Éleusis (Odes et poèmes)

Odes et PoèmesMichel Lévy frères (p. 185-211).

I

ÉLEUSIS


Du haut des blancs-parvis de Cérès Éleusine,
Le peuple s’écoulait jusqu’à la nier voisine.
Des adieux se mêlaient aux clameurs des nochers ;
Les tentes se pliaient au loin sur les rochers ;
Trois vaisseaux couronnés de fleurs, de bandelettes.
Les jeux étant finis, emportaient les athlètes.
Par un chemin antique, assis dans leurs grands chars.
Gravement revenaient les riches, les vieillards,
Et les vierges d’Attique aux corbeilles fleuries
Marchaient par la campagne en longues théories.

Quand nul ne resta plus du vulgaire joyeux,
Dont les rites divins ne frappent que les yeux,

 Des hommes désireux d’enseignements austères,
Et par de saints travaux préparés aux mystères,
Se levant tout à coup au bord des bois sacrés,
Du temple, avec lenteur, franchirent les degrés.
Ils marchaient deux à deux, vêtus de laine blanche,
Les pieds nus et le front ceint d’une verte branche.
Tous avaient dans l’eau pure, à l’ombre des forêts,
Plongé trois fois leur corps en invoquant Cérès ;
Tous avaient bu la veille aux amphores prescrites,
Et muni de flambeaux leurs mains de néophytes.
Ils étaient différents d’âges et de pays,
Mais un désir pareil les avait réunis ;
Et tels que des oiseaux qui, des bouts d’une plaine,
’Viennent s’abreuver tous à la même fontaine,
Pour y remplir leurs cœurs de sagesse altérés,
Aux sources d’Eleusis ils s’étaient rencontrés.

Comme un écho veillant sous le fronton antique,
Une voix leur jeta la formule mystique.
Alors s’ouvrit le temple immense et ténébreux :
Son souffle glacial fit dresser leurs cheveux,
Et sur le seuil, vêtu d’une pourpre flottante,
Le rameau d’or en main, parut l’hiérophante.


L’HIÉROPHANTE.


Pourquoi vos pas hardis troublent-ils les saints lieux ?
Hommes, dans leur repos laissez dormir les dieux !
Quel orgueil, ô mortels que la glèbe réclame,
Fait tomber de vos mains la charrue et la rame ?
Du joug des vils besoins sous qui tout front blanchit,
Du servage commun quel droit vous affranchit ?
Tandis que vous perdez les jours en vœux superbes,
Vos champs au lieu d’épis ont de mauvaises herbes ;

Nul n’amasse pour vous les fruits ou les toisons ;
Vous trouverez la faim rôdant vers vos maisons.
Cette terre en est-elle à ses moissons suprêmes ?
Manque-t-elle à vos socs, et l’onde à vos trirèmes ?
Avez-vous donc tari tous les puits des déserts,
Et jusqu’aux pics neigeux labouré l’univers ?
Vos soleils sont-ils morts, fait-il froid dans vos âmes ?
N’avez-vous nulle part des enfants et des femmes ?
Le monde offre à vos mains mille biens superflus :
Prenez l’or ou l’amour ; que vous faut-il de plus ?


LE CHŒUR.


Les dieux nous ont fait naître eh d’heureuses contrées,
Riches d’astres, de fleurs, de sources azurées.
Là ne manquent jamais ni la rosée au ciel,
Ni le lait aux troupeaux, ni dans les bois le miel.
Sans cesse en ces beaux lieux tiédis par les zéphires,
Les prés ont des parfums et les yeux des sourires.
C’est là qu’aux pieds du chêne ou des platanes verts,
Nous avons de vieux toits par la mousse couverts,
Des puits sous les palmiers plantés par nos ancêtres ;
Le pampre et le laurier embrassent nos fenêtres ;
Dans nos sillons, si peu que les creuse l’airain,
Nous cueillons chaque été dix épis pour un grain.
Là, comme en nos jardins et nos cieux pleins de flammes,
C’est toujours le printemps dans le cœur de nos femmes ;
Et les douces saisons remplissent chaque jour
Nos corbeilles de fruits et nos âmes d’amour.
S’il est un homme heureux, il vit sur ces rivages ;
Et nous, sans qu’une larme ait baigné nos visages,
Nous avons fui : ces biens nous sont presque odieux ;
Quelque chose de plus nous est dû par les dieux.


Quand le cœur aux désirs éternels est en proie,
L’amour est sans douceur, et l’exil a sa joie.
Nous cherchons ! les glaciers, les sables et les mers
Sont pour nous sans terreurs : tous les pains sont amers ;
Nul hôte n’est béni s’il n’est sage et prophète !
Ce bien rude à trouver dont nous sommes en quête,
Ce n’est l’or, ni l’amour, ni le sceptre : à Jason
Nous n’eussions de Colchos disputé la toison ;
Pour suivre jusqu’au bout la voix qui nous entraîne,
Nous aurions laissé fuir le navire d’Hélène ;
Et, les bras étendus vers un plus saint trésor,
Passé sans les cueillir devant les pommes d’or.
Le fruit mystérieux dont l’espoir nous altère
Ne mûrit pas peut-être au soleil de la terre ;
S’il naissait sous un flot, sur un roc élevé,
Partout où l’homme atteint, oh ! nous l’aurions trouvé !
Nous avons fouillé tout, laissant partout nos traces,
Aux sables d’Idumée, aux bois sombres des Thraces ;
Notre bouche a pressé les fruits mûrs du lotos,
Et bu la neige vierge au sommet de l’Athos.
Les peuples nous ont dit : Frappez aux sanctuaires !
Nous avons de cent dieux levé les vieux suaires,
Interrogé les voix de cent autels divers ;
Les caveaux de Memphis pour nous se sont ouverts ;
De Delphe et d’Erythrée, au fond des noirs asiles,
Nous avons sans effroi vu chanter les sibylles ;
Notre oreille attentive a pu saisir le nom
Que Phébùs fait redire au magique Memnon ;
A Thèbes, des vieux sphinx interrogeant la face,
Nous y lûmes des mots que le simoun efface ;
Les chênes de Dodone ont parlé devant nous,
Et dans Persépolis, humblement à genoux,
Nous avons vu briller, sans percer nos nuages,
Le foyer éternel qu’alimentent les Mages !

Notre esprit cherche encor le bien qui l’a tenté.
Est-il ici ? Tu sais lequel !… La Vérité !


L’HIÉROPHANTE.


Tant que vos sens craindront le toucher de la flamme,
Hommes ! la vérité n’est pas faite pour l’âme !
Si les dieux n’en voilaient les rayons trop ardents,
Ce flambeau brûlerait les yeux des imprudents.
Si la terre approchait du dieu qui la féconde,
Un éclair de son char aurait dissous le monde.
Nul, dans ce feu, ne prend les charbons à son gré ;
Ce qu’il faut à chaque âge est là-haut mesuré.
La lampe surgira ; mais malheur au profane
Qui brise avant le temps son urne diaphane !
N’entrez pas au saint lieu pour en sonder les murs
Et creuser sous l’autel. •Dans les trépieds obscurs
Craignez de réveiller quelques clartés funèbres,
Mortels ! et rendez grâce aux dieux de vos ténèbres !


LE CHŒUR.


La vérité, c’est l’air que respire l’esprit,
L’aliment créateur dont l’âme se nourrit ;
C’est l’haleine des dieux, c’est leur sang qui circule :
Mais ce n’est point un feu qui tue, un vent qui brûle.
O prêtre ! à t’écouter, c’est un fleuve d’enfer
Où. l’homme ne saurait tomber sans étouffer !
O science ! ô science ! ô lac tiède et fluide
Qui baigne les jardins de l’Olympe splendide,
Mer immatérielle aux flots mélodieux,
Où plonge en s’abreuvant l’heureux peuple des dieux !
Sur leurs longs cheveux d’or d’où ton onde ruisselle
Quand l’âme voit de loin jaillir une étincelle,

Comme un cygne attiré par le reflet des eaux,
En rêve ayant déjà son nid dans les roseaux,
Elle part ; et volant vers ces sources si belles,
Donne pour y monter tout l’essor à ses ailes :
Car c’est là qu’elle trouve un breuvage, un lit pur,
Là qu’elle lave, enfin, sa blancheur dans l’azur,
Livre sa jeune plume à la brise bénie,
Et mêle au chant des flots sa goutté d’harmonie !


L’HIÉROPHANTE.


Il est, sur un sommet dans les airs suspendu,
Parmi les fleurs d’un sol à vos pas défendu,
Il est une fontaine où l’aigle seul vient boire,
L’eau de science y coule en un bassin d’ivoire ;
Quand l’homme y veut gravir appuyé sur l’orgueil,
Le vertige, veillant à la garde du seuil,
Du suprême échelon ou du faîte qu’il touche
Le fait rouler au fond d’un souffle de sa bouche.


LE CHŒUR.


Sur le front de l’Atlas nous avons mis nos pieds ;
Leur vol n’y porte pas les aigles effrayés.
Sur les glaciers béants qui nous tendaient leurs pièges
Nous avons sans ivresse aspiré l’air des neiges ;
Le fluide subtil qui flotte en haut des monts
N’a pu troubler nos yeux, ni brûler nos poumons ;
Et, debout, sans frémir au bord du pie sublime,
Nous avons soutenu les regards de l’abîme.
Va ! nous pourrons gravir en creusant nos chemins
Tout sommet dont la base offre prise à nos mains !



L’HIÉROPHANTE.


Vous saurez, mais trop tard, ô cœurs que rien n’effraie,
De quel funeste prix la science se paie
Et comme on peut vieillir en un jour révolu !
Mais venez !… qu’il soit fait ce que l’homme a voulu !


LE CHŒUR.


Esprit, réjouis-toi ! ton attente est passée ;
Voici la Vérité, ta belle fiancée ;
Avant l’heure d’hymen, au seuil de sa maison,
Chante, oiseau plein d’amour, ta plus douce chanson !


II

Le prêtre, en gémissant, livre la porte sainte
A ces hardis mortels ; eux traversent l’enceinte
Où la foule s’arrête, et, sans courber le front,
Vont droit au sanctuaire où les voix parleront.

C’était un antre immense, aussi vieux que la terre,
Où les Titans vaincus cachaient leur culte austère,
Un mont entier creusé des pieds jusqu’aux sommets ;
L’œil du jour et des dieux n’y pénétra jamais ;
Sculptés dans son granit, des monstres séculaires
Couvraient de longs troupeaux ses parois circulaires ;

Sur un trépied de bronze, un vase empli de feu,
Comme un astre immobile, en marquait le milieu.
Seul flambeau de qui l’antre empruntait un jour pâle,
La clarté se mourait près de ses fleurs d’opale,
Et, sans monter jamais jusqu’aux faîtes obscurs,
Son reflet vaguement allait blanchir les murs.

Le globe merveilleux ne laissait point d’issue
Par où l’on pût toucher à la flamme aperçue ;
Sur ses larges contours un artiste pieux
Grava fidèlement les images des dieux,
Leurs combats, leurs amours, les traits de leur sagesse,
Ce qu’adoraient enfin l’Orient et la Grèce.
Le jour intérieur ne luisait au dehors
Qu’en rayons adoucis sortant de leurs beaux corps,
Et recevant d’eux seuls sa forme et ses limites,
S’échappait en clarté sous le voile des mythes.

L’Olympe y semblait vivre avec ses habitants ;
L’homme y tenait sa place après les vieux Titans.
Tel que l’avait conçu la foi du monde antique :
C’était là du grand tout un abrégé mystique.

Zeus s’y manifestait en ses règnes divers ;
Zeus, le père des dieux, l’âme de l’univers,
Roi toujours créateur dans ses métamorphoses.
Ici, sur l’Eurotas, sortant des lauriers-roses,
Cygne voluptueux par Léda caressé,
L’aile ouverte et le col dans ses bras enlacé,
De deux guerriers jumeaux il rend Sparte féconde
Par ce même baiser qui donne Hélène au monde.
Autre part, pour aimer et pour créer encor,
Sur une fleur captive il pleut en gouttes d’or.
Ailleurs son bras soutient, sans que leur poids l’entraîne,
L’effort de tous les dieux suspendus à sa chaîne.


Là, sa foudre aux Titans défend l’abord des cieux ;
Là, taureau, sur sa croupe il porte en des flots bleus,
Vers un monde à peupler dont elle sera mère,
Europe aux pieds d’argent que baise l’onde amère.
Ainsi, dans ses projets pour l’amour ou l’effroi,
Tout élément concourt à servir le dieu-roi.

Plus loin, l’ardent Phœbus, le prince au triple empire,
Archer qui tient aussi les rênes et la lyre,
Devant qui meurt toute ombre et pâlit tout flambeau,
Apollon, le dieu seul, sans rival, le dieu beau,
Séchant sous ses traits d’or un limoneux refuge,
Perce l’impur Python, noir enfant du déluge.
Instruit par son oracle, un couple abandonné
Sème les cailloux vils dont un grand peuple est né.
Déjà sous le regard de l’éternel poète
L’univers réveillé prend des habits de fête,
Et les hommes groupés autour du dieu vainqueur
Pour la première fois savent chanter en chœur.
La lyre enlève aux monts et bâtit les murailles
Des villes qui germaient dans leurs fortes entrailles ;
Les sauvages tribus, accourant à sa voix,’
S’approchent en dansant au bord des sombres bois.
Tout fleurit sous tes pas ! Tu fais croître et transformes,
O dieu de l’harmonie ! ô roi des belles formes !
Ton bras, libre des plis de la chlamyde d’or,
Montre le vieux serpent qui rampe et hurle encor ;
Un orgueil triomphant soulève ta poitrine,
Ouvre à demi ta lèvre et gonfle ta narine,
Et sur ce monde neuf planant en souverain,
Tu jettes sur ton œuvre un œil fier et serein !

Sans rompre encor le chant de son hymne étouffée,
L’Èbre roule la tête et la lyre d’Orphée.

Sur les bords du torrent les arbres sont en pleurs ;
Les monstres des forêts hurlent dans leurs douleurs ;
Et l’homme qui doit tout, arts et lois, au poëte,
Passe auprès, les yeux secs, sans qu’un tombeau s’apprête.

Là, c’est le froid Caucase ; au granit de son front,
Avec des liens d’acier que d’autres dieux rompront,
Zeus, par la main d’Hermès, a rivé Prométhée.
La foule au bas se chauffe à la flamme inventée,
Et l’ongle du vautour fouillant ce noble sein
Punit le vieux Titan du glorieux larcin.

Chanteur au front pensif que la grâce décore,
Auprès d’Hercule assis, le fils de Terpsichore,
Linus, du rude athlète ose asservir les doigts
Au doux jeu de la lyre, et conduire sa voix.
Mais la corde est rétive aux mains du lourd élève ;
Jamais en son gosier un son pur ne s’achève ;
Il fausse la cadence ; et la cherchant en vain,
Casse la fibre d’or de l’instrument divin.
Retiens, maître, retiens toute parole amère !
Le stupide géant est prompt à la colère,
Il se lève, il écume ; ô douleur ! t’arrachant
L’ivoire qui dans l’air jette un soupir touchant,
Frappe ta blonde tête où s’éteint le sourire,
Et brise au même coup le chanteur et la lyre.
Étanchez dans les fleurs le sang à ses cheveux,
Nymphes ! Pleurez sur lui, sur ces hommes pieux
Qui voulant de leur âme animer la matière,
Tomberont comme lui brisés par le vulgaire !
Si tu crains le martyre, étouffe tes chansons,
O poète ! La mort te paîra tes leçons.
Les peuples lasseront ta sagesse déçue :
N’offre jamais la lyre à qui tient la massue !


Tous étaient là gravés, dieux, demi-dieux, héros,
La race des Titans, et ses mille travaux.
Comme l’astre qui point sous l’or sculpté des nues,
Un feu voilé perçait sous ces formes connues.

C’était Pallas donnant ses trésors et son nom
Aux champs où doit surgir le divin Parthénon.
La vierge au casque d’or, forte, belle et pensive,
Frappe le sol d’Attique, et fait jaillir l’olive.

Le front ceint de pavots, assise sur les blés,
Cérès offre aux humains ses seins de lait gonflés.
Sous un gazon plus vert Rhéa cache les tombes.
Aphrodite, bercée au vol de ses colombes,
Au milieu des baisers indique au blond Éros
Une place où le fer défend mal les héros.

Bacchus, le thyrse en main, et la face rougie,
Excite l’univers à la mystique orgie.
Il se roule en chantant sur le crin des lions ;
Là sève autour de lui bouillonne ; les sillons
Versent le grain à flots ; les cratères s’allument ;
Un baume acre et puissant jaillit des fleurs qui fument.
Près du dieu les volcans, les torrents et les bois
Donnent tout ce qu’ils ont de feu, d’ombre et de voix ;
Le Satyre hurlant se tord sous les caresses ;
Tous les êtres vivants confondent leurs ivresses,
Et notre terre enfin, dont Taxe est secoué,
Semble être une Ménade, et crier : Évohé !

Dans l’ombre, au bord d’une eau que le croissant argenté,
Écartant doucement le cytise et l’acanthe,
Comme un rêve divin Phébé vient se poser
Près du pasteur chéri qu’éveille son baiser.


La déesse a d’abord du bois plein de mystère
Chassé Faunes, Sylvains. Sa beauté solitaire,
Vierge pour tous les dieux, garde ses doux secrets
Au seul Endymion, fils rêveur des forêts.

Il n’est arbre enchanté, fleur et source magique,
Que n’eût pas reproduit le ciseau liturgique.
L’urne au corps diaphane offre sur ses contours
Des eaux fuyant la main, des troncs saignant toujours.
Là pleure le rocher, et l’écorce palpite,
Quand la hache a blessé la nymphe qui l’habite.
Là, par sa langueur folle à la terre attaché,
Sur son miroir Narcisse est à jamais penché,
Et végète absorbé dans l’amour de lui-même.
Là, pour orner le front du jeune dieu qui l’aime,
Un laurier abondant cache à demi Daphné.
Là, des doigts de Lotis un fruit est déjà né,
Et son corps virginal, dont le pied prend racine,
Semble une fleur s’ouvrant sur sa tige divine.
Quelque chose d’humain transpire de partout,
Et de l’oiseau qui vole et de l’onde qui bout.
Chaque arbuste est paré d’une grâce ravie :
A le voir végéter, on comprend qu’il eut vie ;
Que les êtres issus d’un souffle universel
Font entre eux de la forme un échange éternel.

Enfin du haut d’un mont, sous les pins et les chênes,
Pan, le riche berger, surveille ses domaines.
Les Nymphes près de lui sont assises en rond ;
Deux rameaux verdoyants jaillissent de son front ;
Sa main lient le syrinx appliqué sur sa lèvre,
Et le gazon en fleurs couvre ses pieds de chèvre.
Son visage reluit ; mille étoiles en feu
Argent eut comme un ciel sa poitrine : le dieu

Mêle ainsi dans son corps, peint suivant le vieux rite,
Ce qui vit ou végète avec ce qui gravite.
Autour, l’herbe est épaisse et les bois sont touffus ;
Les grands valions sont pleins de murmures confus.
Là, taureaux et brebis, loups, hydres, sphinx énormes,
Hommes de divers sang, monstres de toutes formes,
Dans l’herbe, dans les blés, dans les marais épars,
Semblent depuis mille ans paître sous ses regards.
Au loin la mer blanchit sous les pas de la houle.
Au-dessus, dans l’éther, comme un sable qui roule,
Des milliers d’astres d’or luisent sur chaque lieu
Du cercle universel dont Pan est le milieu.
Lui, qui fait obéir cet empire à sa flûte,
Des éléments discords apaise ainsi la lutte.
Roi fort et pacifique, harmonieux pasteur,
Modérant la vitesse et pressant la lenteur,
Donnant le ton aux voix de l’homme, aux bruits champêtres,
Il conduit en chantant le grand troupeau des êtres.
Les hommes admiraient ces tableaux merveilleux ;
Et tandis qu’à genoux ils priaient tous ces dieux,
Grave et haute, une voix — on eût dit l’antre même —
Se mit à proférer renseignement suprême.
Ce qu’elle remua p"ombres et de clarté,
De terreurs ou d’espoir, nul ne l’a raconté ;
Mais tant qu’elle parla, ces mortels pleins d’audace
Pâlirent en suant une sueur de glace.
Quelques fantômes vains s’effaçaient de leurs yeux :
Mais un jour effrayant creusait son vide en eux ;
Et devant sa lueur, qui chassait des chimères,
Ils voyaient s’éclipser bien des figures chères !

Quand l’oracle se tut, une invisible main
Frappa le vase ardent, qui se rompit soudain,

Et de dieux en débris la terre fut couverte.
S’élançant à grands jets de sa prison ouverte,
La flamme inonde l’antre. Éblouis, aveuglés,
Par ces vives splendeurs sentant leurs yeux brûlés,
Regrettant l’ombre antique, et fuyant la lumière,
Les hommes à grands pas sortent du sanctuaire.


III

La grève d’Eleusis entendit des sanglots
Se mêler, tout le soir, au bruit calme des flots,
Et des pas retentir, et des voix désolées
Se plaindre en chœur dans l’ombre ou gémir isolées.


LE CHŒUR.


Ah ! la terre est déserte et le ciel dépeuplé !
Quel est ce dieu secret dont l’oracle a parlé ?
Pourquoi s’enferme-t-il en des lieux invisibles ?
Les nôtres se montraient sous des formes sensibles,
Et les hommes ravis adoraient sans efforts
Les esprits immortels vêtus de ces beaux corps !
Mais toi, dieu solitaire au delà des nuages,
Qui saura pour l’autel nous tailler tes images,
De quelles fleurs te ceindre, et de quels traits t’armer ;
Et, si nul ne te voit, qui donc pourra t’aimer ?

O Grèce ! si ces dieux n’étaient rien que tes rêves,
Quel doigt sculpta si bien les contours de tes grèves ?

Est-ce pour y loger une ombre et de vains noms
Que tes fils ont bâti les sacrés Parthénons ?
Adore un dieu plus fort, si l’homme l’imagine,
Que ceux qui t’ont donné Platée et Salamine !
Pour l’immortel souper qu’attend Léonidas,
Trouve un autre Elysée ouvert à tes soldats !
Quand on aura brisé les image j des temples,
De quels dieux nos héros suivront-ils les exemples ?
Les autels vont crouler, les vertus avec eux…
Ah ! s’il est temps encor, rendez-nous nos faux dieux !


UN STATUAIRE.


N’allez plus, ô nochers, pour des œuvres fans gloire,
Ravir à l’Orient son or et son ivoire !
Fuyons le Pentélique où sculptaient nos aïeux,
Et la blanche Paros, cette mine des dieux.
Jetons loin nos ciseaux, outils sacrés naguères,
Qui ne traceront plus que des formes vulgaires.
Nos marbrés encensés trônaient sur les autels :
Ceux qui faisaient les dieux feront-ils des mortels !

Grèce, où l’amour des dieux, chaleur douce et bénie,
Comme un fruit de ton sol fait mûrir le génie,
Grèce, Olympe terrestre où respirent encor
Mille habitants du ciel parés de jaspe et d’or,
Qui pourra retrouver, une fois abattues,
Le moule harmonieux d’où sortaient tes statues ?
Nos fils à l’idéal s’essayeront en vain ;
Les hommes ont brisé leur modèle divin.

Vous fuirez les regards des ouvriers profanes,
O Nymphes qui veniez en des nuits diaphanes,
Vous tenant par la main, formant des pas en rond,
Les cheveux dénoués et des fleurs sur le front,

Sans que rien lui voilât vos beautés ingénues,
Devant l’artiste saint poser chastes et nues.
Sèche, ô pâle ouvrier, autour des blocs pesants ;
Recommence vingt fois tes calculs épuisants ;
Avec l’esprit d’en haut que ta main rivalise ;
Cherche avec quel ciseau le beau se réalise ;
Tâche de remplacer l’amour à force d’art,
Ou, las de méditer, invoque le hasard.
Que l’orgueil soit ton guide ; insulte aux vieux mystères,
Et ris des visions que copiaient tes pères ;
En un sombre atelier mange ton pain amer.
Ah ! tu ne verras plus des vagues de la mer,
Sur la rive sacrée à tes pas interdite,
Sortir, le front riant, l’amoureuse Aphrodite ;
Moins blanche qu’eux l’écume errait sur ses beaux pies.
Gardant ses doux attraits de ses deux bras plies,
Belle, comme jamais ne l’eût offerte un rêve,
Nous la vîmes ainsi de nos yeux sur la grèves
Et nous avons tracé dans un marbre enchanté
Votre empreinte idéale, ô Grâce ! ô Volupté !

Si le dieu, supplié jusqu’en son sanctuaire,
Ne veut pas révéler sa face, ô statuaire,
Si ton cœur ne tressaille aux approches du beau,
Si l’or d’un homme impur a payé, ton ciseau,
Si pour donner son être à la pierre choisie,
Sans attendre l’esprit, tu suis la fantaisie ;
Jamais, devant ton œuvre exposée au saint lieu,
Les peuples ne diront tremblants : Voilà le dieu !

Si l’Olympe est un mot, si, d’un signe de tête,
Nul dieu n’en fait tomber la vie et la tempête,
Assis sur son grand aigle et la foudre en ses mains,
Et ne joue à son gré des dieux et des humains ;

Si jamais une vierge aux allures hautaines
Du beau sceptre de l’art ne vint douer Athènes ;
Si devant toi jamais ils n’ont paru tous deux,
Aux confins du réel agrandis à tes yeux,
Lui, flamboyant d’éclairs que sa droite balance,
Elle, portant l’égide et le casque et la lance ;
Pourquoi ne peut-on voir ton Zeus et ta Pallas,
Sans tomber à genoux, ô divin Phidias ?

Vous, que nul dieu n’ira visiter dans vos veilles,
Mortels pour qui l’Olympe a perdu ses merveilles,
Dans l’atmosphère humaine en vain vous glanerez
Pour unir en faisceau des rayons séparés ;
Les éléments du beau, réunis par contrainte,
Manqueront sous vos doigts de la céleste empreinte ;
Peut-être atteindrez-vous un fini glacial,
Mais jamais la beauté, mais jamais l’idéal !


LE CHŒUR.


Une voix chante, ô Mer ! et gronde sous tes lames,
Une flamme en jaillit, le soir, au choc des rames.
Un caprice inconnu règne au fond de tes eaux,
Tu berces tour à tour ou brises les vaisseaux ;
Ton immense regard s’assombrit ou s’éclaire,
On dirait que tu sens l’amour et la colère.
La Terre et toi luttez ; tu bats son vieux rempart ;
Vous avez toutes deux votre existence à part.
Sous tes grands bras d’athlète ou tes beaux seins de femme,
Corps mobile et sans borne, oh ! n’as-tu pas une âme ?
Mille esclaves, ô Mer ! peuplent tes flots sacrés,
En toi la vie abonde à ses mille degrés,
Et comme chez un roi, dans tes profonds domaines,
Des trésors inouïs bravent les mains humaines.


Sur tes plaines d’azur volent des coursiers blancs
Dont les crins écumeux battent les larges flancs ;
Leur foule en hennissant t’adore et t’accompagne,
Quand tu viens sur ton char haut comme une montagne.
Des troupeaux monstrueux paissent dans tes forêts,
Nul chasseur ne les suit dans tes antres secrets ;
Là, tu dors dans ta force après tes jours d’orages.
L’homme cueille en tremblant la nacre sur tes plages,
Dérobe le corail à tes murs de granit,
Mais nul n’a vu les bords où ton palais finit.
L’esprit seul peut plonger plus loin que ta surface ;
Sur ton front éternel nul sillon ne fait trace ;
A ton empire il n’est ni terme ni milieu ;
Qu’es-tu, vieil Océan, si tu n’es pas un dieu ?

Et toi que rien ne heurte en ta route azurée,
Toi dont les pas égaux mesurent la durée,
Feu voyageur, Soleil ! qui t’a donné l’essor ?
Si tu n’as ni coursiers, ni char, ni rênes d’or,
Si tu n’es pas d’un dieu l’étincelant quadrige,
Quelle force t’entraîne, et quel bras te dirige ?
Chaque terre a sa part de les dons enflammés ;
Mais il est des pays qui sont tes bien-aimés ;
Ah ! si tu restes sourd au culte qu’on t’adresse,
D’où vient cette beauté dont se pare la Grèce,
Et pourquoi sur son front, de tes baisers couvert,
Germe avec tant de fleurs un laurier toujours vert ?

Nourrice aux larges flancs, aux tempes crénelées,
Ton char à deux lions roulait dans les vallées ;
Tous les êtres vivants, par toi multipliés,
Venaient boire à ton sein et jouer sur tes pies ;
Mais, ô Terre ! ô Cybèle ! ô mère qu’on délaisse !
L’homme aime mieux t’avoir esclave que déesse,
Et trouve,

hélas ! plus doux tes dons de chaque jour
S’il les doit à sa force et non à ton amour !
Sèvre ce rude enfant qui brise sa lisière,
Et boit mêlé de sang le lait qu’offre sa mère !
Tarisse ta mamelle et ton flanc dévasté,
O Terre, c’en est fait de ta divinité !


UN ADOLESCENT.


Dans le champ paternel que l’Ilissus arrose,
Lorsque je vis Myrto cueillant le laurier-rose,
L’amour ne chantait pas encore dans soft cœur ;
Elle me désolait avec son air moqueur ;
Près d’elle sans rougir m’attirait sur les gerbes.
Quand elle avait couru tout le soir dans les herbes
Et trouvé quelque nid, rien ne lui manquait plus ;
Elle avait cependant ses quinze ans révolus,
Et, sans qu’une étincelle allât jusqu’à son âme,
L’enfant, elle jouait sous mes regards de flamme !
J’immolai deux chevreaux dans le temple d’Éros,
Et le dieu réveilla ce marbre de Paros.
Myrto m’avait quitté pour le Thébain Évandre ;
Ni larmes ni présents n’obtenaient un mot tendre ;
Ses yeux, muets pour moi, parlaient à l’étranger ;
Quel caprice ou quel philtre avait pu la changer ?
Et moi, de son erreur pour la guérir plus vite,
J’apporte une colombe à l’autel d’Aphrodite,
Et le soir Myrto vient s’offrir à mes baisers,
En tremblant à son tour de les voir refusés.

Si l’âme d’Éros se brise, et si tu meurs, déesse,
Si tu ne prêtes plus aux femmes de la Grèce
Ta magique ceinture et lui son carquois d’or,
Quel charme le printemps nous garde-t-il encor ?

Quel dieu fera chanter les nids sous les charmilles
Et mettra le désir au cœur des jeunes filles,
Et comment éclôront sur un sol attristé
Les deux célestes fleurs, l’amour et la beauté ?

Meure l’Olympe entier si nous sauvons les roses !
Les vieillards pleureront les dieux vieux et moroses ;
Moi, j’avais froid au cœur devant ces rois grondants ;
Ah ! prenne qui voudra leur foudre et leurs tridents !
Mais, ô vertes Paies, ô Muses, ô Charités,
Prêtresses aux doux yeux dont nous suivons les rites,
Nymphes au chant liquide, ô reines des forêts
Qui des amants heureux protégez les secrets,
Cypris au sein de neige, à l’haleine de flamme,
Éros, ô bel archer si doux à percer l’âme,
O vous par qui l’on aime, ô chœur mélodieux,
Ne survivrez-vous pas à cette mort des dieux ?


LE CHŒUR.


« Homme, si, las d’amour, la soif du vrai t’altère,
Bois à la même source où s’abreuva ton père ;
N’y creuse pas le sable en cherchant d’où vient l’eau
Pour que le flot abonde et jaillisse en ruisseau :
L’onde se troublerait, et sous ta main déçue
Peut-être en la sondant tu fermerais l’issue. »

Nos vieillards nous l’ont dit, et nous avons ri d’eux !
Et te voilà tarie, ô source des aïeux !

Insensés qui fouillez les racines des roses,
Respirez le parfum sans nul souci des causes !
Quand vous aurez levé tous les voiles sacrés
Des flancs de la nature avec art déchirés,

Quand vos doigts toucheront les germes de la vie,
Que du ventre au tombeau votre œil l’aura suivie,
Que le monde en débris vous aura laissé voir
Les intimes ressorts qui le faisaient mouvoir,
Quand ton œuvre d’orgueil enfin sera complète,
Que nous restera-t-il, ô science ? un squelette !

Nous avions une mère et nous buvions son lait,
Une mère au front pur et dont l’œil nous parlait ;
Par de molles chansons pleines de rêveries
Elle nous endormait sur sa robe fleurie ;
Des corbeilles de fruits étaient sur ses genoux,
Nos frères les oiseaux partageaient avec nous ;
Elle avait le secret d’être féconde et belle
Et de rester la même étant toujours nouvelle.
Mais l’orgueil et l’ennui nous prirent sur ses bras ;
— O Nature ! pardonne à tes enfants ingrats. —
Nous avons immolé, sans crainte, sans mémoire,
Au tourment de chercher le doux repos de croire ;
Le chant intérieur en nous n’a plus chanté
Et nous ne t’avons plus, sainte naïveté !


UN POÈTE.


Un chœur au fond des bois invite le poëte ;
Pan l’attire d’un signe, et l’emporte à sa fête.
Un chant alternatif de rire et de sanglots
Sort de tous les rameaux, jaillit de tous les flots ;
Quand l’homme va toucher l’arbuste ou la fontaine,
Il voit fuir en dansant quelque forme lointaine ;
Des fleurs et des gazons que foule un pied pensif,
De la mousse où Ton dort s’échappe un cri lascif ;
Au bord de l’antre obscur glisse une tête blonde ;
Deux yeux fascinateurs nous attirent sous l’onde ;

Le feuillage palpite, et crie à nos côtés ;
La montagne répond aux mots qu’on a jetés ;
Le sol fume et mugit, l’eau pleuré, les troncs saignent ;
Partout ce sont des voix qui chantent ou se plaignent ;
Le monde est plein de dieux cachés sous mille noms ;
C’est ce chœur qui nous parle, et que nous comprenons !

Et vous deviez nous fuir, peuple aux danses joyeuses,
Dryades dont l’œil noir brille au creux des yeuses,
Nymphes aux seins rougis des baisers des Sylvains !
Adieu l’antre prophète et les arbres devins !
Adieu les songes d’or qui pleuvent des vieux aunes,
Les meutes d’Artémis et le syrinx des Faunes !
Un deuil silencieux va peser sur nos champs :
Car les dieux ne sont plus qui conduisaient les chants !
A qui conterons-nous nos souffrances secrètes,
Et qui nous répondra dans les saintes retraites !

Si la nature est vide, et si les dieux sont morts ;
S’il ne nous reste plus ici-bas que leurs corps ;
Si les mers, les forêts, n’ont rien qui sente et veuille
Quand la vague se gonfle et quand tremble la feuille ;
Si les flammes des soirs, la pluie et les zéphirs,
Ne « ont pas des regards, des pleurs et des soupirs ;
Si l’homme, dans la source où son âme est trempée,
Peut plonger en tous sens sans trouver la Napée ;
Si tout enfin, les cieux, les vents, les mers, les nuits,
Au lieu d’avoir des voix, n’ont plus rien que des bruits ;
Qu’écoutons-nous encor ? Sur nos lyres muettes
Penchons-nous pour pleurer et pour mourir, poètes !


LE CHŒUR.


Heureux le toit caché dans l’ombre et vert de mousse,
Où l’homme est à l’abri de l’ardeur qui nous pousse,

Adore sans orgueil les Lares paternels,
Son fleuve, sa forêt, les astres éternels,
Et la nuit qui le berce, et l’aube qui réveille,
Et les riches saisons qui comblent sa corbeille,
Et tous ces dieux amis, ces esprits familiers
Errant dans la nature avec lui par milliers !
Jamais l’homme n’est seul dans ces douces vallées ;
D’hôtes chers et sacrés son cœur les voit peuplées ;
Tout lui parle, il comprend, il répond en tout lieu :
Chaque être qui l’entoure est son frère ou son dieu !
Dans le sentier paisible où sa marche est bornée,
Comme l’eau suit son cours, il suit sa destinée ;
Son joug, facile ou dur, ne l’a pas révolté :
Il meurt sans avoir craint et sans avoir douté !

Mais si, las d’adorer, il sonde la nature ;
S’il chérit moins la paix qu’il ne hait l’imposture
Si, pour voir ses dieux nus dans leurs antres secrets,
Il trouble leur sommeil de ses pas indiscrets ;
Pour les faire parler, s’il veut les mettre aux chaînes ;
S’il creuse leurs ruisseaux, et s’il fend leurs vieux chênes ;
Alors des eaux, de l’air, des fleurs, de toutes parts,
Comme des vols d’oiseaux s’en vont les dieux épars ;
Et, trompé comme nous dans son attente avide,
Il s’assied, l’œil en pleurs, seul en face du vide.
Dans ce morne royaume il cherche avec effroi
Après les dieux tombés quel est le dernier roi !


UNE VOIX.


La terre est conviée à des fêtes prochaines ;
L’ombre antique s’efface, et l’esprit rompt ses chaînes.
Hommes, ne pleurons pas sur nos dieux qui sont morts ;
Saluons leur sépulcre, et partons sans remords !

Aux vieux troncs consumés par le temps et la foudre
Succède un bois plus vert engraissé de leur poudre ;
La forêt d’âge en âge a des jets plus puissants,
Et nous pourrons à l’ombre y reposer mille ans.
Jamais le ciel n’est vide, et les races divines
En fécondent le sol sous leurs saintes ruines :
Leur grande âme s’épure au fond de ces tombeaux :
D’autres dieux vous naîtront plus jeunes et plus beaux !

Quand le voile est tombé jusqu’aux pieds de l’amante,
Tandis qu’elle résiste en sa pudeur charmante,
L’amant regrette-t-il, en voyant ses beautés,
Les fleurs, la pourpre et l’or de son sein écartés ?
Homme, la blanche vierge à tes mains interdite,
Que tu dois pressentir sous le voile du mythe,
La douce Vérité, cédant à ton amour,
Arrache de son corps un voile chaque jour ;
Chaque jour elle veut qu’on voie ou qu’on devine
Quelques grâces de plus dans sa forme divine ;
C’est ton amante encor sous des habits nouveaux :
Au lieu de la déesse aimais-tu ces lambeaux ?

Laisse, artiste sacré, crouler tes vieux modèles,
Sans détacher ta main de tes marbres fidèles ;
Quand nul dieu ne s’impose à ton libre ciseau,
Écoute ta pensée et cherche l’art nouveau.
Si la blanche Aphrodite a déserté les grèves,
Contemple les beautés qui peuplèrent tes rêves ;
Vers l’Olympe désert ne tourne plus les yeux,
Regarde dans ton cœur, c’est là que sont les dieux !
Cueille les fleurs et l’or pour vêtir ces idoles,
De cent rayons épars tresse leurs auréoles.
Glane, ô puissante abeille, en tout notre univers,
La forme et la couleur, trésors toujours ouverts.

Mêle dans le creuset, pour ton œuvre hardie,
Le réel au possible ; imagine, étudie.
Vois les taureaux bondir ; vois danser sur les prés
Les filles aux doux yeux ; dans les couchants dorés,
Vois saillir des grands monts les arêtes chenues,
Et la pourpre échancrer le noir profil des nues.
Vois l’aube nuancer la mer de mille tons ;
Le lotus découper ses fleurs hors des boutons,
Les nids s’entrelacer sur le chêne difforme ;
Vois comment le grand tout se sculpte et se transforme.
Mêle, quand tu pétris l’argile entre tes mairie,
Des gouttes d’eau du ciel à quelques pleurs humains.
Prends un peu de ton âme, un peu de la nature,
Aux baisers du soleil expose la figure ;
Dès que luira son front doré par leur reflet,
Ébauché dans ton cœur, le dieu sera complet !

Éros, le dieu vermeil que la mort décolore,
Expire sur les fleurs qu’il vient de faire éclore.
Pose, ô cœur de seize ans, tes baisers sur son front,
Mais sans larme : à leur dieu les roses survivront.
Va ! les tendres soucis, les langueurs, les ivresses,
La volupté des pleurs, l’âcreté des caresses,
Ces flèches de son arc, ces feux de ses autels,
Ces mille maux si doux, enfant, sont immortels !
L’homme peut voir crouler ses temples d’âge en âge,
Les débris de ses lois s’amasser par étage,
Ses soleils s’éclipser ou brûler tour à tour,
Vivre sans rois, sans dieux, mais jamais sans amour !

Garde ton âme ouverte aux saintes voix du monde ;
Poëte, écoute encor les vents, les bois et l’onde !
La main qui de leurs nids chasse les vieux démons
Va toucher le clavier des vagues et des monts,

Et l’hymne où mille cris jetaient un sens étrange,
Tu l’entendras chanter, pur de tout vil mélange.
Chaque jour écartant un vain sujet d’effroi,
La nature s’approche et tend les bras vers toi ;
Vous pourrez vous aimer et vous parler en face ;
Plus d’œil caché dam l’ombre et d’Argus qui vous glace.
Sans passer à travers les flûtes des Sylvains,
Le vent de sa poitrine aura des sons divins ;
Sa voix, de jour en jour moins mystique et plus tendre,
T’expliquera les mots que nul n’a su comprendre ;
A son grand livre ouvert, dans un antre inconnu,
Comme en ton propre cœur tu pourras lire à nu.
Vous serez confondus dans un hymen suprême ;
Tu croiras dans ses bruits t’ouïr chanter toi-même :
Car cette âme qui coule et mugit dans les bois
S’agite dans ton sang, soupire dans ta voix.
Au lieu du vieux chaos où luttaient les génies,
Un monde va s’ouvrir tout peuplé d’harmonies,
Et tu seras le cri de ce dieu souverain
Qui se parle à lui-même avec l’organe humain !

Hommes ! l’ardent soleil dont un âge s’éclaire
Est pour l’âge qui suit un feu crépusculaire ;
Le flambeau de vos fils, qui d’avance vous luit,
Près du jour à venir n’est encor qu’une nuit !
A chaque heure l’éther brille de plus de flamme,
Et pour s’en pénétrer s’élargit l’œil de l’âme.
Chaque jour ce grand lac qui croît incessamment
Réfléchit plus au loin l’azur du firmament ;
Chaque jour il enferme une nouvelle étoile ;
Le ciel, pour s’y mirer, jette son dernier voile,
Jusqu’à l’embrassement immense et triomphal
Où doivent s’absorber la terre et l’idéal.
Alors, dans l’Océan, dont elles sont les gouttes,

Pour n’en sortir jamais les âmes fondront toutes,
Et chaque être vivra dans un être commun,
Et la lumière et l’œil, enfin, ne seront qu’un.

A cette heure douteuse où le jour lutte encore,
Tournez donc vos regards du côté de l’aurore ;
En rappelant à vous l’antique obscurité
N’entravez pas ce char dans l’azur emporté.
Tout autre astre pâlit et s’efface d’avance,
Sitôt que dans l’éther l’ardent cocher s’élance ;
A sa splendeur royale accoutumez vos yeux,
Et laissez sans regret fuir le peuple des cieux !
Marchez vers l’orient en troupes fraternelles ;
Pour un hôte nouveau cueillez des fleurs nouvelles,
Et sous un même toit allez vous réunir
Pour recevoir en paix celui qui doit venir.