Électre (Crébillon)/Acte V
Tandis qu’en ce palais mon hymen ſe prépare,
Dieux ! Quel trouble ſecret de mon âme s’empare !
Le ſévère devoir qui m’y fait conſentir
Eſt-il ſitôt ſuivi d’un honteux repentir ?
Croirai-je qu’un amour proſcrit par tant de larmes
Puiſſe encor me cauſer de ſi vives alarmes ?
Non, ce n’eſt point l’amour ; l’amour ſeul dans un cœur
Ne pourrait exciter tant de trouble & d’horreur :
Non, ce n’eſt point un feu dont ma fierté s’irrite…
Ah ! Si ce n’eſt l’amour, qu’eſt-ce donc qui m’agite ?
Un amour ſi longtemps ſans ſuccès combattu
Voudrait-il d’aujourd’hui reſpecter ma vertu ?
Feſtins cruels, & vous, criminelles ténèbres,
Plaintes d’Agamemnon, cris perçants, cris funèbres,
Sang que j’ai vu couler, pitoyables adieux,
Soyez à ma fureur plus qu’Oreſte & les dieux :
Échauffez des tranſports que mon devoir anime :
Peignez à mon amour un héros magnanime…
Non, ne me peignez rien ; effacez ſeulement
Les traits trop bien gravés d’un malheureux amant,
D’une injuſte fierté trop conſtante victime,
Dont un père inhumain fait ici tout le crime,
Toujours prêt lu défendre un ſang infortuné
Aux caprices du ſort longtemps abandonné.
On vient. Hélas ! C’eſt lui. Que mon âme éperdue
S’attendrit & s’émeut à cette chère vue !
Dieux, qui voyez mon cœur dans ce triſte moment,
Ai-je aſſez de vertu pour perdre mon amant ?
Pénétré d’un malheur où mon cœur s’intéreſſe,
M’eſt-il enfin permis de revoir ma princeſſe ?
Si j’en crois les apprêts qui ſe font en ces lieux,
Je puis donc ſans l’aigrir m’offrir à ſes beaux yeux !
Quelque prix qu’on prépare au feu qui me dévore,
Malgré tout mon eſpoir, que je les crains encore !
Dieux ! Se peut-il qu’Électre, après tant de rigueurs,
Daigne choiſir ma main pour eſſuyer ſes pleurs ?
Eſt-ce elle qui m’élève à ce comble de gloire ?
Mon bonheur eſt ſi grand, que je ne le puis croire.
Ah ! madame, à qui dois-je un bien ſi doux pour moi ?
Amour, fais, s’il ſe peut, qu’il ne ſoit dû qu’à toi !
Électre, s’il eſt vrai que tant d’ardeur vous touche,
Confirmez notre hymen d’un mot de votre bouche ;
Laiſſez-moi, dans ces yeux de mon bonheur jaloux,
Lire au moins un aveu qui me fait votre époux.
Quoi ! Vous les détournez ! Dieux ! Quel affreux ſilence !
Ma princeſſe, parlez : vous fait-on violence ?
De tout ce que je vois que je me ſens troubler !
Ah ! Ne me cachez point vos pleurs prêts à couler.
Confiez à ma foi le ſecret de vos larmes ;
N’en craignez rien : ce cœur, quoiqu’épris de vos charmes,
N’abuſera jamais d’un pouvoir odieux.
Madame, par pitié, tournez vers moi les yeux.
C’en eſt trop : je pénètre un myſtère funeſte ;
Vous cédez au deſtin qui vous enlève Oreſte ;
Vous croyez déſormais que pour vous aujourd’hui
L’univers tout entier doit périr avec lui.
Votre cœur cependant, à ſa haine fidèle,
Accablé des rigueurs d’une mère cruelle,
Au moment que je crois qu’il s’attendrit pour moi,
M’ahhorre, & ne ſe rend qu’aux menaces du roi.
Fils d’Égiſthe, reviens d’un ſoupçon qui me bieſſe :
Électre ne connaît ni crainte ni faibleſſe ;
Même au milieu des fers agit en liberté.
Quelque appui que le ſort m’enlève dans mon frère,
Je crains plus tes vertus que les fers ni ton père.
Ne crois pas qu’un tyran pour toi puiſſe en ce jour
Ce que ne pourrait pas ou l’eſtime, ou l’amour.
Non, quel que ſoit le ſang qui coule dans tes veines,
Je ne t’impute rien de l’horreur de mes peines ;
Je ne puis voir en toi qu’un prince généreux
Que, de tout mon pouvoir, je voudrais rendre heureux.
Non, je ne te hais point : je ſerais inhumaine
Si je pouvais payer tant d’amour de ma haine.
Je ne ſuis point haï ! Comblez donc tous les vœux
Du cœur le plus fidèle & le plus amoureux.
Vous n’avez plus de haine ! Eh bien ! Qui vous arrête ?
Les autels ſont parés, & la victime eſt prête :
Venez, ſans différer, par des nœuds éternels,
Vous unir à mon ſort aux pieds des immortels.
Égiſthe doit bientôt y conduire la reine ;
Souffrez que ſur leurs pas mon amour vous entraîne ;
On n’attend plus que vous.
Dieux cruels ! Que ce mot redouble mon effroi !
Quoi ! Tout eſt prêt, Seigneur ?
Oui, ma chère princeſſe.
Hélas !
Vos yeux d’aſſez de pleurs ont arroſé ces lieux :
Livrez-vous à l’époux que vous ornent les dieux.
Songez que cet hymen va finir vos miſères ;
Qu’il vous fait remonter au trône de vos pères ;
Que lui ſeul peut briſer vos indignes liens,
Et terminer les maux qui redoublent les miens.
Le plus grand de mes ſoins, dans l’ardeur qui m’anime,
Eſt de vous arracher au ſort qui vous opprime.
Mycènes vous deplaît : eh bien ! J’en ſortirai ;
Content du nom d’epoux, partout je vous ſuivrai,
Trop heureux, pour tout prix du feu qui me conſume,
Si je puis de vos pleurs adoucir l’amertume !
Auſſi touché que vous du deſtin d’un héros…
Hélas ! Que ne fait-il le plus grand de mes maux !
Et que ce triſte hymen où ton amour aſpire…
Cet hymen… Non, Itys, je ne puis y ſouscrire.
J’ai promis ; cependant je ne puis l’achever.
Ton père eſt aux autels, je m’en vais l’y trouver ;
Attends-moi dans ces lieux.
Aux autels, quoi ! Sans moi ? Demeurez, inhumaine :
Demeurez, ou bientôt d’un amant odieux
Ma main fera couler tout le ſang a vos yeux.
Vous gardiez donc ce prix à ma perſévérance ?
Ah ! Plus tu m’attendris, moins notre hymen s’avance.
Quoi ! Vous m’abandonnez à mes cruels tranſports !
Que fais-tu, malheureux ? Laiſſe-moi mes remords ;
Lève-toi : ce n’eſt point la haine qui me guide.
Que faites-vous, mon frère, aux pieds d’une perfide ?
On aſſassine Égiſthe ; et, ſans un prompt ſecours,
D’une ſi chère vie on va trancher le cours.
On aſſassine Egiſthe ! Ah cruelle princeſſe !
Ta mort de tant d’amour va donc être le fruit !
Je n’ai pu t’arracher au ſort qui te pourſuit,
Prince trop généreux !
Ingrate ; c’eſt plutôt l’inſulter que le plaindre.
La pitié vous ſied bien, au moment que c’eſt vous
Qui le faites tomber ſous vos barbares coups !
J’entends partout voler le nom de votre frère.
Quel autre que ce traître, ennemi de mon père….
Reſpectez un héros qui ne fait en ces lieux
Que ſon devoir, le mien, & que celui des dieux.
Le crime n’a que trop triomphé dans Mycène :
Il eſt temps qu’un barbare en reçoive la peine ;
Qu’il éprouve ces dieux qu’il bravait, l’inhumain !
Quoique lents à punir, ils puniſſent enfin.
Si le ciel indigné n’eut hâté ſon ſupplice,
Il eût fait à la fin ſoupçonner ſa juſtice.
Entendez-vous ces cris & ce tumulte affreux,
Ce bruit confus de voix de tant de malheureux ?
Tels furent les apprêts de ce feſtin impie
Qu’Égiſthe par ſa mort dans ce moment expie.
Mais ce que j’ai ſouffert de nos cruels malheurs
M’apprend, en les vengeant, à reſpecter vos pleurs.
Je ne vous offre point une pitié ſuspecte ;
Un intérêt ſacré veut que je les reſpecte.
Vous inſultiez mon frère, & ma juſte fierté
Avec trop de rigueur a peut-être éclate.
D’ailleurs, c’eſt un héros que vous devez connaître :
À vos yeux, comme aux miens, tel il a dû paraître.
Madame, c’en eſt fait : tout cède à nos efforts ;
Ce palais ſe remplit de mourants & de morts.
Vous ſavez qu’aux autels notre chef intrépide
Devait d’Agamemnon punir le parricide ;
Mais les ſoupçons d’Égiſthe, & des avis ſecrets,
Ont hâté ce grand jour ſi cher a nos ſouhaits.
Oreſte règne enfin : ce héros invincible
Semble armé de la foudre en ce moment terrible.
Tout fuit à ſon aſpect, ou tombe ſous ſes coups :
De longs ruiſſeaux de ſang ſignalent ſon courroux.
J’ai vu prêt à périr le fier Itys lui-même
Déſarmé par Oreſte en ce déſordre extrême.
Ce prince au déſespoir, cherchant le ſeul trépas.
Portant partout la mort & ne la trouvant pas,
À ſon père peut-être eût ouvert un paſſage ;
Mais ſa main déſarmée a trompé ſon courage.
Ainſi, de ſes exploits interrompant le cours,
Le ſort, malgré lui-même, a pris ſoin de ſes jours.
Oreſte, qu’irritait une fureur ſi vaine,
À ſa valeur bientôt fait tout céder ſans peine.
J’ai cru de ce ſuccès devoir vous avertir.
De ces lieux cependant gardez-vous de ſortir,
Madame : la retraite eſt pour vous aſſurée ;
Des amis affidés en défendent l’entrée.
Votre ennemi d’ailleurs, au gré de vos déſirs,
Aux pieds de ſon vainqueur rend les derniers ſoupirs.
Je ne puis la venger, je vais du moins te ſuivre.
Cruelle, redoutez, malgré tout mon malheur,
Que l’amour n’arme encor pour moi plus d’un vengeur.
Amis, c’en eſt aſſez ; qu’on épargne le reſte.
Laiſſez, laiſſez agir la clémence d’Oreſte :
Je ſuis aſſez vengé.
Sort cruel ! C’en eſt fait ; tout eſt perdu pour moi ;
Celui que j’implorais eſt Oreſte.
C’eſt lui ; c’eſt ce guerrier que la plus vive flamme
Voulait en vain ſoustraire aux devoirs de ce nom,
Et qui vient de venger le ſang d’Agamemnon.
Quel que ſoit le courroux que ce nom vous inſpire,
Mon devoir parle aſſez ; je n’ai rien à vous dire :
Votre père en ces lieux m’avait ravi le mien.
Suivez-la.
D’un trouble affreux mon cœur a peine à ſe défendre.
Palamède, venez raſſurer mes eſprits.
Que vous calmez l’horreur qui les avait ſurpris !
Ami trop généreux, mon défenſeur, mon père,
Ah ! Que votre préſence en ce moment m’eſt chère !…
Quel triſte & ſombre accueil ! Seigneur, qu’ai-je donc fait ?
Vos yeux ſemblent ſur moi ne s’ouvrir qu’à regret :
N’ai-je pas aſſez loin étendu la vengeance ?
Oui, vous êtes vengé, les dieux le ſont auſſi ;
Mais, ſi vous m’en croyez, éloignez-vous d’ici.
Ce palais n’offre plus qu’un ſpectacle funeſte ;
Ces lieux ſouillés de ſang ſont peu dignes d’Oreſte :
Suivez-moi l’un & l’autre.
Pourquoi nous éloigner ? Palamède, parlez :
Craint-on quelque tranſport de la part de la Reine ?
Non, vous n’avez plus rien à craindre de ſa haine ;
De ſon triſte deſtin laiſſez le ſoin aux dieux :
Mais pour quelques moments abandonnez ces lieux ;
Venez.
Je veux en être inſtruit. Parlez, que fait ma mère ?
Eh bien ! Un coup affreux…
A donc juſque ſur elle oſé porter la main ?
Qu’a donc fait Anténor chargé de la défendre ?
Et comment & par qui s’eſt-il laiſſé ſurprendre ?
Ah ! J’atteſte les dieux que mon juſte courroux…
Ne faites point, Seigneur, de ſerment contre vous.
Qui ? Moi, j’aurais commis une action ſi noire !
Oreſte parricide ! Ah ! Pourriez-vous le croire ?,
De mille coups plutôt j’aurais percé mon ſein.
Juſte ciel ! Et qui peut imputer à ma main…
J’ai vu, ſeigneur, j’ai vu : ce n’eſt point l’impoſture
Qui vous charge d’un coup dont frémit la nature.
De vos ſoins généreux plus irritée encor,
Clytemneſtre a trompé le fidèle Anténor,
Et, rempliſſant ces lieux & de cris & de larmes,
S’eſt jetée travers le péril & les armes.
Au moment qu’à vos pieds ſon parricide époux
Était près d’éprouver un trop juſte courroux,
Votre main redoutable allait trancher ſa vie :
Dans ce fatal inſtant la Reine l’a ſaisie.
Vous, ſans conſidérer qui pouvait retenir
Une main que les dieux armaient pour le punir,
Vous avez d’un ſeul coup, qu’ils conduiſaient peut-être,
Fait couler tout le ſang dont ils vous firent naître.
Sort, ne m’as-tu tiré de l’abîme des flots
Que pour me replonger dans ce gouffre de maux,
Pour me faire attenter ſur les jours de ma mère !…
Elle vient : quel objet ! Où fuirai-je ?
Ah mon frère !
Ton frère ! Quoi ! Je meurs de la main de mon fils !
Dieux juſtes ! Mes forfaits ſont-ils aſſez puni ?
Je ne te revois donc, fils digne des Atrides,
Que pour trouver la mort dans tes mains parricides ?
Jouis de tes fureurs, vois couler tout ce ſang
Dont le ciel irrité t’a formé dans mon flanc.
Monſtre que bien plutôt forma quelque Furie,
Puiſſe un deſtin pareil payer ta barbarie !
Frappe encor, je reſpire, & j’ai trop à ſouffrir
De voir qui je fis naître, & qui me fait mourir.
Achève, épargne-moi le tourment qui m’accable.
Ma mère !
Tu l’oſes prononcer ! N’affecte rien, cruel ;
La douleur que tu feins te rend plus criminel.
Triomphe, Agamemnon ; jouis de ta vengeance ;
Ton fils ne dément pas ton nom, ni ſa naiſſance.
Pour l’en voir digne au gré de mes vœux & des tiens,
Je lui laiſſe un forfait qui paſſe tous les miens.
Frappez, dieux tout-puiſſants que ma fureur implore ;
Dieux vengeurs, s’il en eſt, puiſque je vis encore,
Frappez : mon crime affreux ne regarde que vous.
Le ciel n’a-t-il pour moi que des tourments trop doux ?
Je vois ce qui retient un courroux légitime ;
Dieux, vous ne ſavez pas comme on punit mon crime.
N’ai-je donc pas aſſez de ma propre douleur ?
Voulez-vous me donner la mort, mon cher Oreſte ?
Ah ! Ne prononcez plus ce nom que je déteſte.
Et toi que fait frémir mon aſpect odieux,
Nature, tant de fois outragée en ces lieux,
Je viens de te venger du meurtre de mon père ;
Mais qui te vengera du meurtre de ma mère ?
Ah ! Si pour m’en punir le ciel eſt ſans pouvoir,
Prêtons-lui les fureurs d’un juſte déſespoir.
Ô dieux, que mes remords, s’il ſe peut, vous fléchiſſent !
Que mon ſang, que mes pleurs, s’il ſe peut, t’attendriſſent,
Ma mère ! Vois couler…
Ah ſeigneur !
Je ne veux rien, cruel, d’Électre ni de toi :
Votre cœur, affamé de ſang & de victimes,
M’a fait ſouiller ma main du plus affreux des crimes…
Mais quoi ! Quelle vapeur vient obſcurcir les airs ?
Grâce au ciel, on m’entr’ouvre un chemin aux Enfers :
Deſcendons, les Enfers n’ont rien qui m’épouvante ;
Suivons le noir ſentier que le ſort me préſente ;
Cachons-nous dans l’horreur de l’éternelle nuit.
Quelle triſte clarté dans ce moment me luit ?
Qui ramène le jour dans ces retraites ſombres ?
Que vois-je ? Mon aſpect épouvante les ombres ?
Que de gémiſſements ! Que de cris douloureux !
« Oreſte ! » Qui m’appelle en ce ſéjour affreux ?
Égiſthe ! Ah ! C’en eſt trop, il faut qu’à ma colère…
Que vois-je ? Dans ſes mains la tête de ma mère !
Quels regards ! Où fuirai-je ? Ah ! Monſtre furieux,
Quel ſpectacle oſes-tu préſenter à mes yeux ?
Je ne ſouffre que trop ; monſtre cruel, arrête ;
À mes yeux effrayés dérobe cette tête.
Ah ! Ma mère, épargnez votre malheureux fils ;
Ombre d’Agamemnon, ſois ſensible à mes cris ;
J’implore ton ſecours, chère ombre de mon père ;
Viens défendre ton fils des fureurs de ſa mère ;
Prends pitié de l’état où tu me vois réduit.
Quoi ! Juſque dans tes bras la barbare me ſuit !…
C’en eſt fait ! Je ſuccombe à cet affreux ſupplice.
Du crime de ma main mon cœur n’eſt point complice ;
J’éprouve cependant des tourments infinis.
Dieux ! Les plus criminels ſeraient-ils plus punis ?