Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 12

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CHAPITRE XII

DE L’ASSOCIATION D’IDÉES

La suite de nos pensées est réglée communément sur les objets qui se présentent à nous. Mais comme on l’a vu, ces objets ne sont perçus qu’après nombre d’essais, d’esquisses et de suppositions ; cet homme là-bas, j’ai cru d’abord que c’était le facteur ; cette voiture, que c’était celle du boucher ; cette feuille au vent, que c’était un oiseau. Ainsi chacune de nos perceptions termine une recherche rapide, un échafaudage de perceptions fausses et mal déterminées, auxquelles le langage, qui ne s’arrête jamais, donne une espèce de précision. Donc, à propos de chaque objet, je pense naturellement à beaucoup d’autres qui lui ressemblent, en ce sens que leur forme explique passablement mes impressions. C’est là qu’il faut chercher la source de la plupart de ces évocations que les auteurs considèrent comme des associations par ressemblance. L’erreur est ici de croire que nos idées s’enchaînent dans notre esprit comme si, retirés dans une chambre bien fermée, nous comptions nos trésors. En réalité, penser c’est percevoir, toujours ; et même rêver, c’est encore percevoir, mais mal. Il importe de tenir ferme cette idée directrice si l’on veut redresser les méditations faciles, et souvent purement dialectiques, des auteurs sur ce sujet-ci.

Il arrive aussi que, par la fatigue des sens, nous percevons des images complémentaires des choses, comme le violet après le jaune. Les exemples de ce genre sont assez rares ; mais il est naturel de penser que toujours, et pour tous nos sens, une impression un peu vive nous rend en quelque façon insensibles à certaines actions, et par conséquent nous dispose à en remarquer d’autres ; ainsi s’expliquent sans doute beaucoup de prétendues associations par contraste. Un voyageur me contait que lorsqu’il fermait ses yeux, fatigués par le sable algérien, il pensait à un paysage lunaire de Norvège.

Il faut enfin considérer le langage comme réglant par son cours automatique tout ce qui, dans notre pensée, est autre chose que perception ; et d’ailleurs cela est perception encore, car nous percevons notre langage. Or, souvent nous disons un mot pour un autre, et ces maladresses tiennent à deux causes principales ; ou bien nous glissons à quelque mot semblable à celui qui serait attendu, mais plus facile à prononcer, et c’est encore une espèce d’association par ressemblance ; ou bien les organes de la parole, fatigués d’une certaine flexion ou tension, tombent d’eux-mêmes dans quelque disposition qui les repose. De là plus d’une rupture étrange dans nos méditations.

Mais disons aussi que souvent la chaîne de nos pensées nous échappe, et que nous nous trouvons fort loin de notre première pensée sans pouvoir nous rappeler par quel chemin nous l’avons quittée. C’est l’oubli, presque toujours, qui fait que la suite de nos idées nous semble si capricieuse.

Quant aux associations par contiguïté, comme on dit, soit dans l’espace, soit dans le temps, ce sont des faits de mémoire rapide, qui ne s’expliquent eux aussi que par une étude du souvenir complet. Je ne puis penser à telle cathédrale sans penser à la marchande de fleurs qui est à côté ; fort bien, mais c’est de la même manière que je pense aussi aux vieilles maisons, à la ville, à la route qui y conduit. Et toutes ces revues topographiques enferment plus de pensée qu’on ne croit. Mais l’ordre de succession, surtout, est évidemment retrouvé par science, comme nous dirons. Assurément il y a de l’automate dans la mémoire, mais non pas tant qu’on veut le dire, et toujours dans l’action, entendez dans le langage. Ces remarques ont pour but de mettre le lecteur en garde contre ces constructions idéologiques où les idées et images sont prises comme des termes invariables apparaissant l’un après l’autre sur l’écran. Que cette mécanique de la pensée soit bien puérile, c’est ce que l’étude de la mémoire achèvera de montrer.

Ajoutons que ces fameuses lois de l’association des idées n’expliquent rien. Qu’une orange me fasse penser à la terre, cela n’est nullement expliqué par la ressemblance ; car une orange ressemble encore plus à une pomme, à une balle, ou à une autre orange. Et dans cet exemple il est assez clair que la prétendue association n’est que le souvenir rapide d’une leçon d’astronomie, où l’on comparaît les aspérités de l’écorce à la hauteur des montagnes sur notre globe, et c’est donc une analogie, c’est-à-dire une pensée véritable, qui porte ici l’imagination.