur le crucifix, vous bénissant avec une expression de tendresse répandue sur tout son visage, et en même temps une expression très vive de cette douleur qu’elle a toujours ressentie de votre absence. Ne pas vous voir, c’est le seul regret qu’elle ait jamais exprimé en quittant ce monde : — « Dites-lui seulement qu’il vienne vers moi, » murmura-t-elle, quand déjà elle n’avait plus assez de force pour supporter d’entendre parler de vous pendant plus d’un instant.

« C’est dans les bras de sa mère, c’est sur ce cœur qui l’aimait, tant, qu’elle a rendu le dernier soupir. Neuf semaines, nuit et jour, je l’ai tenue entre mes bras ; bien souvent, prenant ma nourriture avec une main, derrière son oreiller, tandis qu’elle reposait sur mes genoux. Dans ses souffrances, elle ne trouvait ni trêve, ni soulagement qu’en sa mère bien-aimée, en sa pauvre mère. J’étais si heureuse de souffrir avec elle ! Je n’ai pas eu un seul moment conscience de fatigue ni de mal. Soyez sans crainte pour votre mère, mon bien-aimé William. »


« Son âme se soutint sur ces hauteurs sereines. Une force divine la transportait hors de ce monde. Au milieu des misères, des difficultés et des douleurs de la vie, elle avait commencé la vie du ciel :

« Ma petite chambre a une fenêtre vers le bois où mes bien-aimées sont endormies. Je regarde de ce côté vingt fois par jour, et mon cœur se maintient en haut. C’est par là que je commence le matin, c’est par là que je finis le soir. Puis, je me dis : Plus de douleur maintenant ! en haut ! en haut ! belles et joyeuses âmes ![29] »


XXVII


C’est au mois de juin 1817 que la législature du Maryland accorda l’existence légale à la Congrégation des Sœurs de la Charité. C’est aussi en 1817 que les catholiques de New-York, touchés du bien opéré par les Sœurs à Philadelphie, voulurent avoir un orphelinat. Cette ville où Élisabeth avait été odieusement persécutée, elle allait y rentrer comme mère des pauvres, des abandonnés ; et, peu après, l’état de New-York confia aux religieuses huit cents enfants.

En construisant la maison d’Emmettsburg, M.  Cooper et Mme  Seton n’avaient songé qu’aux pauvres ; mais de riches catholiques avaient demandé aux Sœurs d’instruire leurs filles, et les supérieures avaient jugé qu’aux États-Unis on ne pouvait mieux servir les intérêts de la religion et de la société qu’en accordant à la classe influente le bienfait de l’éducation religieuse. Dès les premières années il y avait donc eu une académie à Emmottsburg.

À cette époque on y comptait soixante-dix élèves, « chères âmes que nous aimons, disait la mère Seton, et que nous préparons en silence à s’en aller dans le monde faire l’effet du bon levain ».

Son ascendant, sur ces jeunes filles était extraordinaire, et les trois enfants qui lui restaient avaient pour elle un véritable culte. Cependant, malgré le désir de complaire à sa mère, William ne put triompher de son goût pour la marine. Il quitta Livourne en 1817.


« William, écrivait Antonio Filicchi, vous reviendra avec cette lettre, en bonne santé s’il plaît à Dieu ; respectueux et tendre fils, et avec un cœur que rien n’a flétri, et toujours, je l’espère, ferme chrétien catholique. Je m’en remets à ce qu’il vous dira pour tout ce que vous désireriez d’ailleurs savoir. L’emploi de William auprès de moi pourrait être rempli par son jeune frère Richard, si vous pensez qu’il y soit propre et si la situation que je lui offre vous convient ainsi qu’à lui. Pour ma part, je me contenterai d’une bonne volonté et d’une bonne écriture ; et je suis tout prêt à agir pour lui comme j’ai fait pour William, Laissez-le tenter l’épreuve. Et par-dessus tout, ma sainte sœur, croyez-moi cordialement, dans toute l’étendue que ce mot peut avoir, votre ami le plus affectionné et le plus fraternel ».


Revoir son fils, l’embrasser, l’admirer dans la force élégante de sa jeunesse fut pour Élisabeth un bonheur que les mots n’expriment pas.

Elle accepta avec joie et reconnaissance la généreuse proposition d’Antonio Filicchi, et, peu après le départ de Richard pour Livourne, William entra dans la marine des États-Unis avec le rang de midshipman. De sa frégate l’Indépendance, il écrivait à sa mère :


« Si je n’écoutais que mon cœur, aucune joie sur terre ne pourrait m’éloigner de vous… Il y a un courant dans nos destinées. S’il n’en était pas ainsi, je ne concevrais pas ce qui a pu m’arracher d’auprès de vous. Je me plais toutefois à regarder en avant, vers le temps où, s’il plaît, à Dieu de me conserver, je vous tiendrai de nouveau dans mes bras ».


« Il y a tant de choses que votre mère devrait vous dire, répondait Élisabeth encore toute brisée de la séparation, mais elle est hors d’état de rien dire. Regardez en haut, fils bien-aimé de mon âme, levez les yeux vers ces cieux si purs, vous y lirez ce que votre mère voudrait vous dire, et vous y lirez aussi ce que vous diraient les âmes de nos bien-aimées que nous avons vues partir… Ne me refusez pas de vous retrouver là où nous ne nous séparerons jamais ».

« La vie est une mort, en vérité, dans une séparation si dure, écrivait-elle plus tard. Ce qu’on appelle la force d’âme, je crois que j’en sais quelque chose en toute rencontre ; mais celle-ci ébranle mon âme elle-même. Et vous savez bien pourquoi, mon bien-aimé ; ce n’est pas tant à cause de cette séparation momentanée si dure qu’elle soit, mais !… Dire de quelle façon je vous tiens enveloppé dans le plus profond de mon cœur, cela est impossible, ni même de vous en donner une idée… Ô mon enfant, mon cher enfant ! aimez-moi ! aimez-moi ! Vous savez de quelle manière et avec quelle preuve ».


À la fin de l’année 1818, une fluxion de poitrine mit la vie de la mère Seton en danger. De cette maladie, il lui resta une extrême faiblesse, mais elle n’en fut pas moins, à l’unanimité des voix, maintenue dans sa charge de supérieure.


XXVIII


L’œuvre de la mère Seton était accomplie. Ouvrant les bras à toutes les misères, les Sœurs de la Charité allaient se répandre à travers les États-Unis.

Auprès des trois enfants que Dieu lui avait laissés, Élisabeth jugeait aussi sa tâche finie. Elle disait que la Providence l’avait bénie bien au-delà de ce qu’elle aurait pu espérer. Elle aurait voulu se consumer en actions de grâces, et constatait avec bonheur que l’heure du départ approchait. Un jour qu’elle se sentait mieux, elle voulut gravir encore une fois la montagne. Elle y resta longtemps et écrivit ensuite :


« Seule, cette après-midi, assise sur un rocher, en présence d’une des plus belles scènes de la nature, j’adorais Dieu, je lui rendais gloire de sa magnificence et de sa bonté. Mes yeux appesantis ne pouvaient, il est vrai, se plaire qu’à demi à ce qu’ils voyaient ; mais l’âme s’écriait : « Ô Dieu, ô Dieu, donnez-vous vous-même : qu’est-ce que tout le reste ? » Une voix d’amour, une voix silencieuse me répondit : « Je suis à toi ». — Ah, tendre Seigneur, faites-moi demeurer telle que je suis maintenant, pour le temps que vous me laisserez à vivre, car c’est là le vrai contentement : ne rien espérer, ne rien désirer, ne rien attendre, ne rien craindre ! La mort, l’éternité… Oh ! combien paraissent petits tous les objets que poursuivent ces êtres affairés, empressés, aveuglés et déçus ».


Sa maladie était, une langueur, un épuisement de toutes les forces. De grandes souffrances s’ajoutèrent à la faiblesse. Au mois d’août 1820, elle était si mal qu’on appréhendait la fin d’un moment à l’autre. Mais, au commencement d’octobre, elle se ranima, et put, chaque jour, se lever et passer quelques heures près de son feu. De sa chambre, elle suivait tout ce qu’elle pouvait des exercices de la communauté, et continua ainsi jusqu’à la fin.

Elle aimait la visite des élèves, surtout, la visite des élèves de l’école des pauvres. Souvent elle se faisait amener les plus jeunes de ces enfants et les retenait à jouer près d’elle.

La pensée de la vie future ne la quittait pas.


« L’éternité, écrivait-elle à l’une de ses amies, oh ! comme elle me paraît proche maintenant. Pensez-y, ma bien chère ; pensez-y, vous aussi, quand vous êtes oppressée par l’ennui. Oh ! qu’il durera longtemps ce beau jour sans nuit. Puissions-nous le passer à louer, à bénir, à adorer à jamais…

« Je ne vois plus rien que l’azur du ciel et nos autels ; tout le reste ne mérite pas qu’on y fasse attention. Nous parlons tout le long du jour de ma mort, de la manière dont il se pourra qu’elle arrive, comme on parlerait de toute autre affaire de la maison. Qu’est-ce, en effet, autre chose ? Que sommes-nous venus faire en ce monde ? Pourquoi nous y sommes-nous attardés si longtemps, si ce n’est pour cette dernière, grande et éternelle fin ? Elle me paraît si simple quand je regarde le crucifix. Un cercueil, quelques mottes de terre, une tombe ! Quelle vie, en vérité !… Si je me voyais parvenue à la dernière étape sur ce chemin de souffrances, si j’entendais l’écroulement des murs de ma prison, je ne sais vraiment pas comment je pourrais supporter ma joie. Mais, dira-t-on, vous n’avez donc pas peur de mourir ? Il est vrai, une pécheresse comme moi devrait avoir peur ; mais je serais plutôt portée à craindre de vivre, car je sais bien que chacun de mes examens du soir me force d’ajouter au poids de ma dette. Je ne crains pas la mort moitié tant que ma chétive et détestable personne. »

Elle souffrait beaucoup : mais, sans les gémissements que la douleur lui arrachait pendant le sommeil, on n’aurait pu se douter de ce qu’elle endurait. Elle conserva jusqu’à la fin cette aménité, cette grâce qui rendait son commerce si agréable.


« Je suis faible, il est vrai, disait-elle ; mais chaque jour se passe si calme et si heureux ! Si c’est là le chemin qui mène à la mort, rien de si paisible et de si doux. Mais, dussé-je en revenir, que c’est une chose délicieuse de reposer entre les bras de Notre-Seigneur ! Je n’ai jamais si bien senti la présence de ce Sauveur bien-aimé, que depuis que je suis malade. C’est comme si je le voyais, lui, le bon Jésus, lui et sa sainte Mère, ici, continuellement assis à mes côtés, sous une forme visible, pour me consoler, me récréer, m’encourager. Cela vous surprend, disait-elle, à celles qui l’écoutaient, vous allez rire de mes imaginations. Celui qui est notre tout a bien des manières de consoler ses petits atômes. »


Elle parlait souvent du bonheur de mourir catholique ; et comme Antonio Filicchi avait été le premier instrument dont la Providence s’était servie pour l’attirer à l’Église romaine, ne sachant comment prouver sa reconnaissance, elle lui avait écrit qu’elle s’offrait à Dieu pour souffrir à sa place tout châtiment qu’il aurait pu encourir pour quelque péché que ce fût en sa vie.[30]

Les regrets et les pleurs de celles qui voulaient la retenir ne l’impressionnaient point. « Sa volonté, sa divine volonté. » répondait-elle suavement.

C’est avec une foi magnanime qu’elle abandonna Dieu le soin de sa communauté et de ses enfants.

Elle communiait plusieurs fois la semaine, et toujours avec une ardeur nouvelle. Dans la nuit du 1er  janvier, la sœur qui la veillait, la pressa, après minuit, de prendre une potion prescrite.

« Ne pensez pas à cela, dit-elle : une communion encore, et puis, notre éternité ! » Et, elle resta à jeun jusqu’au matin.

Le 2 janvier, entourée de toutes ses filles, elle reçut l’Extrême-Onction.

Le supérieur, M.  Dubois[31] dit en son nom à la communauté :

« La mère étant trop faible pour parler, me charge de vous recommander l’union entre vous et la fidélité à vos règles. Elle vous prie humblement de lui pardonner les peines qu’elle a pu vous causer et les mauvais exemples qu’elle a pu vous donner. »

Alors la mourante éleva sa voix défaillante :

« Je vous remercie, mes sœurs, d’avoir bien voulu m’assister à ce moment de l’épreuve. Soyez enfants de l’Église, soyez enfants de l’Église. »

Pendant qu’on l’administrait, elle tint constamment les yeux levés au ciel, avec une expression qui ne se peut rendre.

Elle resta dans un recueillement profond, et, se sentant aux prises avec la mort, elle-même suggéra sa prière de prédilection :

« Que la très sainte, très puissante, très aimable volonté de Dieu soit accomplie à jamais. »

Elle se sépara sans peine de sa chère communauté ; les sanglots déchirants de sa fille Catherine[32] ne troublèrent ; point sa paix. Elle la vit, sans s’émouvoir, s’évanouir de douleur. La mort ne lui fut point amère ; cette âme sainte se détacha, sans effort.

M. Bruté de Rémur, son confesseur[33], qu’on avait envoyé chercher, arriva comme elle venait d’expirer.

« Quel air cette chère morte conservait ! Quels sentiments s’éveillaient ; à sa vue dans l’âme de celui qui depuis dix-huit ans avait su tous les secrets de cette vie, continuelle aspiration vers le ciel et vers Dieu ? Quels souvenirs remontaient au cœur du confident de tant de douleurs qu’elle avait éprouvées ? Quels regards vers le passé pour l’y voir, envoyant devant elle, avec tant de foi, tant d’amour, ses deux filles et ses deux sœurs, près desquelles, lui, l’ami, le prêtre allait la déposer elle-même le jour d’après. Ô mère ! ô Élisabeth ! ô foi profonde ! ô piété si tendre ! ô recueillement dans l’attente de votre divin Maître, et dans votre abandon à lui d’autant plus parfait à mesure que votre faiblesse était plus grande et que votre fin approchait ! ô simplicité ! ô véritable humilité avec tant d’esprit ! ô bonté sur toute bonté… »


La pauvre chambre où Élisabeth a rendu le dernier soupir est devenue pour ses filles un lieu sacré. Malgré les transformations qu’a subies la maison, rien n’y a été changé, et sur le mur, on lit cette inscription :


Ici, à côté de cette porte, près de ce foyer, sur une pauvre et humble couche, mourut notre chère sainte mère Seton, le 4 janvier 1821. Elle mourut dans la pauvreté, mais riche de sa foi et de ses bonnes œuvres. Nous qui sommes ses enfants, puissions-nous marcher sur ses traces, et partager un jour sa félicité.

  1. Dr Charles White : Life of Mrs  Elizabeth-A. Seton. — Mme  de Barberey : Élisabeth Seton, ou les commencements du catholicisme aux États-Unis.
  2. Le docteur Bayley se remaria ; il eut d’autres enfants, mais sa tendresse pour Élisabeth n’en fut pas diminuée.
  3. « Chers souvenirs.  »
  4. Mme  de Staël.
  5. « Élisabeth Seton, » I, p. 74.
  6. Journal.
  7. Petite île de la baie de New-York.
  8. « Élisabeth Seton, » I, p. 76.
  9. Guy-Carleton Bayley, frère de Mme  Seton.
  10. Un des gardes du lazaret.
  11. Le second des enfants de William et Élisabeth.
  12. Ministre du culte anglican.
  13. Ministre anglican de New-York et ami d’enfance de William Seton.
  14. La tombe de William Magee Seton se voit encore dans l’ancien cimetière protestant, quartier del Casone via degli Elisi.
  15. Maria Cowper, de Boston.
  16. Évêque de Baltimore et premier évêque des États-Unis.
  17. Lettre à Antonio Filicchi.
  18. L’anglicanisme admet le culte des anges.
  19. M. William O’Brien l’avait bâtie avec les aumônes qu’il était allé recueillir dans l’Amérique du Nord, après la promulgation de la liberté de conscience par le Congrès.
  20. Comme elle était sur son lit de mort, quelqu’un lui ayant demandé :
    — Quelle est la plus grande grâce que vous penser, avoir reçue de Dieu ?
    — C’est d’avoir été amenée à l’Église catholique, répondit-elle vivement et sans la moindre hésitation.
  21. Lettre à Antonio Filicchi.
  22. Plus tard évêque de la Louisiane ; puis en France, évêque de Montauban et archevêque de Besançon.
  23. M. Cooper appartenait au meilleur monde. Il avait une vive intelligence, et la passion des voyages l’avait conduit presque aux extrémités du monde connu. Il revenait de l’une de ces courses aventureuses quand il tomba malade à Paris. Protestant de nom, il avait toujours vécu dans la plus profonde indifférence religieuse. Il chercha pourtant la consolation à ses souffrances dans la lecture de l’Écriture. Les récits de l’Évangile le troublèrent profondément et il se prit d’amour pour le Seigneur Jésus. « Que faire ? où aller pour devenir son vrai disciple ? » Ces pensées le torturaient depuis des jours, quand il entendit une voix lui dire : « Je suis près de celui qui me cherche, il ne dépend que de toi de m’avoir pour ami. » M. Cooper examina les diverses communions chrétiennes avec une parfaite droiture et se fit catholique. La parole de Notre-Seigneur au jeune homme l’avait surtout frappé, et la charité ne tarda pas à le dépouiller de tout ce qu’il possédait. Devenu pauvre pour l’amour de Jésus-Christ, il se fit prêtre, et son apostolat fut singulièrement béni.
  24. La première, Mlle  Cécilia O’Conway, était de Philadelphie. Résolue de se faire religieuse, elle se préparait à passer en Europe, quand le P. Babad, prêtre français réfugié aux États-Unis, lui parla de Mme  Seton et de l’œuvre qu’elle allait entreprendre. Mlle  O’Conway fut si touchée qu’elle abandonna son dessein et s’offrit à Mme  Seton pour partager ses travaux. Elle rendit de grands services à la communauté naissante. Après avoir lu la vie de la Mère de l’Incarnation, elle vint à Québec se faire Ursuline.
  25. Lettre à Mme  Sadler.
  26. M. de Rémur en jugeait autrement : « Il me semble, disait-il, que, dans aucune âme humaine, on n’a jamais trouvé plus d’élévation, de pureté, d’amour pour Dieu, pour le ciel et pour les choses surnaturelles. » Mgr  Carroll, qui visita en ce temps-là la communauté de la mère Seton, admira les visibles effets de la direction qu’elle donnait à ses religieuses. L’œuvre ne grandit pas sans rencontrer de redoutables épreuves, mais aucune ne lui vint de l’intérieur.
  27. Filippo Filicchi mourut l’année suivante ; et, à Livourne, sa mort fut estimée une calamité publique.
  28. Lettres à Antonio Filicchi.
  29. Lettre à Mme  Scott.
  30. Antonio Filicchi mourut à Livourne en 1847.
  31. Plus tard évêque de New-York.
  32. Catherine se fit Sœur de la Miséricorde et mourut à New-York en 1892. Peu après la mort de sa mère, Richard entra dans la marine. En 1823, on l’envoya en mission de confiance à Libéria où il mourut à l’âge de vingt-six ans. William épousa Mlle  Emily Prince, et mourut en 1868, laissant sept enfants.
  33. Plus tard évêque de Vincennes.