Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 13

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III, xiii. — De l’humeur

CHAPITRE XIII

DE L’HUMEUR

Un fantassin disait : « On n’a plus peur ; on n’a plus que des transes. » Il voulait dire qu’après avoir pensé cet avenir menaçant, sans arriver à prévoir ni même à espérer, les malheureux hommes en étaient arrivés à ne plus rien considérer hors de la chose présente, la peur n’était plus alors que le saut, l’effacement ou l’aplatissement du corps, ou bien la pression vive et courte de l’explosif. L’humeur est située à ce niveau, et même encore au-dessous ; en cela impossible à saisir comme telle, car la saisir, c’est la penser et la remonter ; c’est par ce mouvement que l’irritation devient colère, ou que l’effervescence devient anxiété ; et l’on jugerait très mal de l’humeur d’après les opinions, et telle que le caractère la façonne d’après des préjugés forts ; un pressentiment comme humeur est encore bien au-dessous d’une tristesse indéterminée ou d’une anxiété sans objet ; toujours nous pensons l’humeur ; et non pas selon la vraie méthode, mais plutôt en cherchant un contenu d’opinions qui y convienne. La sagesse doit reprendre l’humeur autrement, et d’abord par théorie, de façon à comprendre que l’humeur n’enferme nullement telle pensée ou telle autre, mais s’accommode de toutes.

Pour y parvenir, il faut saisir l’humeur sous l’autre aspect, comme mouvement seulement ou plutôt régime de mouvement ; et voici la différence. Le mouvement que je fais pour écarter un coup n’est que mouvement ; mais la préparation, l’esquisse du mouvement devant la menace, la contracture ou l’agitation qui suivent, la respiration courte, les battements du cœur sont de régime et déterminent déjà l’humeur. On comprend sans peine que l’âge, la force, la santé, la fatigue, la structure d’un côté et le savoir-faire de l’autre changent le régime et l’orientent pour l’un vers l’irritation, pour l’autre vers l’anxiété ; en quoi l’humeur dépend du tempérament, du climat et du métier. Mais on peut former préalablement une idée abstraite de divers régimes, ce qui éclaire déjà bien mieux l’humeur que ne peut faire n’importe quel jugement sur soi. L’homme ne sait jamais assez comme il est mécanique, et par conséquent maniable, pour lui-même.

Une toux est maniable si on la juge mécanique ; mais dès qu’on y met une colère pensée, avec souvenir et prévision, elle se développe selon cette loi que l’irritation excite au mouvement et que le mouvement aggrave l’irritation. Au contraire un autre mouvement qui exclut la toux, comme d’avaler, est directement efficace. Pareillement, contre l’anxiété, qui est une agitation qui s’entretient d’elle-même, ou si l’on veut une préparation sans fin, n’importe quelle action méthodique comme de fendre du bois ou de bêcher, ou même seulement de filer ou de coudre, est directement efficace. Et, contre la colère, copier et contre la tristesse, chanter. Mais cela, nul n’arrive jamais à le croire ; il faut le savoir. Les promesses du corps vont contre la doctrine, car tout régime de mouvement nous offre un soulagement immédiat qui redouble le malaise, comme de se retourner pour celui qui ne peut dormir. Bref notre pouvoir sur le corps est de gymnastique, j’entends de le mouvoir selon notre volonté, comme marcher, s’arrêter, s’asseoir, se coucher, dessiner, sculpter, danser.

Mais qu’est-ce que l’idée d’un régime de mouvement ? Deux caractères y sont à remarquer ; d’abord le régime s’entretient ; ensuite il s’irradie jusqu’à occuper tout le corps ; ce que la toux, exemple simple et familier à tous, fait comprendre assez, puisque d’abord la toux fait tousser, et qu’ensuite on arrive bientôt à tousser de tout le corps. Ce genre de supplice définit l’irritation ; et chacun sait ce que c’est que se gratter. L’emportement est un régime non moins tyrannique, qu’on pourrait définir une irritation diffuse ; on le saisit aisément dans un enfant oisif qui s’excite de ses propres mouvements ; et quelquefois un mouvement répété, comme de frapper par jeu sur la main d’un autre, va à l’emportement, ce qui a fait dire : « Jeux de mains, jeux de vilains. »

L’anxiété est à la fois emportement et irritation, mais sans mouvement, par petits éveils contrariés, ce qui réagit sur la respiration et sur le cœur, qui, déréglés à leur tour, continuent d’exciter toutes les parties motrices, d’où un tremblement insupportable. Il faut dire aussi là-dessus, que, par l’absence d’un mouvement décidé, les contractions musculaires ne remédient pas à la constriction des petits vaisseaux par un vigoureux massage, ce qui renvoie le sang dans les parties molles, intestins, estomac et cerveau ; et ce dernier effet est remarquable en ce qu’il entretient et réveille une activité percevante sans proportion avec les objets, ce qui nous dispose à attendre quelque chose de terrible sans savoir quoi. Mais ici on aperçoit bien comment l’humeur est relevée et composée par la pensée. La contracture est un régime plus violent, où tous les muscles se tendent selon leur force, pétrifiant tout le corps, ce qui va à suspendre la vie, comme on voit dans l’état de catalepsie. Et cela n’est pas commun ; mais sans doute il existe des régimes partiels de ce genre-là, des raideurs et des pétrifications d’épaules, de bras, de jambes, même pendant l’action, et qui sont causes de maladresse et de gaucherie. Ici encore on voit que le jugement s’empare de ces mouvements d’humeur, et en fait pensée et condamnation, dès que l’on prononce : « Je suis gauche, je suis maladroit. » Dont nous délivreraient les mouvements de politesse, qui sont toujours gymnastiques, si nous nous avisions seulement de les faire ; et le sourire est l’arme de choix contre tout régime qui s’installe. Mais ces choses sont peu connues ; la morale ne sourit point.

NOTE

Les quatre tempéraments offrent l’exemple d’une idée encore abstraite, mais juste dans son dessin, et qui peut s’enrichir sans être déformée. Ceux qui n’oseraient plus se fier à ces vénérables instruments nous laissent entendre qu’ils en ont d’autres ; eh bien, qu’ils les montrent.

Le système moteur, dont le muscle est l’élément, est régi par la loi d’emportement, d’après laquelle l’action précipite l’action ; ainsi est la fuite, ou la violence contre une serrure brouillée. L’entraînement et le jeu sont les plus bas degrés de l’emportement, et l’irritation en est le paroxysme. Et, dès que le système moteur domine, ce qui se reconnaît à la masse musculaire, à la richesse du sang, à la puissance de l’appareil respiratoire, alors la pensée suit toujours l’action, et s’endort en même temps qu’elle. Le pragmatisme est la loi de ces natures audacieuses, qui pensent en avant de leur poing fermé. Voilà le sanguin.

Par opposition, il est clair que le système nerveux subordonne toute l’économie aux moindres actions extérieures : car c’est bien peu de chose qu’un pinceau de couleur sur le fond de l’œil, mais en certaines natures ce délicat attouchement efface aussitôt tous les autres intérêts. De même un son harmonieux ou un grincement change toutes les idées. De là cette instabilité de l’humeur qui est le propre du nerveux et qu’il ne faut point du tout confondre avec la constance du bilieux, si bien doué pour se torturer lui-même d’après ses propres ressources. La pensée du nerveux ne s’arrête guère à lui-même, car il est sans mémoire comme le nerf ; au contraire elle se porte au dehors, avide de rechercher et de prévoir les nuances, ce qui conduit aux formes et aux lois. Le nerveux pense le monde et vit d’émotion.

Le bilieux vit de sentiments ; mais comme l’humeur est bien au-dessous du sentiment, il faut chercher ce qui, dans l’ordre biologique, correspond à cette agitation de soi par soi, hors de toute action, ce qui excite le rêve, le souvenir, la méditation sur soi et le retour aux mêmes chemins. Ici domine l’imagination, qui, ramenée à ses conditions inférieures, traduit, il me semble, la tyrannie du système nutritif, non pas par la faim et la soif, qui est commune à tous, mais plutôt par les déchets, qui ne s’éliminent point sans irriter un peu toutes les parties, ce qui fait que le bilieux, assez heureusement nommé, se sent lui-même continuellement, et, bien loin de se disposer d’après les impressions qui viennent du dehors, au contraire les modifie et les colore d’après ses propres dispositions. L’inquiétude serait le régime propre à ces natures toujours un peu empoisonnées, et qui vieillissent mal ; mais, dans la jeunesse, ce mélange de constance et d’agitation donne aux affections et aux signes humains une puissance démesurée, qui appelle et entretient l’amour. Au lieu que le nerveux n’est sensible qu’à ce qui est beau ou nouveau. Dans le bilieux habite ce riche amour de soi qui rend aimable, et qui fait la puissance de ce regard noir.

L’équilibre et le repos caractérisent le lymphatique, dont l’enfant, dans sa croissance, est le modèle parfait, et la mère aussi, tant qu’elle nourrit. C’est encore le système nutritif qui domine ici, mais par sa fonction principale, qui est de s’enrichir aux dépens du milieu extérieur. C’est pourquoi la croissance définit mieux le lymphatique que ne ferait la somnolence et l’obésité, qui ne sont que croissance continuée et maladive. De même l’atrabilaire est une image grossie du bilieux. Et, pour mieux concevoir le lymphatique, il serait bon peut-être de le considérer le premier. Car ce n’est point essentiellement mollesse ni paresse, c’est l’heureuse enfance, qui prépare tout et qui porte tout, qui se console et qui dort. La somnolence est le régime propre au lymphatique ; mais toute nature y redescend, s’y plonge, s’y nettoie et s’y renouvelle.

Tels sont les quatre visages qui se mêlent en toute humeur, de façon que dans ce mélange des quatre, quelque mélange de deux se montre, par la couleur, la forme, l’attitude et le mouvement. Mais du dehors toujours, et chez l’autre ; car de moi je connais mal l’humeur nue ; je n’y crois point. Mes pensées sur moi-même se tendent, se déroulent et font jouer leurs mirages entre mon humeur et moi. C’est au-dessous de moi-même, et d’après ce que je sais des autres, que je dois prendre ma propre humeur et ma propre nature, constante, résistante et maniable. Tant que je n’ai pas rejoint ces solides ressorts, je ne puis rien faire de moi. Défie-toi de ce qui consent.