Éléments de philosophie (Alain)/Livre III/Chapitre 1

Éditions Gallimard Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 153-159).

CHAPITRE PREMIER

DU LANGAGE

Avant d’examiner comment la connaissance peut s’étendre et s’assurer par le discours seulement, il faut traiter du langage. Dans tout ce qui nous reste à décrire, d’inventions abstraites, de fantaisies, de passions, d’institutions, le langage est roi. Il s’agit, dans une exposition resserrée, d’étaler dans toute son étendue ce beau domaine qui s’étend des profondeurs de la musique aux sommets de l’algèbre. Mais admirez d’abord comment les jeux du langage prennent l’esprit dans leurs pièges. Il faut, disent les auteurs, s’entendre pour créer une langue, et donc savoir parler avant d’apprendre à parler. Ce puéril argument est un exemple parfait des artifices dialectiques qui sont pris pour philosophie par ceux qui n’ont pas appris à penser d’abord sans parler.

L’action humaine, j’entends le mouvement pour frapper, donner, prendre, fuir, est-ce qui nous intéresse le plus au monde, et la seule chose au monde qui intéresse l’enfant, car c’est de là que lui viennent tous biens et tous maux dans les premières années. Ces actions sont les premiers signes, et les comprendre ce n’est autre chose, d’abord, que d’en éprouver les effets. Puisque l’homme apprend à deviner les choses qui approchent d’après des signes, il ne faut pas s’étonner qu’il apprenne aussi, bien vite, à deviner ce qu’un homme va faire, d’après ses moindres mouvements. Il ne s’agit que de décrire l’immense domaine des signes humains. À cette fin, on peut distinguer d’abord l’esquisse de l’action ou son commencement, qui font assez prévoir la suite ; et telle est l’origine de presque tous les gestes, comme montrer le poing, tendre la main, croiser les bras, hausser les épaules. On passe naturellement de là à la préparation des actions, qui est l’attitude. On devine qu’un homme à genoux et face contre terre ne va pas combattre, qu’un homme qui tourne le dos ne craint point, qu’un homme qui se ramasse va bondir, et ainsi du reste. Enfin, il faut noter aussi les effets accessoires de cette préparation des actions, lesquels résultent de la fabrique du corps humain telle que chacun la connaît d’après la physiologie la plus sommaire. Telles sont la rougeur et la pâleur, les larmes, le tremblement, les mouvements du nez et des joues, le cri enfin, qui est l’effet naturel de toute contraction des muscles ; et il faut faire grande attention à ce dernier signe, destiné à supplanter les autres et à engendrer jusqu’à l’algèbre, par un détour qu’il faut ici décrire. Mais auparavant il faut faire remarquer que la pensée, qui n’est au naturel qu’action retenue, offre aussi des signes bien clairs, qui sont l’arrêt même, l’attention marquée par le jeu des yeux et les mouvements calculés, enfin les mouvements des mains par lesquels, d’avance, nous palpons ou mesurons la chose nue, ou simplement nous favorisons la vue et l’ouïe. Toutes ces choses sont assez connues, il suffit de les rappeler, et de dire que nous savons interpréter les signes des animaux, surtout domestiques, aussi bien que des hommes. Le cavalier devine ce que le cheval va faire, d’après l’allure et les oreilles. Il faut maintenant considérer que le langage est fils de société. Au reste l’homme isolé d’abord, et s’alliant ensuite à l’homme, n’est qu’une fiction ridicule. Je ne veux pas me priver de citer ici, après d’autres, une forte parole d’Agassiz : « Comme la bruyère a toujours été lande, l’homme a toujours été société. » Et l’homme vit en société déjà avant sa naissance. Ainsi le langage est né en même temps que l’homme ; et c’est par le langage toujours que nous éprouvons la puissance des hommes en société ; l’homme fuit quand les hommes fuient ; c’est là parler et comprendre, sans contrainte à proprement parler. Comprenons donc comment l’imitation, qui n’est que l’éducation, simplifie et unifie naturellement les signes, qui deviennent par là l’expression de la société même. Ces cérémonies consistent ainsi toujours en des signes rituels, d’où sont sorties la mimique et la danse, toujours liées au culte. D’où un langage déjà conventionnel de gestes et de cris.

Il reste à comprendre pourquoi la voix a dominé, car c’est tout le secret de la transformation du langage. L’homme a parlé son geste ; pourquoi ? Darwin en donne une forte raison, qui est que le cri est compris aussi la nuit. Il y a d’autres raisons encore ; le cri provoque l’attention, au lieu que le geste la suppose déjà ; le cri enfin accompagne l’action, le geste l’interrompt. Pensons à une vie d’actions et de surprises, nous verrons naître les cris modulés, accompagnant d’abord le geste, naturellement plus clair, pour le remplacer ensuite. Ainsi naît un langage vocal conventionnel. Mais comme l’écriture, qui n’est que le geste fixé, est utile aussi, l’homme apprend à écrire sa parole, c’est-à-dire à représenter, par les dessins les plus simples du geste écrit, les sons et les articulations. Cette écriture dut être chantée d’abord, comme la musique ; et puis les yeux surent lire, et s’attachèrent à la figure des lettres ou orthographe, même quand les sons, toujours simplifiés et fondus comme on sait, n’y correspondent plus exactement. Ainsi, par l’écriture, les mots sont des objets fixes que les yeux savent dénombrer, que les mains savent grouper et transposer. Toutefois quoique ces caractères échappent ainsi au mouvement des passions il s’est toujours exercé un effort bien naturel, pour retrouver dans ces signes la puissance magique des gestes et des cris qu’ils remplacent. Mais n’insistons pas maintenant sur cette magie du langage. Il s’agit dans ce qui va suivre, d’un langage défini, ou du moins qui veut l’être, et d’un jeu qui consiste à penser avec les mots seulement. On peut appeler discursive cette connaissance autant qu’elle est légitime ; et l’abus en peut être dialectique.

Un homme qui ne connaît que les choses est un homme sans idées. C’est dans le langage que se trouvent les idées. C’est pourquoi si on pouvait instituer une comparaison par les effets entre deux enfants, l’un qui ne ferait jamais attention qu’aux choses, et l’autre qui ne ferait jamais attention qu’aux mots, on trouverait que le dernier dépasserait l’autre à tous égards et de bien loin. Car il n’est pas difficile de retenir des expériences familières, et de joindre à chacune le mot qui la désigne dans l’usage ; et le métier, là-dessus, conduit n’importe quel homme à une perfection étonnante ; mais pour les idées et les sentiments, qui importent le plus, l’homme de métier n’est toujours qu’un enfant. Au contraire, dans l’étude d’une langue réelle, chacun trouve toutes les idées humaines en système, et des lumières sur toute l’expérience, qui lui font faire aussitôt d’immenses progrès, parce que, d’un côté, il s’humanise, recevant en raccourci tout ce qui est acquis déjà, et que, d’un autre côté, suivant les mots en leurs différents âges, il trouve dans ce mouvement l’impulsion qui convient à une nature pensante que l’animalité et l’imagination occupent toujours puissamment. Il y a bien de la différence sous ce rapport entre les langues parfaites que l’on invente d’après la nature des objets, ampère, volt, ohm, et les langues populaires qui ont bien plus d’égard à la nature humaine, c’est-à-dire aux difficultés réelles que rencontre tout homme qui s’interroge. Et remarquons que, même dans les langues techniques, il est rare que l’on trouve des mots sans ancêtres, comme sont justement ceux qui sont cités plus haut. Le mot fonction, pris dans son sens mathématique, n’est pas détaché pour cela de la série politique. Équation, intégrale, convergence, limite sont encore des mots humains, malgré l’effort du technicien, qui voudrait ici nous faire oublier tout autre sens que celui qui résulte de la définition. Et cette technique, comme toute technique, tend à effacer l’idée. Toutes les fois que l’on apprend une langue vivante par les voyages, le commerce et l’industrie, on l’apprend techniquement, c’est-à-dire en vue seulement de désigner un objet sans ambiguïté ; et la trop célèbre méthode directe, qui montre l’objet en prononçant le mot, semble avoir pour fin, et a eu pour effet, de nous délivrer tout à fait de culture.

C’est ainsi qu’on apprendrait une langue tout à fait conventionnelle, et qui n’aurait point de passé. Mais ce n’est pas du tout ainsi que l’on apprend une langue réelle ; c’est par les mots alors qu’il faut comprendre les mots. Ici l’esprit est mis en demeure de penser. L’avantage décisif des langues mortes sur les langues vivantes, c’est que personne ne peut nous montrer l’objet. On apprend alors le sens par la racine et par les relations ; et le plus savant est alors, comme on remarque au contact d’un véritable humaniste, celui qui cherche, entre beaucoup de sens, le sens qui est exigé par les mots voisins, et de proche en proche par la multitude des mots qui précèdent et qui suivent. Qui définira le mot raison ? On dit que l’homme est doué de raison. On dit la raison du plus fort, la raison d’une progression, demander raison, rendre raison ; en buvant fais-moi raison, livre de raison, raison sociale. Mais quelle richesse nouvelle quand on découvre ratio d’où vient ration ; ratus qui veut dire persuadé, reor qui veut dire croire, et ratification, qui en vérité rassemble presque toutes ces relations en une ! Cette richesse est humaine, je crois m’y conformer ; quand j’en ai fait en gros l’inventaire, je suis déjà bien riche. Il faut toujours citer, après Comte, le double sens du mot cœur, qui veut désigner amour et courage. Répondre explique responsable ; spondere explique l’un et l’autre. Prudence, prude et prudhomme sont parents ; courage et courroux de même ; et choléra ressemble à colère. Grâce, jugement, droit, juste, ont chacun des sens merveilleux. On dit les humanités, le peuple, la propriété. Chacune de ces remarques découvre aussitôt une idée d’importance. Et que sera-ce s’il faut deviner la pensée d’un auteur vieux de mille ans d’après ces signes merveilleusement ambigus ? Encore bien mieux si la pensée s’affirme d’abord par une beauté irrécusable, immédiatement sentie et en même temps confirmée par des siècles d’admiration. Ici se prépare toute pensée, non seulement de politique et de morale, mais de physique aussi bien.