Les Siècles morts/Élagabal

(Redirigé depuis Élagabal)
Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.III. L’Orient chrétien (p. 56-60).

 
Parmi les cyprès droits et les pins symboliques,
Le temple éblouissant, sur le haut Palatin
Hérissé de piliers et d’aiguilles phalliques,
Le temple d’or, ouvrant ses portes métalliques,
Bâille comme une gueule à l’horizon lointain.

Un nuage d’encens et de chair consumée
S’échappe en tourbillons du porche lumineux.
Une fournaise au fond tord sa gerbe enflammée ;
Des lions inquiets rôdent dans la fumée
Et des serpents marbrés entrecroisent leurs nœuds.

L’été brûle ; le jour resplendit ; le ciel verse
Une poussière d’or sur les larges degrés ;
Et debout sous la chaude et rayonnante averse,
Deux cents prêtres, le front ceint de la mitre perse,
Attendent le grand Dieu qui vient des monts sacrés.


Il vient. À l’aigre bruit des flûtes cristallines,
Le Bloc noir, vénéré des Syriens grossiers,
Dès l’aurore a quitté les demeures divines
Et, comme un conquérant, foulé les sept collines ;
Et son char est d’or pur traîné par six coursiers.

Incrusté de joyaux, chargé d’orfèvreries,
Le double essieu, tournant comme un astre vermeil,
Flamboie ; et sous un dais de guirlandes fleuries,
Un aigle, élargissant son vol de pierreries,
De ses ailes en feu couvre le Dieu-Soleil.

Le Dieu viril et fort dont la splendeur inonde
L’univers éclatant et le ciel radieux,
Parmi les doubles chœurs et le peuple qui gronde,
Approche et, triomphant, roi de Rome et du monde,
A sa pompe étrangère attelle tous les Dieux.

Porteuses de la Flamme éternelle et subtile,
Tes prêtresses, Vesta ! l’abritent sous le lin ;
Aux mains des Saliens le Bouclier rutile,
Et le Palladium et le sacré Bétyle
Suivent ton simulacre, ô grand Capitolin !

Tandis que secouant la pourpre qui lui pèse,
A pied devant le char, le bel Impérator,
L’Adolescent divin, Grand-Prêtre dans Émèse,
Élagabal, joyeux, d’une caresse apaise
Les étalons fumants cabrés au timon d’or.


La sueur à son front perle ; de la tiare,
Flottants et débouclés coulent ses cheveux longs
Qu’un lourd bandeau, brodé d’escarboucles, sépare ;
Et, balayant la terre, une robe barbare
Ruisselle en plis soyeux du col jusqu’aux talons.

Sous l’armille enserrant leurs épaules charnues,
Des mimes aux yeux peints balancent l’encensoir ;
Et Lui, rassasié de voluptés connues,
Foulant comme un tapis des corps de femmes nues,
Danse la danse sainte en l’honneur du Dieu noir.

Au bruit sourd du tambour qui ronfle et la stimule,
Glissant et s’allongeant, rompant ses nœuds tordus,
La danse orientale en rhythmes lents ondule ;
Et le Danseur s’avance et s’arrête et recule
Et tourne, les yeux clos et les bras étendus.

En cadence, imitant la course circulaire
Des astres emportés dans le haut firmament
Autour de l’axe d’or de la splendeur solaire,
Dans le strident éclat du chant qui s’accélère,
Il tourne, tourne encore et tombe en écumant.

Et soudain, au fracas des cymbales de cuivre,
Il bondit, haletant, éperdu, les regards
Fixes dans la blancheur des yeux convulsés, ivre,
Inspiré, bestial, bavant, semblant poursuivre
Quelque apparence obscène avec des cris hagards.


Tel qu’un fauve altéré de subites luxures,
L’impudique Héros, arrachant en passant
De ses poings hasardeux les blondes chevelures,
Déchire de baisers aigus et de morsures
Les seins marmoréens, teints d’écume et de sang.

Émergeant brusquement de sa robe de soie,
Plus beau qu’une Vénus sortant du flot marin,
Élagabal, debout sous le ciel qui flamboie,
Dévoile au peuple immense et rugissant de joie
Sa nudité divine et son désir sans frein.

Et voici que là-haut sur la colline, veuve
Des graves Dieux de Rome et des cultes défunts,
Du temple, éblouissant dans sa majesté neuve,
Du temple d’or s’épanche en bouillonnant un fleuve
D’huile rare, de vin, de sang et de parfums.

Les prêtres, saluant de leurs clameurs sans nombre
La monstrueuse orgie et le Danseur lascif,
Ont de mille taureaux versé la pourpre sombre :
Et l’effréné cortège au parvis qu’il encombre
S’engouffre en un assaut suprême et convulsif.

Tout disparaît. Au fond des géantes enceintes
Les mobiles splendeurs pâlissent tour à tour ;
Tout se confond et roule en d’obscures étreintes ;
Et des rugissements mêlés aux voix éteintes
Monte un vent furieux de délire et d’amour.


Et, les deux pieds posés sur les nuques des femmes,
Élagabal, hissé devant le porche ardent,
Triomphalement nu surgit dans l’air en flammes
Et, brandissant le sceptre entre ses mains infâmes,
L’offre au divin Soleil qui meurt à l’Occident !