Élection du président aux États-Unis
On connaît maintenant, ou du moins on peut prédire avec assurance, le résultat de la grande lutte électorale qui vient d’agiter les États-Unis. Tous les états n’ont point encore terminé l’élection des délégués ; il en est même un, la Caroline du nord, où cette élection n’aura lieu que le 1er décembre, et pourtant la question peut être maintenant regardée comme résolue. La majorité absolue est en effet de 138 suffrages ; les états qui se sont prononcés en faveur de M. Polk lui assurent déjà 135 votes, et parmi les états dont on attend encore la décision, il en est plus d’un où les démocrates, de l’aveu même de leurs adversaires, auront la majorité. Les journaux whigs n’hésitent point à reconnaître la défaite de leur parti, et M. Polk doit être considéré comme le futur président des États-Unis. La presse anglaise s’étonne beaucoup de ce résultat, qui était en effet fort imprévu : il n’est point cependant impossible de l’expliquer.
On se rappelle peut-être[1] comment le président actuel, M. Tyler, fut conduit à soulever, dans l’intérêt de sa réélection, la question de l’annexion du Texas. Il se proposait de jeter la discorde entre les hommes les plus éminens du parti démocratique, tandis que lui-même rallierait autour de cette question tous les états du sud sans distinction de partis, et ceux des états du nord qui sont démocrates et votent habituellement avec le sud. Il serait arrivé ainsi à former une majorité qui aurait eu l’annexion pour programme et aurait porté à la présidence le promoteur de cette mesure, M. Tyler lui-même. Cette intrigue fut déjouée par la prépondérance que le parti whig conservait dans le sénat. Il fallait que le traité conclu par M. Tyler obtînt dans le sénat les deux tiers des voix, 35 sur 52 : c’est-à-dire qu’on réunît les 26 voix des états du sud, et qu’on trouvât un appoint de 9 voix parmi les sénateurs démocrates du nord. Ce fut précisément la majorité que le traité trouva contre lui. Sur 29 sénateurs whigs, 28 le rejetèrent, et rallièrent à eux 7 sénateurs démocrates. Avec le rejet du traité s’évanouirent les espérances de M. Tyler. L’un des chefs du parti démocratique dans le sénat, le colonel Benton, s’était montré l’un des plus ardens adversaires du traité ; il résolut de tourner à son profit l’échec essuyé par M. Tyler. Le colonel Benton, qui représente le Missouri au sénat depuis l’admission de cet état dans l’Union, est l’homme le plus influent de l’ouest. Hardi, persévérant, plein de ressources, orateur habile, pamphlétaire passionné et plein de puissance, il fut l’ame de la croisade du général Jackson contre la banque des États-Unis, et il était de moitié dans toutes les entreprises de celui-ci contre les droits du Mexique. Depuis long-temps il se regardait comme appelé à recueillir la succession de M. Van Buren, et il avait fait de l’annexion le point d’appui de sa candidature éventuelle à la présidence. Il lui sembla que M. Tyler, en soulevant cette question, lui ravissait son bien ; et il n’eut de repos que le traité ne fût rejeté. Il voulut alors reprendre la question pour son propre compte, en faisant disparaître le principal grief du nord, la rupture de l’équilibre entre les états libres et les états à esclaves. M. Clay, obligé par position de combattre l’annexion dans les circonstances actuelles, quoiqu’il en admît le principe, avait suggéré un expédient : c’était de faire pour le Texas ce qui avait été fait en 1822 pour la Louisiane et le Missouri, d’établir un égal partage entre le travail libre et le travail esclave. M. Benton s’empara de cette idée et en fit la base d’une motion. Le sénat devait consacrer le principe de l’annexion, et la différer jusqu’à ce qu’on obtînt le consentement du Mexique : pour rendre ce consentement plus facile à obtenir, M. Benton resserrait considérablement les limites du Texas. Ce pays devait être divisé en deux zones parallèles, et en quatre états : deux au nord et libres, deux au sud où l’esclavage aurait été permis. On aurait admis immédiatement, comme état à esclaves, la portion actuellement habitée, et les trois autres états à mesure qu’ils auraient atteint la population légale. Ce projet fut également rejeté, mais à une majorité plus faible que le traité de M. Tyler, et nous avons cru devoir en faire mention, parce que, si l’annexion se réalise un jour, ce sera, sans aucun doute, de cette façon.
M. Tyler, quoique trompé dans ses espérances, n’en avait pas moins atteint son but principal : il avait mis hors de combat les chefs du parti démocratique ; il les avait contraints de s’expliquer sur la question de l’annexion et de se compromettre vis-à-vis de leurs partisans. M. Van Buren, obligé de choisir entre ses amis du nord et du sud, s’était prononcé contre l’annexion et avait ruiné ses chances dans le sud et l’ouest. Ce fut pour le général Cass une raison de se prononcer hautement en faveur de l’annexion ; mais le nord vit avec jalousie un homme du sud chercher à recueillir l’héritage de son candidat favori, et montra beaucoup de répugnance pour lui. De ces haines réciproques il résulta qu’à la convention préparatoire de Baltimore, aucun des deux chefs du parti ne fut élu ; M. Cass et M. Van Buren s’exclurent l’un l’autre, et un homme inconnu jusqu’alors, un adversaire du tarif, M. Polk, fut le candidat préféré, au grand dépit des états démocrates du nord. Les démocrates restèrent donc groupés en trois fractions autour de M. Polk, de M. Tyler et de M. Van Buren. Les whigs, à la vue de cette désunion de leurs adversaires, ne dissimulèrent pas leur joie et se crurent assurés du triomphe ; mais le danger avertit les démocrates de serrer leurs rangs. Ce parti s’est toujours montré bien plus discipliné et plus aguerri que le parti whig ; il a été formé à la tactique parlementaire sous le général Jackson par M. Van Buren, le politique le plus froid, le plus habile, le plus fécond en ressources des États-Unis, le diplomate pour les talens duquel M. de Talleyrand a témoigné le plus de sympathie. Les démocrates virent bien qu’en restant désunis, ils n’avaient à attendre qu’une défaite inévitable, et tous ceux qui n’avaient pas d’engagemens personnels se groupèrent autour de M. Polk. M. Van Buren, avec une promptitude qui lui fait honneur, sacrifia aussitôt ses espérances et son ressentiment ; il rendit public son désistement, et engagea ses amis à reporter leurs suffrages sur M. Polk ; il fit usage de son influence, qui est grande à New-York et dans la Pensylvanie, pour rallier à M. Polk ces deux états, qui se montraient fort alarmés des doctrines du nouveau candidat sur le tarif et la protection due à l’industrie nationale.
Restait encore M. Tyler. Celui-ci, que la candidature de M. Polk avait singulièrement déconcerté, fit des efforts désespérés pour assurer sa réélection. Comme aux États-Unis, aussi bien qu’en Europe, le choix des fonctionnaires publics est un puissant moyen d’influence, M. Tyler bouleversa tout le personnel de l’administration ; il n’est si petit employé qui ne fut changé. Il essaya aussi de raviver la question du Texas par un nouveau message, par la publication incessante de documens officiels à ce sujet, et en portant devant les représentans le traité rejeté par le sénat ; mais la seconde chambre le fit déposer sur la table, ce qui équivaut à un ajournement indéfini, et le congrès se sépara sans qu’il en eût été question. M. Tyler songea alors à convoquer le congrès en session extraordinaire pour traiter de nouveau de l’annexion ; toutefois il recula devant cette mesure. Son principal appui, M. Calhoun, ne tarda pas à lui manquer ; celui-ci avait activement secondé M. Tyler, tant qu’il s’était agi uniquement de ruiner les espérances de M. Van Buren contre qui il avait des représailles à exercer : maintenant que, par la chute de son ennemi, son ressentiment était satisfait, M. Calhoun songeait bien plus aux intérêts généraux du parti démocratique qu’à ceux de M. Tyler ; il voyait très bien que, si le parti démocratique pouvait espérer de se sauver, c’était avec M. Polk bien plus qu’avec M. Tyler. Connaissant M. Polk comme un homme honorable, mais médiocre, il n’ignorait pas que son influence, son expérience des affaires et ses talens, seraient nécessaires à celui-ci aussi bien qu’au président actuel. M. Calhoun, en soutenant obstinément M. Tyler, aurait donc ruiné, et son parti et sa propre position ; il n’était point homme à commettre pareille faute. Les autres chefs de l’administration ne dissimulèrent pas non plus leurs sympathies pour M. Polk ; et M. Tyler, abandonné même de ses subordonnés, vit ses chances diminuer de jour en jour. Il prit alors son parti, et, par un manifeste, rendit public son désistement. Ce document est trop long et trop insignifiant pour que nous en donnions même une analyse. M. Tyler cherche surtout à se justifier du reproche qui lui a été souvent fait d’avoir abandonné le parti whig après avoir été porté au pouvoir par lui. Il proteste que, dans le traité d’annexion, il n’a eu en vue que le bien du pays, et se répand en plaintes amères contre les whigs et M. Clay. Après la retraite de M. Tyler, rien ne s’opposait plus à ce que l’union se rétablît entre toutes les fractions des démocrates, et M. Polk devint le candidat avoué du parti.
Pendant que les démocrates, à l’approche du danger, serraient leurs rangs et concentraient toutes leurs forces, les whigs, enivrés de l’espoir du triomphe, se désorganisaient et compromettaient, comme à plaisir, leurs chances de succès. M. Clay, qui avait cherché autrefois à acquérir le Texas pour les États-Unis, n’était pas et ne pouvait pas être un adversaire absolu de l’annexion : il avait donc grand soin d’en admettre le principe, d’indiquer même le moyen de l’accomplir un jour, tout en y mettant assez de conditions pour rassurer les adversaires les plus acharnés de cette mesure. De cette façon, il n’engageait en rien l’avenir, et il se conciliait tous les esprits irrésolus, ennemis des mesures trop décisives ; mais une partie des whigs trouva M. Clay trop timide, et demanda la condamnation pure et simple du principe de l’annexion. On remit même sur le tapis les anciennes idées du parti et les plus impopulaires, jusqu’à celle d’une banque nationale. On fit tout, en un mot, pour irriter des adversaires puissans et habiles, et pour détacher de soi tous les indifférens, tous les gens timides et indécis. L’un des chefs des whigs était destiné à leur faire le plus grand tort : c’était M. Webster, l’orateur le plus brillant du parti, homme d’état habile, mais que des affaires dérangées, des dettes pressantes, ont entraîné à des actes peu honorables. Lorsque M. Tyler, arrivé au pouvoir, fit brusquement volte-face, et passa des whigs aux démocrates, M. Webster, à qui ses besoins pécuniaires rendaient indispensable sa position de secrétaire d’état, resta aux affaires, tandis que ses amis les quittaient ; et s’il abandonna plus tard son poste, ce fut pour un grief personnel. En rentrant dans le parti whig, il n’y trouva pas le même accueil qu’autrefois ; et soit rancune contre M. Clay, soit dépit qu’on n’eût point pensé à lui pour la présidence ou la vice-présidence, il sembla entreprendre une campagne électorale pour son propre compte. Flattant la fraction la plus exaltée des whigs, il se montra opposé à toute concession, exagérant, comme à plaisir, les doctrines du parti, attaquant avec passion l’annexion du Texas, et évitant surtout de prononcer même le nom de M. Clay. Ce n’est qu’au dernier moment, lorsque déjà le coup était porté, et la cause commune compromise, qu’il se décida à faire une seule fois, et en termes assez froids, l’éloge de M. Clay, et à le recommander aux suffrages des whigs.
La défection de M. Webster n’était pas la seule que devaient éprouver les whigs. Depuis long-temps le parti abolitionniste était en proie à des tiraillemens intérieurs, qui ont abouti enfin cette année à une scission complète. La fraction la plus considérable des abolitionnistes, sur les traces de Garrison, n’a point hésité à déclarer immorale et anti-chrétienne la constitution des États-Unis, comme autorisant l’esclavage ; elle a refusé de lui prêter serment et a renoncé à tous les droits qu’elle tient d’elle, excepté au droit de pétition qui est un droit naturel. En conséquence, elle a résolu de s’abstenir dans les élections. L’autre fraction des abolitionnistes, qui s’intitule parti de la liberté, tout en restant dans la constitution et en voulant obtenir l’abolition par les voies légales, s’est prononcée contre le candidat whig et le candidat démocrate, parce qu’ils sont possesseurs d’esclaves, et a résolu de porter des candidats exclusivement abolitionnistes. Les whigs, qui ont constamment protégé l’Anti Slavery Society, et à qui elle doit ce qu’elle a acquis de pouvoir et d’influence, se sont irrités de cette position neutre prise par les abolitionnistes, et, sans songer au mal qu’une pareille séparation pouvait leur faire, ils ont attaqué les chefs abolitionnistes avec passion. Ils auraient dû au contraire abandonner dans tous les états de la Nouvelle-Angleterre leurs propres candidatures locales pour soutenir celles des abolitionnistes, à la condition que ceux-ci porteraient à la présidence le candidat whig ; mais ils ne voulurent point de transaction. Les abolitionnistes mirent alors en avant leur propre candidat, M. Birney, contre lequel la presse whig s’est déchaînée. Elle n’a pas tardé à s’en repentir. Aux élections de 1840, le Maine, l’un des principaux états démocratiques, avait été conquis par les whigs à une faible majorité. Ce triomphe inattendu, en déconcertant les démocrates, avait contribué à la défaite de ceux-ci dans le New-York et la Pensylvanie. Cette année, les abolitionnistes ayant fait défection, les whigs ont perdu la majorité dans le Maine, et ce premier échec a été pour eux le signal de plusieurs autres.
Les démocrates tenaient dans le même temps une conduite bien différente. Malgré les préjugés nationaux et religieux, ils ne reculaient point devant une étroite alliance avec le clergé catholique. On sait qu’il suffit d’un très court séjour aux États-Unis pour y acquérir les droits de citoyen : les étrangers affluent presque tous dans les grandes villes, notamment à New-York et à Philadelphie ; ces étrangers sont des Allemands, des Français, surtout des Irlandais, par conséquent presque tous catholiques. Le clergé catholique, dirigé par un homme habile et remuant, l’évêque Hugues de Philadelphie, les a disciplinés et organisés ; grace à leur nombre, ils exercent depuis quelques années une assez grande influence dans les élections locales, et disposent dans leur intérêt de la plupart des petits emplois municipaux. De là une jalousie très vive des anciens habitans contre les étrangers : ils se sont organisés en parti des natifs Américains et ont trouvé sympathie parmi les whigs. Les démocrates n’ont point hésité alors à rechercher l’appui des étrangers, et à abandonner en leur faveur leurs candidatures locales pour avoir leurs voix dans l’élection présidentielle. C’est là le fait capital qui a déterminé leur triomphe. En effet, ce sont les états de Pensylvanie et de New-York qui ont fait pencher la balance de leur côté ; les démocrates n’ont eu dans la Pensylvanie que 3,000 et dans le New-York que 6,000 voix de majorité, et ce nombre est de beaucoup inférieur à celui des voix qu’ils ont dues aux étrangers. Si même les abolitionnistes, dont on évalue le nombre de 10 à 12,000 dans le New-York, avaient voté comme précédemment, la victoire se serait déclarée pour les whigs. Ceux-ci accusent du reste leurs adversaires, qui occupaient les charges municipales, d’avoir dans ces derniers mois délivré illégalement un nombre considérable de brevets de naturalisation en vue de l’élection prochaine, et d’avoir fait voter à New-York un grand nombre de Canadiens, venus par le chemin de fer et repartis le lendemain ; mais ce n’est point en Europe qu’on peut juger de l’exactitude de ces plaintes.
À ces causes purement locales de la défaite de M. Clay, il en faut ajouter d’autres qui ont agi sur toute l’étendue de l’Union ; et avant tout, sa grande réputation et ses talens. Cela peut paraître singulier au premier abord, mais n’étonnera point tous ceux qui savent, par l’expérience ou l’histoire, que l’envie est la plaie des démocraties, et que de trop grands talens, de trop grands services offusquent ce maître capricieux et ingrat qu’on appelle le peuple. Nous avons entendu plus d’une fois des Américains très distingués dire comme une chose toute naturelle : M. Clay ne réussira pas parce qu’il est trop connu (because he is too much known). Certes, personne plus que M. Clay n’avait contre lui ce double grief du talent et des services rendus. Il a forcé à l’admiration et à l’éloge jusqu’aux journaux de ses adversaires, qui tous conviennent que jamais chef de parti n’a été soutenu avec tant d’enthousiasme par ses partisans, et ne l’avait mieux mérité. Le plus grand service peut-être que M. Clay ait rendu à son pays a tourné contre lui. Lorsque M. Van Buren fut renversé en 1840, le trésor était en déficit périodique, l’Union chargée de dettes ; la plupart des états avaient renié les leurs ; le crédit public était ruiné, la circulation arrêtée, tous les travaux, tout le commerce suspendus. La nation tout entière se jeta dans les bras des whigs, et sans la mort du général Harrison ils auraient pu réaliser en une année tout leur programme de réformes. M. Clay eut la gloire de faire adopter malgré la nouvelle administration le bill sur le revenu des terres publiques et le tarif protecteur. Ces deux mesures ont eu pour effet de combler le déficit, d’acquitter immédiatement la dette publique, de raviver l’industrie nationale et de la tirer d’une crise dangereuse. Aujourd’hui tout prospère aux États-Unis, et le trésor compte plus de 50 millions d’excédant de recettes : mais, maintenant que la circulation est rétablie et le crédit ranimé, on ne sent plus aussi vivement qu’auparavant la nécessité d’une banque nationale, et M. Clay, en se faisant par complaisance pour ses amis le défenseur d’une semblable institution, a éloigné de lui tous ceux qui la regardent comme dangereuse à la liberté. En outre, les adversaires du tarif se sont fait une arme de ce grand excédant de recettes, ils demandent à quoi sert de charger de taxes si lourdes la consommation, et s’il n’eût pas mieux valu les alléger : l’idée toute populaire d’un dégrèvement a été habilement exploitée par les ennemis de M. Clay. C’est ainsi que l’abondance qu’il a ramenée dans le trésor national est devenue une arme dirigée contre lui. Sa défaite, du reste, équivaut à un triomphe, car sur 3 millions de votans, c’est à peine s’il aura 15 à 20,000 suffrages de moins que le candidat préféré.
Tout en tenant compte de cette ingratitude du peuple américain, tenons compte aussi d’un progrès remarquable dans le langage et le ton de la presse des États-Unis. Celle du sud s’est sans doute montrée comme toujours passionnée jusqu’à la frénésie, ne reculant devant aucun outrage et aucune calomnie ; mais la presse, même démocratique, du nord s’est fait remarquer dans toute cette lutte par un ton de modération inusité aux États-Unis : elle a discuté avec mesure, et elle n’a jamais cessé de rendre justice aux talens et aux vertus du grand homme d’état qu’elle combattait, non pas personnellement, mais comme le représentant d’un parti opposé. Ajoutons encore que c’est un grand et noble spectacle que celui de trois millions d’hommes exerçant leurs droits politiques sous l’empire de la plus violente agitation, sans une seule goutte de sang répandue, sans un seul acte de violence même dans les grandes villes, et avec la populace la plus corrompue du monde entier. Un autre trait remarquable et particulier à l’Amérique, c’est que, le scrutin une fois fermé et la lutte terminée, toute agitation cesse aussitôt : d’ici à quinze jours, le calme le plus complet règnera aux États-Unis ; le parti vaincu ne songera plus qu’à renverser M. Polk dans quatre ans d’ici, et le parti victorieux qu’à le maintenir.
Ceci nous amène à exposer notre opinion sur les conséquences probables de l’élection de M. Polk. Nous croyons que la plupart des journaux français ont attaché à cette élection une importance qu’elle n’a pas. C’étaient les démocrates qui administraient sous M. Tyler, ce sont eux qui vont administrer avec M. Polk ; il n’y aura donc pas un brusque revirement dans la politique. Nous ne pensons pas qu’il soit pris aucune mesure décisive, ni par rapport au Texas ni par rapport au tarif. Le statu quo sera imposé à la nouvelle administration. Le véritable pouvoir réside entre les mains du congrès, et tant que celui-ci restera ce qu’il est, c’est-à-dire d’ici à deux ans, les efforts de M. Polk seront paralysés. Dans la chambre des représentans, une forte majorité s’est toujours prononcée en faveur du tarif actuel. Dans le sénat, les whigs dominent, et repousseront avec une double énergie toutes les tentatives de M. Polk en faveur de l’annexion : d’abord pour satisfaire leur ressentiment, ensuite parce que dans la composition actuelle du sénat réside le seul moyen d’influence qui reste à leur parti. On peut donc être certain que M. Polk obtiendra là-dessus beaucoup moins que n’eût obtenu M. Clay, dont l’influence aurait pu entraîner ses partisans. M. Polk ne pourrait espérer de réunir une majorité en faveur de l’annexion qu’autant que l’Angleterre ou la France afficheraient trop ouvertement des prétentions sur le Texas, et manifesteraient l’envie de s’en faire un instrument contre les États-Unis. Dans ce cas, M. Polk serait certain de rallier à l’annexion tous les états de l’ouest. Les hommes de l’ouest, de leur nature, sont ambitieux et guerriers ; l’idée seule d’arriver jusqu’à l’Océan Pacifique leur tourne la tête : ils rêvent la conquête de l’Orégon, du Texas, du Mexique et de l’isthme de Panama ; et lors de la question du droit de visite, ces états étaient infiniment plus ardens et plus disposés à la guerre que les anciens états, les seuls qui aient une marine et que le droit de visite intéresse directement. En faisant appel à leurs dispositions belliqueuses et en offrant à leur amour-propre national la perspective d’une humiliation à infliger à l’Angleterre, on serait sûr, la question ainsi posée, de les entraîner tous.
L’opposition des whigs à l’annexion et au rappel du tarif ne sera pas le seul obstacle que rencontrera la nouvelle administration. Elle n’a réuni une majorité que par une série de compromis entre les diverses fractions du parti démocratique, et la discorde ne manquera pas d’éclater lorsqu’il s’agira de partager les dépouilles. M. Polk, dont le caractère est fort honorable, qui a été gouverneur du Tennessee et président du sénat, qui a par conséquent l’habitude des affaires, est un homme d’un grand bon sens et d’une certaine fermeté ; mais il n’est peut-être pas tout-à-fait à la hauteur de sa position. Tout porte donc à croire que M. Calhoun, dont les amis ont contribué puissamment à l’élection de M. Polk, restera à la secrétairerie d’état, et il aura besoin de toute son habileté pour se tirer des difficultés qui l’entourent. Les démocrates du sud, M. Cass à leur tête, vont réclamer l’annexion immédiate du Texas, contre laquelle se sont prononcés M. Van Buren et les démocrates du nord. On n’a pu gagner à M. Polk quelques-uns des états de la Nouvelle-Angleterre qu’en les assurant que, tant que M. Benton, l’un des chefs du parti, se montrerait opposé à l’annexion immédiate, elle n’aurait pas lieu. À laquelle de ces deux fractions donnera-t-on satisfaction ? Le vote de la Caroline du sud et de l’Alabama a été aussi nécessaire à M. Polk que celui de New-York et de la Pensylvanie ; mais autant les uns ont intérêt à voir rapporter le tarif, autant les autres, dans la dernière session, se sont montrés ardens à en demander le maintien. M. Calhoun, M. Mac Duffie et les états du sud, qui redoutent une guerre avec l’Angleterre, se sont toujours prononcés contre l’occupation immédiate et à main armée de l’Orégon ; il n’est pas au contraire de mesure réclamée avec plus d’instances par le colonel Benton et les états de l’ouest, il n’en est pas qu’ils se proposent de demander plus obstinément dans la session qui va s’ouvrir. Ici encore il faucha mécontenter les uns ou les autres.
Quoique la Pensylvanie et le New-York doivent empêcher toute modification essentielle dans le système protecteur, l’état florissant du trésor permettra peut-être à M. Polk d’obtenir quelque adoucissement dans les taxes. Le tarif n’ayant été établi que pour subvenir aux dépenses fédérales, dès qu’il y a excédant de recettes, les adversaires du tarif croient avoir le droit de réclamer une diminution des charges. Pour arriver à cet excédant de recettes, les états du sud ont pris la défense de toutes les mesures d’économie, et ils se proposent de demander encore des réductions dans l’armée de terre et dans l’armée navale. C’est un obstacle qu’ils créeront à l’annexion du Texas ; car ce n’est pas quand on désarme qu’on peut songer à provoquer une guerre avec l’Angleterre.
Sur une autre question, le gouvernement sera encore condamné au statu quo. Je veux parler de la distribution du revenu des terres publiques. D’après le système que les whigs ont fait prévaloir, ce revenu doit être appliqué aux dépenses fédérales, et le surplus doit être distribué entre tous les états au prorata de leur représentation au congrès. Les démocrates et les états du sud demandent qu’il soit distribué exclusivement aux états où se trouvent les terres publiques, ce qui priverait les anciens états d’un moyen précieux d’acquitter leurs dettes. On évitera par tous les moyens d’avoir un excédant de recette, pour n’avoir rien à distribuer ; car il serait impossible d’abroger ou de violer la loi : les whigs, qui disposent du sénat, y mettraient bon ordre. Ici encore, les efforts de M. Polk seraient paralysés. Il ne faut point s’en étonner. Le choix d’un homme pour président ni même la prépondérance d’un parti ne peuvent jamais affecter essentiellement les intérêts ni la constitution des États-Unis. Le gouvernement y est réellement entre les mains du peuple : l’impulsion est donnée par les individus réunis en de vastes associations, et les affaires sont administrées bien plus par les états que par le gouvernement de l’Union. L’élection de M. Polk montre surtout combien aux États-Unis les doctrines et la cause d’un parti sont supérieures à l’influence des hommes. M. Van Buren et M. Cass étaient personnellement bien plus chers au parti démocratique que M. Polk ; ils lui auraient apporté une plus grande illustration et de plus grands talens : ils ont été immolés dans l’intérêt de la cause commune ; mais, si les démocrates n’ont pas hésité à sacrifier à M. Polk les hommes les plus éminens du parti, les états, même ceux qui l’ont élu, ne lui sacrifieront jamais leurs intérêts généraux.
On voit donc, par ce que nous venons de dire, que, jusqu’au renouvellement du congrès, c’est-à-dire d’ici à deux ans, la nomination de M. Polk n’apportera pas, dans la politique américaine, d’aussi grands changemens que semble le prévoir une partie de la presse française. Elle n’en est pas moins un évènement fort important. Elle aura pour première conséquence un temps d’arrêt dans le développement de l’agitation abolitionniste. C’est grace à l’appui et au concours actif des whigs que les abolitionnistes ont vu leurs associations se multiplier et s’étendre sur une grande partie de l’Union, malgré les plaintes énergiques des états du sud et l’opposition du parti démocratique. En échange de huit années de protection, ils viennent de faire échouer la candidature de M. Clay. On peut être certain que les whigs leur feront payer cher cette défection ; en effet, les états de la Nouvelle-Angleterre, où les whigs sont tout-puissans, ont toujours été le centre de l’agitation abolitionniste ; ce sont eux qui ont envoyé et soutenu les premiers missionnaires, c’est avec leur argent qu’ont été fondés et alimentés ces journaux de New-York et de Philadelphie qui ont fait si rude guerre à M. Clay. Les whigs ont annoncé l’intention de se venger, et ils en ont le pouvoir. Les abolitionnistes ne seront pas mieux traités par la nouvelle administration, qui doit son succès à la position qu’ils ont prise. Les démocrates ont toujours été les adversaires les plus acharnés de l’abolition, et, sans la résistance des whigs, ils auraient depuis long-temps mis fin, par les mesures les plus arbitraires, à la propagande abolitionniste. En annonçant la nomination de M. Polk, la presse démocratique de New-York répétait à l’envi que le premier devoir de l’administration nouvelle était de calmer l’inimitié toujours prête à éclater entre le sud et le nord, et que pour cela il était urgent de faire disparaître les légitimes motifs d’inquiétude que les abolitionnistes donnaient aux états du sud. Si donc les whigs n’interviennent en faveur d’alliés perfides, on peut être certain que des mesures énergiques seront prises par les démocrates pour rassurer les propriétaires d’esclaves.
L’élection de M. Polk entraînera la transformation du parti whig ; elle met fin à la carrière politique de M. Clay. C’est le troisième échec de celui-ci, et on peut être certain qu’il ne se présentera plus aux suffrages du peuple. Les partis aux États-Unis n’essaient point de lutter contre la majorité : quand un homme ou une idée ont été trop évidemment condamnés par la masse de la population, on n’hésite point à en faire le sacrifice, et à transporter la lutte sur un autre terrain. Le parti se transforme, change de nom ; il prend pour drapeau une idée plausible à laquelle il puisse espérer de rallier la majorité, et un homme en qui il personnifie cette idée. Ce n’est pas qu’il répudie ses anciennes idées, mais il ne les met plus qu’au second rang, et il les subordonne à l’idée nouvelle qui lui sert de programme. C’est ainsi qu’au parti fédéraliste et à M. Adams ont succédé les whigs et M. Clay, pour qui le rétablissement d’une banque nationale ne venait plus qu’en seconde ou en troisième ligne. De même le nouveau parti qui va remplacer les whigs et qui prend déjà le nom de national républicain regardera toujours comme choses fort importantes la défense du tarif et le maintien de la loi sur le revenu des terres publiques, mais ce ne sera point avec ces deux idées qu’il essaiera de conquérir la majorité. Les whigs s’étaient déclarés pour les natifs contre les étrangers, et ceux-ci ont décidé leur défaite. Les whigs se feront un argument de cette influence extraordinaire exercée par des étrangers à peine établis sur le territoire de l’Union, et, exploitant la jalousie nationale, ils demanderont la modification des lois de naturalisation. Ce sera là le champ de bataille entre les deux partis d’ici à la prochaine élection. Quant au candidat opposé à M. Polk, ce ne sera plus M. Clay : il restera l’homme le plus éminent de son parti, mais ne le représentera plus devant les électeurs. On a mis en avant plusieurs noms, entre autres celui du général Scott, auquel les journaux du parti recommandent déjà de ne point parler politique, pour ne se compromettre avec personne et pour éviter d’être trop connu, comme M. Clay.
La politique extérieure de l’Union est déterminée par les affaires intérieures. Le statu quo est donc ce qui prévaudra. On peut être certain seulement que les entreprises de la Grande-Bretagne dans les deux Amériques seront l’objet de la plus active surveillance, et que le gouvernement américain fera tous ses efforts pour arrêter ou entraver la propagande abolitionniste de l’Angleterre dans les Antilles et dans tous les états à esclaves. Rien ne sera épargné pour enlever à l’influence de l’Angleterre et acquérir aux États-Unis l’Orégon, la Californie et le Texas. Quant à ce dernier pays, si M. Polk pouvait obtenir la majorité dans le congrès, peut-être offrirait-il à l’Angleterre un abaissement dans le tarif, en échange de son consentement à l’annexion du Texas aux États-Unis. L’Angleterre accepterait peut-être cette transaction, car elle n’ignore pas les rapides progrès que fait l’industrie manufacturière dans la Pensylvanie et le New-York. Ce dernier état est maintenant à lui seul plus riche et plus peuplé que n’étaient les treize anciens états au sortir de la guerre de l’indépendance, et il a un revenu beaucoup plus considérable. C’est au système protecteur qu’est dû ce rapide accroissement ; ses partisans essaient de persuader aux états du sud qu’en attaquant le tarif, ils secondent la politique anglaise, et que le rappel de cette mesure aurait pour conséquence une inondation de marchandises et d’émissaires anglais, qui en échange de leur argent leur apporteraient une guerre servile. Ils ajoutent, avec quelque raison, que l’Angleterre n’attend, pour se passer des états du sud et même les ruiner, que de pouvoir tirer de ses colonies des deux Indes assez de coton pour sa propre consommation, et qu’il est par conséquent de l’intérêt bien entendu des états du sud de se créer, sur le territoire de l’Union, un marché suffisant pour remplacer celui qui ne peut manquer de leur échapper un jour.
- ↑ Un travail sur les États-Unis et le Texas, publié dans cette Revue même, livraison du 15 juillet, a fait connaître les intrigues qui ont précédé l’élection de M. Tyler.