Police Journal Enr (3p. 1-7).

Éléphants vs Espions

Une autre aventure extraordinaire du célèbre
« GUY VERCHÈRES »
Telle que racontée par son cousin : Paul Verchères


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CHAPITRE I


Un soir, nous avions dû nous cacher.

Quand je dis cacher, je ne veux pas signifier que nous étions dans un taudis ou dans quelque maison de pension borgne.

Nous étions au Ritz Carleton, dans une suite de trois pièces.

Guy aime toujours ses aises et tient à voir du monde autour de lui.

Il m’a déjà expliqué pourquoi d’ailleurs.

D’après lui on se dissimule toujours plus facilement dans une foule que dans une pièce retirée.

Parmi les gens élégants comme ceux qui fréquentent cet hôtel fashionable de Montréal, il se sent à son aise et prétend que la police n’ose pas se joindre à eux.

— Ils seraient trop gênés, dit-il.

Je ne suis que son parent et ami. Naturellement je suis bien loin d’avoir le dixième de son talent.

Aussi quand il affirme quelque chose, je suis habitué à le croire.

Qui d’ailleurs pourrait lui tenir tête ?

Avant de s’engager dans la grande aventure de la Vie, n’a-t-il pas fait des études légales complètes, n’a-t-il pas voyagé pendant quelques années autour du monde ?

Et encore aujourd’hui, il lit et cherche par tous les moyens possibles de s’instruire.

Quand il s’agit d’étudier les gens surtout, il a un flair particulier qui vient s’ajouter à son talent.

Comme il a eu beaucoup de rapports avec la police, il s’est appliqué à la connaître.

Il a donc l’habitude de dire que lorsq’un père a quelques moyens et ne réussit pas à faire quoi que ce soit de son fils, il va voir son échevin pour le faire entrer dans la police.

Quant à moi, je trouve que les pères ont bien raison, car on réussit bien dans la police.

La plupart de ses membres ont de belles voitures et deviennent propriétaires plus vite que dans n’importe quelle autre carrière.

Je ne peux pas dire que Guy n’aime pas les policiers, mais je sais qu’il ne tient pas à les fréquenter.

Il trouve que leurs manières ne sont pas toujours correctes et il en profite chaque fois pour me le faire remarquer quand nous sommes accostés à un coin de rue, au sujet d’un « arrêt » ou de vitesse.

Quand nous entendons le traditionnel : Fais pas le frais toi, avec ta belle machine ! ou encore : « Tu pourrais pas aller plus vite ? » et combien de belles expressions du genre.

D’ailleurs tous les propriétaires d’autos à Montréal connaissent le répertoire.

Guy a des sentiments délicats et il ne peut donc que fréquenter des gens biens, comme il répète souvent.

C’est donc que lorsqu’il est forcé de se reposer — vous savez ce que cela veut dire ? Quand il est forcé de rendre sa présence la plus effacée possible — il retient donc une suite dans le meilleur hôtel de l’endroit où il se trouve et s’il n’y en a pas d’assez bon, il s’arrange, même lorsqu’il y a du danger à voyager, pour changer de ville.

Là il occupe ses loisirs à lire, faire de la musique ou préparer une nouvelle expédition.

***

Je viens de faire une longue disgression, tout au début de mon récit, mais je m’excuse et reviens à notre conversation de ce soir-là.

Il était donc en robe de chambre, installé dans un fauteuil confortable, la bouteille de Rye sur un guéridon, près de lui, lorsqu’il leva les yeux du journal qu’il lisait pour me demander :

— Aimes-tu cela ici, Paul ?

— L’hôtel ? Tu veux dire ?

— Oui ! Trouves-tu que c’est confortable assez pour toi ? As-tu quelque raison de te plaindre ?

Comme nous étions très bien installés et mangions encore mieux, je savais qu’il y avait quelque chose d’étranger sous ces questions.

Je répondis donc que j’étais très satisfait, que j’aimerais à y passer ma vie, à écrire ses aventures ou toute autre chose du genre.

— Tu es le type pas mal sédentaire, toi, continua-t-il.

— Peut-être, mais avec toi c’est difficile de garder des habitudes sédentaires. Une journée nous sommes ici. Demain peut-être nous prendrons l’avion pour New-York ou volerons à Vancouver pour traverser en Chine.

— C’est justement la raison pour laquelle tu aimes la tranquillité. Si tu étais toujours au coin du feu, tu te lasserais vite. C’est surtout quand on est privé d’une chose qu’on l’aime le plus…

— Veux-tu me parler d’une de tes conquêtes en Algérie ou en Australie ?

— Non, c’est de toi que je parle dans le moment. Tu dois t’en rendre compte.

— Je sais que tu prends grand soin de moi et de l’organisation de ma vie…

— Est-ce un reproche ?

— Écoute, mon vieux. Tu sais bien que j’adore vivre avec toi, participer à tes aventures et surtout t’assister dans la mesure de mes faibles capacités.

— Bon ! Bon ! Assez sur le sujet. Tu es un bon camarade et si je ne t’avais pas, je ne sais réellement ce que je ferais.

— Mais ce n’était certainement pas pour me faire des compliments que tu as entamé le sujet. Il y a quelque chose là-dessous… ?

Il me regarda en souriant, à travers la fumée de sa cigarette, et laissa tomber :

— Peut-être

— Alors raconte-moi. Tu sais bien que je brûle d’activité, quoique je sois un adepte du « farniente. »

— Et ça te surprend ?

— Que veux-tu dire ?

— Tu viens de m’exprimer la plus belle contradiction…

— Oui, c’est vrai.

— Eh bien ! que veux-tu ? C’est la nature humaine. La contradiction fait partie de notre essence.

— Je te le concède, mais je t’avoue que je suis très curieux.

— C’est vrai, j’oubliais.

— De quoi s’agit-il donc pour nous ?

— Dans le moment, c’est ton repos et ta tranquillité que j’ai en vue.

— Tu n’as toujours bien pas envie de me dire que tu partirais seul pour une expédition intéressante… ?

— Ce n’est pas exactement cela…

— Explique au plus vite. Tu m’as assez fait languir déjà.

— Je t’ai posé une question tout à l’heure à laquelle tu ne m’as pas répondu : je voudrais savoir si tu es confortable et si tu aimes la vie ici.

— Oui et puis ?

— Je vais donc te laisser passer quelques mois dans l’hôtel et moi je vais aller faire un tour…

— Ah ! c’est donc cela ! Tu veux me laisser et réussir seul une merveille de soustraction du surplus de richesses d’un millionnaire peu scrupuleux ? Ce n’est pas honnête de ta part ça ! Tu me triches. Tu vas prendre tout le plaisir pour toi-même et tu vas me laisser moisir ici, en pantoufles ?

— Voyons ! Voyons ! Ne t’emballe pas ainsi.

— Il y a pourtant de quoi.

— Tu sais bien que si je courais quelque aventure nouvelle, je t’emmènerais. J’aurais besoin de toi…

Je comprenais maintenant qu’il avait tout combiné une affaire et qu’il ne voulait pas m’emmener.

C’était pour cela qu’il cherchait à me faire avancer des choses sur lesquelles il appuierait ses arguments ensuite.

Il cherchait également à flatter mon amour-propre, car il savait que c’était le meilleur moyen de gagner son point.

Il m’avait déjà expliqué à maintes reprises qu’on obtient par la douceur infiniment plus qu’avec la force.

Et c’était un de ses principes les plus formels.

Jamais en effet de mémoire d’homme, et Guy n’est pas vieux, quelqu’un a pu dire qu’il s’était servi de la violence envers les gens de qui il tirait ses moyens d’existence.

Après avoir fait une grimace de déception et avoir réfléchi pendant quelques instants à l’inutilité de discuter avec lui, je demandai :

— Si tu ne pars pas sur une affaire nouvelle, qu’as-tu l’intention de faire ?

À son sourire, je compris qu’il était satisfait de son préambule et qu’il allait maintenant m’expliquer ce dont il s’agissait.

Il dit donc :

— Moi, j’aime les animaux…

— En voilà une histoire ! Je me demande maintenant où tu veux en venir.

— Tu te souviens que nous avions passé quelques mois une fois, dans la jungle sud-africaine, à pourchasser des bêtes sauvages pour le compte d’un pourvoyeur de cirques et des jardins zoologiques ?

— Je m’en souviens très bien, mais je ne vois pas le rapport avec le début de notre conversation…

— Il y en a pourtant un…

— Ne me dis pas que tu as envie de faire la chasse en Afrique ? Nous sommes en guerre actuellement, si tu l’as oublié, et tu ne pourrais prendre le bateau pour le Congo Belge, comme tu montes dans un tramway de Montréal.

— Qui te parle aussi de partir pour le Congo ?

Je commençais réellement à m’impatienter.

Il a toujours eu le don de le faire, surtout lorsqu’il veut en arriver à la conclusion :

— Eh bien ! vas-y n’importe où et ne me fais pas parler pour rien.

Je venais justement de dire quelque chose de semblable, lorsqu’il continua :

— Tu as réellement besoin de repos. Il faut que tu passes quelque temps ici à calmer tes nerfs.

— Mes nerfs seraient excellents, si tu ne les alimentais pas de tes conversations énigmatiques.

— Je vais directement au but alors.

— C’est aussi bien.

— Connais-tu le cirque B & B ?

— Naturellement. J’en ai déjà entendu parler. Tiens, je comprends maintenant. Tu voudrais aller voir une représentation de cirque… ? Fais bien attention aux singes…

— Qu’ont-ils de dangereux ?

— On ne sait jamais avec eux…

Je pensais avoir fait une belle farce et me demandais comment il allait en sortir.

Mais il faut connaître Guy Verchères.

Placidement il expliqua :

— Tu viens justement de donner la raison pour laquelle il m’est impossible de risquer ta présence à mes côtés.

J’étais pris et il ne me restait qu’à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

— Très bien ! Je reste à l’hôtel, pendant que tu vas t’amuser avec les animaux. Chacun ses goûts d’ailleurs. Ne sois pas inquiet de moi pendant ton absence : il y a tellement de jolies femmes par ici, que je ne m’ennuierai pas.

— Nous sommes donc d’accord maintenant. Tu vas t’amuser avec les femmes et moi, je vais aller vivre avec des éléphants.

— Tu t’attaques aux gros animaux ?

— C’est en partant du principe que les grosses bêtes ne mangent pas les petites…

— Sois quand même prudent, car on les dit très intelligents et s’ils se mettaient en tête de faire mentir le dicton.

— Tu sais que j’ai fait un apprentissage complet en Afrique, il y a quelques années ?

— Puis-je savoir maintenant où sont tes éléphants ?

— Dieu ! que tu n’es pas observateur, Paul. Je viens de te le dire tout à l’heure et tu ne te souviens déjà plus…

— Ah oui ! c’est vrai : le Cirque B. & B.

— C’est mieux ainsi. Mais que j’ai de la peine à t’entraîner convenablement à te servir de la matière grise que tu portes avec toi, dans ta boîte crânienne.

— C’est d’ailleurs pour cet entraînement que je reste à tes côtés. Donc le cirque a retenu tes services comme dompteur d’éléphants… ? Ça va être drôle ? Je te promets de ne pas manquer une représentation.

— Ce n’est pas si comique que cela.

— Je pensais que tu pouvais gagner ta vie autrement.

— Je t’ai dit que tu avais besoin de repos et tu sais que moi-même ai besoin de me soustraire à l’attention publique pendant quelques semaines et comme j’ai pour principe que les foules sont les meilleurs endroits pour se dissimuler, j’ai opté pour le Cirque, car je ne puis réellement plus rester à l’hôtel : c’est trop tranquille.

— Comme ça, tu pars pour le Cirque ? Quand cela ?

— Cette nuit même.

— Tu es vite en affaires !

— Je n’aime pas lambiner.

— Mais tu n’es pas encore engagé… ?

— Mais certainement.

— Montre-moi ton papier du Service Sélectif.

— Tu dois bien savoir qu’il n’est pas question de Service Sélectif avec moi. Je suis au-dessus des institutions de ce genre. Ce n’est bon cette affaire-là que pour fournir des chaises, l’hiver, à ceux qui n’ont pas de logis. Ils viennent passer leurs journées là pour se chauffer.

— Te voilà donc employé de Cirque ! Je te félicite.

— Merci.

— Tu n’as pas eu besoin de références, je suppose ? Tu as simplement dit au directeur : Je suis Guy Verchères, vous savez celui qu’on a susnommé le Gentleman-Cambrioleur, le fameux Verchères, cousin de l’autre nom moins fameux Verchères, qui écrit mes aventures, et aussitôt le directeur s’est empressé de te jeter un maillot et un fouet pour t’amuser avec les bêtes.

— C’est presque comme cela que cela s’est passé. Mais je dois t’avouer que je ferai partie du cirque, incognito. Je m’appelle pour les besoins de la cause : Paul Claveau, dompteur.

— Et ce type existe-il ?

— Naturellement. J’ai beaucoup de capacités, mais je ne crée pas ainsi un homme de but en blanc, qui a des références et des états de services.

— Ainsi tu as rencontré, ce Claveau, l’as fait jaser, puis lui a dit comme ça : Mon vieux, les éléphants sont trop gros pour toi, je vais aller te remplacer, et l’autre t’a remis le fouet et ses papiers ?

— C’est presqu’ainsi. Je lui ai proposé de le remplacer. Je dois d’abord t’avouer que nous nous ressemblons étrangement. Je n’ai qu’à couper ma moustache et je suis certain qu’on n’y verra que du feu.

— Tu vas prendre la place d’un type qui a été avec le cirque pendant des années, des mois au moins et tu te figures que personne ne s’apercevra de la substitution ?

— Tu vas toujours trop vite aux conclusions, toi. C’est un autre de tes défauts.

— Alors que s’est-il passé ? Si tu ne me faisais pas tellement languir aussi.

— Claveau a été engagé par le Cirque cet après-midi et a obtenu la permission de passer la veillée en ville, avant de monter sur le train qui transporte tout le Cirque à Gaspé.

— Tu as payé le salaire de Claveau en avance, je suppose et as ajouté une petite récompense ? C’est pour cela qu’il t’a cédé sa place ?

— Tu commences à raisonner mieux. Je te félicite. Oui, c’est ainsi que je me trouve un membre du Cirque B. & B.

— De toute façon, je te félicite. Tu vas bien figurer avec les éléphants et je suis certain que ton directeur va être enchanté de son acquisition.

— Merci pour le compliment.

— Tu m’enverras des cartes postales de Gaspé et si tu vas à la pêche à la morue dans tes moments de loisirs, fais bien attention de ne pas t’asseoir sur les hameçons, car ils sont très gros et ça fait réellement mal.

— Je te suis reconnaissant du conseil. Mais tu as beau rire. Comme j’ai besoin de repos, je ne puis réellement trouver de meilleure occasion de passer des vacances.

— Je ne discute plus avec toi et ne te demande qu’une chose, sérieusement.

— Quoi donc ?

— Tu ne pars pas seul pour une expédition aussi intéressante ?

— Certain, je t’en donne ma parole.

— Bonsoir alors. Tu as ma bénédiction.

***

La première fois que je revis Guy, après cette conversation, je m’empressai de le questionner à fond sur son aventure et je m’efforce aujourd’hui de reconstituer les faits, tels qu’ils se sont passés.