Électre (Euripide, trad. Herold)

Pour les autres éditions de ce texte, voir Électre.

Électre : tragédie en trois épisodes, un prologue et un épilogue
Traduction par A.-Ferdinand Herold (André-Ferdinand Herold).
P.-V. Stock, éditeur.
A.-FERDINAND HEROLD

Électre
TRAGÉDIE EN TROIS ÉPISODES
UN PROLOGUE ET UN ÉPILOGUE
Traduite d’EURIPIDE



PARIS. — Ier
P.-V. STOCK, ÉDITEUR
(Ancienne Librairie TRESSE & STOCK)
155, RUE SAINT-HONORÉ, (près la Civette)
Devant le Théâtre-Français

1908


à
André ANTOINE


PERSONNAGES


ORESTE. MM. Grétillat.
UN PAYSAN MYCÉNIEN. Bernard.
UN VIEILLARD. Mitrecey.
UN MESSAGER. Rollan.
KASTOR. Alexandre.
PYLADE. Walter.
POLYDEUKÈS.
ÉLECTRE Mmes Van Doren.
CLYTEMNESTRE Grumbach.
PREMIÈRE PAYSANNE DU CHŒUR Ludger.
DEUXIÈME PAYSANNE DU CHŒUR Taillade.


Le Cadavre d’Égisthe, le Chœur des Paysannes Mycéniennes,
Serviteurs d’Oreste, Suivantes de Clytemnestre.


La scène est dans la campagne mycénienne. Une route traverse le théâtre. — Vers la gauche, un peu au dessus de la route, une maison d’assez pauvre apparence, où l’on accède par un sentier étroit. — Au fond, les montagnes qui dominent l’acropole de Mycènes.



PROLOGUE


Il fait nuit. Le paysan mycénien sort de sa maison, et à pas lents, il descend vers la route.


LE PAYSAN.

Ô terre antique, Argos, ô cours de l’Inakhos, d’où jadis, emportant Arès sur mille nefs, vogua vers la terre troyenne, Agamemnon, le Roi ! Et ayant tué le maître du pays Idéen, Priam, et pris l’illustre ville de Dardanos, il revint ici, dans Argos, et, aux temples élevés, il pendit les dépouilles nombreuses des Barbares. Là-bas, il fut heureux ; ici, dans ses demeures, il périt : sa femme, Clytemnestre, tendit le piège, et le fils de Thyeste, Égisthe, donna le coup. Lui donc, laissant le sceptre antique de Tantale, mourut : Égisthe est roi de cette terre, et comme épouse il a la fille de Tyndare. Ceux qu’il laissa dans ses demeures, alors qu’il navigua vers Troie, son fils Oreste, sa fille Électre, un vieillard, nourricier du père, déroba Oreste qui allait périr des coups d’Égisthe, et le donna, dans la terre des Phocidiens, à Strophios, afin qu’on l’élevât. Électre resta dans la maison de son père. Quand elle fut au temps fleuri de la jeunesse, les premiers de l’Hellas la désiraient pour femme. Or, craignant qu’elle n’enfantât d’un homme de haut rang un fils qui vengerait Agamemnon, Égisthe la tenait dans les demeures, sans l’unir à aucun époux. Cela même lui causait bien des craintes : d’un amant noble, elle pouvait avoir en secret des enfants. Il décida de la tuer : bien que farouche, sa mère la sauva des mains d’Égisthe. Car, contre le mari qu’elle tua elle avait un prétexte, mais par le meurtre des enfants, elle craignit de devenir trop odieuse. Voici donc ce que machina Égisthe : à qui tuerait le fils d’Agamemnon, l’exilé, il promit publiquement de l’or, et il nous a donné Électre comme épouse, à nous qui sommes nés de parents mycéniens : en cela, nul ne peut me contredire ; notre naissance est éclatante, mais notre fortune est petite ; aussi notre noblesse est-elle anéantie. De celle qu’il donnait à un homme de peu, il pensait avoir peu de crainte. Qu’un homme de haut rang la prenne comme femme, il réveille le meurtre assoupi d’Agamemnon, et la justice alors arrive pour Égisthe. Mais jamais le mari d’Électre — qu’en témoigne pour moi Kypris — n’a déshonoré sa couche, et vierge elle est encore. J’ai honte, ayant reçu l’enfant d’hommes très nobles, de l’outrager, moi qui ne suis pas digne d’elle. Et je souffre à songer que mon beau-frère de nom, le malheureux Oreste, s’il revient dans Argos, verra le triste mariage de sa sœur. Qui me dit fou d’avoir reçu dans ma maison la jeune vierge et de ne l’avoir pas connue mesure la sagesse aux règles d’un esprit pervers, qu’il le sache : c’est lui qui agirait en fou.

De la maison sort Électre ; elle porte une cruche sur la tête.
ÉLECTRE, au seuil de la maison.

Ô nuit noire, ô nourricière des astres d’or, où, portant sur la tête la charge de ce vase, je m’en vais aux sources du fleuve : non que j’en sois venue à ce point de misère, mais je veux que les Dieux voient l’injure d’Égisthe, et je veux, dans le large éther, jeter mes plaintes vers mon père ! Car la désastreuse Tyndaride, ma mère, m’a chassée des demeures, pour plaire à son mari. Et ayant enfanté d’autres enfants d’Égisthe, elle nous traite, Oreste et moi, comme les rebuts des demeures.

Elle descend vers la route.
LE PAYSAN.

Et pourquoi, malheureuse, peiner à me servir, t’infliger des labeurs, toi dont la vie fut douce, et, quand je t’y engage, ne pas te reposer ?

ÉLECTRE.

Moi, je te tiens pour un ami égal aux Dieux, car tu ne m’as pas outragée dans mes malheurs ; et c’est pour les mortels une grande faveur du sort de trouver contre la fortune mauvaise un médecin, comme moi qui t’ai rencontré. Il me faut donc, et même sans que tu me l’ordonnes, t’alléger, en raison de ma force, ton travail, pour qu’il te soit plus facile à porter, et t’aider à souffrir tes fatigues. Les tâches des champs te suffisent ; dans la maison, c’est à nous de tout préparer, car à qui rentre du travail il est doux de trouver chez soi tout en bon ordre.

LE PAYSAN.

Puisqu’il te plaît ainsi, va donc ! Les fontaines ne sont pas loin de ces demeures. Pour moi, avec le jour, j’irai pousser les bœufs dans les labours et j’ensemencerai les terres, car un paresseux, quand même il aurait toujours les Dieux à la bouche, ne pourrait trouver sa vie sans travail.

Électre et le paysan sortent par la gauche. Le théâtre est vide un instant, puis entre par la droite Oreste. — Oreste regarde avec inquiétude autour de lui et, voyant qu’il est seul, il fait un signe vers la droite ; alors paraissent Pylade et quelques serviteurs qui portent des fardeaux divers.
ORESTE.

Pylade, toi que je tiens pour le premier des hommes par la fidélité, mon ami et mon hôte, — seul, parmi mes amis, tu m’estimais, moi, Oreste, malgré mon malheur, malgré les terribles souffrances que j’endurais d’Égisthe, qui tua mon père, lui et ma funeste mère ! — je suis donc venu, sur les oracles du Dieu, dans le pays argien, sans que personne le sache, pour rendre aux meurtriers de mon père le meurtre. Et, cette nuit, j’allai au tombeau de mon père, et je lui ai donné mes larmes, et je lui ai offert les prémices de ma chevelure, et j’ai, sur l’autel funéraire, versé le sang d’une brebis égorgée, à l’insu des tyrans, maîtres de cette terre. Je ne mets pas le pied à l’intérieur des murs ; c’est avec une double raison que je reste vers les frontières du pays : il faut que de nouveau je puisse m’évader sur une autre terre, si quelque espion me découvrait ; il faut aussi que je cherche ma sœur, car on dit qu’elle est mariée à quelque laboureur et n’est pas restée vierge. Je veux la rencontrer, j’en ferai l’auxiliaire du meurtre, et j’apprendrai clairement ce qui se passe dans les murs. (Le jour commence à paraître.) Maintenant — car Éôs lève son blanc visage — hors du chemin détournons notre trace. Quelque laboureur ou quelque servante se montrera, à qui nous demanderons si ma sœur habite ces lieux. Mais j’aperçois une servante qui sur sa tête rasée porte un vase plein d’eau puisée à la fontaine ; asseyons-nous et sachons de l’esclave si nous pouvons apprendre quoique ce soit, Pylade, sur ce qui nous a fait venir dans ce pays.

Oreste, Pylade et les esclaves se cachent. Rentre Électre, la cruche sur la tête.
ÉLECTRE, tout en marchant.

Il est temps de hâter ta marche. Oh ! avance, avance en pleurant tes pleurs. Ah ! moi, moi ! Je suis née fille d’Agamemnon et Clytemnestre m’enfanta, la fille odieuse de Tyndare. Et les citoyens m’appellent, moi, si malheureuse, Électre. (Elle pose la cruche et s’arrête.) Ah ! ah, mes durs travaux et mon horrible vie ! Ô père, tu gis maintenant dans l’Hadès, par les coups de ta femme et d’Égisthe, ô Agamemnon ! — Va, éveille la même plainte, reprends ta volupté pleine de larmes. (Elle reprend la cruche et fait quelques pas.) Il est temps de hâter ta marche. Oh ! avance, avance en pleurant tes pleurs. Ah ! moi, moi ! En quelle ville et en quelle maison, malheureux frère, es-tu esclave ? (Elle s’arrête.) Parmi les maux les plus cruels, dans les demeures paternelles tu laisses ta triste sœur ! Viens, et délivre-moi des peines que je souffre, ô Zeus, Zeus ! et sois le vengeur du meurtre détestable du père ! Porte en Argos ton pied errant. (De nouveau elle pose la cruche.) Pose ce vase, décharges-en ta tête. Je veux répéter à mon père le cri de ma plainte nocturne. Le cri, le chant d’Hadès, ô père, mes plaintes, je te les envoie sous terre ; chaque jour je m’y abandonne ; des ongles je me déchire la gorge, et de mes propres mains je frappe ma tête rasée, à cause de ta mort. — Ah ! ah ! déchire ta tête ! Comme un cygne à la voix sonore, près des ondes fluviales, appelle un père très chéri, mort dans les pièges perfides des filets, ainsi je pleure sur toi, ô malheureux père — qui t’es plongé aux eaux du dernier bain, dans la baignoire de la mort. Hélas pour moi ! Hélas pour moi ! La blessure amère de la hache, ô père, et le retour amer de Troie ! Ce n’est point avec des bandelettes ni des couronnes que te reçut l’épouse ; mais, par l’épée funeste, elle fit, t’outrageant, d’Égisthe, du trompeur son époux !

Électre reprend la cruche et marche vers la maison. — Le jour a grandi. Entrent des paysannes qui forment le chœur. D’un geste, une d’elles arrête Électre qui pose la cruche à terre.
PREMIÈRE PAYSANNE

Fille d’Agamemnon, je suis venue, Électre, vers ta demeure agreste. Il est venu un homme, il est venu un Mycénien, un montagnard buveur de lait. Les Argiens, annonce-t-il, font proclamer par le héraut qu’un sacrifice aura lieu dans trois jours et que toutes les vierges doivent se réunir auprès d’Héra.

ÉLECTRE, secouant tristement la tête.

Ni par l’éclat de ma parure, ni par des colliers d’or, amie, je ne montrerai la joie de mon âme, ô malheureuse ! et dans les chœurs, parmi les jeunes Argiennes, je ne frapperai pas le sol de mon pied tournoyant. Je passe mes nuits dans les larmes, et les larmes sont mon souci, ô misérable, tous les jours. Vois ma chevelure souillée et vois mon peplos déchiré : cet état convient-il à la fille royale d’Agamemnon ? et à Troie qui se souvient de mon père, ayant jadis été prise par lui ?

DEUXIÈME PAYSANNE

Puissante est la déesse. Viens, je te prêterai des robes bien tissées, pour que tu les revêtes, et des bijoux d’or qui pourront donner plus d’éclat à tes grâces. Crois-tu, sans honorer les Dieux, vaincre en pleurant tes ennemis ? Non point par des pleurs, mais par des prières où tu vénéreras les Dieux, tu auras le bonheur, enfant !

ÉLECTRE

Aucun Dieu n’entend la douleur de l’infortunée ni la voix des anciens sacrifices de son père. Hélas, pour celui qui est mort, et pour celui qui, vagabond, habite quelque part une terre étrangère. Il va vers un foyer servile, triste enfant d’un glorieux père. Et moi, il faut que je demeure dans une maison de travail, et là, je me consume l’âme, exilée des demeures paternelles, parmi les roches montagneuses. Et ma mère, au lit tout sanglant du meurtre, couche, mariée à un autre époux.



ÉPISODE I


Le jour a grandi encore. — Oreste, Pylade et les esclaves sortent de leur cachette avec prudence.

PREMIÈRE PAYSANNE

Elle causa bien des maux à l’Hellas et à ta maison, la sœur de ta mère, Hélène.

Électre aperçoit Oreste et Pylade. Elle recule, effrayée.
ÉLECTRE

Oh !… là… femmes, je tais mes lamentations… Des étrangers, étendus auprès du chemin, se lèvent de leur embuscade. Fuyons, toi par la route et moi dans la maison ! Évitons ces hommes nuisibles.

Oreste s’avance vers Électre.
ORESTE

Demeure, ô malheureuse, et ne crains pas ma main.

ÉLECTRE, reculant encore.

Ô Phoibos Apollon, je t’implore, je ne veux pas mourir.

ORESTE.

Puissé-je en tuer d’autres, plus détestés que toi.

Il s’approche encore d’Électre.
ÉLECTRE, se détournant.

Va-t-en !… Ne touche pas qui tu ne dois pas toucher.

ORESTE.

Je ne puis embrasser personne à meilleur droit.

ÉLECTRE.

Comment, alors, armé de ton épée, te cachais-tu près des demeures ?

ORESTE, saisissant le bras d’Électre.

Reste, écoute, et bientôt tu diras comme moi.

ÉLECTRE.

Je reste, je t’appartiens, car tu es le plus fort.

ORESTE, lâchant le bras d’Électre.

Je viens t’apporter des paroles de ton frère.

ÉLECTRE.

Ô cher ami ! (Après un court silence.) De mon frère, vivant ou mort ?

ORESTE.

Il vit. Je veux d’abord t’annoncer ce bonheur.

ÉLECTRE.

Sois heureux, en salaire de tes douces paroles.

ORESTE.

Puissions-nous être heureux l’un et l’autre, en commun.

ÉLECTRE.

Où vit le malheureux au malheureux exil ?

ORESTE.

Ce n’est pas sous la loi d’un seul pays qu’il souffre.

ÉLECTRE.

Ne manque-t-il pas de sa vie de tous les jours ?

ORESTE.

Il a la vie, mais l’exilé est toujours pauvre.

ÉLECTRE.

Et quelle parole viens-tu m’apporter de lui ?

ORESTE.

Je viens voir si tu vis, et, vivante, en quels malheurs tu es tombée.

ÉLECTRE.

Tu vois d’abord combien mon corps est desséché.

ORESTE.

Consumé de chagrins, à me faire gémir !

ÉLECTRE.

Ma tête et mes cheveux rasés par le rasoir.

ORESTE.

Le regret de ton frère et de ton père mort te ronge, peut-être ?

ÉLECTRE.

Oh ! moi… qu’ai-je, en effet, de plus chers que ceux-là ?

ORESTE.

Ah ! ah !… Crois-tu que pour ton frère il y ait rien de plus cher que toi ?

ÉLECTRE.

C’est absent, ce n’est pas présent qu’il me chérit.

ORESTE, après un court silence.

Mais pourquoi demeures-tu ici, loin de la ville ?

ÉLECTRE.

Je suis mariée, ô étranger !… mortel mariage !

ORESTE.

Je gémis pour ton frère… à quelque Mycénien ?

ÉLECTRE.

Non pas à qui mon père espérait me donner.

ORESTE.

Parle, que je répète à ton frère tes paroles.

ÉLECTRE, montrant la maison.

C’est dans cette maison, celle de mon mari, que j’habite à l’écart.

ORESTE.

Maison digne d’un laboureur ou d’un bouvier !

ÉLECTRE.

L’homme est pauvre, mais noble, et pieux envers moi.

ORESTE.

Cette piété de ton mari, quelle est-elle ?

ÉLECTRE.

Jamais il n’osa toucher à mon lit.

ORESTE.

Par chasteté religieuse ou par dédain ?

ÉLECTRE.

Ce qu’il juge indigne, c’est d’outrager mes parents.

ORESTE.

Comment ne s’est-il pas réjoui d’un tel mariage ?

ÉLECTRE.

Il ne croit pas que celui qui m’a donnée en fût le maître, étranger.

ORESTE.

Je comprends : il craint qu’un jour il n’en paye la peine à Oreste.

ÉLECTRE.

Il a peur de cela, mais il est sage aussi.

ORESTE.

Euh… tu parles d’un homme noble, et qu’il faut bien traiter.

ÉLECTRE.

Si quelque jour l’absent revient en ses demeures…

ORESTE.

Et la mère qui t’enfanta souffrit cela ?

ÉLECTRE.

Les femmes, ô étranger, aiment leur mari et non leurs enfants.

ORESTE.

Mais Égisthe, pourquoi t’a-t-il fait cet affront ?

ÉLECTRE.

Il voulait que j’eusse des enfants humbles, en me donnant à un tel homme.

ORESTE.

Tu n’aurais pas de fils qui fussent des vengeurs ?

ÉLECTRE.

Voilà ce qu’il voulut. Puisse-t-il m’en payer la peine !

ORESTE.

Et l’époux de ta mère sait-il que tu es vierge ?

ÉLECTRE.

Il ne le sait pas : nous le lui celons par le silence.

Un silence. Oreste s’approche d’Électre, et, montrant les paysannes du chœur, lui parle à demi-voix.
ORESTE.

Celles-ci nous entendent : sont-elles tes amies ?

ÉLECTRE.

Elles cacheront bien mes paroles et les tiennes.

ORESTE, à voix un peu plus haute.

Que pourrait, dans ces conjonctures, faire Oreste, s’il venait à Argos ?

ÉLECTRE.

Tu le demandes ? Ô honte ! N’est-ce pas le moment d’agir ?

ORESTE.

S’il venait donc, comment pourrait-il tuer les meurtriers de son père ?

ÉLECTRE.

En osant ce que les ennemis ont osé contre le père.

ORESTE.

Est-ce qu’avec lui tu oserais tuer ta mère ?

ÉLECTRE.

Et de la même hache dont mon père mourut.

ORESTE.

Lui dirai-je cela ? et peut-on compter sur ton aide ?

ÉLECTRE.

Que je meure ayant par la gorge fait couler le sang de ma mère !

ORESTE.

Ho… si Oreste était près de toi et t’entendait !

ÉLECTRE.

Mais, ô étranger, je ne le reconnaîtrais pas, si je le voyais.

ORESTE.

Cela n’est pas étonnant, car, jeune, tu fus séparée de lui, jeune.

ÉLECTRE.

Un seul de mes amis pourrait le reconnaître.

ORESTE.

Est-ce celui qu’on dit l’avoir soustrait au meurtre ?

ÉLECTRE.

Un vieillard très âgé qui éleva mon père.

ORESTE.

Ton père mort a-t-il obtenu un tombeau ?

ÉLECTRE.

Il l’obtint comme il put, jeté hors des demeures.

ORESTE, avec colère.

Ah ! ah !… que m’as-tu dit ? (Se contenant.) Car les hommes ressentent la morsure des maux même qui leur sont étrangers. Mais parle, afin qu’instruit je rapporte à ton frère des paroles sans joie, mais qu’il faut qu’il entende. La pitié n’est pas au pouvoir de l’ignorance, mais des sages d’entre les hommes, et il n’est pas sans danger pour les sages d’avoir l’esprit trop sage.

PREMIÈRE PAYSANNE.

J’ai dans l’âme le même désir que celui-ci. Je vis loin de la ville, et j’ignore les maux qu’on y voit, et je veux maintenant les apprendre.

ÉLECTRE.

Je parlerai, s’il le faut ; or, il faut dire à un ami mes lourdes infortunes et celles de mon père. Et, puisque tu me pousses à parler, je t’en supplie, étranger, conte à Oreste mes malheurs et ceux de mon père. Dis-lui d’abord en quel péplos je me dessèche, de quelles souillures je suis couverte et sous quel toit j’habite, après avoir vécu dans la maison d’un roi. Je fais moi-même, à la navette, ces péplos, ou, dans mon indigence, j’irais le corps tout nu, et je porte moi-même l’eau que je puise au fleuve. Vierge, je ne me mêle pas aux vierges nues, je fuis les sacrifices, je m’écarte des danses ; je fuis le souvenir de Kastor, à qui jadis, avant qu’il n’allât chez les Dieux, on m’avait fiancée, moi, sa parente. Et ma mère, parmi les dépouilles phrygiennes, est assise sur un trône et auprès de son siège se tiennent des esclaves d’Asie, que mon père a conquises, des esclaves qui attachent leurs robes idéennes par des agrafes d’or ! Le sang noir de mon père pourrit dans la demeure, et celui qui l’a tué va partout sur le char de mon père ; et le sceptre avec lequel mon père commandait aux Hellènes, il est fier de l’avoir en ses mains meurtrières. Et le tombeau d’Agamemnon est sans honneurs ; jamais il ne reçut de libations ni de branches de myrte, et l’autel funéraire est stérile d’offrandes. Mais, plein d’ivresse, l’illustre époux de ma mère marche, dit-on, sur le tombeau, et il jette des pierres vers le monument, souvenir de mon père, et il ose dire contre nous cette parole : « Où est l’enfant Oreste ? Est-il ici, pour défendre par son courage, ta tombe ? » Ainsi l’on outrage l’absent. Mais, étranger, je t’en supplie, dis-lui cela, seul messager, au nom de tous ceux qui t’envoient : mes mains, ma langue et mon âme, la malheureuse ! et ma tête rase, et son père ! Il serait honteux, quand son père a anéanti les Phrygiens, que lui ne pût pas, même seul, tuer un homme seul, lui qui est jeune, et dont le père était si brave !

PREMIÈRE PAYSANNE.

Je vois l’homme — c’est de ton époux que je parle — qui, le travail fini, regagne la demeure.

Rentre à gauche le paysan. Il fait grand jour.
LE PAYSAN.

Eh ! quels étrangers vois-je à ma porte ? Pourquoi sont-ils venus vers ces portes agrestes ? Ont-ils besoin de moi ? Pour une femme, il est mal de rester avec des jeunes hommes.

ÉLECTRE.

Ô très cher, ne conçois nul soupçon contre moi ; tu sauras les faits comme ils sont. Ces étrangers viennent ici pour m’apporter les paroles d’Oreste. (Se tournant vers Oreste.) Mais, étrangers, pardonnez-lui ce qu’il a dit.

LE PAYSAN.

Que disent-ils ? Vit-il et voit-il la lumière ?

ÉLECTRE.

Il vit, me disent-ils, et j’aime à les en croire.

LE PAYSAN.

Se souvient-il des maux de son père et des tiens ?

ÉLECTRE.

Il espère, mais l’exilé est sans pouvoir.

LE PAYSAN.

Et quelles sont les paroles d’Oreste qu’ils apportent ?

ÉLECTRE.

Il les a envoyés pour épier mes maux.

LE PAYSAN.

Ils voient les uns ; peut-être leur as-tu dit les autres ?

ÉLECTRE.

Ils les connaissent, ils n’ont plus rien à apprendre.

LE PAYSAN.

Il fallait donc tout de suite leur ouvrir notre porte. (Aux étrangers.) Entrez dans la maison. Pour ces bonnes nouvelles, vous recevrez les dons de l’hospitalité, ceux du moins qu’on pourra trouver dans la demeure. Portez, serviteurs, les bagages dans la maison. Et ne m’objectez rien, vous qui venez en amis, de la part d’un ami : quoique je sois né pauvre, je ne montrerai pas un caractère vil.

ORESTE, à Électre.

Par les Dieux ! Est-ce l’homme qui, d’accord avec toi, élude le mariage auquel on t’a soumise, parce qu’il veut ne pas déshonorer Oreste ?

ÉLECTRE.

C’est lui qu’on appelle mon époux… Ô malheureuse !

ORESTE.

Ah !… Il n’y a point de sûr indice de la vertu, car les natures des hommes sont pleines de trouble. J’ai vu le fils d’un noble père ne rien valoir, et des méchants avoir des enfants vertueux ; j’ai vu la misère dans les sentiments d’un homme riche, et une pensée haute dans un corps misérable. Comment juger les hommes avec discernement ? Par la richesse ? On use d’une règle mauvaise. Dira-t-on qu’en ceux qui n’ont rien est la vertu ? La pauvreté a en elle une maladie et elle enseigne à être pervers par besoin. Irai-je vers les armes ? Qui, dans un combat de lances, témoignerait de la bravoure de l’un ou de l’autre ? Le plus sage est de ne pas chercher une règle dans les effets du hasard. (Montrant le paysan.) Cet homme n’est pas puissant parmi les Argiens, et il n’est pas illustre par le nom de sa race, cet homme est de la foule, et il est plein de vertu. Ne cesserez-vous pas d’être insensés, vous que les vains préjugés égarent, et n’irez-vous pas vers les hommes qui, dans les relations de la vie, sont nobles par les mœurs ? De tels hommes gouvernent bien les villes et les maisons ; les chairs vides d’intelligence sont des images de place publique. Le bras robuste n’attend pas mieux la lance que le faible, la vraie force est dans la nature et le courage. (À Pylade et aux serviteurs.) Mais — car elle n’est pas indigne de celui qui, en même temps, est ici et n’est pas ici, du fils d’Agamemnon, pour qui nous sommes venus — recevons l’hospitalité de cette demeure. Esclaves, entrez dans la maison. Puissé-je avoir un hôte pauvre et empressé plutôt qu’un hôte opulent ! J’accepte donc d’être reçu dans la demeure de cet homme. J’aimerais mieux pourtant que ton frère, heureux, me conduisît dans sa demeure heureuse. Peut-être viendra-t-il : car les oracles de Loxias sont solides, mais je fais bon marché de la divination des hommes.

Oreste et Pylade, suivis des esclaves, entrent dans la maison. Le Paysan va les suivre, mais Électre le retient.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Maintenant plus qu’auparavant, Électre, la joie nous réchauffe le cœur. Peut-être, en effet, la fortune, après avoir marché péniblement, va-t-elle s’arrêter et te donner le bonheur.

ÉLECTRE, au paysan.

Malheureux ! Sachant la pauvreté de ta maison, pourquoi as-tu reçu ces étrangers qui te sont supérieurs ?

LE PAYSAN.

Quoi ? Si, comme ils le paraissent, ils sont nobles, que la chère soit petite ou non, ne seront-ils pas toujours contents ?

ÉLECTRE.

Puisque, étant pauvre, tu as commis la faute, va chez le cher vieillard qui éleva mon père : près du fleuve Tanaos, qui sépare la terre argienne de la terre Spartiate, chassé de la ville, il accompagne ses troupeaux. Dis-lui, puisque des hôtes sont dans notre maison, qu’il vienne et qu’il prépare pour le repas quelques dons d’hospitalité. Il se réjouira et remerciera les Dieux quand il saura vivant l’enfant qu’il a sauvé jadis. Des demeures paternelles, ma mère ne nous enverrait rien. La nouvelle en serait pour nous amère, si la malheureuse apprenait qu’Oreste est encore vivant.

LE PAYSAN.

Bien. Puisque tu le veux, je vais dire ces paroles au vieillard. Entre vite dans la maison et prépares-y tout le nécessaire. Une femme qui le désire peut trouver bien des manières d’assaisonner un repas. Et d’ailleurs, nous avons assez dans la maison pour nourrir nos hôtes un jour. (Électre entre dans la maison.) Quand je considère des cas pareils à celui-ci, je vois combien la richesse est puissante : elle permet d’obliger des amis et de sauver, par la dépense, le corps tombé dans les maladies. Mais, pour le manger de chaque jour, elle importe peu : car aussitôt rassasié, tout homme, qu’il soit riche ou pauvre, emporte le même bonheur.

Le Paysan sort par la droite.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Vaisseaux illustres, qui, par vos rames innombrables, vous avanciez jadis vers Troie, vous qui faisiez des danses avec les Néréides ! Et le dauphin, ami des flûtes, bondissait et tournoyait vers les proues aux éperons noirs ; il conduisait le fils de Thétis, Achille, léger au saut des pieds, avec Agamemnon, vers les rivages troyens du Simoïs.

DEUXIÈME PAYSANNE.

Les Néréides, laissant les rivages de l’Eubée, apportaient l’armure guerrière, œuvre habile des enclumes d’or d’Héphaistos, sur le Pélion, aux bois sacrés du grand Ossa et aux cimes des Nymphes qui errent dans les montagnes, là où le cavalier, son père, élevait le jour de l’Hellas, fils marin de Thétis, l’agile héros secours des Atrides.

PREMIÈRE PAYSANNE.

D’un qui d’Ilion revint dans le port de Nauplie, j’ai entendu, fils de Thétis, que, sur le cercle de ton glorieux bouclier, on voyait des images, terreur des Phrygiens. Le long du bord, autour du bouclier, Persée, qu’au-dessus de la mer portaient des talonnières ailées, tenait la tête, coupée à la gorge, de la Gorgone ; et, près de lui, était Hermès, le messager de Zeus, le fils agreste de Maïa.

DEUXIÈME PAYSANNE.

Au centre, brillait le cercle lumineux du soleil, porté par des chevaux ailés, et les chœurs éthérés des astres, les Pléiades et les Hyades, vue qui met en fuite Hektor. Et sur le casque, tout en or martelé, des sphinx emportaient dans leurs griffes la proie conquise par le chant. Et sur la cuirasse qui enveloppe les flancs, la lionne au souffle de feu fuit, les pieds acérés, voyant le poulain de Pirène.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Et, sur la lance meurtrière, bondissaient quatre chevaux, et, autour de leurs dos, s’élevait une noire poussière. Et le roi de pareils hommes, porteurs de lances, ton adultère l’a tué, ô Tyndaride, ô femme aux mauvaises pensées. Mais un jour les Ouranides t’enverront à la mort, et, un jour, de ta gorge béante, je verrai le sang couler, par le fer.



ÉPISODE II


Par la droite entre un vieillard, portant des vivres. Il va vers la maison, mais s’arrête au sentier qui y conduit.


LE VIEILLARD, criant vers la maison.

Où est, où est la vénérable jeune fille, ma maîtresse, l’enfant de cet Agamemnon que j’élevai jadis ? J’appelle, car la demeure a l’accès escarpé, et l’approche en est dure pour le pied d’un vieillard ridé. Pourtant, il faut traîner vers ses amis la double épine de son dos, et le genou qui se recourbe ! (Il va gravir le sentier, mais Électre paraît sur le seuil de la maison.) Ma fille, car maintenant je te vois près des demeures, j’arrive et je t’apporte cet agneau nouveau-né, pris au troupeau de mon bétail, puis des gâteaux de miel, et des fromages que j’ai choisis sur les claies, enfin ceci, trésor ancien de Dionysos ; c’est tout parfumé ; il y en a peu, mais il est agréable de verser cela dans une boisson plus faible. (Des paysannes ont pris les dons du vieillard, elles les portent dans la maison.) Qu’on porte tout cela aux hôtes, dans les demeures ; pour moi, avec les lambeaux de mes vêtements, je veux essuyer mes yeux, tout humides de larmes.

ÉLECTRE, descendant vers le vieillard.

Pourquoi, vieillard, as-tu les yeux mouillés ? Est-ce qu’après longtemps mes maux t’ont fait souvenir ?… ou pleures-tu le malheureux exil d’Oreste, et mon père qu’autrefois tu tenais en tes mains, et que tu élevas en vain et pour toi et pour tes amis !

LE VIEILLARD.

En vain. Et cependant je m’étais résigné. Mais, en passant, je suis allé vers son tombeau, je me suis prosterné, et j’ai pleuré, ayant autour de moi trouvé la solitude. Je déliai l’outre que je porte aux étrangers, je fis des libations et, autour du tombeau, je posai des branches de myrte. Et sur l’autel funéraire, il y avait une toison noire, une victime égorgée… je l’ai vue… et du sang versé depuis peu, et des boucles coupées d’une chevelure blonde. Et, étonné, je me demandai, mon enfant, quel homme avait osé venir vers le tombeau, car, certes, ce n’est pas quelqu’un des Argiens. Mais peut-être ton frère est-il venu secrètement, peut-être est-il allé là-bas et peut-être a-t-il honoré la pauvre tombe de son père. (Il sort de dessous sa tunique une boucle de cheveux.) Cette boucle, approche-la de tes cheveux ; la couleur de tes cheveux ne serait-elle pas la même que celle des cheveux coupés ? car souvent il arrive à ceux du même sang d’avoir le corps en bien des points semblable.

ÉLECTRE.

Ô vieillard, tu ne parles pas en homme sage, si tu crois que, par crainte d’Égisthe, mon vaillant frère reviendra dans cette terre, secrètement. Et puis, comment ses cheveux ressembleraient-ils aux miens ? Les siens sont d’un homme bien né, élevé dans les palestres, les miens sont d’une femme qui se peigne sans cesse. Ton moyen n’est pas habile. Et d’ailleurs, ô vieillard, tu pourrais rencontrer bien des gens qui ont des cheveux semblables, et qui pourtant ne sont pas nés du même sang. Quelque étranger aura eu pitié du tombeau, et aura coupé ses cheveux, ou quelqu’un de ce pays-ci qui se sera caché dans l’ombre.

LE VIEILLARD, après un court silence.

Mais suis la trace de ses pas et regarde si l’empreinte de sa chaussure est de mesure égale à ton pied, mon enfant.

ÉLECTRE.

Comment ses pieds auraient-ils laissé leur empreinte sur un sol rocailleux ? Puis, quand cela serait ? Un frère et une sœur, un homme et une femme n’ont point le pied égal : et le mâle l’emporte !

LE VIEILLARD, après un nouveau silence.

Mais si ton frère, de retour, apparaissait, n’y a-t-il pas quelque tissu de ta navette où tu pusses le reconnaître ? la robe où jadis je le ravis à la mort ?

ÉLECTRE.

Ne sais-tu pas que, lorsque Oreste fut exilé de cette terre, j’étais encore toute jeune ? Et quand bien même je lui aurais jadis tissé des robes, comment lui qui alors était enfant les porterait-il aujourd’hui ? À moins que les vêtements ne croissent avec le corps.

LE VIEILLARD, brusquement, après un silence un peu plus long que les autres.

Où sont les étrangers ? Je désire les voir et les interroger au sujet de ton frère.

ÉLECTRE, montrant au vieillard Oreste et Pylade qui sortent de la maison.

Les voici qui sortent de la maison d’un pied rapide.

LE VIEILLARD, tandis qu’Oreste et Pylade, descendent vers la route.

Ils ont l’air noble, mais l’apparence est trompeuse : que de gens nobles sont mauvais ! Cependant j’adresse aux étrangers mon salut.

ORESTE, près du vieillard.

Salut, vieillard ! (Bas à Électre.) À quel de tes amis, Électre, appartient ce vieux débris d’homme ?

ÉLECTRE, bas.

C’est lui qui éleva mon père, ô étranger.

ORESTE, bas.

Que dis-tu ? C’est celui qui déroba ton frère ?

Il regarde le vieillard.
ÉLECTRE, bas.

Celui qui l’a sauvé, si, du moins il existe.

Le vieillard regarde Oreste très attentivement.
ORESTE, bas.

Ah !… Pourquoi me regarde-t-il, m’examinant comme l’empreinte brillante d’une pièce d’argent. Me compare-t-il avec quelqu’un ?

ÉLECTRE, bas.

Peut-être est-il heureux de te voir, toi qui es du même âge qu’Oreste.

ORESTE, bas.

Qu’un homme cher… (Voyant le vieillard tourner autour de lui.) Mais pourquoi tourne-il autour de moi ?

ÉLECTRE.

Moi aussi, je m’étonne de cela, étranger.

Tout à coup le vieillard s’arrête et, très ému, se tourne vers Électre.
LE VIEILLARD, la voix tremblante.

Ô vénérable… prie… ma fille… Électre… les Dieux…

ÉLECTRE.

Que leur demander ? De quoi les remercier ?

LE VIEILLARD.

Demande qu’il soit bien à toi, le cher trésor qu’un Dieu te montre !

ÉLECTRE.

Bien, j’invoque les Dieux… Mais que dis-tu, vieillard ?

LE VIEILLARD, montrant Oreste.

Regarde celui-là, enfant, l’homme très cher…

ÉLECTRE.

Depuis longtemps je crains que tu n’aies plus ta raison.

LE VIEILLARD, blessé.

Moi… je n’ai plus ma raison… quand je vois ton frère…

ÉLECTRE, rapidement.

Que veut dire, vieillard, un mot si imprévu ?

LE VIEILLARD, appuyant sur les mots.

Que je vois là Oreste, le fils d’Agammenon.

Électre regarde Oreste avec étonnement, puis elle se retourne vers le vieillard.
ÉLECTRE.

Et quel signe as-tu aperçu, qui me convainque ?

LE VIEILLARD.

La cicatrice, près du sourcil. Jadis, dans les demeures du père, il poursuivait un faon avec toi, il tomba et il se fit une blessure qui saigna…

ÉLECTRE, regardant Oreste.

Que dis-tu ? Je vois bien la marque de la chute.

LE VIEILLARD, presque avec reproche.

Et tu hésites à embrasser ce qui t’est le plus cher ?

ÉLECTRE.

Non, ô vieillard ! Car ces indices me persuadent en mon âme. (Elle s’élance vers Oreste.) Ô toi qui as paru avec le temps, je t’ai contre mon espérance.

Elle le tient embrassé.
ORESTE.

Je t’ai aussi avec le temps.

ÉLECTRE.

Je ne croyais plus te voir !

ORESTE.

Je ne l’espérais plus !

ÉLECTRE.

Es-tu bien lui ?

Oreste tendrement se détache d’Électre.
ORESTE, d’une voix forte.

Seul, je serai ton défenseur, si m’est propice le coup de filet que je médite ; et j’ai confiance ; il ne faudrait plus croire aux Dieux, si l’injustice l’emportait sur la justice.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Tu es venu, tu es venu, ô jour tardif ! tu as brillé, tu as montré à la ville ce feu éclatant qui ayant erré dans l’exil ancien, loin des demeures paternelles, le malheureux, nous est revenu ! Un Dieu, un Dieu nous ramène la victoire. Amie, élève tes mains, élève tes paroles, envoie aux Dieux des prières, des prières, afin que ton frère entre dans la ville, avec la fortune, avec la fortune !

ORESTE.

C’est bien, j’ai de chers plaisirs à nos embrassements, et nous les renouvellerons un jour. (Se tournant vers le vieillard.) Mais toi, vieillard, car tu es venu à propos, parle : que faire pour punir le meurtrier de mon père, et ma mère, la complice des noces sacrilèges ? Ai-je dans Argos quelques amis fidèles ? ou bien, sommes-nous dépouillés de tout, comme notre fortune ? À qui faut-il me réunir ? la nuit ? le jour ? Par quel chemin marcher contre nos ennemis ?

LE VIEILLARD.

Enfant, tu n’as pas un ami, car tu es malheureux. C’est un rare bonheur que d’avoir avec qui partager la mauvaise comme la bonne fortune. Et toi, comme tu es ruiné de fond en comble, au point que tes amis n’espèrent plus rien pour toi, sache que par ton bras seul et par ta bonne chance tu pourras t’emparer de la demeure paternelle et de ta ville.

ORESTE.

Et que ferai-je pour parvenir à mon but ?

LE VIEILLARD.

Il faut tuer le fils de Thyeste et ta mère.

ORESTE.

Je viens pour ce trophée, mais comment l’obtiendrai-je ?

LE VIEILLARD.

En entrant dans les murs tu ne le prendrais pas.

ORESTE.

Des hommes, la lance en mains, les gardent ?

LE VIEILLARD.

C’est cela ; il te craint, et ne dort qu’à moitié.

ORESTE.

Eh bien, vieillard, conseille moi : comment agir ?

Un silence.
LE VIEILLARD.

Écoute-moi donc, car une idée m’est venue.

ORESTE.

Puisses-tu me donner un avis sage, que je comprenne ?

LE VIEILLARD.

J’ai vu Égisthe, alors que je venais ici.

ORESTE.

La nouvelle m’en fait plaisir. Où l’as-tu vu ?

LE VIEILLARD.

Prés de ces champs, dans les pâtures des chevaux.

ORESTE.

Que faisait-il ? L’espoir brille dans ma détresse.

LE VIEILLARD.

Il préparait, je crois, une fête pour les Nymphes.

ORESTE.

Veut-il les remercier de ses enfants, ou bien les rendre favorables à une naissance prochaine ?

LE VIEILLARD.

Je ne sais rien, sinon qu’il s’apprêtait à immoler des bœufs.

ORESTE.

Y avait-il avec lui des citoyens, et combien ? ou était-il seul avec ses esclaves ?

LE VIEILLARD.

Pas un Argien n’était là, mais une poignée d’étrangers.

ORESTE.

N’a-t-il pas avec lui quelqu’un, vieillard, qui, à me voir, me reconnaisse ?

LE VIEILLARD.

Ce sont des esclaves qui, certes, ne t’ont jamais vu.

ORESTE.

Si nous l’emportions, nous seraient-ils favorables ?

LE VIEILLARD.

Oui, c’est le propre des esclaves, et qui tourne à ton avantage.

ORESTE.

Et comment m’approcher de lui ?

LE VIEILLARD.

Va en un lieu d’où, tandis qu’il sacrifiera ses bœufs, il te voie.

ORESTE.

Il est, paraît-il, dans des champs près de la route ?

LE VIEILLARD.

Oui ; t’ayant vu, il t’invitera au repas.

ORESTE.

Convive amer, si le Dieu le veut.

LE VIEILLARD.

Le reste… avise toi-même selon les circonstances.

ORESTE.

C’est bien dit… Et celle qui m’enfanta, où est-elle ?

LE VIEILLARD.

À Argos, mais, dans l’ombre, elle ira au festin.

ORESTE.

Pourquoi ma mère n’est-elle pas sortie avec son époux ?

LE VIEILLARD.

Elle a craint le reproche des citoyens et est restée dans sa demeure.

ORESTE.

Je vois… Elle sent qu’elle est suspecte à la ville.

LE VIEILLARD.

Il en est ainsi : car on hait la femme impie.

ORESTE.

Comment les tuerai-je, elle et lui, en même temps ?

ÉLECTRE.

C’est moi qui préparerai le meurtre de ma mère.

ORESTE.

La fortune fera réussir mon entreprise.

ÉLECTRE, montrant le vieillard.

Que celui-ci nous rende service à tous deux.

LE VIEILLARD.

Certes ! Mais comment combines-tu le meurtre de ta mère ?

Un silence.
ÉLECTRE.

Va-t-en, vieillard, vers Clytemnestre, et dis-lui que j’ai accouché d’un enfant mâle.

LE VIEILLARD.

Auras-tu enfanté depuis longtemps ou non ?

ÉLECTRE.

Depuis dix jours ; voici le temps où l’accouchée se purifie.

LE VIEILLARD.

En quoi cela sert-il au meurtre de ta mère ?

ÉLECTRE.

Elle viendra, quand elle aura appris mes couches.

LE VIEILLARD.

Pourquoi ? Crois-tu, ma fille, qu’elle ait souci de toi ?

ÉLECTRE.

Oui ; elle pleurera même sur le rang de l’enfant.

LE VIEILLARD.

Peut-être, mais revenons à notre sujet.

ÉLECTRE.

Si elle vient ici… c’est certain, elle est morte…

LE VIEILLARD.

J’accorde qu’elle franchisse les portes de la maison…

ÉLECTRE.

Il est facile de les changer en les portes d’Hadès.

LE VIEILLARD.

Puissé-je mourir, après avoir vu cela !

ÉLECTRE, montrant Oreste.

Maintenant, vieillard, conduis-le d’abord…

LE VIEILLARD.

Là où Égisthe sacrifie aux Dieux.

ÉLECTRE.

Puis va-t’en vers ma mère, et fais-lui mon message.

LE VIEILLARD.

De façon qu’elle croie l’entendre de ta bouche.

ÉLECTRE, à Orestre.

À toi d’agir, à toi de frapper le premier.

ORESTE.

Je suis prêt à marcher, qu’on me montre la route.

LE VIEILLARD.

Moi, je suis prêt à te conduire sans regret.

ORESTE.

Zeus paternel, qui fais s’enfuir mes ennemis, aie pitié de nous, nos maux sont dignes de pitié.

ÉLECTRE.

Aie pitié des enfants qui descendent de toi !

ORESTE.

Et toi, Héra qui règnes aux autels mycéniens, donne-nous la victoire, si nos demandes sont justes.

ÉLECTRE.

Donne à ceux-ci qui vengent leur père, la force.

ORESTE.

Et toi qu’un crime impie a jeté sous la terre, ô père, — ô Gaïa, reine, vers qui je tends les mains ! — combats, combats avec tes enfants bien aimés !

ÉLECTRE.

Viens à nous et prends tous les morts pour alliés, tous ceux qui ont détruit les Phrygiens par la lance et tous ceux qui détestent les meurtriers impies.

ORESTE.

Tu nous entends, victime atroce de ma mère ?

ÉLECTRE.

Je sais qu’il entend tout. C’est l’instant de partir. Et je te recommande de frapper de près, car si, vaincu dans la lutte, tu tombais d’une chute mortelle, moi aussi je mourrais ; ne crois pas que je te survive. Je me frapperai au foie d’une épée à deux tranchants. J’entre dans la maison, où je la tiendrai prête. Si de toi nous avons des nouvelles heureuses, toute la maison retentira de cris de joie… Mais si tu meurs, alors, ce sera le contraire… Voilà ce que j’ai à te dire.

ORESTE.

J’ai tout compris.

ÉLECTRE.

Va, sois un homme ! Et vous, femmes, annoncez-moi bien quel tumulte viendra du combat. Moi, je serai là qui veillerai, j’aurai dans la main l’épée toute prête, car jamais, moi vaincue, je ne laisserai mes ennemis me châtier en outrageant mon corps !

Les serviteurs d’Oreste sont peu à peu sortis de la maison. Oreste et Pylade, guidés par le Vieillard, s’en vont par la droite. Électre entre dans la maison.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Sous une mère vigoureuse, des montagnes argiennes, un jour, — la renommée en vit encore dans les anciennes traditions, — soufflant à travers ses roseaux bien attachés une chanson harmonieuse, Pan, arbitre des campagnes, amena un agneau d’or à la belle toison. Debout sur les marches de pierre, le héraut crie : « À l’agora, à l’agora, ô Mycéniens ! Venez voir le prodige terrible né chez nos maîtres bien heureux ! » Et les fêtes égayaient la maison des Atrides !

DEUXIÈME PAYSANNE.

Et les temples incrustés d’or s’ouvraient comme en un jour de fête, et partout, partout, dans la ville, le feu brûlant des sacrifices resplendissait sur les autels des Argiens, et du lotos ami des Muses, sortait une voix aimable, un chant très beau : « Chez Thyeste est né l’agneau d’or ! » Lui, par un amour adultère, avait séduit l’épouse chérie d’Atrée, et il avait ravi le prodige vers ses demeures et il criait à l’assemblée : « J’ai l’agneau à la toison d’or dans ma demeure ! »

PREMIÈRE PAYSANNE.

Alors, alors Zeus changea les routes brillantes des astres, celles où va la lumière d’Hélios, et celles où paraît le blanc visage d’Éôs ; c’est vers les plages de l’occident qu’il va avec la flamme brûlante du feu divin ; et les nuées humides vont du côté de l’Ourse, et le pays d’Ammon, desséché, sans rosée, périt, privé par Zeus des belles pluies.

DEUXIÈME PAYSANNE.

On dit cela, mais, quant à moi, je ne crois guère que Zeus, voulant punir de mortelles injustices, pour le malheur des hommes ait détourné la route où luit l’or ardent du soleil. Ces terribles récits sont utiles aux hommes qui sont portés par eux vers le culte des Dieux, des Dieux que tu as oubliés, ô toi, qui fis périr l’épouse, sœur de frères illustres !



ÉPISODE III


On entend des cris lointains. Le chœur remonte vers le fond du théâtre.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Ah !… Ah !… Amies, avez-vous entendu ce cri ? Ou était-ce une illusion vaine ? On eût dit le tonnerre souterrain de Zeus. (On entend de nouveaux cris.) Voici que des cris s’élèvent, on n’en peut douter. (Appelant.) Maîtresse, sors de ta demeure, Électre !

Électre paraît, une épée à la main.
ÉLECTRE.

Amies, que se passe-t-il ? Comment va le combat ?

PREMIÈRE PAYSANNE.

Je ne sais rien, sinon qu’on entend des plaintes de meurtre.

ÉLECTRE.

Je les ai entendues, de loin, mais à n’en pas douter.

Des cris.
PREMIÈRE PAYSANNE.

La voix vient de loin, mais on l’entend clairement.

ÉLECTRE.

La plainte vient-elle de nos ennemis ou de nos amis ?

PREMIÈRE PAYSANNE.

Je ne sais : des cris de toute espèce se confondent.

ÉLECTRE.

C’est ma mort que tu me signifies : pourquoi tarder ?

Elle tourne l’épée contre elle.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Arrête : il faut savoir sûrement ta fortune.

ÉLECTRE.

Non… nous sommes vaincus… Où sont les messagers ?

PREMIÈRE PAYSANNE.

Ils viendront : il n’est point facile de tuer un roi.

Comme Électre va se frapper, le messager entre rapidement par la droite.
LE MESSAGER.

Ô victorieuses, ô jeunes filles de Mycènes, Oreste est vainqueur, je l’annonce à ses amis, et sur le sol gît l’assassin d’Agamemnon, Égisthe… Mais il faut que nous priions les Dieux !

ÉLECTRE, anxieuse.

Qui es-tu et comment pourras-tu me prouver que ton récit est vrai ?

LE MESSAGER.

Ne reconnais-tu pas en moi un serviteur de ton frère ?

ÉLECTRE, laissant tomber l’épée.

Ô très cher, la peur me rendait difficile de reconnaître ton visage ; maintenant, je te reconnais. Que dis-tu ? L’odieux meurtrier de mon père est-il mort ?

LE MESSAGER.

Il est mort, je te le dis pour la seconde fois, puisque c’est ton désir.

ÉLECTRE.

Ô Dieux, ô Diké, toi qui vois tout, tu es venue enfin ! (Descendant vers le messager.) De quelle manière a-t-il tué le fils de Thyeste ? Comment s’est accompli le meurtre ? Je veux l’apprendre ?

LE MESSAGER.

Après que nous fûmes sortis de ces demeures, nous allâmes, par une route assez large pour deux chars, là où était l’illustre roi des Mycéniens. Il se promenait dans des jardins bien arrosés, et cueillait pour sa tête des couronnes de tendre myrte. Nous ayant vus, il nous cria : « Salut ô étrangers : qui êtes-vous, d’où venez-nous ? et vers quel pays allez-vous ? » Oreste répondit : « Nous sommes Thessaliens ; nous allons vers l’Alphée pour sacrifier à Zeus Olympien. » Égisthe, l’entendant, lui répliqua : « Vous devez être nos convives au festin des Dieux ; je suis ici pour sacrifier des bœufs aux Nymphes ; en quittant vos lits dès l’aurore, vous regagnerez le temps perdu. Mais allons dans la demeure. » Et parlant ainsi, il nous prenait par la main, et nous introduisait : « Il n’est pas possible que vous refusiez. » Et quand nous fûmes dans la maison, il dit : « Que sur le champ, on apporte des bains aux étrangers pour qu’ils puissent être à l’autel et s’approcher de l’eau du sacrifice. » Mais Oreste lui dit : « Nous venons de nous purifier par des bains clairs dans le courant du fleuve. Mais s’il est permis à des étrangers de faire des sacrifices avec des citoyens, Égisthe, nous sommes prêts, et nous ne refusons pas ton offre, ô roi. » Ils laissèrent de tels discours ; et ayant déposé les lances, garde du maître, les esclaves se mirent à travailler de leurs mains : certains apportent le vase où recueillir le sang, d’autres la corbeille sacrée, d’autres allument le feu, et, autour du foyer, dressent les bassins pour la viande. Toute la maison résonnait. Prenant l’orge sacrée, le mari de ta mère en parsema l’autel, en disant ces paroles : « Ô Nymphes des rochers, que je puisse longtemps, avec l’épouse qui habite ma maison, la Tyndaride, vous offrir des bœufs, nous étant comme aujourd’hui, et nos ennemis malheureux » Il voulait dire Oreste et toi. Mon maître faisait des prières contraires, et sans élever la voix, il demandait de reprendre les demeures paternelles. Ayant tiré de la corbeille un couteau droit, Égisthe coupe d’abord les poils du jeune taureau, et les jette sur le feu sacré : puis, lorsque les esclaves eurent soulevé de leurs mains le taureau par les épaules, il l’égorgea ; et il dit à ton frère : « On juge très honorable chez les Thessaliens de bien dépecer les taureaux et de bien dompter les chevaux. Prends le fer, étranger, et montre que le renom des Thessaliens est légitime. » Lui, ayant pris en mains un couteau dorien bien forgé, rejette de ses épaules le noble manteau qu’attache une agrafe ; il choisit Pylade pour l’aider dans son travail, et éloigne les serviteurs. Alors, il prend le pied du taureau, et tendant la main, il dénude les chairs blanches : il avait écorché la bête en moins de temps que n’en met le coureur à faire les deux diaules hippiques, et il découvrit les entrailles. Or, Égisthe, ayant pris les parties sacrées, les observait. Et un des lobes du foie manquait aux viscères ; les portes et la vésicule biliaire, toute pleine, annonçaient qu’un malheur venait vers celui qui les consultait. Il était sombre ; et mon maître l’interrogea : « Pourquoi es-tu inquiet ? » — « Ô étranger, je crains que quelque ruse ne vienne du dehors ; il vit, le plus haï des hommes, le fils d’Agamemnon, l’ennemi de ma maison ». Oreste dit : « Tu crains la ruse d’un exilé, toi qui règnes dans la ville ? Pour que nous mangions les entrailles, ne m’apportera-t-on pas le couteau de Phthie, en place du couteau dorien ; je veux briser la tortue ! » Il prend le couteau, et frappe. Égisthe avait pris les entrailles et les observait en les divisant. Et, tandis qu’il baisse la tête, ton frère, se dressant sur la pointe des pieds, le frappe aux vertèbres et lui brise les jointures du dos. Et tout son corps, palpitant, se tordait par le meurtre dans les convulsions affreuses de la mort. Les esclaves, à cette vue, se précipitèrent vers les lances, et ils étaient nombreux contre deux hommes : mais, avec courage, Pylade et Oreste tinrent ferme, faisant vibrer des javelines la pointe en avant ; et Oreste dit : « Je ne viens pas en ennemi de cette ville, ni de mes serviteurs, mais je me suis vengé du meurtre de mon père, moi, le malheureux Oreste. Ne me tuez donc pas, vous, les anciens serviteurs de mon père. » Eux, quand ils entendirent ces paroles, retinrent les lances, et il fut reconnu par un vieillard très vieux dans la maison. Aussitôt, ils couronnent la tête de ton frère ; on se réjouissait, on poussait des cris heureux. Et il vient te montrer, non la tête de la Gorgone, mais cet Égisthe que tu hais ; et maintenant, le sang du mort a coulé, intérêt amer du sang.

Le messager remonte au fond du théâtre. Les paysannes entourent Électre.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Pose, amie, ton pied pour la danse, comme le faon qui dans l’air fait des bonds légers avec grâce. Il est vainqueur et il mérite une couronne plus belle que celles qu’on donne près des eaux de l’Alphée, ton frère. Mais d’un chant triomphal accompagne ma danse.

ÉLECTRE.

Ô lumière, ô quadrige éclatant du soleil, ô terre, ô nuit que je regardais autrefois ! maintenant, j’ai les yeux et j’ai les regards libres, puisque Égisthe est tombé, l’assassin de mon père. Allons, tout ce que j’ai, tout ce que la maison cache d’ornements pour la chevelure, je vais l’apporter, ô amies, et j’en vais couronner la tête de mon frère le victorieux.

Elle entre dans la maison.
DEUXIÈME PAYSANNE.

Va et apporte des parures pour sa tête ; et notre danse vers lui s’en ira, chère aux Muses. Maintenant régneront nos anciens rois, que nous aimons, et ils ont renversé très justement les rois injustes. Que le son de la flûte réponde à notre joie !

Entre Oreste, avec Pylade. Des serviteurs portent le cadavre d’Égisthe. En même temps Électre reparaît, les mains pleines de bandelettes et de couronnes.
ÉLECTRE, allant vers Oreste.

Ô vainqueur d’une belle victoire, Oreste, ô fils d’un père victorieux dans les combats sous Ilion, reçois ces bandeaux pour orner ta chevelure. (Elle couronne Oreste.) Tu reviens, n’ayant point couru la vaine épreuve des six plèthres, mais ayant tué notre ennemi, Égisthe, qui avait fait mourir notre père. Et toi, son compagnon, toi qui fus élevé par un homme très pieux, Pylade, reçois cette couronne de ma main. (Elle couronne Pylade.) Tu as eu au combat la même part que lui. Toujours puissiez-vous m’apparaître heureux.

ORESTE.

Sois certaine d’abord, Électre, que les Dieux sont les auteurs de ma fortune ; ensuite, donne-moi des louanges, à moi, le serviteur et des Dieux et de la fortune. Je reviens ayant tué Égisthe, non en paroles, mais en fait ; et afin que chacun le sache clairement, je t’apporte le mort lui-même. Jette-le, si tu veux, en proie aux bêtes fauves, ou, dépouille laissée aux oiseaux, fils de l’air, fais-le clouer à quelque pieu, car maintenant il est ton esclave, lui qu’on appelait ton maître.

Électre va vers le cadavre, mais quand elle en approche, elle se détourne.
ÉLECTRE.

J’ai honte… et cependant je voudrais lui parler…

ORESTE.

Que veux-tu dire ? Parle et tu n’as rien à craindre.

ÉLECTRE.

Outrager les morts… si la haine allait m’atteindre.

ORESTE.

Il n’est personne, ici, qui blâme tes paroles.

ÉLECTRE, jetant au cadavre un regard furtif.

Notre ville est morose et se plaît à blâmer.

ORESTE.

Parle, si tu le veux, ma sœur ; car notre haine contre lui est soumise à des lois implacables.

ÉLECTRE.

Bien. (Au cadavre.) Par quelles injures commencerai-je ? par quelles finirai-je ? et quel sera le milieu de mon discours ? Jamais je n’ai cessé de murmurer, dès l’aube, tout ce que je voulais te dire, face à face, si, enfin j’étais délivrée des vieilles craintes : je le suis maintenant ; tu les recevras donc ces injures que je voulais te dire, à toi vivant. Tu m’as perdue et m’a faite orpheline d’un père bien-aimé, et tu as fait celui-ci orphelin, et, envers toi, nous n’avions pas été injustes ! Et tu as épousé honteusement ma mère, et tué l’homme qui commandait aux Hellènes, toi qui n’étais pas même allé chez les Phrygiens. Et tu en vins à ce point de folie, d’espérer qu’une fois ta femme, ma mère ne serait pas mauvaise envers toi, toi qui l’avais faite mauvaise envers mon père ! Qu’il le sache, l’homme qui perd une femme par un adultère secret et qui est ensuite forcé de la prendre comme épouse, est à plaindre, s’il pense qu’elle, qui n’a pas eu de retenue auprès de son mari, en aura auprès de lui. Tu vivais dans ta maison parmi les misères, toi qui ne croyais pas vivre malheureux. Car tu savais le sacrilège de tes noces, et ma mère l’impiété de son époux. Vous étiez tous les deux pervers, et vous avez recueilli la fortune, elle de tes crimes, et toi des siens. Et tu entendais dire par tous les Argiens : « Le mari de la femme, » et non : « La femme du mari. » Or, il est honteux que la femme soit à la tête de la maison, et non le mari ; et je m’indigne encore de ceci, qu’un homme fasse que ses enfants, dans la ville, ne soient pas désignés d’après le nom du père, mais d’après le nom de la mère. Qu’un homme épouse une femme illustre, d’un rang plus élevé que le sien, il ne comptera plus, seule comptera la femme. Mais ta plus grande erreur, que tu n’as pas connue, était, puissant par la richesse, de te vanter d’être quelqu’un. Or, la richesse est passagère ; le naturel demeure et non pas la richesse ; le naturel, toujours ferme, vainc le malheur, mais la richesse qui est entrée dans la maison par l’injustice et qui y habite avec des hommes pervers s’envole après avoir fleuri un temps bien court. Pour ta conduite envers les femmes, il ne sied pas à une vierge d’en parler, je me tais ; je ferai seulement qu’on la comprenne. Tu étais insolent, parce que tu étais fort de ta beauté ! Puissé-je avoir un époux, non au visage de femme, mais d’un aspect bien viril ; car de tels hommes sont attachés à Arès, et ceux qui sont trop charmants ne servent qu’à orner les danses. Tombe ! Tu as été convaincu par le temps d’une entière ignorance ; tu as subi ton châtiment. Donc que nul scélérat, même s’il a bien couru la première partie de la course, ne croie la justice vaincue avant d’être arrivé à la ligne finale, avant d’avoir atteint la borne de la vie !

PREMIÈRE PAYSANNE.

Il a commis des actions terribles, mais à toi et à celui-ci il en a donné une expiation terrible. Diké a une grande force.

ORESTE.

Allons, il faut porter ce corps dans la maison et le confier à l’ombre, esclaves, afin que lorsqu’elle viendra, ma mère ne voie pas le mort avant d’être tuée.

Les esclaves portent dans la maison le cadavre d’Égisthe. — Pylade entre avec eux.
ÉLECTRE, regardant vers la droite.

Arrête… changeons de discours.

ORESTE.

Quoi ? Vois-tu des hommes qui viennent de Mycènes ?

ÉLECTRE.

Non, mais je vois la mère qui m’enfanta.

Oreste regarde aussi vers la droite.
ORESTE.

Sur son char, vêtue de luxe, elle fait la superbe.

ÉLECTRE.

Elle arrive juste en plein milieu du filet.

Un silence. Oreste peu à peu se tourne vers Électre, d’une voix hésitante.
ORESTE.

Qu’allons-nous faire ? Allons-nous tuer notre mère ?

ÉLECTRE, avec reproche.

Est-ce que la pitié s’est emparée de toi, lorsque tu as vu la personne de ta mère ?

ORESTE.

Ah ! comment la tuerai-je, elle qui m’a nourri, qui m’a enfanté ?

ÉLECTRE.

Comme elle a fait périr ton père et le mien.

ORESTE.

Ô Phoibos, par ton oracle, tu m’as ordonné une grande folie.

ÉLECTRE.

Quand Apollon est insensé, qui donc est sage ?

ORESTE.

Tu veux que je tue ma mère, et ce n’est pas possible.

ÉLECTRE.

Que crains-tu de mauvais quand tu venges ton père ?

ORESTE.

Je fuirai meurtrier de ma mère, moi qui suis pur encore.

ÉLECTRE.

Si tu ne secours pas ton père, tu seras impie.

ORESTE.

N’aurai-je pas à subir la peine du meurtre de ma mère ?

ÉLECTRE.

Crains le Dieu, si tu négliges de venger ton père !

ORESTE.

Si un mauvais démon, sous la forme du Dieu, m’a ordonné le meurtre ?…

ÉLECTRE.

Il se serait assis sur le trépied sacré ? Voilà ce que je ne puis croire.

ORESTE.

Je ne puis pas non plus me persuader que le conseil de l’oracle soit bon !

ÉLECTRE, impérieuse.

Ne te laisse pas tomber dans une lâche faiblesse, mais va dresser contre cette femme le piège où tu as pris Égisthe, l’époux, et l’as tué.

ORESTE, prenant une brusque résolution.

J’entre. Je me donne à une tâche terrible et je vais accomplir des actions terribles. Si cela plaît aux Dieux, soit ! Mais le combat m’est amer… sans joie…

Oreste rentre dans la maison. Clytemnestre paraît sur un char, entourée de servantes.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Iô ! Reine de la terre argienne, fille de Tyndare et sœur des deux excellents fils de Zeus qui habitent l’éther enflammé, parmi les astres, et qui, sur les flots de la mer, ont le privilège de sauver les hommes, salut ! Je te révère à l’égal des bien-heureux pour ta richesse et ta grande félicité. C’est le moment de rendre hommage à ta fortune. Salut, ô reine.

CLYTEMMESTRE, aux servantes.

Sortez du char, Troyennes, et donnez-moi la main pour m’aider à en descendre. (Les servantes descendent du char et tendent la main à Clytemnestre.) Les temples des Dieux sont ornés des dépouilles phrygiennes et moi, j’ai celles-ci, choisies au sol troyen, en échange de la fille que j’ai perdue ! faible prix, parure pourtant de mes demeures.

ÉLECTRE, s’avançant près du char, et tendant la main vers Clytemnestre.

Et moi donc, car, esclave chassée des demeures paternelles, j’habite de pauvres demeures, mère, ne prendrai-je pas ta bienheureuse main ?

CLYTEMNESTRE.

Les esclaves sont là ; ne prends pas de peine pour moi.

Elle descend du char.
ÉLECTRE.

Pourquoi ? Captive, tu m’as chassée de la maison : comme elles, mes demeures prises, je fus prise, moi qui étais restée orpheline de mon père !

CLYTEMNESTRE.

Ton père avait forgé de tels desseins contre ceux qui devaient lui être le plus chers… Je parlerai, et cependant, quand la mauvaise renommée s’est emparée d’une femme, sa parole est reçue avec quelque amertume, et, selon moi, à tort ; qu’on recherche les faits, et s’ils valent la haine, la haine devient juste ; sinon, que sert la haine ? Tyndare me donna à ton père : ce n’était pas pour que fussent tués ceux que je lui enfanterais ! Or, ayant trompé ma fille par la promesse d’un mariage avec Achille, il quitta ses demeures et la mena à Aulis, où étaient arrêtés les vaisseaux ; et là, l’ayant étendue sur un bûcher, ton père déchira le cou blanc d’Iphigénie ! Et si encore, cherchant un remède à la prise de sa ville, ou voulant secourir sa maison et sauver ses autres enfants, il avait par une mort racheté beaucoup de vies, l’acte aurait été pardonnable ; mais parce qu’Hélène était impudique et que celui qui l’avait reçue en mariage n’avait pas su châtier une femme infidèle, c’est pour cela qu’il fit mourir ma fille ! Cependant, quoique injustement traitée, je n’étais pas exaspérée, et je n’aurais pas tué mon époux ; mais il revint, et il m’amenait une jeune fille, une ménade qu’animaient des transports divins ; il l’introduisit dans son lit, et, dans la même maison, il eut à la fois, deux épouses. Les femmes sont folles d’amour, je ne veux pas le nier ; voilà pourquoi, lorsque l’époux s’égare et dédaigne le lit légitime, la femme veut imiter l’homme, et elle cherche un autre amant. Et puis le blâme éclate contre nous, et les hommes qui sont responsables de notre acte n’entendent dire aucun mal d’eux. Et si, de ses demeures, Ménélas eût été enlevé en secret, m’eût-il fallu tuer Oreste, pour ne pas perdre Ménélas, l’époux de ma sœur ? Comment ton père eût-il supporté un tel crime ? Fallait-il que celui qui tua mes enfants ne mourût pas, et moi, pour la même action, j’aurais dû, au contraire, être punie par lui ? Je l’ai tué, et je pris la seule voie qui me fût ouverte : j’allai vers ses ennemis, car qui de ses amis eût été mon complice pour le meurtre de ton père ? Parle, si tu le veux, réfute mes discours en toute liberté, et prouve que ton père est mort injustement.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Tu as bien parlé pour ta cause, mais la cause même est honteuse ; une femme doit toujours céder à son époux, une femme qui est sensée ; celle qui ne pense pas ainsi, je ne tiens pas même compte d’elle dans mes discours.

ÉLECTRE.

Souviens-toi, mère, des derniers mots que tu as dits ; tu m’as permis de parler librement contre toi.

CLYTEMNESTRE.

Je le répète, et ne m’en dédis pas, mon enfant.

ÉLECTRE.

Pour les paroles mauvaises que tu auras entendues, ma mère, tu ne me feras pas maltraiter ?

CLYTEMNESTRE.

Non, car il me plaît d’accéder à ton humeur.

ÉLECTRE.

Je parlerai, et voici par quoi je commence. Pourquoi n’as-tu pas, mère, de meilleures pensées ? Certes, elles méritent des louanges, la figure d’Hélène et la tienne, mais vous, les deux sœurs, vous êtes nées vaniteuses et vous n’êtes pas dignes de Kastor. L’une, enlevée, s’est perdue de plein gré, et toi, tu as fait périr l’homme le meilleur de l’Hellas. Tu prétends avoir tué ton mari pour ta fille ; on ne te connaît pas comme je te connais, toi qui, avant que le sacrifice de ta fille n’eût été décidé, alors que ton mari venait à peine de quitter ses demeures, arrangeais au miroir les boucles de ta blonde chevelure ! La femme qui, l’époux absent de la demeure, se pare pour être belle, tu peux la mettre parmi les femmes mauvaises. Car il ne convient pas qu’elle montre au dehors un visage charmant, à moins qu’elle ne cherche à mal agir. Et, seule de toutes les femmes hellènes, je le sais, moi, tu te réjouissais aux victoires des Troyens ; à leurs défaites tes yeux se couvraient de nuages, car tu ne voulais pas qu’Agamemnon revînt de Troie. Et pourtant il t’était facile d’être sage. Tu avais pour époux un homme qui ne valait pas moins qu’Égisthe, et dont l’Hellas avait fait le chef de l’armée. Ta sœur Hélène ayant commis toutes ses fautes, tu pouvais, toi, acquérir une grande gloire : le mal offre aux bons un exemple à regarder. Si, comme tu le dis, mon père a tué ta fille, en quoi mon frère et moi t’avons-nous offensée ? Comment, ayant tué ton mari, ne nous as-tu pas remis la maison paternelle ? Comment t’es-tu dotée de biens qui n’étaient pas à toi, et qui furent le prix auquel tu achetas ton mariage ! Et pourquoi ton époux n’est-il pas dans l’exil, à expier l’exil de ton fils ? Et pourquoi n’est-il pas mort, quand il m’a tuée, moi, et d’une mort deux fois aussi cruelle que la mort de ma sœur, quand il m’a tuée vivante. Si le meurtre est compensé par un meurtre vengeur, je te tuerai, moi, et avec moi sera ton fils Oreste, et nous serons les vengeurs de mon père. Si l’autre action fut juste, celle-ci est équitable. Quiconque, regardant la richesse ou la naissance, épouse une femme méchante est insensé ; car mieux vaut peu de bien que de grandes richesses, si l’on a une femme chaste dans sa maison.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Dans l’union avec une femme, tout est hasard ; pour les uns, le dé tombe bien, pour les autres, il tombe mal.

CLYTEMNESTRE.

Enfant, tu es née pour chérir toujours ton père. Il en est ainsi : les uns s’attachent au père, les autres aiment mieux la mère que le père. Je te pardonne ; d’ailleurs, je n’ai pas grande joie de tout ce que j’ai fait autrefois, mon enfant. Ah ! ah ! malheureuse de mes volontés ! J’ai poussé mon époux trop loin dans la colère.

ÉLECTRE.

Tu pleures tard, alors qu’il n’est plus de remèdes. Mon père est mort : mais comment ne rappelles-tu pas ton fils, qui vagabonde hors de son pays ?

CLYTEMNESTRE.

Je le crains, et je considère mon intérêt et non le sien. Il s’irrite, dit-on, du meurtre de son père.

ÉLECTRE.

Et ton mari, pourquoi entretiens-tu sa fureur sauvage contre moi ?

CLYTEMNESTRE.

Il est violent par nature, et toi aussi tu es quelque peu arrogante.

ÉLECTRE.

C’est que je souffre ; mais je ferai taire ma rancune.

CLYTEMNESTRE.

Et lui assurément ne sera plus dur pour toi.

ÉLECTRE, jetant un regard furtif vers la maison.

Il peut être fier. Il habite ma maison.

CLYTEMNESTRE.

Tu le vois, tu allumes de nouvelles disputes.

ÉLECTRE.

Je me tais, car je le crains… comme je le crains.

CLYTEMNESTRE.

Cesse de tels discours. Pourquoi m’as-tu appelée, enfant ?

ÉLECTRE.

Tu as entendu parler, je pense, de mes couches. Fais à ma place — car je ne sais pas comment m’y prendre — le sacrifice pour la dixième lune de mon fils, d’après la coutume ; moi j’y serais malhabile, puisque, jusqu’ici, je n’avais pas eu d’enfant.

CLYTEMNESTRE.

C’est l’ouvrage d’une autre, de celle qui t’a délivrée.

ÉLECTRE.

Je me suis délivrée moi-même, et seule j’ai mis l’enfant au monde.

CLYTEMNESTRE.

Ta maison est si loin de tous voisins amis ?

ÉLECTRE.

Les pauvres, personne ne veut les prendre pour amis.

CLYTEMNESTRE.

Et tu restes ainsi, sans bains et mal vêtue, quand tu relèves à peine de tes couches ? J’entre donc pour célébrer par un sacrifice le dixième jour de la naissance de ton enfant ; puis, quand je t’aurai fait ce plaisir, j’irai vers le champ où mon époux sacrifie aux Nymphes. Vous, serviteurs, menez les chevaux au râtelier, et quand, à votre jugement, je me serai acquittée du sacrifice aux Dieux, revenez : je dois aussi plaire à mon mari.

On emmène le char de Clytemnestre.
ÉLECTRE.

Entre dans ma pauvre demeure, et prends bien garde de noircir ton peplos dans cette cabane enfumée. Tu sacrifieras aux démons les victimes qu’il faut. (Clytemnestre entre dans la maison.) La corbeille est préparée, et le couteau aiguisé, celui-là même qui abattit le taureau, auprès duquel tu tomberas frappée ; tu seras la femme encore, dans les demeures d’Hadès, de l’homme avec qui tu couchais à la lumière : je te donne, moi, cette grâce, et tu me donnes, toi, la peine due pour le meurtre de mon père.

Électre entre à son tour dans la maison.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Le malheur succède au malheur. Les vents tournent sur la maison. Autrefois, dans le bain, il est tombé, mon roi ! et le toit retentit, et les murs de pierre des demeures, quand il cria ceci : « Cruelle, ô femme, vas-tu m’assassiner, quand, dans ma chère patrie, je reviens après dix semailles ? »

DEUXIÈME PAYSANNE.

Le reflux de la justice entraîne aux pièges nouveaux la misérable. Longtemps absent, l’époux revient dans les demeures, et il franchit les murs cyclopéens hauts vers le ciel. L’arme affilée en mains, elle le tua de ses mains, par la hache, meurtrière impie, malgré la douleur qu’elle avait soufferte.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Comme la lionne montagnarde qui habite les bois de chênes poussés dans les terres fertiles, elle accomplit l’action…

On entend Clytemnestre crier dans la maison.
CLYTEMNESTRE, dans la maison.

Enfants, par les Dieux, ne tuez pas votre mère…

DEUXIÈME PAYSANNE.

Entends-tu le cri dans la demeure ?

CLYTEMNESTRE.

Oh ! moi… moi…

Clytemnestre, la main à sa gorge sanglante, sort en reculant de la maison et tombe près de la porte.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Et je gémis aussi sur cette femme égorgée par ses enfants. Le Dieu distribue la justice, quand l’occasion s’en présente. Tu souffris cruellement, mais tu commis un crime impie, malheureuse, envers ton époux.



ÉPILOGUE


Électre et Oreste, tout sanglants, sortent de la maison.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Mais les voici qui sortent de la maison, ensanglantés du meurtre nouveau de leur mère, indices victorieux d’un triste sacrifice. Il n’est pas et jamais il ne fut de maison plus malheureuse que les enfants de Tantale.

ORESTE.

Ô Gaia, et toi, Zeus, qui vois toutes les actions des hommes, voyez ces travaux meurtriers, ces deux corps qui gisent à terre ; c’est ma main qui porta le coup, récompense de mes misères.

ÉLECTRE.

Frère, il faut les pleurer. Je suis cause de tout. Je brandissais, hélas, du feu contre ma mère, contre celle dont j’étais la fille !

PREMIÈRE PAYSANNE.

Ô la fortune, ta fortune, mère qui enfantas, puis souffris des souffrances horribles, atroces, plus qu’atroces, de tes enfants. Tu paies, et cela est juste, le meurtre de leur père.

ORESTE.

Phoibos, tu chantas la vengeance, au jour tu fis payer des dettes par des douleurs indignes du jour, et, loin de la terre hellénique, tu me donnes le lit des meurtriers. En quelle ville irai-je ? et quel hôte, quel homme pieux me regardera, moi, moi, qui ai tué ma mère ?

ÉLECTRE.

Oh ! oh ! moi, où irai-je ? dans quel chœur ? à quelle fête de mariage ? et quel époux voudra jamais me prendre en la couche nuptiale ?

DEUXIÈME PAYSANNE.

Elle tourne, elle tourne, ta pensée ! Elle a changé avec le vent, pieuse maintenant, impie tout à l’heure, tu as fait des actions terribles, amie, et contre la volonté de ton frère.

ORESTE.

Tu as vu comme la malheureuse a rejeté tout son péplos ; elle a montré son sein pendant le meurtre… Oh ! oh ! et à terre, elle était à genoux, et moi, je faiblissais.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Je le sais, tu étais plein d’angoisse en entendant le cri lamentable de la mère qui t’enfanta.

ÉLECTRE.

Elle poussa ce cri, ayant porté les mains à mon menton : « Enfant, ô mon enfant, je te supplie ! » Elle se pendait à mes joues, et l’arme a abandonné mes mains.

DEUXIÈME PAYSANNE.

Malheureuse, comment osas-tu regarder de tes propres yeux le meurtre de ta mère expirante ?

ORESTE.

Et moi, m’étant couvert les yeux de mon manteau, je commençai le sacrifice avec l’épée… je l’enfonçai dans le cou de ma mère.

ÉLECTRE.

Et moi, je t’encourageais et aussi j’ai touché l’épée.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Tu as commis le plus affreux de tous les crimes.

ORESTE.

Prends, cache les membres de ta mère dans son péplos ; aide-moi à parer les blessures béantes. (Au cadavre.) Tu as donc enfanté tes meurtriers !

Oreste et Électre voilent la figure de Clytemnestre et cachent les blessures.
ÉLECTRE.

Sur toi, amie ennemie, nous jetons tous ces vêtements.

DEUXIÈME PAYSANNE.

Couronnement des grands malheurs dans la maison !

PREMIÈRE PAYSANNE.

Mais voici qu’au-dessus du faîte de la maison paraissent des démons, ou bien des Dieux célestes : car leur chemin n’est pas le chemin des mortels. Pourquoi viennent-ils, visibles au regard des hommes ?

Les Dioscures apparaissent dans les airs, au-dessus de la maison. En même temps, Pylade sort de la maison.
KASTOR.

Ô fils d’Agamemnon, écoute : ce sont les Jumeaux qui t’appellent, les frères de ta mère, les Dioscures, Kastor et celui-ci, son frère Polydeukès. Nous avons apaisé naguère une tempête de la mer, terrible pour un vaisseau, et nous sommes venus à Argos quand nous avons vu le meurtre de notre sœur, ta mère. Elle a reçu d’ailleurs un juste châtiment ; mais toi, tu n’as pas agi justement, et Phoibos… Phoibos… mais, car il est mon roi, je me tais : cependant, quoique sage, il rendit un oracle peu sage. La fatalité veut qu’on se résigne à cela. Il faut maintenant que tu fasses ce que la Moire et Zeus ont décidé de toi. Donne à Pylade Électre pour épouse, qu’elle le suive en ses demeures : toi, quitte Argos : tu ne peux entrer dans la ville, après avoir tué ta mère. Les terribles Kéres, les Déesses aux yeux de chiennes, te feront bondir, et tu erreras, furieux. Arrivé dans Athènes, embrasse la statue vénérée de Pallas : elle les repoussera, effrayées, et leurs dragons terribles ne te toucheront plus, car elle aura étendu sur ta tête le bouclier au regard de gorgone. Il est une colline, la colline d’Arès, où d’abord s’assirent les Dieux pour donner les suffrages sur le sang : Arès aux cruelles pensées, furieux d’une union impie avec sa fille, avait tué Halirrhothios, le fils du Maître de la mer ; et là, depuis ce temps, les hommes jugent avec une très sûre piété. C’est là que tu dois aller faire juger ton meurtre. Par des suffrages égaux de part et d’autre, tu échapperas à la sentence mortelle, car Loxias prendra la faute pour lui-même, lui dont l’oracle t’ordonna de tuer ta mère. Et désormais cette loi sera établie : par l’égalité des suffrages, l’accusé est victorieux. Et les cruelles Déesses, frappées de douleur en te voyant absous, entreront près de la colline dans un gouffre de la terre, demeure sainte et vénérable pour les hommes. Toi, il faudra que tu habites une ville des Arcadiens, sur le cours de l’Alphée, près du sanctuaire lycéen : et la ville sera nommée d’après ton nom. Voilà ce que j’avais à te dire. Quant au cadavre d’Égisthe, les citoyens d’Argos le mettront au tombeau dans la terre. Pour ta mère, Ménélas, conquérant de la terre troyenne, qui vient d’arriver à Nauplie l’ensevelira, avec l’aide d’Hélène : quittant l’Égypte, elle arrive des demeures de Protée, et jamais elle n’est allée chez les Phrygiens ; mais Zeus, pour la discorde et pour la mort des hommes, envoya vers Ilion le fantôme d’Hélène. Que, de la terre achaïque, Pylade, ayant pour épouse celle qui est restée vierge jusqu’à maintenant, la conduise dans sa maison, et qu’il emmène au pays des Phocidiens celui qui ne fut son beau-frère que de nom, et qu’il lui donne des richesses abondantes. Et toi, franchis le col de la terre isthmienne et marche vers la roche heureuse de Kekropia. Ayant accompli le meurtre marqué par le destin, tu vivras d’heureux jours, délivré de tes peines.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Ô fils de Zeus, est-il permis de vous parler ?

KASTOR.

Vous le pouvez, vous que n’ont point souillées les meurtres.

ORESTE.

Et moi, ne puis-je vous parler, ô Tyndarides ?

KASTOR.

Tu le peux, c’est Phoibos qui sera responsable de l’action sanglante.

PREMIÈRE PAYSANNE.

Comment, vous qui êtes des Dieux et qui étiez les frères de celle qui a péri, n’avez-vous pas détourné les Kères de cette demeure ?

KASTOR.

L’inévitable nécessité amena sa mort, et les oracles, si peu sages, de Phoibos.

ÉLECTRE.

Mais quel Apollon, quels oracles ont fait de moi la meurtrière de ma mère ?

KASTOR.

Vos actes sont communs, vos destinées communes ; un seul crime de vos ancêtres vous a ruinés tous les deux.

ORESTE, regardant tendrement Électre.

Ô ma sœur, je t’ai vue après un temps bien long, et tout de suite je suis privé de tes caresses. Je t’abandonnerai, abandonné de toi.

KASTOR.

Elle a un époux et une demeure ; elle n’a rien de cruel à souffrir, si ce n’est qu’elle abandonne la ville des Argiens.

ÉLECTRE.

Et quelle douleur est plus grande que celle d’abandonner la terre paternelle ?

ORESTE.

Et moi je quitterai la maison de mon père, et au gré de juges étrangers, j’expierai la mort de ma mère.

KASTOR.

Prends courage, tu iras dans la ville pieuse de Pallas ; aie des pensées fermes !

ÉLECTRE, embrassant Oreste.

Mets ton cœur sur mon cœur, ô frère très chéri ! Voici qu’elles nous éloignent des demeures paternelles, les imprécations sanglantes de notre mère.

ORESTE.

Viens, embrasse ton frère, et pleure comme sur la tombe d’un mort.

KASTOR.

Ah ! ah ! ce que tu dis est cruel à entendre, même pour les Dieux ! Nous, comme les autres Ouranides, nous sommes pleins de pitié pour les mortels qui souffrent.

ORESTE, à Électre.

Je ne te verrai plus jamais.

ÉLECTRE.

Et je ne m’approcherai plus de ta paupière.

ORESTE.

Ces paroles sont les dernières que tu me dises.

ÉLECTRE.

Adieu, ô ville ! (Aux paysannes.) Adieu, ô vous, adieu encore, ô mes concitoyennes !

ORESTE.

Ô très fidèle sœur, tu pars ?

ÉLECTRE.

Je pars, et ma paupière amollie est humide.

ORESTE.

Pylade, sois heureux ! Sois le mari d’Électre !

KASTOR, à Oreste.

Le soin des noces les regarde. Mais toi, fuyant les chiennes, marche vers Athènes. Elles lancent leur pas terrible contre toi, celles qui ont des dragons pour mains, celles qui sont noires, celles qui cueillent le fruit des terribles douleurs. (S’éloignant peu à peu avec Polydeukès.) Nous, nous nous hâterons vers la mer sicilienne, pour y sauver les proues marines des vaisseaux. Quand nous allons tous deux par la plaine éthérée, nous ne secourons pas les impies ; mais ceux-là qui, dans la vie, aiment la piété et la justice, nous les sauvons et les délivrons des maux rudes. Que personne donc ne se plaise à l’injustice, et ne navigue sur le vaisseau des parjures. Moi, qui suis Dieu, je parle ainsi à des mortels.

Les Dioscures disparaissent. Oreste, Électre et Pylade s’éloignent lentement.
PREMIÈRE PAYSANNE.

Adieu ! Celui qui peut se donner à la joie et qui n’est point touché par des tourments affreux, celui-là, parmi tous les mortels, est heureux.


FIN