Éléments de philosophie (Alain)/Livre VII/Chapitre 4

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CHAPITRE IV

DU CULTE

Je suis bien éloigné de croire que le culte ait pour objet ou pour effet d’exalter la puissance mystique de l’esprit. Tout au contraire les règles du culte apaisent toutes les passions et toutes les émotions en disciplinant les mouvements. L’attitude de la prière est justement celle qui permet le moins les mouvements vifs, et qui délivre le mieux les poumons, et, par ce moyen, le cœur. La formule de la prière est propre aussi à empêcher les écarts de pensée en portant l’attention sur la lettre même ; et je ne m’étonne point que l’église redoute tant les changements les plus simples ; une longue expérience a fait voir, comme il est évident par les causes, que la paix de l’âme suppose que l’on prie des lèvres et sans hésiter, ce qui exige qu’il n’y ait point deux manières de dire ; et la coutume du chapelet, qui occupe en même temps les mains, est sans doute ce que la médecine mentale a trouvé de mieux contre les soucis et les peines, et contre ce manège de l’imagination qui tourne autour. Dans les moments difficiles, et lorsqu’il faut attendre, le mieux est de ne pas penser, et le culte y conduit adroitement sans aucun de ces conseils qui irritent ou mettent en défiance. Tout est réglé de façon qu’en même temps qu’on offre ses peines à Dieu pour lui demander conseil ou assistance, on cesse justement de penser à ses peines ; en sorte qu’il n’est point de prière, faite selon les rites, qui n’apporte aussitôt un soulagement. Cet effet, tout physique et mécanique, a bien plus de puissance que ces promesses d’une autre vie et d’une justice finale, qui sont plutôt, il me semble, des prétextes pour ceux qui se trouvent consolés sans savoir comment. Personne ne veut être consolé par une heure de lecture, comme Montesquieu dit ; aussi le chapelet enferme plus de ruse.

L’observation des choses religieuses vérifie nos principes, au delà même de l’espérance. Car, d’après ce qui a été dit auparavant, les peines d’esprit les plus cruelles doivent se guérir aisément par de petites causes, et nos vices n’ont de puissance aussi que par un faux jugement de l’esprit qui nous condamne ; mais le témoignage de chacun y résiste, tant qu’il ne connaît pas assez les vraies causes. Heureusement les conversions subites, dont il y a tant d’exemples, prouvent que les passions sont bien fragiles comme nous disions, et qu’une gymnastique convenable peut nettoyer l’âme en un moment. Mais j’avoue aussi que ces faits fourniront toujours assez de preuves aux religions, faute d’une connaissance exacte de la nature humaine ; car ces guérisons d’esprit sont des miracles, pour ceux qui n’en comprennent pas les causes. Ainsi la pratique conduit à croire ; et, à ceux qui ont essayé sans succès, j’ose dire qu’ils ont mal essayé, s’appliquant toujours à croire au lieu de pratiquer tout simplement. On saisit ici le sens de l’humilité chrétienne, dont la vérité est en ceci, que nos drames intérieurs ne sont que du mécanisme sans pensée, comme les mouvements des bêtes. Un confesseur disait à quelque pénitent à demi instruit qui s’accusait de n’avoir plus la foi : « Qu’en savez-vous ? » Je ne sais si j’ai imaginé cette réponse ou si on me l’a contée. Un gros chanoine et fort savant, à qui je la rapportais, eut l’air de trouver que j’en savais trop. Faites attention que la querelle des jésuites et des jansénistes peut être assez bien comprise par là ; car les jansénistes voulaient penser.

Il me semble aussi que le dogme, dont on se moque trop vite, est plutôt un constant effort contre les mystiques qui viendraient par leurs rêveries libres à changer l’objet des passions plutôt qu’à les apaiser. Dans toutes les expériences dont la nature humaine est le sujet, les effets sont si étonnants et si loin des causes que la religion naturelle, si elle n’est plus la plate philosophie d’État, ne peut manquer de conduire à une espèce de délire fétichiste ; car les dieux sont tout près de nous ; on les voit, on les entend, on les touche. Chacun connaît la folie des spirites, mais on imagine à peine jusqu’où elle pourrait aller si les assemblées étaient plus nombreuses ; et je reconnais une religion sans docteurs dans cet enthousiasme sans règle pour la justice, pour le droit et pour la patrie ; cette religion, la plus jeune de toutes, manque trop de cérémonies et de théologiens. Contre tous ces excès, l’église théologienne exerce une pression modératrice. Les dieux des anciens étaient sentis aussi dans l’amour, dans la colère, dans le sommeil, dans les rêves, enfin dans tous les changements du corps ; mais les passions n’en couraient que mieux, non que le culte manquât toujours de décence, mais surtout parce que la théologie était d’imagination seulement ; ainsi le dieu gâtait l’œuvre du prêtre. Au lieu que tout l’effort de l’église est contre les miracles, quoiqu’elle ne les nie pas ; il est toujours assez clair qu’elle s’en défie pour le présent, assez forte de ses cérémonies. Tenir une réunion d’hommes qui ne cassent rien, c’est déjà assez beau.