Éléments de philosophie (Alain)/Livre II/Chapitre 13

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CHAPITRE XIII

DES FINS

On connaît la formule de Bacon : Causes finales, vierges consacrées au seigneur, stériles. Mais voilà un bon exemple pour montrer comment des idées, abstraites et vaines dès qu’on se fie au langage, reprennent sens et vie au contact de l’objet, et finalement nous aident à saisir quelque chose, ce qui est l’épreuve de toute idée. Certes, quand on dit que le Créateur a mis cette ailette à la graine du tilleul pour que le vent puisse l’emporter au loin et en terrain découvert, on n’explique rien par là ; non plus en disant qu’il a donné des ailes aux oiseaux afin qu’ils puissent voler. Mais dès que l’on cherchera à développer ces propositions, elles échapperont tout à fait au ridicule. Car il est pourtant vrai que l’ailette de la graine sert bien à la semer quelque part où elle sera mieux qu’à l’ombre d’un gros arbre ; et vrai aussi que l’aile de l’oiseau est faite de façon qu’il puisse voler. Et personne n’échappe à la nécessité de supposer qu’elle est faite pour le vol, dès qu’il veut en comprendre la structure ; car il cherchera alors l’utilité des plumes cambrées de telle façon, et des os creux, et des muscles, en supposant que rien dans cette machine naturelle n’est inutile. Ainsi de la question : « À quelle fin ? » on passe naturellement au Comment, c’est-à-dire à la recherche des causes et conditions. La plume de l’oiseau est faite pour voler, car les plumes juxtaposées font soupape en un sens, non en l’autre, et ainsi du reste. Et Claude Bernard n’avait pas tort de poser que le foie devait servir à quelque chose, pourvu qu’il recherchât à quoi, et surtout comment. Par où l’on voit qu’une idée théologique peut bien être bonne au moins comme directrice, sans dispenser jamais d’une perception reconstruite selon la géométrie et les formes. Si un homme se contente de dire que Dieu a fait l’aile pour le vol, il n’a rien dans l’esprit que des mots ; mais s’il sait comment l’aile est utile pour le vol, il connaît la chose par les causes, comme on dit ; et l’idée qu’il y ajoute d’un Dieu artisan n’altère en rien l’idée qu’il a de la chose. Darwin lui-même conserve de la cause finale ce qu’il faut lorsqu’il cherche en quoi un certain caractère, comme d’être aveugle pour un crabe dans une caverne obscure, peut donner avantage à celui-là sur les autres ; car il s’agit d’examiner comment cela lui serait nuisible d’avoir des yeux inutiles. Et c’est bien l’idée d’utilité qui, dans tel objet, rattache la fin à la cause ; car l’utilité posée, c’est la fin ; mais l’utilité expliquée, c’est la cause, ou la loi, ou l’objet même expliqué, comme on voudra dire.

Cela est bien sensible quand on étudie quelque mécanique que l’on ne connaît pas bien. On se demande, au sujet de chaque chose : à quoi cela sert-il ? Et, pour le découvrir, on fait jouer cette pièce lentement et autant que possible seule, afin de rechercher de quoi elle est cause, ou, pour mieux parler, à quoi elle est liée dans le système. Ainsi on passe aisément de l’idée directrice de fin à l’idée constitutive de cause ou de condition. Et il faut bien penser que l’idée de la fin poursuivie, toujours féconde si l’on ne s’arrête pas simplement à l’énoncer, vient tout autant des outils et mécaniques que de la théologie raisonneuse.

Il y a un peu plus d’obscurité lorsque les causes finales réussissent encore comme directrices dans la reconstruction des phénomènes naturels, par exemple lorsqu’on se dit que la lumière réfractée doit suivre le chemin minimum, et en général que la nature doit aller à son but par les moyens les plus simples. Mais ces fictions ne sont fictions que hors du travail et pour ceux qui en parlent en l’air. Dans le travail de recherche même, que l’on pense ou non aux fins de la nature, il y a toujours lieu d’essayer l’hypothèse la plus simple, toujours la meilleure si elle suffit. Et c’est nous qui suivons ici, dans nos suppositions, notre bon sens d’ouvriers, préférant sans nul doute, le système copernicien à quelque complication imitée de Ptolémée, ou une seule Vénus à deux étoiles.

Dans le fond le métier de penser est une lutte contre les séductions et apparences. Toute la philosophie se définit par là finalement. Il s’agit de se délivrer d’un univers merveilleux, qui accable comme un rêve, et enfin de vaincre cette fantasmagorie. Sûrement de chasser les faux dieux toujours, ce qui revient à réduire cette énorme nature au plus simple, par dénombrement exact. Art du sévère Descartes, mal compris, parce qu’on ne voit pas assez que les passions les plus folles, de prophètes et de visionnaires, qui multiplient les êtres à loisir, sont déjà vaincues par le froid dénombrement des forces. Évasion, sérieux travail.