Éléments de philosophie (Alain)/Livre IV/Chapitre 11

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IV, xi. — Du doute

CHAPITRE XI

DU DOUTE

Le fou ne doute jamais, ni dans son action ni dans sa pensée. Comme c’est folie de jeter tout le corps avec le poing, c’est folie aussi de trop croire à des ruses, à des haines, à des peurs, à ses propres actions et même à ses propres défauts. Le doute serait donc la couronne du sage. Descartes l’a assez dit, si seulement l’on comprend qu’après une idée il faut en former une autre et que le chemin est le même vers toutes. Mais on veut pourtant que Descartes n’ait douté qu’une fois. Le douteur a une allure ferme et décidée qui trompera toujours.

L’action du fou est à corps perdu. La peur combat très mal. Effet d’une croyance lourde, qui livre l’action aux forces. Mais l’action libre, comme du bon escrimeur, est douteuse à tout instant, et puissante par là. Vive et prompte, mais non emportée. Soudaine dans le départ et dans l’arrêt. Toujours prête au détour, au recul, au retour, selon le jugement. Toute action, d’inventeur, de gouverneur, de sauveteur, trouve ici son modèle, et l’action de guerre même, dans son tout et dans ses parties. Je n’oublie point l’action de l’artisan, plus harmonieuse encore et plus riche de sagesse peut-être, par la solidité de l’objet, et par ce loisir d’un instant que les autres actions ne laissent pas assez ; toutefois moins directe contre les passions parce qu’elle ne les éveille point. Actions pesées, actions pensées. Ainsi la gymnastique est la première leçon de sagesse, comme Platon voulait.

Spinoza, disciple plein de précautions, à ce point qu’il semble arrêter tout, a voulu avec raison que l’on distingue l’incertitude et le doute. Beaucoup disent qu’ils doutent, parce qu’ils ne sont assurés de rien. Mais la timidité et la maladresse ne font pas l’escrimeur. Ainsi le désespoir ne fait pas le penseur. Qui n’est assuré de rien ne peut douter ; car de quoi douterait-il ? Au vrai ces prétendus douteurs ont plutôt des croyances d’un moment. Ainsi agit, si l’on peut dire, un homme qui trébuche sur un tas de briques.

Chacun doute le mieux de ce qu’il connaît aussi le mieux. Non point, comme le spectateur veut dire, parce qu’il a éprouvé la faiblesse des preuves ; au contraire, parce qu’il en a éprouvé la force. Qui a fait peut défaire. Jusqu’au détail ; il est d’expérience que la preuve est essayée par un doute plein et fort. S’il craint de douter, la preuve reste faible. Euclide est un homme qui a su douter, contre l’évidence. Et la géométrie non euclidienne a dessiné l’autre d’un trait encore plus ferme. Je doute encore sur ce doute-là ; ainsi naissent les idées, et renaissent.

On voudrait les pouvoir laisser en place, comme un maçon les pierres. Mais il n’y a point de mémoire des idées ; mémoire des mots seulement. Il faut donc retrouver toujours les preuves, et encore douter pour cela. « C’est la peine qui est bonne », disait un ancien. Aussi je n’espère pas beaucoup de ceux qui traînent leurs écrits. Jean-Jacques conte qu’il les oubliait dès qu’ils étaient en forme. Mais c’est peut-être que le dernier regard du jugement n’en laissait rien debout ; ainsi la même glaise servait pour d’autres statues. Non pas sévérité pour soi, ce n’est plus le temps, mais plutôt indulgence et oubli. Il faut se pardonner d’avoir fait un livre et il y a un art de délier pour soi, dès qu’on a lié pour les autres. Ainsi la pensée n’a jamais d’autre objet que les choses ; et cela suffit.

Pour toi, lecteur, maintenant. Il y a un doute planant, qui n’est qu’incertitude. Ce n’est pas ainsi qu’il faut lire. Mais douter avec amour et foi, comme lui a fait. Douter sérieusement, non tristement. La théologie a tout gâté ; il faudrait donc gagner le ciel comme beaucoup gagnent le pain. Mais le pain que l’on gagne en chantant est le meilleur. Il y aurait beaucoup à dire sur le sérieux. Car il n’est pas difficile d’être triste ; c’est la pente ; mais il est difficile et beau d’être heureux. Aussi faut-il être toujours plus fort que les preuves. Car ce n’est rien de bon, que ces idées qui viennent à l’assaut, surtout si l’on court aux armes. À ces moments-là, Socrate riait. Lecteur, au sortir de ces landes arides qu’il a bien fallu traverser, je souhaite que jeunesse te garde.