Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 8

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I, viii. — Les sens et l’entendement

CHAPITRE VIII

LES SENS ET L’ENTENDEMENT

Il faut pourtant que j’anticipe un peu. Les recherches sur la perception, assez faciles et fort étendues, ne sont qu’un jeu si l’on ne se porte tout de suite aux difficultés véritables. Et j’y veux insister. Chacun sait que Kant, dans sa Critique, veut considérer l’espace comme une forme de la sensibilité, et non comme une construction de l’entendement. Il est clair que je suis plutôt conduit, par les analyses qui précèdent, à écarter tout à fait cette image transparente et encadrante d’un espace sensible, pour y substituer des rapports de science au sens propre du mot. Dans un traité élémentaire, cette différence n’importe pas beaucoup. Lorsque Kant traite de l’espace comme il fait, il n’oublie jamais que l’espace est une forme, et, pour l’apprenti, c’est cela qui importe. Maintenant, quand il ajoute que l’espace est une forme de la sensibilité, il met l’accent sur ceci, que les propriétés de l’espace ne peuvent être toutes ramenées à ces rapports intelligibles que la science compose, et qui sont la forme de la connaissance claire. Là-dessus, lisez Hamelin, qui traite raisonnablement de la chose.

Ce qui rend la question obscure, c’est que les mathématiciens se plaisent à dire que l’espace à trois dimensions, trois coordonnées fixant toujours un point, est un fait de notre expérience, étranger à la nécessité véritable. Cette question réservée, je ne vois point que l’espace comme je l’ai décrit diffère de ce que l’on appelle proprement la forme dans les opérations de l’esprit. Il se peut aussi que les mathématiciens soient trompés par l’algèbre, ou bien que les trois dimensions soient moins pures de tout alliage avec les données de l’expérience que l’idée même de la distance et de la direction. Mais n’entrons pas ici dans ces détails. Il s’agit d’éveiller le lecteur, non de l’accabler, et de lui révéler sa puissance plutôt que sa faiblesse.

M’attachant surtout à décrire la connaissance humaine telle qu’elle est, j’insiste sur la parenté bien frappante qui nous apparaît déjà entre les anticipations de forme géométrique qui nous font voir les choses loin ou près, et les formes de la science proprement dite. Ce ne sont que des remarques ; je n’oublie pas la fin, et je me résigne à n’arriver pas à une doctrine achevée en système ; la police des opinions et des mœurs peut s’exercer utilement avant que les discussions soient closes entre les hommes.

Qu’il n’y ait point de science de la sensation, c’est ce que tous les philosophes d’importance, et notamment Platon et Descartes, ont fortement montré. Nous sommes préparés, il me semble, à comprendre exactement le sens de cette formule connue. Il est clair que l’on n’évalue les intensités qu’en les rapportant à des longueurs. Par exemple, deux sons d’intensité égale sont deux sons qui produiront à la même distance le même déplacement sur une membrane. Deux températures seront comparées par la dilatation d’une même masse de mercure convenablement disposée. Les calories sont comptées d’après un poids de glace changée en eau, et le poids lui-même est mesuré par un équilibre stable d’un levier tournant. Ainsi nous voyons que la science substitue aux données sensibles les éléments géométriques que nous avons décrits ; et tout ce qu’on peut savoir d’une intensité se réduit en somme à des mesures de longueurs. Mais ce n’est là qu’un fait de science, que l’analyse directe doit éclaircir.

La perception est exactement une anticipation de nos mouvements et de leurs effets. Et sans doute la fin est toujours d’obtenir ou d’écarter quelque sensation, comme si je veux cueillir un fruit ou éviter le choc d’une pierre. Bien percevoir, c’est connaître d’avance quel mouvement j’aurai à faire pour arriver à ces fins. Celui qui perçoit bien sait d’avance ce qu’il a à faire. Le chasseur perçoit bien s’il sait retrouver ses chiens qu’il entend, il perçoit bien s’il sait atteindre la perdrix qui s’envole. L’enfant perçoit mal lorsqu’il veut saisir la lune avec ses mains, et ainsi du reste. Donc ce qu’il y a de vrai, ou de douteux, ou de faux dans la perception, c’est cette évaluation, si sensible surtout à la vue dans la perspective et le relief, mais sensible aussi pour l’ouïe et l’odorat, et même sans doute pour un toucher exercé, quand les mains d’un aveugle palpent. Quant à la sensation elle-même, elle n’est ni douteuse, ni fausse, ni par conséquent vraie ; elle est actuelle toujours dès qu’on l’a. Ainsi ce qui est faux dans la perception d’un fantôme, ce n’est point ce que nos yeux nous font éprouver, lueur fugitive ou tache colorée, mais bien notre anticipation. Voir un fantôme c’est supposer, d’après les impressions visuelles, qu’en allongeant la main on toucherait quelque être animé ; ou bien encore c’est supposer que ce que je vois maintenant devant la fenêtre, je le verrai encore devant l’armoire si je fais un certain mouvement. Mais pour ce que j’éprouve actuellement, sans aucun doute je l’éprouve ; il n’y a point de science de cela puisqu’il n’y a point d’erreur de cela. Toute étude de ce que je ressens consiste toujours à savoir ce que cela signifie, et comment cela varie avec mes mouvements. On voit par là qu’un objet c’est quelque chose qui a essentiellement position et forme, ou, pour mieux dire, que ce qu’il y a de vrai dans un objet, c’est un ensemble de relations spatiales qui définissent sa forme, sa position et toutes ses propriétés. Réfléchissez maintenant à ceci qu’un astronome ne fait pas autre chose que de déterminer ses objets par de telles relations, jusqu’à prononcer, après bien des perceptions mesurées, que c’est la terre qui tourne autour du soleil et autres choses semblables, et à prédire ce qui arrivera de ces mouvements, par exemple les éclipses, visibles de tel lieu. Il suffit maintenant de ces remarques.