Éléments de philosophie (Alain)/Livre VI/Chapitre 12

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VI, xii. — L’art de se gouverner soi-même

CHAPITRE XII

L’ART DE SE GOUVERNER SOI-MÊME

On comprend peut-être maintenant pourquoi j’avais tant de soin de laisser le physiologique à son rang et dans sa forme de chose, sans le traduire jamais en pensée. Supposer une pensée dans la pierre, dans le vent, dans la vague, c’est l’erreur très ancienne, et qui soumet toute entreprise au présage. C’est la même erreur, et encore plus funeste, si nous supposons une pensée à chaque mouvement des autres et à chaque mouvement de nous. Voici un homme qui fronce le sourcil par l’effet d’un rayon importun. Vais-je penser qu’il me menace ? Et ce politique, impatient d’être trop longtemps debout, vais-je le supposer ennemi et offensé ? Ces commencements de pensées changent par des remèdes très simples ; tirez un rideau ; offrez un siège. Presque tous les drames des passions viennent de ce qu’on essaie trop tôt le remède supérieur. Comme aux enfants, il est ridicule d’argumenter quand il suffirait de masser, de frotter, de promener. Remarquez bien qu’en déposant ainsi les signes de leur dignité de pensées, en les prenant comme choses, je les fais rentrer dans le champ d’action de ma volonté ; je manie l’homme comme une chose ; en cela je ne le méprise point ; au contraire je me garde de prendre comme étant de lui ce qui lui est extérieur et étranger. Essayez de ce genre d’estime, qui rabat les signes involontaires ; bientôt vous verrez paraître l’homme. Et, au contraire, j’ai observé que ceux qui pensent trop sur les signes, et condamnent d’après les petites choses, dressent devant eux-mêmes des obstacles infranchissables, et pour le moindre projet. Ce régime de défiance et de défensive fait presque tous les maux humains. Je vous invite à vous souvenir de ceci, c’est que les paroles des enfants, surtout vives n’expriment jamais leur vraie pensée. Simplifiant ici, je dirai qu’elles n’expriment aucune pensée ; ce sont des bruits de nature. Cela ne conduit nullement à tout permettre ; au contraire, il n’y a rien de plus simple que d’empêcher ce qui importune, dès qu’on n’y suppose pas de pensée. Rousseau, profond ici, a soin de dire dans son Émile qu’il faut s’opposer aux actions de l’enfant qui peuvent nuire, mais sans jamais discuter. La raison, qu’il n’a pas donnée, est que la discussion fait paraître une pensée, et une pensée d’esclave, née d’un mouvement involontaire. Ces remarques enferment presque tout l’art de gouverner.

L’art de se gouverner soi-même trouve aussi les mêmes obstacles imaginaires, et les mêmes ressources. Il ne s’agit que de réserver ce beau nom de pensée à ce qui porte la marque de l’âme ; ainsi nos connaissances méthodiques sont des pensées ; nos affections choisies, approuvées, cultivées, sont des pensées ; nos résolutions et nos serments sont des pensées. Au contraire les mouvements de l’humeur ne sont nullement des pensées ; les réactions de l’instinct ne sont nullement des pensées ; la fatigue n’est pas une pensée. Ce sont des faits du monde, à l’égard desquels je résiste, je lutte ou je cède, comme il faut bien toujours que je fasse devant les choses. Mais un des points importants de la sagesse est de ne les point laisser entrer dans l’âme, par la porte du discours et du raisonnement. Afin de bien saisir ce passage de l’extérieur à l’intérieur, qui fait toutes les passions, il suffit de considérer comment la colère s’élève. Les médecins nomment irritation un certain régime de nos tissus et de nos humeurs tel que la réaction à l’excitation nous excite encore ; ce mécanisme est comme grossi en un homme qui se gratte, en un homme qui tousse. Or il suffit quelquefois d’un mouvement brusque et non mesuré, tel l’effet de la surprise bien connu, pour éveiller un commencement de colère ; c’est dire que le premier mouvement en provoque d’autres, que le cœur s’anime, que la respiration s’accélère ; et quelquefois il s’y joint des gestes habituels et même des commencements de paroles, comme jurons et choses de ce genre. Or, ce qui est à remarquer, c’est que cette colère voudrait aussitôt être pensée, et cherche des motifs. On voit dans ce cas-là, presque toujours, que les premières paroles sont incohérentes et ridicules, mais que bientôt l’âme plaide pour la colère, et la reconnaît pour sienne ; d’où des discours éloquents qui persuadent aussi bien celui qui les fait. Par ce mécanisme, un enfant, un serviteur portent le poids de cette colère née de hasard ; et s’ils s’irritent eux-mêmes, alors les provisions et raisons s’amassent pour toutes les colères à venir. J’ai souvent pensé que la haine n’est autre chose que le souvenir d’une suite de colères ayant pour objet le même être, d’où l’on tire une sorte de farouche espérance et une certitude de s’irriter encore de la même présence. On aperçoit ce que les pensées peuvent faire d’un mouvement, purement physiologique peut-être à l’origine. D’où cette précaution de ne point travestir en pensée ce qui n’a point sa source dans le plus clair, le plus résolu et le mieux gouverné de nos pensées. Le dualisme célèbre de Descartes apparaît ici, comme je crois qu’il était en ce sage, c’est-à-dire comme pratique et comme moyen de gouvernement. Une âme généreuse ne se jette point à la suite des mouvements animaux ; au contraire elle les repousse de soi. Parce qu’une poussière vient dans l’œil, ce n’est pas une raison d’injurier le vent ; parce qu’un homme nous a fait peur sans le vouloir, ce n’est pas une raison d’injurier l’homme ; et encore moins de sauver l’injure par des raisons. Mais au contraire laisser le corps humain à son état de corps ; considérer comme étrangère cette suite purement mécanique. Tout se dénoue alors, et se résout selon la nature ; le rire n’est pas loin, le rire, qui est la solution de toutes les surprises, et peut-être l’arme la plus puissante du sage. Cette colère donc, qui partout en guerre et qui cherchait un ennemi autour de soi, la voilà seule, sans aucune parure de raisons, ridicule, désarmée. J’en dirai autant d’une mélancolie, ennemie plus rusée quelquefois, et qui se déguise même en sagesse ; mais il faut guetter à la source, et s’apercevoir que le jour baisse, que le vent est plus frais, et qu’il n’en faut pas plus si l’on reprend en poète cette impression et cette humeur, pour inspirer quelque déclamation imitée de Job ou de l’Ecclésiaste. Il est bon de remarquer ici que le vrai poète n’est pas toujours aussi triste, il s’en faut, que son imprudent lecteur ; car il prend le commandement de ses tristes pensées, il leur impose ce rythme actif et gouverné qui convient aux pensées ; il les transforme en objet, et il les contemple à distance de vue, et le lecteur lui-même se trouvera mieux de cette tristesse en bon ordre que de ses intimes improvisations. Gœthe et Hugo, pour ne citer que ceux-là, portèrent assez gaillardement le désespoir. Mais Rabelais et Molière sont meilleurs, moins comédiens, car leur comédie se moque du comédien. On comprend assez maintenant que tout le sérieux doit être rassemblé sous le signe de l’action et de la joie, de façon qu’il n’en reste plus pour habiller ces incidents qui se voudraient pensée. Et c’est à peu près en cela que consiste ce que les anciens appelaient la grandeur d’âme, vertu, comme dit Descartes, trop peu connue des modernes. Mon maître Lagneau disait un jour : « Nous avons oublié le sourire de Platon. »