Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 4

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 166-172).

CHAPITRE IV

DE LA LOGIQUE OU RHÉTORIQUE

Il y a une rhétorique appliquée qui examine si une proposition du langage convient ou non à l’objet ; cette rhétorique accompagne toute science. Par exemple, pour contrôler cette proposition, tout juste est heureux, il s’agit d’examiner les mots et les objets. La rhétorique pure, qu’on appelle communément logique, s’occupe seulement de l’équivalence des propositions, ou, si l’on veut, de l’identité du sens sous la diversité des paroles. On peut dire encore qu’elle examine comment on peut tirer d’une ou plusieurs propositions une nouvelle manière de dire, sans considérer les objets, mais d’après les mots seulement. Ainsi de la proposition tout juste est heureux, on peut tirer que quelque heureux est juste, et non pas que tout heureux est juste. Mais de la négative aucun injuste n’est heureux, on peut tirer qu’aucun heureux n’est injuste.

Afin qu’on ne soit pas tenté de considérer ici les objets, ni d’engager avec soi quelque discussion sur le bonheur ou sur la justice, il est avantageux de représenter les termes par des lettres, ainsi qu’Aristote le faisait déjà. Ainsi de quelque A est B on tirera que quelque B est A, et de quelque A n’est pas B, on ne tirera rien du tout. On voit ici que l’on pourrait exposer ces conséquences par une espèce d’algèbre comme les logisticiens de nos jours l’ont essayé. Les principes ici rappelés sur des exemples simples pourront servir à juger ces immenses travaux, toujours trop estimés d’après la peine qu’on prend à les suivre.

L’opposition des propositions de mêmes termes donne encore lieu à des remarques simples, mais fort utiles en ce qu’elles nous font saisir le sens des mots tout, quelque, aucun ; c’est donc comme une grammaire générale en quelque sorte. S’il est posé que tout A est B est une proposition vraie, la proposition contraire aucun A n’est B est fausse ; mais si la première est fausse, la seconde peut être vraie ou fausse. Il n’en est pas de même pour les contradictoires tout A est B, et quelque A n’est pas B ; car de ce que l’une est vraie ou fausse, il faut tirer que l’autre est fausse ou vraie.

La conversation use encore de ces manières de dire, où il serait plus utile d’examiner la proposition même que le raisonnement de pure forme par lequel on en fait sortir une autre. Les propositions tirées de l’expérience se présentent plutôt sous la forme qu’on nomme hypothétique, si A est, B est aussi, équivalente d’ailleurs à la première, comme si l’on disait que si un homme est juste, il est heureux. Cette autre manière de dire conduira à une analyse un peu différente. On raisonnera ainsi. Si A est, B est ; or A est, donc B est ; or B n’est pas, donc A n’est pas, puisque si A est, B est. Et l’on voit que les propositions A n’est pas ou B est ne conduisent à rien ; il faudrait avoir ajouté à la première que si A n’est pas, B n’est pas. Les objets n’y font rien ; on considère seulement ce qui est dit, et si ce qui est dit enferme ou non telle autre manière de dire.

Pour achever en peu de mots cette esquisse, on peut passer de cette dernière forme aux syllogismes classiques. Au lieu de dire si A est B est, disons : tout ce qui est A est B. Si nous ajoutons la proposition X est A, nous serons amenés à la conclusion X est B ; comme aussi de ce que A exclut B, autre forme de si A est B n’est pas, de ce que X est A, nous concluons que X n’est pas B. X, c’est tout, ou quelque, ou un, pourvu que ce soit le même X. Et voilà le syllogisme de la première figure : tout envieux est triste, tout ambitieux est envieux, tout ambitieux est triste. Et si, partant de la même supposition, tout ce qui est A est B, on pose que X n’est pas B, ou si A exclut B, que X est B, on aura la conclusion que X n’est pas A, ce qui est le syllogisme de la seconde figure. Cette méthode d’amener ces deux figures me semble la plus naturelle, sans compter qu’elle les distingue bien du syllogisme de la troisième figure, que j’appelle syllogisme par exemple. Il consiste, celui-là, à conclure, si X, quelque, tout ou un, est à la fois A et B, que A et B se trouvent quelquefois ensemble, ou que, comme on dit, quelque A est B. Pour les modes, qui diffèrent selon tout ou quelque, est ou n’est pas, on travaillera utilement à les retrouver tous, ce qu’on ne fera point sans attention.

Le principe de ces transformations n’est pas difficile à trouver ; c’est qu’il faut que l’entendement reconnaisse la même pensée sous deux formes, ou, en d’autres termes, qu’il n’est pas permis de tirer d’une pensée écrite une autre pensée écrite sans avoir égard aux objets. Le célèbre principe d’identité s’offre ainsi de lui-même, dans les études de logique, comme un avertissement au dialecticien qui espérerait augmenter ses connaissances en opérant sur des mots définis seulement. Tel est le prix d’une étude un peu aride, qui, si on la conduit en toute rigueur, montre assez que tout raisonnement sans perception enferme certainement des fautes, s’il avance. Toutes ces fautes, si naturelles, viennent de ce que l’on enrichit peu à peu le sens des mots par la considération des objets, et cela sans le dire et même sans le savoir.

NOTES

I. Il se trouve une difficulté préalable dans la logique, c’est que, si l’on a purifié cette notion, ce qui est revenir à la logique d’Aristote, on se trouve alors bien loin de la logique moderne qui n’est autre que la méthode des sciences. On peut se proposer de tracer une série de Logiques, allant de l’abstrait au concret, et qui grouperait d’une façon nouvelle un certain nombre de développements importants. On pourrait distinguer :

1o La logique d’Aristote, qui est une sorte de grammaire générale du oui et du non ;

2o La logique transcendantale qui fait l’inventaire des formes a priori, c’est-à-dire l’anatomie de l’entendement ;

3o La logique de Descartes ou logique de l’ordre qui prescrit l’analyse (Diviser les difficultés) et la synthèse (Conduire par ordre mes pensées) ;

4o La logique de Bacon, ou logique expérimentale, qui étudie les procédés par lesquels on pénètre dans la connaissance des faits. Les notions qui seraient ici mises en place seraient par exemple la mesure, les instruments, et la méthode des variations qui consiste à imprimer au phénomène des changements quantitatifs. Le principal ici, serait de décrire l’application des mathématiques à l’expérience, c’est-à-dire la traduction des variations par des fonctions, expression rigoureuse de l’expérience. Les courbes sont des exemples excellents de ce langage sans ambiguïté, qui dit mieux que tout autre les variétés et les liaisons de l’expérience. On trouvera un exemple très clair dans l’expression des progrès d’un dressage quelconque. Un animal dans un labyrinthe, apprend à en sortir et fait des fautes que l’on inscrit sur l’ordonnée. Une courbe figure la diminution des fautes. Cette méthode sert aussi à noter les progrès du dactylographe, ou bien la fatigue par l’ampleur mesurée et décroissante d’un effort déterminé (L’Ergographe). Toutes ces inscriptions aboutissent à la courbe en cloche, qui est une conquête du langage scientifique. Les fautes décroissent d’abord lentement et ensuite très vite, et enfin très lentement, sans jamais disparaître.

Cette partie de la logique est toute neuve. J’y joindrais au sujet des tests les manières de calculer les moyennes. Tout cela est bien la logique du laboratoire. Je crois aussi qu’on trouvera par là les problèmes de la probabilité qui découvrent ce que donnerait le pur hasard et donc ce qui n’est point par hasard. Ce ne sont toujours que des applications de l’art de mesurer.

Enfin le tableau des instruments (de mesure, enregistreurs, multiplicateurs, etc.) serait aussi une partie bien nouvelle de la logique expérimentale. Parmi les instruments on comptera l’atelier et l’usine, où en effet les résultats sont enregistrés (consommation d’un moteur ; travail mesuré par l’indicateur de watt, etc.). Il faut se borner à énumérer, car il ne faut pas tomber dans la technologie.

La conclusion est que la logique d’Aristote régit toutes les autres, et qu’en règle la précédente régit les suivantes.

II. Il faut qu’ici le disciple surmonte un peu d’ennui, et arrive à connaître tout le système aristotélicien tel qu’on le trouve partout avec Barbara, Celarent, Darii, Ferio, etc. J’ai préparé ci-dessus un chemin facile pour entrer dans ces broussailles sans risquer de s’y perdre. On fera grande attention à la distinction des quatre figures bien plutôt qu’aux règles. Il faudra réfléchir sur les syllogismes comme sur des espèces naturelles :

Quelque homme est sage,
Tout sage est heureux,

donc

Quelque homme est heureux.

Ce syllogisme doit être redressé car la majeure est la seconde. C’est un Darii. A, c’est l’affirmative universelle, tout sage est heureux.

I, c’est la particulière affirmative.

Il s’agit de réfléchir longtemps à cette structure, de bien savoir ce que signifie « tout homme… » « tout sage… »

Il faut étudier de très près les raisonnements sur les opposées et bien distinguer les contraires.

Tout homme est ambitieux,
Nul homme n’est ambitieux.

Les subcontraires

Quelque homme est ambitieux,
Quelque homme n’est pas ambitieux.

Bien regarder aux contradictoires :

Tout homme est ambitieux,
Quelque homme n’est pas ambitieux

et bien comprendre comment, de la fausseté de l’une, il faut conclure la vérité de l’autre. Par exemple s’il est faux que :

Quelque homme n’est pas ambitieux,

il est donc vrai que

Tout homme est ambitieux.

Et si cette proposition est fausse il faut donc que l’autre soit vraie. Car, s’il est faux que tout homme est ambitieux, il faut alors qu’il y ait quelque homme qui ne soit pas ambitieux, et aussi examiner les subalternes :

Tout homme est ambitieux,
Quelque homme est ambitieux.

Di la première est vraie, la seconde est vraie a fortiori.

Mais si la seconde est vraie, l’autre peut être vraie ou fausse. J’insiste beaucoup afin d’éveiller la curiosité. Je tiens que ces études sont une bonne école de l’attention, et qu’en les continuant de longues années on finira par faire des découvertes dans cette transparence des discours qui représente l’esprit.