Éléments de thermodynamique cinétique/Chap II

Gauthier-Villars, éditeurs (p. 11-16).

CHAPITRE II.

LA THÉORIE CINÉTIQUE DE LA CHALEUR.


7. Dissipation d’énergie mécanique par les frottements. — En réalité, dans les mouvements des systèmes matériels, il intervient toujours des frottements. Ce sont des forces qui s’exercent entre les corps en contact, et qui sont toujours orientées de façon à réduire leur vitesse relative (au lieu d’avoir en chaque point une direction fixe, comme les forces d’un champ de forces). Elles ont donc toujours pour effet de réduire l’énergie cinétique du système, sans que cela s’accompagne d’une augmentation d’énergie potentielle récupérable. L’énergie mécanique totale est donc décroissante.

Ces frottements, qui mettent en défaut, au moins sous leur forme première, le principe de la conservation de l’énergie et le principe de l’inertie, sont en réalité un phénomène si général qu’il a fallu des observations méthodiques prolongées, avec approximations successives, pour discriminer leur rôle perturbateur et arriver à démêler les lois fondamentales qu’expriment ces principes.

Par suite des frottements, il disparaît de l’énergie cinétique, ou, ce qui revient au même, le travail des forces actives crée moins d’énergie cinétique qu’il ne disparaît d’énergie potentielle. Dans les deux cas, il y a dissipation d’énergie mécanique. Par contre, on constate en même temps que les corps en frottement mutuel s’échauffent. On est alors amené à voir dans cet échauffement, corrélatif de la dissipation d’énergie mécanique, le résultat, et même l’équivalent, de la dissipation d’énergie observée.

Cette correspondance apparaît, en fait, dans la théorie cinétique de la chaleur, comme une simple transformation de l’énergie cinétique, qui change, non pas même de nature, mais seulement d’échelle, et se répartit au hasard entre les molécules, en état d’agitation thermique, dont la matière est constituée.


8. La théorie moléculaire de la matière. — L’étude des propriétés tant chimiques que physiques de la matière, et de ses changements d’états, a conduit en effet à la considérer comme constituée d’éléments très petits, analogues en première approximation à des points matériels, et doués d’une agitation d’autant plus grande que la température est plus élevée.

Les divers états physiques d’un corps correspondent alors à des liaisons différentes entre les molécules dont il est ainsi constitué.

L’état gazeux correspond à des molécules indépendantes les unes des autres sauf au moment où elles se heurtent mutuellement. Elles constituent un essaim de points matériels libres (sauf à l’instant des chocs), dont les énergies cinétiques individuelles varient, au hasard des rencontres, de part et d’autre de l’énergie cinétique moyenne calculée, pour un nombre suffisamment grand de molécules considérées en bloc, comme la somme de leurs énergies cinétiques individuelles divisée par ce nombre

L’état liquide correspond à des molécules dont la distance moyenne est assez petite pour qu’elles soient maintenues au voisinage immédiat les unes des autres par les attractions mutuelles de cohésion, sensibles seulement lorsqu’elles sont presque en contact. Pour que ces forces d’attraction ne soient pas vaincues il faut que l’énergie cinétique de la molécule considérée ne dépasse pas une certaine valeur correspondant au maximum que puisse atteindre son énergie potentielle d’attraction de cohésion. Au contraire, si deux molécules se rapprochent l’une de l’autre, au moment où elles entrent en contact des forces de répulsion prennent naissance, qui interdisent la pénétration mutuelle. Chaque molécule est donc, malgré son agitation thermique, sans cesse ramenée soit par l’une, soit par l’autre de ces forces opposées, à la façon d’un pendule simple qui oscille autour de sa position d’équilibre, vers la position moyenne qui correspond à l’écartement mutuel normal et au maximum d’énergie cinétique. L’énergie cinétique moléculaire s’accompagne donc obligatoirement d’énergie potentielle de cohésion. Puisque l’écartement moyen est déterminé, la densité du liquide est déterminée, mais les molécules peuvent librement glisser les unes sur les autres en respectant cet écartement moyen.

L’état solide correspond à des molécules dont les écartements moyens sont encore fixés par le jeu des attractions mutuelles de cohésion et des répulsions au contact ; mais qui ne sont même plus libres de se déplacer les unes par rapport aux autres, par suite de l’intervention des forces et couples qui tendent à leur imposer des orientations mutuelles déterminées. Les molécules ne peuvent plus alors que vibrer thermiquement autour de positions moyennes qui restent disposées de façon invariable les unes par rapport aux autres.


9. La notion de température. — Dans cette conception de la constitution de la matière, la notion de température prend une signification simple : elle est liée à l’activité plus ou moins grande de l’agitation moléculaire ; et, plus précisément, à la valeur moyenne de l’énergie cinétique d’agitation des molécules.

Cette interprétation cadre très bien avec les observations expérimentales les plus immédiates et les plus courantes :

Considérons un gaz enfermé dans un récipient à volume constant ; élevons sa température ; la pression qu’il exerce sur les parois du récipient augmente : l’énergie cinétique plus grande des molécules qui rebondissent sur les parois, donne une force résultante plus grande sur chaque élément de surface.

Dans un solide, l’énergie cinétique des molécules n’est pas suffisante pour les libérer des forces élastiques ; mais, si nous élevons la température, nous arriverons à la liquéfaction, lorsque l’énergie cinétique moyenne deviendra assez grande pour vaincre l’action des forces d’orientation mutuelle des molécules.

De même, dans un liquide, l’évaporation correspond à la fuite de certaines molécules, dont l’énergie cinétique se trouvait orientée vers l’extérieur et suffisante pour vaincre les résultantes attractives de la couche superficielle. Les molécules qui peuvent s’échapper ainsi sont toujours celles qui se trouvaient avoir une vitesse plus grande que les autres, donc leur départ abaisse la vitesse moyenne et par conséquent l’énergie cinétique moyenne. C’est bien d’accord avec le refroidissement que subit le liquide par son évaporation, et avec la nécessité de le mettre en contact avec un foyer si l’on veut réaliser une vaporisation à température constante.

Cette conception, qui identifie la température à l’énergie cinétique moyenne des molécules, c’est-à-dire à une grandeur mesurable et additive, permet de la considérer elle-même comme mesurable et additive ; on pourra alors parler d’une température double d’une autre, tandis que la simple notion expérimentale classique de température en faisait seulement une grandeur repérable. Nous préciserons au Chapitre IV, dans l’étude des gaz parfaits, une définition quantitative de la température répondant à cette conception nouvelle.


10. Échanges de chaleur, et quantités de chaleur. — Dans un vase recouvert de protections isolantes et contenant de l’eau chaude, plongeons un récipient métallique à parois minces contenant de l’eau froide : l’eau chaude se refroidit et l’eau froide s’échauffe. On dit que de la chaleur passe de l’eau chaude à l’eau froide, à travers la paroi du récipient. Cela signifie, dans la conception cinétique de la température, qu’une partie de l’énergie cinétique des molécules d’eau chaude passe aux molécules d’eau froide ; les chocs des unes et des autres avec les molécules de la paroi métallique fournissent le mécanisme de ce transfert d’énergie cinétique.

Ce transport de chaleur se poursuit jusqu’à ce que les températures des deux masses d’eau soient devenues égales, ce qui correspond à une même valeur de leurs énergies cinétiques moléculaires moyennes, c’est-à-dire à une répartition homogène de l’énergie cinétique moléculaire globale. L’énergie cinétique prend la même valeur dans tous les éléments de masse égaux, sous la seule condition qu’ils contiennent un nombre de molécules assez élevé pour que la probabilité d’écart entre leur valeur moyenne et la moyenne générale soit négligeable.

Cet échange d’énergie cinétique moléculaire, qui apparaît comme normal et prévu a priori entre deux portions d’une même matière, si les vitesses moyennes d’agitation y sont inégales, se produit aussi entre deux matières différentes mises en contact l’une avec l’autre : l’expérience précédente en donne d’ailleurs déjà un exemple, puisque la paroi métallique du récipient interposée entre les deux masses d’eau, reçoit et cède les quantités de chaleur transmises. Lorsque ces échanges cessent entre les deux matières mises en contact mutuel, on dit qu’elles ont atteint la même température.

Ces échanges peuvent faire l’objet d’évaluations quantitatives, si l’on définit une unité de quantité de chaleur. Dans la conception cinétique, cette unité devrait logiquement se confondre avec l’unité d’énergie cinétique, autrement dit avec l’unité de travail. En réalité, on a conservé pratiquement une unité arbitraire, choisie avant l’introduction de la conception cinétique : c’est la quantité de chaleur qu’il faut fournir à 1kg d’eau pour le faire passer de la température bien définie que l’on appelle 15 °C. à la température qui a nom 16 °C. ; on l’appelle calorie, ou plus précisément grande calorie. On emploie aussi la petite calorie, mille fois plus petite, qui fait passer 1g d’eau de 15 °C. à 16 °C.

Ce phénomène de transport direct d’énergie cinétique moléculaire, de proche en proche, par les chocs mutuels des molécules s’appelle la conduction calorifique.

Il est à noter que cet échange de chaleur entre corps matériels à des températures différentes est un phénomène encore plus général, et peut se produire même sans qu’il y ait aucun milieu matériel interposé entre les deux corps, grâce au phénomène du rayonnement : tout corps matériel tend à se refroidir en donnant naissance, dans l’espace qui l’environne, à un rayonnement, c’est-à-dire à des champs électromagnétiques qui se propagent dans le vide avec une vitesse très élevée (300 000km par seconde). Ce rayonnement emporté l’équivalent de la chaleur, c’est-à-dire de l’énergie cinétique moléculaire, perdue par le corps qui rayonne. Inversement, ce rayonnement peut être absorbé par un corps matériel : il y provoque alors une augmentation de l’énergie cinétique moléculaire, que l’on peut exprimer en disant que ce corps reçoit de la chaleur créée par le rayonnement.

Si un corps est placé à l’intérieur d’une enceinte fermée à même température que lui, il y a, lorsque le régime d’équilibre est atteint, compensation exacte entre les quantités de chaleur qu’il émet et qu’il reçoit par rayonnement. Au contraire, si deux corps matériels à des températures différentes peuvent échanger leurs rayonnements, il n’y a pas compensation, et l’on constate au total un transport de chaleur du corps le plus chaud au corps le moins chaud.